Les Préliminaires de la guerre

Les Préliminaires de la guerre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 50 (p. 518-554).
LES
PRÉLIMINAIRES DE LA GUERRE

Le samedi soir, 2 juillet, la Gazette de France annonçait au public la nouvelle suivante : « Le gouvernement espagnol a envoyé une députation en Allemagne pour offrir la couronne au prince de HohenzoUern. » Le 3, après-midi, l’agence Havas transmettait à son tour l’information : « Une députation, envoyée en Prusse par le général Prim, a offert la couronne au prince de Hohenzollern qui l’a acceptée. Cette candidature serait proclamée en dehors des Cortès. » Le gouvernement ne savait encore rien officiellement. Le premier avis qui lui parvint fut une dépêche télégraphique de Mercier, ambassadeur à Madrid, du 3 au matin. Elle disait : « L’affaire Hohenzollern paraît fort avancée, sinon décidée. Le général Prim lui-même me l’a dit. J’envoie Bartholdi à Paris pour les détails et pour prendre vos ordres. » Au reçu de ce télégramme, Gramont court à Saint-Cloud. Franceschini Pietri, alors présent, m’a raconté la profonde surprise de l’Empereur à ce coup inattendu : il n’avait reçu jusque-là ni du prince Léopold, ni du prince Charles, ni du prince Antoine, aucune communication de ce projet (1). Il avait interrogé lorsque d’autres en avaient *

fl) L’affirmation contraire de Keudell, démentie déjà implicitement par le Journal du prince Charles de Roumanie sur une prétendue communication, l’est formellement par Hans Dclbnick. « S. A. R. le Prince Léopold, dit Delbrûck, m’a fait précisément savoir que l’assertion d’après laquelle le défunt prince Charles-Antoine aurait fait part à l’Empereur de l’offre du trône d’Espagne, est complètement erronée. » Hans Delbrûck (Preussische Jahrbucher, octobre 1895). parlé, mais en s’arrêtant au premier démenti, dans la persuasion que si jamais ces princes, auxquels il témoignait tant d’affection, concevaient une pareille idée, il en serait instruit par eux-mêmes. Ainsi que me l’a écrit l’Impératrice : « La candidature du prince a éclaté comme une bombe, sans préparation. » L’Empereur fut plus affligé encore que mécontent de cet acte de déloyauté auquel il ne s’attendait pas. Il autorisa Gramont à envoyer à Madrid et à Berlin deux dépêches d’exploration.

Au sortir de Saint-Cloud, Gramont passa chez Olozaga ; il ne le rencontra pas. Il vint à la Chancellerie, où il ne me trouva pas non plus. Le 3 juillet était un dimanche, et j’étais allé dans une petite commune de Seine-et-Oise, Egli, chez mon chef de cabinet et ami Adelon, assister au baptême d’une cloche dont ma femme était la marraine. A mon retour, au soir de la seule journée de repos que j’eusse goûtée depuis plusieurs mois, je trouvai la lettre suivante de Gramont : « 3 juillet, 10 heures du soir. Mon cher Ollivier, je vous écris sur votre bureau pour vous dire que je suis venu vous informer que Prim a offert la couronne au prince de Hohenzollern qui l’a acceptée. C’est très grave ! Un prince prussien à Madrid ! J’ai vu l’Empereur, il en est très mécontent. Tout en restant officiellement et ouvertement dans notre rôle d’abstention, il faut faire échouer cette intrigue. J’aime à croire et je suis tenté de croire qu’Olozaga y est étranger, mais, à Madrid, on s’est joué de Mercier. Dès demain nous commencerons dans la presse une campagne prudente mais efficace. A demain pour plus de détails. J’ai été chez Olozaga, mais n’ai pu le rencontrer. Tout à vous. »

En lisant cette lettre, je fus plus ému que Gramont ne l’avait été en l’écrivant. J’éprouvai un violent mouvement de colère et de désespoir. Depuis quatre ans à la tribune, depuis sept mois au ministère, je m’efforçais péniblement d’écarter tout sujet de froissement, d’apaiser les incidens désagréables entre la Prusse et nous par la patience et les bons procédés, à écarter définitivement cette guerre anticivilisatrice que tant de gens proclamaient inévitable. Voilà que tout à coup Prim et Bismarck venaient détruire ce que j’étais si péniblement en train de gagner et, me prenant sur le rivage où j’espérais enfin respirer, me précipitaient au milieu des flots. Peines perdues ! Les plus lamentables pressentimens m’assaillaient : « C’est Bismarck, me disais-je, qui a machiné cette candidature ; dès lors, quoi que nous fassions, il ne la retirera pas, et, d’autre part, quelle que soit notre volonté pacifique, il nous est interdit de la tolérer. Et après ? » Sans oser prononcer le mot, je sentais en mon cœur la lugubre approche d’une guerre, de cette guerre dont j’avais l’horreur. Peines perdues ! peines perdues ! Cette crise d’émotion ne dura qu’un instant : la colère est en moi comme l’étincelle qui jaillit du choc d’un caillou et s’éteint aussitôt. Sachant que les manières languissantes ne persuadent pas, j’ai toujours mis de la passion dans mes discours et dans mes actes ; mais, ainsi que l’a remarqué Darimon, qui m’a beaucoup pratiqué et dénigré, je conserve ma lucidité d’esprit au milieu des circonstances les plus difficiles[1]. Dans le cours de cette crise, je vais traverser bien des angoisses, éprouver bien des tortures morales, être obligé souvent de prendre des décisions rapides ; à aucun moment, je ne perdrai la possession de moi-même ; j’agirai comme si j’avais à résoudre un problème de géométrie ou d’algèbre, inaccessible aux influences, soit de la presse, soit de l’Empereur ou de l’Impératrice, soit de mes amis ou de mes ennemis, n’ayant aucun souci de ce qu’on dira ou de ce qu’on ne dira pas, suivant ma propre initiative, ne me déterminant que par des considérations tirées du devoir envers ma patrie et l’humanité.

Il est heureux que Gramont ne m’ait pas rencontré au ministère, et qu’il ait été obligé de m’écrire, car sa lettre témoigne de la modération et de l’élévation de ses sentimens. Ce n’est pas le cri d’un homme irascible, aux aguets du prétexte attendu, pour provoquer une nation détestée ; c’est la pensée d’un honnête ministre, maître de lui, qui ne songe qu’à écarter de son pays et de l’Europe les calamités d’une guerre. Il ne s’écrie pas comme Cavour en 1859, comme Bismarck en 1866 : « Enfin nous tenons notre casus belli ! » Il dit simplement : L’affaire est grave, il faut faire échouer cette intrigue. Et la campagne qu’il conseille, ce n’est pas une campagne sur le Rhin, c’est une campagne dans le Constitutionnel. Faire de lui un personnage prompt, irascible, est certainement le contresens biographique le plus risible. Gramont était un esprit calme, trop rompu aux affaires pour s’en laisser troubler. Comme nous tous, il a été inquiet, préoccupé ; à aucun moment, nous ne l’avons vu irrité et s’abandonnant à des impressions violentes et à des promptitudes irréfléchies, résultant de rancunes contenues depuis 1866.

En rentrant à son ministère, il expédie les deux dépêchés convenues avec l’Empereur, à Mercier et à Lesourd. Il disait à Mercier : « Cette intrigue ourdie par Prim et la Prusse contre la France doit être combattue avec efficacité et, pour y parvenir, il faut autant de tact, de prudence, de réserve, que d’adresse et d’énergie. Agissez sur la presse et par vos amis sans vous compromettre. Le prince de Hohenzollern est petit-fils d’une Murat. Exploitez la date du 2 mai. Ne montrez pas de dépit, mais marquez de la défiance en protestant de votre respect pour la volonté du peuple espagnol. » A Lesourd, il télégraphiait : « Nous apprenons qu’une députation envoyée par le maréchal Prim a offert la couronne d’Espagne au prince de Hohenzollern, qui l’a acceptée. Nous ne considérons pas cette candidature comme sérieuse, et croyons que la nation espagnole la repoussera. Mais nous ne pouvons voir sans quelque surprise un prince prussien chercher à s’asseoir sur le trône d’Espagne. Nous aimerions à croire que le Cabinet de Berlin est étranger à cette intrigue ; dans le cas contraire, sa conduite nous suggérerait des réflexions d’un ordre trop délicat pour que je vous les indique dans un télégramme. Je n’hésite pas toutefois à vous dire que l’impression est mauvaise, et je vous invite à vous expliquer dans ce sens. J’attends les détails que vous serez en mesure de me donner sur ce regrettable incident (3 juillet). »

Le lendemain matin 4, Gramont vit l’ambassadeur d’Espagne et lui communiqua la nouvelle que Mercier avait annoncée dans la nuit. L’attitude stupéfaite d’Olozaga, plus encore que ses protestations, démontra qu’il l’ignorait. Il se plaignit amèrement qu’une négociation aussi grave eût pu être conduite sans qu’il en fût même informé, et il avoua au ministre des Affaires étrangères qu’il était dans l’impossibilité de fournir aucune explication sur un fait qu’il ne connaissait que par ce qu’il venait de lui révéler. Gramont renouvela à Olozaga les protestations faites par Mercier à Prim et le chargea de les répéter sans retard à son gouvernement. Le même jour, il se rendit auprès de Werther, qui partait pour Ems. Il le pria d’informer le Roi que la France ne tolérerait pas l’établissement du prince de Hohenzollern ni d’aucun autre prince prussien sur le trône d’Espagne. Il le conjura de faire tous ses efforts pour obtenir que Sa Majesté engageât son parent à refuser la couronne d’Espagne. Je fis à mon tour une démarche auprès de l’ambassadeur prussien, et lui demandai avec supplications de nous aider à éteindre ce dangereux brûlot. Nous le trouvâmes (et cela l’a perdu auprès de Bismarck) dans les dispositions d’esprit les plus conciliantes. Sans se prononcer sur le fond même du différend, il manifesta un véritable bon vouloir, à ce point que Gramont se crut autorisé à lui demander de l’instruire par télégramme du résultat de son ambassade.


