Dietrich & Cie (p. 7-12).


LES PRÉRAPHAÉLITES • NOTES SUR L’ART DÉCORATIF ET LA PEINTURE EN ANGLETERRE.

Bibliographie. — Holman Hunt : A fight for Art, Contemporary Review, 86. — Life of Dante-Gabriel Rossetti, by Joseph Knight, London, Walter Scott. — The Collected Works of Dante-Gabriel Rossetti, edited with preface and notes by William-M. Rossetti, 2 vol. — William Morris : Lectures on Art, London, Reeves and Turner. — John Ruskin : Lectures on Art, London, George Allen. — Ruskin : The two paths, London, George Allen.

I



En France, en Belgique, en Hollande, dans certaines parties de l’Allemagne et notamment en Bavière, un intérêt s’est manifesté pendant ces dernières années pour les différentes branches des arts décoratifs, qui, depuis le commencement de ce siècle, restaient délaissés avec une égale indifférence par le public et par les artistes. Il semble depuis quelque temps que l’on reprenne goût à ces arts ; public et artistes paraissent comprendre à nouveau l’utilité, le charme, le bien-être, la joie que peut apporter dans la vie la culture des arts qui concourent à l’ornementation intérieure et extérieure des édifices. Dans les expositions récemment ouvertes dans les pays que j’ai cités, une place de plus en plus large est faite aux produits de ces arts ; tout un travail s’y révèle d’idées nouvelles et d’efforts ; des tentatives sont faites par les jeunes artistes pour créer à leur tour dans le domaine de ces arts industriels qu’ils voient si brillamment fleurir en Angleterre ; l’importation qui depuis quelque temps s’est faite, en leur pays, d’œuvres d’artistes anglais, semble leur avoir ouvert les yeux à des mondes qu’ils ne soupçonnaient pas, à d’autres mondes qu’ils avaient oubliés, et leur avoir inspiré le salutaire désir de pratiquer à nouveau ces arts qui fleurirent et contribuèrent à la richesse et au bien-être de leur pays à toutes les grandes époques artistiques. Il y a dans ces expositions récentes des promesses, des espérances, des tentatives vers une renaissance de l’art décoratif qu’on ne saurait trop encourager et tout ce mouvement étant né chez nous de l’enthousiasme provoqué par les œuvres de peintres préraphaélites anglais, et spécialement par les chefs-d’œuvre produits par cette école dans les différentes branches des arts industriels, j’ai pensé qu’il serait utile d’indiquer les causes de la supériorité de l’Angleterre à ce point de vue, les raisons qui ont empêché ailleurs un semblable essor des mêmes arts, et ce que l’on pourrait faire chez nous pour aider à la renaissance désirée de ces arts décoratifs.

Pour celui à qui il a été permis d’étudier avec soin et de comparer le mouvement artistique de ces dernières années en Angleterre et dans les autres pays que je mentionnais plus haut, la supériorité de l’Angleterre ne peut en effet être mise en doute. En aucun autre pays nous ne voyons un renouveau aussi artistique, des innovations aussi heureuses, répondant aussi bien aux besoins de la vie moderne, d’aussi parfaits chefs-d’œuvre dans les différentes branches des arts industriels. Ces innovations, ces chefs-d’œuvre dont je parle, je les indiquerai plus loin, mais il est un exemple facile qui suffit pour le moment à démontrer cette supériorité de l’Angleterre et qui consiste dans la comparaison d’une maison habitée par des gens de la bourgeoisie aisée d’Angleterre, avec des maisons habitées par des gens de même condition sur le continent. Je prends bien entendu comme exemple des maisons bâties et décorées plus ou moins récemment de part et d’autre et, ceci étant donné, la différence de goût et de culture artistique sera, je crois, claire et visible pour tous.

La maison anglaise est divisée en chambres bien proportionnées, chaque chambre bien appropriée à sa destination, chaque objet, chaque meuble de la chambre concourant à former un ensemble, de façon que la chambre offre, sinon un style défini, du moins une unité décorative. Ce qu’on appelle en Angleterre des « artistic wall papers », des papiers peints dont les modèles ont été dessinés par des artistes tels que William Morris et Walter Crane, décorent les murailles ; des rideaux de mousseline, de gaze ou de cretonne légère aux teintes fines et délicates, au dessin plaisant à recomposer et à suivre, encadrent les fenêtres sans les voiler et sans empêcher le jour de pénétrer dans la chambre ; les tapis, les tentures et les meubles viennent de magasins qui s’intitulent eux-mêmes « magasins artistiques » et qui méritent leur nom en ce sens que les modèles des objets qu’ils vendent sont dessinés par des artistes en renom et ne constituent pas la reproduction mécanique de styles d’époques écoulées ; en sorte qu’il y a non seulement « comfort » mais plaisir intellectuel à habiter ou à visiter une pareille maison.