II

Aucun ministre des Affaires étrangères, mis à l’improviste dans une situation aussi épineuse, n’aurait agi avec plus de résolution et en même temps plus de sang-froid et de prudence. Malheureusement, à Madrid comme à Berlin, notre sagesse se heurtait à un plan aussi fortement combiné que résolument exécuté.

Les remontrances avaient été faites et réitérées amplement. A quoi avaient-elles servi ? Si Prim eût laissé l’affaire à l’état confidentiel, nous aurions pu causer, discuter, insister. Mais dans l’impossibilité où il se sentait de répondre à nos objections contre cette candidature anti-française, il s’était hâté de la faire sortir du domaine des entretiens confidentiels et de la convertir au plus vite en un fait accompli, indiscutable et indestructible. Le 4 juillet, il réunit d’urgence les ministres à la Granja sous la présidence du Régent. Tous, y compris celui-ci[2], ignoraient la ténébreuse négociation. Prim la leur raconte à sa façon, en dissimule ou en atténue les dangers, obtient une approbation unanime et le rappel des Cortès pour le 20 juillet. Il estimait à 200 voix la majorité certaine. Quoique averti de notre résistance, il envoie, le 5, au prince Léopold, par le contre-amiral Polo di Bernabé, la décision du Conseil des ministres. Le 6, il la communique par voie télégraphique à tous les représentans diplomatiques, en insistant sur les avantages que trouverait l’Espagne dans son union avec une puissance militaire de premier ordre. Ces démarches signifiaient que nos observations ne seraient pas accueillies, qu’on ne consentirait pas à discuter avec nous et que nous étions en présence d’un parti pris irrévocable.

A Berlin, la démarche de Gramont n’eut pas meilleure fortune. Le 4 juillet, Lesourd se rendit chez Thile. Au premier mot sur la candidature Hohenzollern, Thile l’interrompit avec une vivacité singulière : « S’il était chargé de provoquer officiellement de sa part des explications sur le fait qu’il lui signalait, dans ce cas, il devait, avant de lui répondre, prendre les ordres du Roi. » Lesourd répondit qu’il ne prétendait pas donner actuellement à sa démarche cette portée solennelle, mais que, connaissant l’émotion qu’avait causée à Paris la nouvelle dont il l’entretenait, il avait seulement en vue d’édifier le duc de Gramont sur la part que le gouvernement entendait assumer dans la négociation qui venait d’aboutir. Alors Thile, un des membres du Conseil de ce 15 mars, dans lequel avait été résolue la candidature, avec un ton d’indifférence qui ressemblait à de l’ironie, affecta la plus complète ignorance : il avait, il est vrai, lu parfois le nom du prince Hohenzollern parmi les candidats au trône d’Espagne, mais il avait attribué si peu d’importance à ces rumeurs qu’il en était encore à se demander auquel des deux princes elles se rattachaient, au prince héritier, époux d’une princesse portugaise ou au prince Frédéric, major de cavalerie dans l’armée prussienne ; le gouvernement prussien ignorait complètement cette affaire ; elle n’existait pas pour lui ; en conséquence, il n’était pas en mesure de donner au gouvernement français des explications ; les hommes d’Etat et le peuple d’Espagne avaient le droit d’offrir la couronne à quiconque leur convenait et à la personne seule, à qui l’offre avait été faite, il appartenait d’accepter ou de refuser[3].

Lesourd s’imagina que Thile était gêné parce qu’il n’avait pas encore les instructions du Roi et de Bismarck, et qu’il eût parlé autrement s’il les avait eues. En réalité, Thile ne parlait qu’en vertu d’instructions formelles du Roi et de Bismarck. Sa réponse, selon Schultze, résultait du plan bien mûri de Bismarck de faire en sorte que l’indignation française ne pût trouver personne en Prusse pour répondre à ses réclamations avant que l’affaire fût arrivée à sa conclusion à Madrid[4]. Bismarck a indiqué de son côté la raison pour laquelle, par l’organe de Thile, il nous renvoyait à l’Espagne : « Il était difficile, dit-il, pour la France de trouver un prétexte de droit public pour intervenir dans l’élection d’un roi d’Espagne. Je comptais que le point d’honneur espagnol s’élèverait contre cette intervention[5]. »

Thile ne fit pas mystère de sa réponse. Il la répéta aussitôt à Loftus[6], l’ambassadeur anglais, puis successivement aux ministres étrangers qui vinrent l’entretenir de l’événement. Comme un soldat qui exécute une consigne, il redit imperturbablement à tous que « le gouvernement prussien répudiait toute responsabilité à l’égard de la candidature du prince Léopold, et qu’elle ne pouvait être l’objet de communications officielles entre les gouvernemens[7]. » Cette réponse fut immédiatement communiquée et accentuée à Londres par l’ambassadeur prussien Bernstorff. Il vint voir Granville et lui dit « que le gouvernement de l’Allemagne du Nord ne désire pas se mêler de cette affaire ; qu’il laisse à la France le soin de prendre les mesures qui lui conviennent, et que le représentant de Prusse à Paris a reçu l’ordre de s’abstenir de s’en occuper. Le gouvernement de l’Allemagne du Nord n’a pas le désir de susciter une guerre de succession ; mais, s’il plaît à la France de lui faire la guerre à cause du choix d’un roi fait par l’Espagne, un tel procédé de sa part sera la preuve de ses dispositions à faire la guerre sans motif légal ; d’ailleurs, il était prématuré de discuter la question tant que les Cortès n’avaient pas pris la décision d’accepter le prince Léopold comme roi d’Espagne. »

En même temps, commençait en Prusse une campagne de presse savamment organisée. Bismarck donna pour instructions que le ton des feuilles officielles et semi-officielles restât très réservé, mais que tous les autres journaux, non connus pour être sous son influence, tinssent le langage le plus insolent et le plus offensant contre la France et son gouvernement. Ces articles inspirés par Bismarck, écrits par Lothar Bûcher, étaient envoyés de Varzin à Busch pour être insérés[8].

Toutes ces manœuvres, Ottokar Lorenz en convient[9], plaçaient Gramont dans un embarras extrême : quoi qu’il advînt, l’Empire était acculé, par l’attitude de Bismarck, au bord du précipice. La remarque est juste : dès notre premier pas dans la négociation, nous étions arrêtés court. A Madrid comme à Berlin, on nous notifiait que l’on n’aurait aucun égard à nos observations. A Madrid, on agissait comme si nous n’avions rien dit ; à Berlin, on nous fermait la porte au nez, et on se moquait de nous. Comment donc ne pas tomber dans le précipice que Bismarck avait creusé devant nous ?


III

Ce qui rendait nos délibérations plus difficiles, c’est que les murs de nos ministères étaient assaillis par une tempête d’indignation qui nous demandait des résolutions extrêmes. L’opinion publique, beaucoup moins maîtresse de ses sentimens que nous l’avions été des nôtres, manifestait une fois de plus le trait saillant de notre caractère relevé par les observateurs de tous les temps : « Les décisions des Gaulois sont subites et imprévues, et ils se décident rapidement à la guerre (mobiliter et celeriter), » a écrit Jules César. « La nature des Français, disait un Milanais au service de la France, Trivulzi, est de s’enflammer subitement. » « Nous sommes une nation volcanique, » écrit Dumouriez.

Le 4 juillet au matin, se produisit une de ces explosions subites, volcaniques, irrésistibles. Les ambassadeurs étrangers, témoins froids et attentifs, l’ont constatée. « Lorsque la nouvelle de l’acceptation par le prince Hohenzollern de la candidature au trône d’Espagne, a écrit Metternich, arriva à Paris, elle y produisit une émotion très soudaine et très vive. On y vit un plan combiné entre le maréchal Prim et la Prusse[10]. » Lyons est plus expressif : « Sans considérer jusqu’à quel point les in té-rôts réels de la France sont en question, le pays a pris la proposition de placer le prince de Hohenzollern sur le trône d’Espagne pour une insulte et un défi de la part de la Prusse. On ne pouvait méconnaître que les sentimens de la nation française rendaient impossible au gouvernement, même s’il le voulait, d’acquiescer à l’installation du prince de Hohenzollern en Espagne[11]. » Taxile Delord dans son Histoire du second Empire, pamphlet plus qu’histoire, dit aussi : « Cette éventualité menaçait trop les intérêts de la France pour que son gouvernement négligeât de chercher, même au prix des plus grands efforts, à obtenir l’abandon de la candidature du prince Léopold Hohenzollern[12]. » En effet, pas un homme politique, pas un militaire qui n’exprimât hautement sa réprobation de l’entreprise prussienne. Le maréchal Vaillant écrit dans son carnet, le 5 juillet : « On apprend que Prim a offert le trône d’Espagne au prince prussien Hohenzollern. Il me semble que c’est la guerre, ou à bien peu près. » Doudan, quittant son ton habituellement goguenard, s’écrie : « Je crois qu’honorablement nous ne pourrions pas supporter cette insolence d’un colonel prussien régnant sur les revers des Pyrénées[13]. » Jules Favre admettait, quoique le point pût être discutable, que la candidature du prince de Hohenzollern à la couronne d’Espagne pouvait être un casus belli[14]. Jules Simon ne concevait pas que cela fût discutable : « La France ne pouvait, sans compromettre sa sécurité et sa dignité, tolérer la candidature du prince Léopold[15]. » Thiers disait « que la France devait considérer cette candidature comme une offense à sa dignité et une entreprise contre ses intérêts[16]. » Gambetta, plus véhément encore, criait que tous les Français devaient se réunir pour une guerre nationale[17].