La maison française ou belge au contraire, en admettant que les chambres en soient bien proportionnées, ce qui est rare, ne présente ni pareil « comfort » ni pareil souci de la décoration : les chambres ne paraissent guère avoir reçu une destination spéciale ; elles sont généralement encombrées de meubles, le nombre et la symétrie de ces meubles semblant réglés plutôt par l’usage et la convention que par la destination et l’arrangement décoratif de la chambre : les tapis, les cretonnes, les papiers peints artistiques sont aussi inconnus chez nous de fait que de nom ; en outre, les meubles qui ornent la chambre forment le plus souvent un horrible mélange de tous les styles et de toutes les époques, et si par hasard ils sont d’un même style, ils ne sont alors que la reproduction servile et sans intérêt d’époques d’art écoulées, dont on a cherché en vain à faire revivre l’esprit ; — de sorte que pour celui qui a le moindre souci des choses d’art, il y a peut-être un « comfort » relatif, — assurément moindre que celui qu’on trouve en Angleterre, — mais il ne peut y avoir assurément ni plaisir intellectuel ni jouissance artistique à habiter une pareille maison.

Si nous recherchons la cause première de cette supériorité évidente de l’art décoratif anglais, nous la trouvons dans ce fait que les arts improprement appelés arts mineurs et les arts majeurs ont été exercés en Angleterre par les mêmes hommes : ce sont les premiers artistes de l’Angleterre, les Rossetti, les Burne-Jones et les William Morris qui, en reconnaissant ces arts mineurs aussi dignes de tenter leurs efforts et leur travail que les beaux-arts proprement dits, et en y appliquant la marque de leur talent et de leur génie, ont opéré cette transformation complète, cet épanouissement magnifique des arts décoratifs en Angleterre.

Hors d’Angleterre, au contraire, ces mêmes arts mineurs sont exercés par des artisans et par une classe de gens intermédiaires entre les artisans et les véritables artistes, la classe des peintres décorateurs. Les premiers artistes du pays se désintéressent des arts décoratifs ou les dédaignent ; les artisans et les peintres décorateurs sont ignorants, manquent d’initiative, et s’ils en ont par extraordinaire, ils ont par contre, à cause de leur condition inférieure, peu de chance de voir leurs efforts secondés ; s’ils ont du goût ils choisiront parmi les modèles des styles qu’ils ont pu étudier, parmi les styles d’époques écoulées, celui qui est le mieux en rapport avec leur tempérament, et toute leur vie ils s’efforceront de se rapprocher autant qu’ils le peuvent de l’esprit de cette époque artistique préférée ; ils passeront ainsi leur vie en vains efforts et en produisant un travail sans intérêt, parce que, comme je l’ai déjà dit, il est absolument impossible de faire revivre l’esprit d’une période artistique et parce que ce ne serait jamais d’ailleurs qu’un travail inutile, cet esprit ne pouvant pas se trouver en concordance avec nos besoins, nos aspirations et nos souhaits modernes. La conséquence de tout ceci est que dans des pays où une tradition artistique existe, comme en Belgique et en France par exemple, et où il semble donc que les arts décoratifs pourraient se développer plus aisément qu’en Angleterre où cette tradition artistique n’existe guère, c’est tout le contraire qui se produit : les arts décoratifs, privés du concours d’artistes créateurs, sont devenus pour le moment des arts d’imitation, mécaniques et inintéressants.

Si nous remontons aux origines de ce développement des arts décoratifs en Angleterre, nous trouvons ce mouvement artistique intimement lié à celui des peintres préraphaélites anglais, y puisant sa source, ayant les mêmes inspirations et le même idéal. Pour se rendre un compte exact des progrès de ces arts mineurs en Angleterre, il semble donc indispensable d’étudier tout d’abord le mouvement artistique de ces peintres préraphaélites et, en étudiant ce mouvement, on pourra juger de la dette de profonde reconnaissance que l’Angleterre a contractée envers ces quelques hommes qui, n’écoutant que leur conscience artistique et suivant opiniâtrement l’idéal qu’ils s’étaient fixé, arrivèrent enfin, à force de talent, de courage et de travail, à faire triompher cet idéal, à l’imposer aux amateurs d’art de leur pays et à élever et épurer insensiblement le goût de la nation tout entière. Une pareille transformation ne se fit naturellement pas du jour au lendemain ; elle ne se fit, au contraire, que graduellement, insensiblement ; il va de soi aussi que les artistes qui successivement s’enrôlèrent sous les bannières des premiers préraphaélites, ne prirent pas au mouvement une importance égale ; mais ce qu’il y a de caractéristique et ce qu’il faut remarquer tout d’abord dans le mouvement artistique causé par la Confrérie préraphaélite, c’est l’étonnante communauté, l’admirable unité d’idéal qui liaient tous les artistes qui en firent part. Et ce fut cette persévérance, cet amour commun du même but élevé qui les fit triompher, qui leur donna le succès, et qui fit enfin qu’ils ne constituèrent pas seulement un mouvement artistique, mais une école. Pour mieux expliquer cette différence que j’établis entre un mouvement artistique et une école, je citerai l’exemple des peintres romantiques français qui, bien que possédant des individualités aussi puissantes et aussi bien douées que les préraphaélites anglais, n’ont réussi eux qu’à créer un mouvement et non une école, précisément parce qu’ils n’avaient pas, comme les peintres anglais, cette communauté et cette unité d’idéal qu’on est sûr de retrouver toujours dans toutes les écoles de peinture qui se sont formées.

Ces préliminaires terminés, voyons donc maintenant comment s’est formée l’école préraphaélite, quels sont les hommes qui l’ont fondée, quel était leur but, leurs aspirations, leur idéal, comment ils ont réussi à faire triompher leurs croyances et à fonder en Angleterre une nouvelle école d’art.