L’opinion des hommes d’Etat étrangers, à ce moment où les calculs n’arrêtaient pas l’expression sincère des sentimens, se prononça partout comme celle des hommes d’Etat français. « Il était impossible, dit Granville à l’ambassadeur d’Espagne, de ne pas prévoir qu’un pareil choix, fait en secret et annoncé soudainement, causerait une grande irritation en France[18]. » Il n’était pas moins explicite avec son agent à Berlin : « Le strict secret avec lequel les négociations ont été conduites, entre le ministre d’Espagne et le prince qui a été l’objet de son choix, semble inconciliable de la part de l’Espagne avec les sentimens d’amitié et la réciprocité des bons rapports de nation à nation, et a donné, ce que le gouvernement de Sa Majesté ne peut s’empêcher d’admettre, une juste cause d’offense, que, on pourra peut-être le prétendre, il sera impossible d’écarter tant que la candidature du prince sera maintenue[19]. » Beust, dans une conversation avec le ministre espagnol, avait vivement exprimé sa surprise et sa désapprobation. Il l’avait télégraphié à son ministre à Madrid : « L’idée pouvait être excellente, mais son effet serait déplorable et mettrait en péril la paix de l’Europe[20]. » Le brave Topete était exaspéré contre Prim : « Comment ! disait-il à Mercier, aller provoquer la France dans l’état où nous sommes, mais c’est de la folie ! Nous voulions faire une chose qui pouvait ne pas être agréable à l’Empereur, mais nous étions bien convaincus que tout pourrait s’arranger sans troubler les relations entre les deux pays. S’il le faut, je ferai mon mea culpa devant les Cortès. Je dirai que je me repens de la part que j’ai prise dans la Révolution et que je reviens au prince Alphonse[21]. » Marie de Hohenzollern, comtesse de Flandres, la sœur du candidat, écrivait à Antoine Radziwill : « Ce serait un deuxième Sadowa ; la France ne le permettrait pas[22]. » La fille répète, à l’explosion du guet-apens, ce que le père avait dit alors qu’il était encore en perspective : « La France ne le permettrait pas. » Et ainsi le sentiment français se trouve en quelque sorte justifié par ceux qui l’ont déchaîné. Le Tsar, qui ne voyait pas encore clair au fond des pensées de son allié, avouait au général Fleury, dans une première impétuosité de sincérité, « qu’il reconnaissait tout ce que l’offre du trône au prince de Hohenzollern a de blessant pour la France et que, quel que soit le peu de valeur du candidat, il n’en deviendrait pas moins un drapeau pour la Prusse à un moment donné[23]. » Le ministre des Affaires étrangères de La Haye, Roest van Limburg, lorsque l’ambassadeur d’Espagne lui annonça la nouvelle, s’écria : « Ce choix est bien inacceptable pour la France[24]. » Le ministre même d’Espagne à Berlin reconnaissait que notre mécontentement était juste[25].

Dans l’Allemagne du Sud, Bismarck était unanimement regardé comme l’inventeur de cette candidature imprévue ; on pensait le général Prim acheté à beaux deniers comptans par le ministre prussien, qui puisait pour toutes les transactions de colle nature dans les fonds provenant de la fortune séquestrée du roi de Hanovre. Même dans la Confédération du Nord, le ministre de Saxe jugeait notre grief juste. Il n’hésita pas à dire que le fait en lui-même, et le mystère dont on l’avait entouré, étaient de nature à provoquer, de notre part, une juste susceptibilité, et que la France avait le droit d’en être mécontente ; la demande de la France était, en effet, conforme aux précédens du droit public européen ; bien qu’à ses yeux, l’avènement Hohenzollern au trône d’Espagne ne lui eût pas paru devoir créer un danger quelconque pour les intérêts français, il n’en reconnaissait pas moins que c’était à nous d’en décider et d’apprécier l’importance de ce fait éventuel. Il ajoutait qu’en invoquant le bénéfice d’une doctrine déjà acceptée et sanctionnée plusieurs fois par les grandes puissances européennes, le gouvernement de l’Empereur justifiait la résistance au projet du gouvernement espagnol, et donnait la preuve de son désir de conciliation[26].


IV

L’agression étant manifeste, nous avions le droit, sans mot dire, de rappeler nos réserves, de les lancer à la frontière, et, quand elles y seraient massées, de dénoncer, par un parlementaire envoyé aux avant-postes, le commencement des hostilités. Nous donnâmes une grande preuve de modération en n’usant pas de notre droit incontestable de représailles immédiates. Nous fîmes plus : au lieu de discuter la conduite à suivre au cas où le Hohenzollern deviendrait roi, nous essayâmes d’empêcher qu’il ne le devînt. Nous résolûmes de déjouer le guet-apens et d’éviter la guerre par des négociations diplomatiques. Nous trouvâmes beaucoup d’incrédulité dans les hommes expérimentés à qui nous confiâmes notre dessein. L’un d’eux, auquel je demandais de m’aider de ses lumières, me dit : « Je ne puis qu’approuver votre pensée humaine, car je déteste la guerre autant que vous, mais je doute que vous réussissiez. Ne vous faites pas d’illusion ! Le secret gardé prouve que vous êtes en présence d’une trame fortement organisée et sûre d’elle-même ; comment pouvez-vous croire que Bismarck, que tout le monde, quoi qu’il dise, considérera comme l’auteur de cette trame, consentira à se désavouer ? Mais ce serait pour lui un désastre diplomatique qui le précipiterait en un seul jour du haut de son piédestal de 1860 ! Vous adresserez-vous à l’Europe afin qu’elle pèse sur sa volonté ? Mais où trouverez-vous l’Europe ? Gortchakof est entièrement à lui ; Granville et Gladstone le sont à moitié ; Visconti ne l’effraye pas, et il ne tient nul compte de Beust. Vous n’auriez qu’une chance, c’est qu’il fût trahi par un de ses deux complices, Prim ou Léopold de Hohenzollern ; mais vous ne pouvez pas l’espérer, car il a dû se les attacher par des engagemens solides. D’ailleurs, si cette trahison inattendue le surprenait, soyez certain qu’il se relèverait, et que, d’un coup de boutoir, il renverserait toute votre œuvre diplomatique. Il veut une guerre ; elle lui est nécessaire et, quoi que vous tentiez, il l’aura. Essayez cependant, car une belle tentative, même infructueuse, ne peut que vous honorer. » La manière dont nous avions été accueillis à Madrid et à Berlin, le 4 juillet, justifiait bien le pessimisme de ce diplomate. Cependant nous nous obstinions à vouloir négocier sans savoir comment.

Gramont et moi avions dégagé les règles internationales ; l’Empereur avait approuvé nos conclusions théoriques ; cela ne nous avançait guère : il y avait à trouver le moyen de ne pas tomber dans le précipice au bord duquel nous avaient acculés la précipitation de Prim et le persiflage de Thile. Le 5, à dix heures du matin, l’Empereur nous appela à Saint-Cloud, Gramont et moi, pour en délibérer. Si nous n’avions cherché qu’un prétexte de guerre, la conversation eût été courte : nous tenions ce prétexte, et le mettre en œuvre ne nous eût pas été difficile. Mais si nous étions décidés à repousser la candidature Hohenzollern, fût-ce par une guerre, nous désirions passionnément que cette candidature disparût sans guerre.

Beust, dont on nous a vanté la prudence, nous proposait un plan fort original : le gouvernement français déclarerait que, se sentant blessé par le procédé de la Prusse, le moins qu’il pût faire était d’interdire au prince Léopold de traverser son territoire pour se rendre à Madrid. Le prince candidat, ne pouvant passer par la France, s’embarquerait nécessairement, soit sur la Méditerranée, soit sur la mer du Nord ; le gouvernement français, aux aguets, prévenu par ses agens, ferait attaquer en mer le navire qui portait le prince et s’emparerait ainsi du corps du délit ; on négocierait, on s’entendrait à merveille, car il allait de soi que la Prusse trouverait l’affaire toute simple, et l’incident serait terminé. On pense bien que nous ne discutâmes pas ce scénario d’opéra-comique où se retrouve l’amateur de calembours.

D’autres nous conseillaient de déclarer simplement que, dans le cas où le Hohenzollern serait élu, nous retirerions notre ambassadeur, favoriserions les prétendans évincés, et laisserions entrer, par la frontière ouverte, carlistes et alphonsistes, fusils, poudre et chevaux. Ces tactiques tortueuses n’étaient pas de notre goût : nous les jugions avilissantes. Elles avaient, en outre, l’inconvénient de rendre l’affaire espagnole, ce que nous ne voulions point parce que Bismarck le voulait. En effet, le gouvernement du prince Léopold n’eût pas assisté bouche close à nos machinations ; il se fût plaint, nous eût sommés d’y mettre un terme, eût répondu à l’hostilité par l’hostilité. Dans ce conflit, la Prusse serait intervenue, et nous tombions dans une guerre contre l’Espagne et l’Allemagne réunies.

Le seul parti que nous discutâmes sérieusement fut celui d’une conférence. Si, avant le 20 juillet, date où devaient se réunir les Cortès, nous avions pu la convoquer, nous eussions certainement adopté ce parti, car le premier acte des puissances aurait été d’exiger de l’Espagne qu’elle reculât la date de l’élection et nous donnât ainsi le temps de nous retourner. Mais l’Espagne et la Prusse auraient d’accord refusé cette conférence ; l’Espagne aurait invoqué son droit de nation indépendante à se régir comme il lui convenait, et la Prusse l’aurait d’autant plus soutenue qu’elle avait constamment repoussé le contrôle de l’Europe dans les arrangemens intérieurs de l’Allemagne. Les autres puissances auraient, avant de s’engager, discuté le programme à soumettre aux plénipotentiaires, d’où échanges de notes, de dépêches, de dupliques et de tripliques et des jours et des jours employés en pure perte. Au milieu de tout ce papier griffonné en vain, le 20 juillet serait arrivé et, comme Prim poussait son affaire à plein collier, nous aurions appris à la fois que les Cortès avaient élu le prétendant prussien, que celui-ci, plein de reconnaissance et de zèle, avait pris possession sans délai de son nouveau royaume. Et par cette voie comme par les précédentes, l’affaire serait devenue espagnole, et nous aurions été placés entre une résignation impossible et une guerre avec l’Espagne et la Prusse réunies. Personne qui ne s’en rendît compte. Metternich le dit à Gramont : « Si le prince Léopold arrive en Espagne, s’il y est acclamé, c’est à l’Espagne qu’il faudra faire la guerre. »

Ainsi, dans quelque direction que nous nous engagions, nous tombions toujours dans le gouffre. Nous en étions là, perplexes, anxieux, ne sachant à quoi nous résoudre, lorsque tout à coup une lueur traversa mon esprit. Je me rappelai que le 3 mai 1866, à la veille de la guerre entre la Prusse et l’Autriche, Thiers avait dit : « Quelle conduite faut-il donc tenir vis-à-vis de la puissance qui menace la paix de l’Europe ? Je ne vous dis pas de lui faire la guerre. Mais n’y a-t-il aucun autre moyen de lui faire avouer la vérité ? Je vais prendre toutes les formes, depuis la plus dure jusqu’à la plus douce, et il me semble qu’il n’y en a pas une qui ne dût réussir. Je ne conseille pas la plus dure, mais je sais des gouvernemens qui l’auraient employée. Au fond, quand on veut une chose juste, on peut être franc, et, par exemple, qu’est-ce qu’il y aurait de plus juste que de dire à la Prusse : « Vous menacez l’équilibre de l’Europe, vous menacez le repos de tout le monde ; il est connu que c’est vous seule, et point l’Autriche. Eh bien ! nous ne le souffrirons pas ! » Récemment, dans la discussion de juin 1870, il était revenu sur cette idée : « On pouvait épargner ce malheur (Sadowa) à l’Europe, et un mot aurait suffi. » — « Bien ! m’écriai-je, voilà la marche indiquée. Prononçons ce mot que Thiers reproche à l’Empereur de n’avoir pas prononcé pour empêcher la guerre de 1866. Nous ne pouvons pas adopter la forme douce, car pour cela il faudrait causer et on nous le refuse. N’adoptons pas non plus la forme dure ; tenons-nous-en à la forme ferme. Notre cause est juste ; disons sincèrement ce que nous ne permettrons pas. Si nous n’avions devant nous que Bismarck, Prim, Léopold de Hohenzollern, ce mot serait inutile et nous serions nonobstant amenés à la guerre, car il n’est pas supposable qu’aucun des trois compères manque à l’engagement pris envers les autres. Mais, à côté de Bismarck, il y a le Roi qui, d’après nos renseignemens, s’est lancé à contre-cœur dans cette aventure ; il y a, à côté de Prim, Serrano qui nous est sympathique et ne sera pas fâché de jouer un tour à son Maire du palais ; à côté du prince Léopold, il y a le prince Antoine, homme fort prudent, facile à épouvanter ; en dehors des puissances directement intéressées, il y a la Russie dont le Tsar désire énergiquement la paix dans la conviction que la guerre déchaînerait la révolution, son cauchemar, il y a l’Angleterre dont les ministres sont opposés systématiquement à tout remuement belliqueux. Tsar et ministres sortiraient peut-être de la mollesse d’une assistance froide s’ils voyaient surgir devant eux la possibilité d’un conflit redouté. Et alors pourraient s’ouvrir ces négociations officielles ou officieuses qu’on nous refuse. Puisqu’on ne nous accorde pas le tête-à-tête diplomatique, il ne nous reste d’autre ressource que de faire entendre du haut de la tribune aux deux puissances complices ce que l’une ne veut pas comprendre, ce que l’autre ne veut pas entendre, et de réveiller une Europe engourdie.

Gramont entra immédiatement dans mon point de vue et trouva dans sa mémoire de diplomate des exemples de déclarations qui, dans des cas pareils, avaient, par leur énergie, sauvegardé la paix. L’Empereur le chargea de préparer une déclaration qui serait soumise, dans le Conseil du lendemain, à l’approbation de nos collègues.

Le 5 juillet, vers les deux heures, Cochery, député du Centre gauche, se rendait tranquillement à la séance du Corps législatif. Thiers, dont il était un des lieutenans, l’aborda, appela son attention sur la gravité de l’affaire espagnole et le pressa de déposer une interpellation. Cochery y consent. Toutefois, avant de la remettre au président, il me fait demander par deux de ses collègues, Planat et Genton, si je vois quelques inconvéniens à ce dépôt. Des négociations eussent-elles été alors en cours, ou eussions-nous eu l’espérance d’en nouer quelque part, je n’aurais pas accepté, et Cochery et ses amis n’eussent pas insisté. Mais j’avais le télégramme par lequel Lesourd nous instruisait du refus catégorique de Thile d’entrer en explications : l’interpellation n’offrait plus d’inconvénient ; au contraire, elle nous fournissait le moyen tout naturel de placer une barrière entre l’entreprise de la Prusse et la date du 20 juillet, et de porter à la tribune la déclaration que nous avions décidée le matin. Ainsi autorisé. Cochery se lève et déclare qu’il demande à interpeller le gouvernement sur la candidature éventuelle d’un prince de la famille royale de Prusse au trône d’Espagne. « Aussitôt on l’entoure, on le presse, on le fête, on lui conseille de frapper ferme et fort. Il faut dire que la mesure est comble[27]. »

Notre pensée préconçue eût-elle été vraiment d’assaillir la Prusse, notre susceptibilité n’eût-elle été qu’une comédie, et notre véritable préoccupation de ne pas laisser échapper une guerre désirée, combien il nous eût été facile dès lors de la déchaîner ! Gramont n’avait qu’à se lever, après Cochery, et donner lecture du télégramme de Lesourd, l’accompagner de quelques commentaires enflammés : une acclamation générale eût répondu à ses paroles et les résolutions décisives eussent été adoptées séance tenante. Nous restâmes silencieux.

Le soir, ma réception officielle fut plus nombreuse que de coutume. On ne s’y entretenait que de l’interpellation. On l’approuvait fort et on m’engageait de tous les côtés à y répondre en termes énergiques. Lyons y étant venu, je lui exprimai nos sentimens avec un abandon inspiré par la confiance. Cette confiance était entière. Les assertions de maints diplomates sont suspectes, soit parce qu’ils entendent mal, soit parce qu’ils répètent de travers. La droiture et le sérieux de Lyons étaient à toute épreuve : le priait-on de ne point se souvenir d’une conversation, il était muet ; l’autorisait-on à s’en servir, il la reproduisait presque mot à mot ; il était, comme Walewski, de ceux dont les rapports devaient être considérés comme vrais. Je ne me crus tenu, à aucune réticence avec lui. « Vous savez, lui dis-je, combien je suis peu contraire au mouvement de libre expansion intérieure de l’Allemagne ; je n’en ressens que plus vivement l’injure inattendue qu’elle veut nous faire subir et l’indignation que j’en éprouve n’est pas moindre que celle du public. Soyez bien persuadé, et instruisez-en votre gouvernement, qu’il est impossible que nous permettions à un prince prussien de devenir roi d’Espagne. Y consentirions-nous, la nation ne nous suivrait pas : tout Cabinet, tout gouvernement qui aurait cette faiblesse, serait aussitôt renversé. Je ne suis pas inquiet, parce que j’ai le ferme espoir que cette éventualité sera conjurée, mais, soyez-en sûr, si elle se réalisait, nous ne la tolérerions pas[28]. »


V

Le 6 au matin, au Conseil des ministres, Gramont exposa ce qui s’était passé. La discussion s’ouvrit. Nous nous enquîmes d’abord de notre situation militaire et diplomatique. C’était le préliminaire obligé. Il est, en effet, des fiertés interdites à qui n’a pas la force de les soutenir, et des résignations honteuses à qui ne peut invoquer sa faiblesse pour les subir. A Olmutz, Bismarck avait ressenti, aussi violemment qu’aucun Prussien, l’affront fait à la Prusse par la sommation insolente de Schwarzenberg ; mais, le ministre de la Guerre étant venu l’informer que l’armée n’était point prête, il avait conseillé l’humilité provisoire jusqu’à ce que la Prusse fût en état de se venger, ce qu’elle fit avec usure en 1866.

Notre première question fut donc : — Notre armée est-elle prête ? — Et nous ne posâmes cette question que pour la forme, car aucun de nous ne doutait de la réponse. Tous nous avions suivi la discussion ininterrompue qui se poursuivait aux Chambres sur ce sujet depuis 1866, se renouvelant au moins deux fois par session. Nous connaissions tous les paroles de l’Empereur aux Chambres : « Notre armement perfectionné, nos magasins et nos arsenaux remplis, nos réserves exercées, la garde nationale mobile en voie d’organisation, notre flotte transformée, nos places fortes en bon état donnent à notre puissance un développement indispensable. Le but constant de nos efforts est atteint ; les ressources militaires de la France sont désormais à la hauteur de ses destinées dans le monde[29]. » Nous nous rappelions les affirmations de Niel : « Je vois avec beaucoup de philosophie les questions de paix ou de guerre qui s’agitent autour de nous à l’étranger, parce que, si la guerre devenait nécessaire, nous serions parfaitement en mesure de la supporter. » — «… Aujourd’hui, que nous soyons à la paix ou à la guerre, cela ne fait absolument rien au ministre de la Guerre : il est toujours prêt[30]. » Et ces paroles encore plus significatives dans les commissions du Sénat et du Corps législatif : « Quand on a une telle armée, ne pas faire la guerre c’est de la vertu. » — Dans quinze jours, avait-il dit aussi, nous aurions une armée de 415 000 hommes[31]. » Le maréchal Vaillant, les généraux Bourbaki, Frossard, Failly et tant d’autres exprimaient la même confiance. Le Bœuf la partageait tout à fait. Dépourvu de vantardise en ce qui le concerne, il me disait : « Je ne vaux que pour 60 000 hommes. » Il croyait, au contraire, l’armée capable de tous les miracles et, sans dissimuler l’infériorité de ses effectifs, apte à donner une preuve de plus du nombre contrebalancé par la qualité. Les choses militaires ne relevaient que de l’Empereur[32] : il avait réclamé, et nous ne lui avions pas disputé, le privilège impérial de les régler et de les contrôler, sauf dans la partie exclusivement politique, relative à la fixation du contingent. Le Bœuf s’est trompé, lorsqu’il a parlé d’états présentés au Conseil ; le Conseil ne lui en a pas demandé et il ne lui en a pas soumis[33]. Ses communications n’ont été faites qu’à l’Empereur ; c’est avec lui seul qu’il les a débattues, et c’est dans une de ces notes qu’il lui a dit : « Nous sommes plus forts que les Prussiens sur le pied de paix et sur le pied de guerre. » Le Conseil lui a tout simplement demandé : « Maréchal, vous nous aviez promis que, si la guerre arrivait, vous seriez prêt : l’êtes-vous ? » Le maréchal ne dit pas, en fanfaron ridicule et en marquant nos étapes sur Berlin, que la guerre serait une promenade militaire : il dit au contraire que la lutte serait difficile, mais qu’étant tôt ou tard inévitable, puisqu’on nous en offrait une occasion, nous pouvions l’affronter sans crainte. L’armée était admirable, disciplinée, exercée, vaillante, son fusil de beaucoup supérieur au fusil prussien ; son artillerie commandée par un corps d’élite, et nos mitrailleuses, que les Prussiens n’avaient pas, seraient d’un effet aussi terrible que nos fusils. La mobilisation et la concentration s’opéreraient rapidement selon les données du maréchal Niel. Et si nous agissions avec résolution sans perdre de temps, nous surprendrions les Prussiens au milieu de leur formation par une offensive vigoureuse. Nous pouvions dès le début porter un de ces coups heureux qui exaltent le moral d’une armée, doublent sa puissance et sont un gage de son succès définitif.

Chevandier, très au courant de l’organisation des Prussiens, contesta que nous fussions en mesure de les devancer dans l’action. Le Bœuf lui répondit que, grâce à la supériorité de notre état de paix, c’était fort possible, et il nous répéta, ce qu’il a constamment affirmé à quiconque l’a interrogé, comme en témoigne Mac Mahon[34], que « l’armée française, même inférieure en nombre, battrait l’ennemi. » Autour de lui ses officiers tenaient le même langage. Pendant les séances orageuses, mon frère se trouvait dans les couloirs, auprès de son chef de Cabinet, Clermont-Tonnerre, et lui exprimait ses anxiétés : « Soyez donc rassuré, lui répondit le vaillant officier, j’ai suivi l’armée prussienne en 1866, » et, traçant avec le doigt un triangle sur sa main : « Aussi certainement que voilà un triangle, nous la vaincrons. » L’amiral Rigault de Genouilly, ministre de la Marine, n’était pas moins convaincu de la puissance de l’armée française. « Jamais, a-t-il dit, je n’ai cru à une institution comme j’ai cru à notre armée. » Le premier point de départ de notre délibération fut donc que notre armée était prête et en état de vaincre.


VI

Nous examinâmes ensuite la question des alliances. Nous étions tous favorables, l’Empereur et moi surtout, au maintien d’une sérieuse amitié avec l’Angleterre. Mais, dans cette circonstance, nous n’avions aucun concours matériel à en attendre parce que nous n’avions rien à lui offrir. Nous avions, au contraire, quelque chose à offrir à l’Italie, à l’Autriche et à la Russie : à l’Italie, l’évacuation des Etats Romains et l’occasion de nous témoigner sa gratitude des services rendus ; à l’Autriche, la revanche de Sadowa ; à la Russie, la révision du traité de Paris.

Nous ne doutâmes pas de l’Italie. Je connaissais les menées de Bismarck, ses relations avec Garibaldi et Mazzini et l’hostilité de la Gauche. Mais ce parti révolutionnaire formait une petite minorité et le pouvoir était aux mains des modérés ouvertement favorisés par notre ministre Malaret et leur assistance nous paraissait certaine. Nous comptions au surplus que le Roi leur rappellerait le devoir s’ils l’oubliaient. Le parti à prendre était entre l’alliance de l’Autriche et celle de la Russie. La difficulté naissait des rapports de ces deux nations entre elles. Ils continuaient, depuis 1848, à être plus ou moins tendus. Un souvenir de haine vivait au cœur de la Hongrie et l’opposition des intérêts en Orient, qui avait poussé l’Autriche à l’ingratitude lors de la guerre de Crimée, maintenait entre les deux gouvernemens des méfiances réciproques. La Russie avait accueilli sans aucun empressement les ouvertures de Beust tendant à la révision du traité de Paris. Depuis, elle s’était montrée inquiète des encouragemens donnés en Gallicie aux Polonais ; Beust avait dû s’en défendre et affirmer qu’il était attentif à n’accorder qu’une autonomie administrative, non la possibilité d’exercer une influence directe et séparée sur l’attitude politique de l’Empire : il ne fallait donc pas songer à s’allier à la fois avec la Russie et l’Autriche ; l’intimité avec l’une impliquait au moins la froideur avec l’autre.

Un rapprochement avec l’Autriche m’inspirait une insurmontable aversion. Ayant vécu jeune en Italie, j’avais gardé contre elle les sentimens de colère qu’elle inspirait alors à tous les patriotes italiens. Je me rappelais sa trahison envers Napoléon Ier, l’impopularité qu’avait value à Louis-Philippe une entente avec elle ; j’étais convaincu que nous n’avions à en attendre que duplicité et félonie. Elle n’avait pas la volonté sérieuse de prendre la revanche de Sadowa ; le parti militaire souffrait de l’humiliation de cette défaite, mais en même temps, il ressentait de la rancune contre Napoléon III, qui l’avait facilitée ; dans les autres classes, on était peu affligé d’une catastrophe à laquelle la nation devait ses libertés publiques. Les Hongrois s’en étaient réjouis, puisque de là datait la reconnaissance de leurs justes droits. Les Slaves, mécontens et absorbés par leurs aspirations nationales, étaient indifférens au prestige de l’Empire et les Allemands ne l’étaient pas à l’accomplissement des destinées germaniques. Le despotisme avait été le seul lien de tant de nationalités juxtaposées plutôt que mêlées : ce lien brisé, la gerbe s’était défaite ; les uns tombaient du côté de l’Allemagne, les autres du côté du Panslavisme ou de la Russie, et la situation de l’empire austro-hongrois me semblait peinte au vif par les paroles du grand Jean de Witt à Louis XIV sur l’empire germanique : « L’Empire n’est qu’un squelette dont les parties sont attachées, non avec des nerfs, mais avec du fil d’archal, qui n’ont point de mouvement naturel, de sorte qu’il n’y a pas de fondement à faire sur son amitié ou son secours. »

Je me sentais très attiré vers l’alliance russe et, malgré des liens très chers avec de nobles personnalités polonaises, subordonnant les penchans de mon cœur aux intérêts de ma patrie, j’avais refusé de m’associer aux manifestations en faveur de la dernière insurrection. Si j’avais eu le temps d’établir une politique étrangère, j’aurais essayé de nouer une alliance solide avec la Russie, en opérant un rapprochement entre elle et l’Angleterre. L’Empereur y était disposé, à en juger par l’insistance avec laquelle il me recommanda la lecture d’une brochure anonyme attribuée au fils de Jomini sur la convenance d’une alliance franco-russe. En conséquence, j’exprimai l’avis d’aller droit à Pétersbourg et d’offrir la révision complète du traité de Paris : « Sans doute, dis-je, le Tsar est très attaché à son oncle de Prusse, mais il porte aussi, en considération de son fils, un vif intérêt aux Danois, et nous pourrions nous prévaloir de ce sentiment pour contre-balancer l’autre. De plus, il est obsédé par la crainte de la révolution ; il l’a manifesté vivement pendant son récent passage à Stuttgard ; l’arrêter lui paraît le premier devoir d’un prince. Il voit que la liberté constitutionnelle n’est pas un mauvais moyen de tenir la révolution en échec, et il comprendrait que la défaite de Napoléon III serait une victoire de la révolution autant que de la Prusse. » Sans contester en principe la valeur de l’alliance russe, Gramont ne crut pas qu’on pût l’obtenir actuellement. Il y avait trop d’années qu’elle était éloignée de nous, et elle était unie à la fois par les liens de famille et les services rendus dans l’affaire polonaise ; nous devions nous estimer heureux qu’elle s’en tînt à la neutralité. D’ailleurs, le moindre mouvement de son côté nous aliénerait la Hongrie, sans l’assentiment de laquelle l’Autriche ne pouvait s’unir à nous. Or l’Autriche était très bien disposée et elle possédait une belle armée, toute prête, tandis que la Russie n’était pas en mesure d’agir tant que ses chemins de fer ne seraient pas terminés.

Ces affirmations de l’ancien ambassadeur à Vienne, de l’ami de Beust, nous frappèrent beaucoup. Néanmoins, je présentais encore quelques timides objections, lorsque l’Empereur se leva, marcha vers un bureau, ouvrit un tiroir, y prit les lettres de l’empereur d’Autriche et du roi d’Italie de septembre 1869 et nous en donna lecture. L’Empereur ne nous expliqua point ce qui avait motivé ces lettres : il les interprétait comme une promesse éventuelle de secours dans un cas tel que celui où nous nous trouvions, et il était absolument convaincu que deux souverains aussi loyaux que François-Joseph et Victor-Emmanuel tiendraient leurs promesses. Le rapport du général Lebrun et le plan de l’archiduc Albert, qui étaient alors dans ses mains et dont il ne nous parla pas, contribuaient certainement à donner à son accent un ton de confiance communicative. À la vérité, ces lettres ne constituaient pas ce qu’on appelle proprement un traité, mais elles constataient cette identité de sentimens et d’intérêts d’où les traités découlent tout naturellement à l’heure propice. Cette sorte d’alliance morale permanente existe souvent sans texte formel ; les traités se signent lorsque l’éventualité vaguement prévue d’une guerre se spécialise dans un fait imminent ; ils sont même la preuve que la guerre va commencer et c’est pourquoi on en diffère souvent la signature, quoiqu’on les admette en principe. En 1811, Napoléon Ier et Alexandre ne voulurent pas conclure leurs traités d’alliance, le premier avec la Prusse et l’Autriche, le second avec l’Angleterre et la Suède, tant qu’ils eurent une espérance d’éviter la guerre ; Alexandre ne douta plus des hostilités dès qu’il sut que Napoléon avait signé ses traités. En 1854, quoique parfaitement d’accord entre elles, et déjà engagées dans une communauté d’action depuis plusieurs mois, la France et l’Angleterre ne rédigèrent leur traité d’alliance offensive et défensive qu’au début de la guerre. L’entente entre Cavour et Napoléon III avait été conclue à Plombières en juillet 1858 ; le traité d’alliance offensive et défensive entre la France et l’Italie ne fut signé qu’en janvier 1859, à la veille des hostilités.

Le fait qu’aucun traité d’alliance en règle n’avait été conclu était la preuve que la guerre nous surprenait et n’avait pas été préméditée par nous. L’Empereur n’avait pas travaillé à l’achèvement de l’accord ébauché en 1869 parce que ses pensées étaient tout à fait pacifiques, mais aussitôt qu’une agression imprévue lui sembla imminente, il ne douta pas un instant, et nous le crûmes avec lui, que l’Italie et l’Autriche convertiraient sans se faire prier les lettres de 1869 en un traité d’alliance offensive et défensive. Notre second point de départ fut donc que nous pouvions compter sur ces deux alliés.


VII

Alors Gramont lut sa déclaration. Quelques corrections purement grammaticales furent faites à la première partie. Puis, nous fûmes tous d’accord à reconnaître que la dernière phrase était trop elliptique et trop étriquée et qu’il fallait la rendre plus vigoureuse. L’Empereur proposa cette formule : « écarter un projet qui dérangerait à notre détriment l’équilibre actuel des forces de l’Europe et mettrait en péril tous les intérêts et l’honneur de la France. » Cette phrase ne parut pas encore suffisante, je pris la plume et, attentif aux propositions et aux critiques de chacun, je cherchai, en quelque sorte sous la dictée commune, une forme meilleure. Ce travail, qui fut minutieux et très débattu, et auquel je pris la part principale, surtout dans la dernière phrase, nous amena à la rédaction définitive. Le texte arrêté fut relu deux fois de suite par moi, après quoi, il fut mis aux voix nominativement et adopté à l’unanimité. Il n’est pas vrai que Gramont ait apporté un texte violent que nous avons adouci : c’est nous qui avons donné plus de relief et plus d’accent au texte un peu pâle qu’il avait préparé. On ne doit donc pas dire de la déclaration du 6 juillet « la déclaration de Gramont ; » c’est la déclaration de l’Empereur et du Cabinet autant que la sienne, et si le fait d’en avoir eu l’idée et d’en avoir rédigé les parties principales en crée la paternité, c’est à moi qu’elle appartient. Je ne le dis pas pour enlever à Gramont le mérite exclusif d’un acte que je considère comme méritoire, mais parce que, en le lui attribuant, on peut y voir un ressentiment de Sadowa, arrière-pensée qu’on ne peut pas me supposer.

Pendant que je faisais ma seconde lecture, l’Empereur passa à Gramont, assis à ma droite, la note suivante : « Je crois utile d’envoyer en chiffres à Fleury ce simple télégramme : « Prévenez le prince Gortchakof que si la Prusse insiste pour l’avènement du prince de Hohenzollern au trône d’Espagne, ce sera la guerre. » La lecture terminée, Gramont mit la note sous mes yeux. L’Empereur, auprès de qui j’étais assis, s’en aperçut. Il se pencha à mon oreille et me dit : « L’Empereur de Russie ne veut pas de guerre : il déterminera le retrait de la candidature[35]. » Le mot de guerre n’était donc prononcé par l’Empereur que comme le préservatif le plus efficace de la paix.

Nous quittâmes Saint-Cloud à midi et demi. Gramont, revenu au ministère des Affaires étrangères, dicta la déclaration à deux secrétaires. A deux heures, lorsque le Corps législatif s’ouvrit, il n’était pas encore prêt, et la séance fut suspendue jusqu’à son arrivée. J’entrai le premier. Avant de m’asseoir à mon banc, je m’approchai de Cochery et lui dis : « Vous serez content de notre déclaration ; elle est pacifique, quoique très nette ; relevez-la par quelques phrases fermes. » Il me répondit qu’il ne se croyait pas assez d’autorité, et il alla exprimer mon désir à Daru. Celui-ci arrêta avec lui une déclaration à lire après la nôtre. Mes collègues arrivèrent successivement et enfin Gramont parut. Il monta directement à la tribune, et lut sans y changer un mot le texte arrêté le matin : « Je viens répondre à l’interpellation qui a été déposée hier par l’honorable M. Cochery. Il est vrai que le maréchal Prim a offert au prince Léopold de Hohenzollern la couronne d’Espagne et que ce dernier l’a acceptée. Mais le peuple espagnol ne s’est point encore prononcé, et nous ne connaissons point encore les détails vrais d’une négociation qui nous a été cachée. Aussi une discussion ne saurait-elle aboutir maintenant à aucun résultat pratique. Nous vous prions, Messieurs, de l’ajourner. Nous n’avons cessé de témoigner nos sympathies à la nation espagnole et d’éviter tout ce qui aurait pu avoir les apparences d’une immixtion quelconque dans les affaires intérieures d’une noble et grande nation en plein exercice de sa souveraineté. Nous ne sommes pas sortis, à l’égard des divers prétendans au trône, de la plus stricte neutralité, et nous n’avons jamais témoigné, pour aucun d’eux, ni préférence, ni éloignement. Nous persistons dans cette conduite. Mais nous ne croyons pas que le respect des droits d’un peuple voisin nous oblige à souffrir qu’une puissance étrangère, en plaçant un de ses princes sur le trône de Charles-Quint, puisse déranger à notre détriment l’équilibre actuel des forces en Europe, et mettre en péril les intérêts et l’honneur de la France. (Vifs applaudissemens.) Cette éventualité, nous en avons le ferme espoir, ne se réalisera pas. Pour l’empêcher, nous comptons à la fois sur la sagesse du peuple allemand et sur l’amitié du peuple espagnol. S’il en était autrement, forts de votre appui, Messieurs, et de celui de la nation, nous saurions remplir notre devoir sans hésitation et sans faiblesse. » (Longs applaudissemens. — Acclamations répétées.) Les acclamations accompagnèrent Gramont jusqu’à son banc[36].

Cette déclaration est irréprochable, et je la relis, après tant d’années, avec satisfaction. Sans doute elle est catégorique et renferme un ultimatum pour le cas où l’on n’en tiendrait pas compte[37]. C’était la condition même de son efficacité. Du reste, contenue, exempte de tournures de défi, elle ne va pas au-delà de la fermeté, et se garde de toutes récriminations. Elle se réduit strictement à l’affaire espagnole, sans allusion aux événemens de 1866, au Luxembourg et aux nombreux froissemens déjà subis. Pas un seul de ses mots ne vise à être désagréable personnellement au Roi ou à son ministre, encore moins à leur peuple. Qu’on l’accuse, si on le veut, de maladresse (l’effet qu’elle va produire répondra à ce reproche) ; qu’on ne dise pas que c’est une provocation. S’y fût-il trouvé, ce qui n’est pas, quelque expression hautaine, comme elle n’eût été que la riposte à une provocation incontestable, elle restait un acte de légitime défense : la parade à une attaque et nullement une attaque ; elle n’était pas le coup de canon qui commence le combat, c’était le coup de canon d’alarme qui appelle au secours. Cochery ne crut pas que les paroles qu’il avait préparées avec Daru fussent en situation ; il s’approcha de Gramont et dit seulement : « Je ne vous interpellerai plus. »

Si notre déclaration avait été pâle, les députés de la Gauche eussent crié à la lâcheté ; elle était fière : ils lui reprochèrent d’être belliqueuse. Garnier-Pagès, avec sa bonhomie affectée de maquignon, proclama « que les princes peuvent se détester, peuvent désirer la guerre, mais que les peuples s’aiment et veulent la paix. » Ernest Picard réclama des pièces diplomatiques, « le premier devoir des députés étant de veiller à ce que les destinées du pays ne soient jamais engagées sans l’assentiment et le concours de ses représentans. » Raspail jeta quelques interjections probablement injurieuses, qui se perdirent dans le bruit. Glais-Bizoin s’écria : « C’est une déclaration de guerre ! — C’est la guerre déclarée, reprit Crémieux. — Non ! » m’écriai-je avec force. Alors Crémieux se reprit : « Je sais bien que vous êtes dans l’incertitude, que vous ne voulez ni la paix, ni la guerre. » Donc, ce n’était pas la guerre déclarée. (Crémieux n’en conclut pas moins à la nécessité d’interrompre la discussion du budget, alors en cours, jusqu’à de plus amples explications. On aurait ouvert ainsi le débat que le gouvernement demandait d’ajourner. Emmanuel Arago, qui, tout récemment, avait approuvé les doléances de Kératry sur notre longanimité dans l’affaire du Saint-Gothard, soutint la demande de Crémieux : « Le ministère avait été imprudent : en engageant la France malgré elle (Mais non ! non ! ), malgré nous, il venait de nommer le roi d’Espagne, puis de déclarer la guerre. »

Chacune de ces assertions avait été interrompue par de violentes et nombreuses protestations. « Nous voulons la dignité et la sécurité de la France, » dit Granier de Cassagnac. — « La franche déclaration du ministre des Affaires étrangères, ajouta avec bon sens Laroche-Joubert, est le meilleur moyen de conserver la paix ! » — « Vous vous faites le défenseur de la Prusse ! » avait crié un membre de la Droite. Le président essayait de circonscrire le débat : à savoir si la discussion du budget serait ou non ajournée. Notre déclaration étant défigurée, j’avais le devoir d’en rétablir la véritable signification. Je le fis ainsi : « Je demande à l’Assemblée de ne pas accepter la proposition de l’honorable M. Crémieux, et de reprendre la discussion du budget. (Très bien ! très bien ! ) Demain, l’honorable M. Crémieux et les membres de cette assemblée reliront la déclaration lue à cette tribune, après avoir été délibérée en Conseil, et ils pourront mieux en peser les termes et en mesurer la portée ; quand ils auront lu et pesé cette déclaration, que je ne puis pas discuter en ce moment, ils se convaincront qu’elle ne contient de provocation contre personne, qu’elle ne porte aucune atteinte aux droits légitimes du peuple espagnol, que nous considérons comme un peuple ami, surtout qu’elle ne révèle en aucune manière une incertitude dans la pensée du gouvernement sur la question de savoir s’il veut la paix ou s’il appelle la guerre. Le gouvernement désire la paix !… (Très bien ! très bien ! )… Il la désire avec passion (Exclamations à gauche), mais avec honneur ! (Très vives marques d’adhésion et d’approbation.) Je ne puis admettre qu’en exprimant, à haute voix, son sentiment sur une situation qui touche à la sécurité et au prestige de la France, le gouvernement compromette la paix du monde. Mon opinion est qu’il emploie le seul moyen qui reste de la consolider ; car chaque fois que la France se montre ferme sans exagération, dans la défense d’un droit légitime, elle est sûre d’obtenir l’appui moral et l’approbation de l’Europe. (Très bien ! très bien ! — Applaudissemens.) Je supplie donc les membres de cette Assemblée d’être bien persuadés qu’ils n’assistent pas aux préparatifs déguisés d’une action vers laquelle nous marchons par des sentiers couverts. Nous disons notre pensée entière : nous ne voulons pas la guerre ; nous ne poursuivons pas la guerre ; nous ne sommes préoccupés que de notre dignité. Si nous croyions un jour la guerre inévitable, nous ne l’engagerions qu’après avoir demandé et obtenu votre concours. (Très bien ! très bien ! ) Une discussion aura lieu alors, et si vous n’adoptez pas notre opinion, comme nous vivons sous le régime parlementaire, il ne vous sera pas difficile d’exprimer la vôtre ; vous n’aurez qu’à nous renverser par un vote et à confier la conduite des affaires à ceux qui vous paraîtront en mesure de les mener selon vos idées ! (Rumeurs à gauche.) Soyez convaincus de l’absolue sincérité de notre langage ; je l’affirme sur l’honneur, il n’y a aucune arrière-pensée dans l’esprit d’aucun de nous, quand nous disons que nous désirons la paix. J’ajoute que nous l’espérons, à une condition : c’est qu’entre nous disparaissent tous les dissentimens de détail et de parti, et que la France et cette Assemblée se montrent unanimes dans leur volonté. » (Très bien ! très bien ! — Vive approbation.)

Supposez assis sur les bancs de l’opposition de véritables patriotes, non des hommes de parti intraitables, des amis éclairés de la paix, non des ennemis systématiques du gouvernement, ils auraient suivi le conseil que j’avais donné à Cochery. Un de leurs orateurs se serait associé à mes explications et eût repoussé non moins fermement que nous la candidature prussienne ; il aurait relevé, souligné notre espérance d’un dénouement pacifique : ainsi eût été créée autour de nous une unanimité patriotique qui eût intimidé nos adversaires, accru notre force d’action et contribué efficacement à préserver les peuples des calamités de la guerre.

Les Prussiens ont trouvé à Saint-Cloud et ont publié le télégramme confidentiel que j’adressai à l’Empereur à l’issue de la séance. Il démontre la sincérité des sentimens que je venais d’exprimer à la tribune : « La déclaration a été reçue par la Chambre avec émotion et immense applaudissement. Le mouvement, au premier moment, a même dépassé le but. On eût dit que c’était une déclaration de guerre. J’ai profité d’une intervention de Crémieux pour rétablir la situation. Je n’ai pas accepté qu’on nous représentât comme préméditant la guerre ; nous ne voulons que la paix avec honneur. » L’Empereur tenait de son côté un langage semblable. L’amiral Jurien de la Gravière, son aide de camp, étant venu lui demander un commandement, il répondit : « Nous n’en sommes pas encore là ; la Prusse mettra les pouces. » Gramont s’efforçait, soit par ses conversations, soit par ses dépêches, de ne laisser aucun doute dans l’esprit des Cabinets sur nos véritables visées, et il y réussit. Granville en convenait : « Le gouvernement de la Reine, disait-il, est entièrement persuadé que le gouvernement impérial ne désire pas la guerre et ne parle de recourir à cette extrémité qu’avec l’idée d’empêcher la réalisation d’une combinaison qu’il considère comme nuisible à l’honneur et aux intérêts de la France[38]. »


VIII

Notre déclaration n’avait pas été inspirée par le désir de rendre la rupture inévitable. Elle nous avait paru la dernière chance de sauvegarder la paix par l’ébranlement qu’elle causerait dans les volontés indécises des puissances et par les réflexions salutaires qu’elle inspirerait aux meneurs de l’affaire. Aussi sa conséquence nécessaire nous parât être, au lieu d’interrompre les négociations, de les poursuivre avec d’autant plus d’ardeur qu’elles ne seraient plus dénuées de succès. Décidés à ne pas nous écarter des règles internationales consacrées, nous ne pouvions pas nous adresser à l’Espagne. Mercier nous avait recommandé cette abstention dès le 24 juin : « Notre opposition aura d’autant plus de poids dans les calculs qu’elle sera directement à l’adresse de la Prusse et qu’elle n’aura par conséquent rien de blessant pour la fierté espagnole. »

S’adresser à l’Espagne, c’était tomber dans le piège que nous tendait Bismarck. Néanmoins, sans entamer une négociation proprement dite, sans note ni ultimatum, nous crûmes que nous devions tenter une fois encore d’amadouer et d’effrayer le gouvernement espagnol. Gramont télégraphia à Mercier : « Vous direz au maréchal Prim que ce choix est le plus mauvais qu’on pût faire et que la blessure nationale qui en résulte pour la France est très vivement ressentie par Sa Majesté. Ceux qui le proposent et le conseillent à l’Espagne assument une responsabilité bien considérable devant leur pays et devant l’Europe. Vous êtes entré complètement dans la pensée de l’Empereur, maintenez-vous sur le terrain où vous êtes placé. Dites bien que rien n’est plus loin de notre pensée que de vouloir exercer une pression sur la liberté de la nation espagnole, mais que vraiment l’épreuve est trop forte pour nous. Nous avons l’espoir que notre appel sera entendu et que ce gouvernement ami, que ce grand peuple profondément convaincu des sentimens dont nous avons été constamment animés envers lui, reconnaîtra la légitimité de notre émotion à la pensée qu’il pourrait devenir l’instrument de desseins si contraires à nos intérêts politiques. Et si, malgré nos légitimes représentations, le prince de Hohenzollern était élu, quelle que soit notre amitié pour l’Espagne, nous serions dans la douloureuse nécessité de ne pas le reconnaître. »

Mercier a beau dire, Prim ne l’écoute pas et ne s’arrête pas. Il continue l’organisation de l’élection aussi tranquillement que si nous n’avions rien dit. « Il ne reste plus qu’à aller en avant, » dit-il à un banquier de Madrid. Il écrivait à un ami : « Vous connaissez mieux que personne mes sympathies et mon affection pour tout ce qui touche à la France, ainsi que mon respect pour l’Empereur. Vous comprendrez, par conséquent, mon profond chagrin en voyant que les circonstances sont de nature à refroidir tant soit peu, pour le moment, les relations étroites entre les deux pays ; mais que faire quand les intérêts de notre patrie sont en jeu ? — Jamais je n’aurais pu croire que la France prendrait cette question si à cœur ; jamais je ne prévoyais qu’elle pût donner lieu à des complications européennes qui me navrent, mais, au point où nous en sommes arrivés, reculer serait honteux. Il faut avant tout sauver l’honneur national. Je finis donc en disant, la main sur ma conscience et bien convaincu que nous n’avons porté aucune atteinte à la bonne amitié qui nous unit à nos voisins les Français : En avant et vive l’Espagne ! — PRIV. »

Et il nous faisait remettre par Olozaga une circulaire de Sagasta, son ministre des Affaires étrangères, qui nous narguait sans aucun ménagement : « Les conditions toutes favorables dans lesquelles se trouve ce prince et le bon accueil que sa désignation a rencontré dans l’opinion publique du pays, donnent au gouvernement l’agréable espérance que son candidat sera bientôt nommé Roi par les Cortès avec une grande majorité, et qu’ainsi se terminera la glorieuse période constituante commencée en septembre 1868. » Cette circulaire le prend de fort haut avec nos objections et leur oppose pour la première fois le mensonge arrêté entre Prim et Bismarck, que nous allons entendre souvent : « Le gouvernement a agi seul, pour son propre compte et s’est entendu directement avec Léopold, sans qu’un seul moment il ait pensé que son honneur lui permît de transiger avec la moindre influence d’un Cabinet étranger… C’est le désir seul d’accomplir les vœux de la nation qui a conduit le gouvernement du Régent à proposer la candidature au trône d’Espagne à un prince majeur, maître absolu de ses actions, et qui, par ses relations de parenté avec la plupart des maisons régnantes d’Europe, sans être appelé à la succession au trône d’aucune d’elles, excluait dans cette situation toute idée d’hostilité contre une puissance quelconque. » Enfin Prim faisait rééditer par Salazar son opuscule d’octobre 1869, dans lequel il a l’impudence de dire « qu’il est notoire que l’échec de Montpensier et de la République tient au veto de Napoléon. Le gouvernement prussien n’est pas intervenu dans cette négociation ; le prince a écrit à Ems au Roi sa résolution définitive comme acte de courtoisie. »

Ainsi Prim nous bravait de plus en plus ouvertement, espérant nous faire perdre patience et nous amener à l’acte de violence contre l’Espagne qu’attendait son ami Bismarck. Mais notre résolution de ne pas nous laisser entraîner de ce côté ne fut pas ébranlée, et Gramont, aussi tranquillement que si nous n’avions pas ressenti la pointe de l’aiguillon, télégraphia de nouveau à Mercier : « Malgré la circulaire du maréchal Prim et la communication que vient de me faire M. Olozaga, nous avons trop de confiance dans les sentimens de la nation espagnole pour admettre qu’on persiste à Madrid dans la seule solution qui blesse à la fois nos intérêts et notre dignité. Nous persisterons donc dans notre conduite amicale et continuerons à faire observer, sur la frontière espagnole, la vigilance nécessaire pour en écarter tout ce qui serait de nature à fomenter des troubles dans la péninsule. Nous serons fidèles à nos sympathies jusqu’au dernier moment, nous ne serons certes pas les premiers à rompre des liens qui nous étaient chers et que nous espérions avoir rendus indissolubles. »

Nous n’avions pas plus à espérer du côté de Bismarck représenté par son serviteur Thile. Gramont voulut constater toutefois combien étaient pitoyables les raisons par lesquelles Thile refusait la conversation. Une dépêche à Lesourd indiqua que nous n’étions pas dupes de ses échappatoires : « On ne fera jamais croire à personne qu’un prince prussien puisse accepter la couronne d’Espagne sans y avoir été autorisé par le Roi chef de sa famille. Or, si le Roi l’a autorisé, que devient cette soi-disant ignorance officielle du Cabinet de Berlin, derrière laquelle M. de Thile s’est retranché avec vous ? Le Roi peut, dans le cas présent, ou permettre ou défendre ; s’il n’a pas permis, qu’il défende. Il y a quelques années, dans une circonstance analogue, l’Empereur n’a point hésité. Sa Majesté désavoua hautement et publiquement le prince Murat, posant sa candidature au trône de Naples. Nous regarderions une détermination semblable du roi Guillaume comme un excellent procédé à notre égard, et nous y verrions un puissant gage du désir de la Prusse de resserrer les liens qui nous unissent et d’en assurer la durée <[39]. »

Cette réfutation si calme ne produisit pas plus d’effet que nos raisonnemens à Prim, et nous dûmes nous convaincre qu’il fallait renoncer définitivement à toute négociation, subir la candidature ou avoir recours à la guerre. Mais nous ne voulions pas plus de la guerre que de la candidature et nous nous obstinions plus que jamais à la volonté de négocier. L’Empereur, sachant la rivalité sourde qui existait entre Prim et Serrano, crut qu’il y avait là un moyen de contre-miner Prim. Serrano était l’ami de la France et entretenait avec Napoléon III d’excellentes relations personnelles. L’Empereur eut l’idée de faire, directement et en secret, un appel à ses bons sentimens. Il manda à Saint-Cloud Bartholdi, l’envoyé de Mercier, et lui donna l’ordre de repartir le lendemain : à son arrivée à Madrid, il se rendrait auprès du Régent et lui demanderait de sa part, comme un service personnel dont il lui serait toujours obligé, de faire immédiatement une démarche auprès du prince Antoine de Hohenzollern, afin qu’il décidât son fils à renoncer à sa candidature. Bartholdi demanda à l’Empereur s’il ne serait pas plus correct et préférable que l’ambassadeur fît lui-même la démarche. « Non, répondit l’Empereur ; vous pouvez en parler à Mercier, mais, dès votre arrivée, allez vous-même chez Serrano comme venant spécialement de ma part. Cela fera plus d’effet. Insistez, dites au maréchal que je fais appel à ses sentimens d’amitié pour moi. »

Du côté de la Prusse, nous ne renonçâmes pas non plus à tenter un effort suprême. Nous ne pouvions pas songer à aller trouver Bismarck à Varzin ; il nous eût fermé sa porte au nez plus rudement encore que Thile ne l’avait fait ; il ne nous restait qu’un recours, celui au roi de Prusse alors à Ems. Nous n’avions pas devant nous un roi constitutionnel, se tenant par devoir en dehors des affaires ; Guillaume régnait et gouvernait ; en toute occasion, il déclarait que ses ministres étaient de simples instrumens, que leurs actes n’étaient que l’exécution de ses pensées personnelles. Notre démarche n’avait donc rien d’incorrect, et ce n’était pas la première fois que le Roi traitait, directement les affaires avec les souverains ou leurs représentans. Cette manière de négocier n’offrait de péril qu’à nous-mêmes, puisque tout devait y rester confidentiel et verbal, qu’aucune note ne pourrait être échangée qui permît plus tard d’établir, par des témoignages indiscutables, la rectitude et la prévoyance de la conduite. Nous n’ignorions pas qu’il n’est pas conforme à l’étiquette de troubler la cure d’un roi, mais il y avait urgence et point par notre faute, et, comme nous n’avions pas d’autre moyen d’écarter le conflit, nous fûmes obligés de ne pas tenir compte de cette convenance.


IX

Pour donner plus de force à ses démarches auprès de Serrano et du roi Guillaume, Gramont sollicita le concours de toutes les puissances. Il télégraphia à Fleury : « Nous sommes persuadés que le Cabinet russe reconnaîtra l’impossibilité d’accepter une candidature si visiblement dirigée contre la France, et nous serions heureux d’apprendre qu’il veut bien user de son influence à Berlin pour prévenir les complications qui pourraient se produire à ce sujet entre l’Empereur et la Prusse (6 juillet). » A Malaret, à Florence, il télégraphie : « Demandez à M. Visconti-Venosta que l’agent italien à Madrid emploie ses efforts auprès des hommes politiques, et principalement auprès du Régent, pour le détourner d’une combinaison dont Prim seul a pris l’initiative si contraire à notre dignité et à notre intérêt[40]. » Il pria Metternich de demander à Beust « de vouloir bien faire comprendre à Berlin qu’en face de l’irritation nationale ici, on ferait bien, dans l’intérêt de la paix, d’engager le prince Léopold à refuser cette candidature[41]. »

Gramont se montra particulièrement pressant envers l’Angleterre dont il espérait un concours très efficace. Il indiqua à Lyons, comme une solution, que l’Angleterre pourrait conseiller l’abandon volontaire, par Léopold lui-même, de sa candidature, ce qui serait moins blessant pour la Prusse qu’un abandon exigé ou conseillé par le Roi[42]. « Cette renonciation volontaire de la part du prince, conclut Lyons, serait, dans l’opinion de M. de Gramont, une solution très heureuse de questions difficiles et compliquées, et il prie le gouvernement de Sa Majesté d’user de toute son influence pour l’amener. » Gramont télégraphia directement à La Valette, notre ambassadeur : « J’ai prié lord Lyons de demander à lord Granville que le gouvernement anglais voulût bien insister particulièrement auprès du Régent afin de le déterminer à séparer dans cette question sa cause de celle du maréchal Prim. Si, comme nous l’espérons, les Cabinets usent eux-mêmes de leur influence pour éclairer le maréchal Serrano sur les périls de la combinaison dont le maréchal Prim est le véritable auteur, nous avons la confiance que cette dangereuse intrigue échouera (7 juillet). » Enfin il revenait encore une fois à la charge le lendemain 8 : « Il y a une nécessité pressante à ce que les puissances qui sont en mesure de faire entendre au roi Guillaume les conseils de la modération et de la sagesse interviennent sans retard avant que le vrai caractère de cette affaire n’ait été dénaturé par des susceptibilités nationales. Ni la dignité du peuple espagnol, ni celle du peuple allemand ne sont en cause ; mais si la discussion se prolonge pendant quelques jours seulement, les passions populaires ne manqueront pas de l’envenimer en ressuscitant ces rivalités de pays à pays qui seront une difficulté de plus pour le gouvernement attaché au maintien de la paix. »

Il s’adressa même aux Etals du Sud, afin de bien marquer qu’il n’avait aucune mauvaise arrière-pensée contre l’Allemagne. Il télégraphiait à Saint-Vallier[43] : « Je ne doute pas que les cours allemandes n’emploient auprès du roi Guillaume tous leurs moyens de persuasion pour le détourner de soutenir la candidature du prince de Hohenzollern, et j’ai la confiance que leurs efforts, appuyés par le bon sens patriotique de la nation allemande, ne demeureront pas sans influence sur la conduite de la Prusse dans cette affaire. »

Où trouve-t-on, dans ces instructions d’un ton si noblement pacifique et conciliant, la moindre impatience colérique, le moindre désir d’humilier le roi de Prusse ou de chercher un conflit avec lui ? La netteté n’y devient jamais de la rudesse, et le désir d’en finir ne dégénère pas en sommation impertinente. Il n’y a « ni contradiction ni hésitation, » comme le disent les rhéteurs, qui ignorent la souplesse d’esprit qu’exigent les fluctuations des affaires. Sans doute, tantôt il parle de conseil, tantôt d’ordre, tantôt de renonciation spontanée, tantôt de renonciation ordonnée, mais le fond de la pensée ne varie pas un instant, c’est toujours la même : obtenir sans guerre la disparition de la candidature.

Enfin, Gramont le furibond, le provocateur, désirait tellement, ainsi que nous tous, éviter la guerre, qu’il eut l’idée de télégraphier à Benedetti « d’aller voir le prince de Hohenzollern, afin de l’engager à se retirer pour conjurer les maux que sa candidature rendait inévitables (8 juillet, une heure du matin). » L’Empereur, dont la sensibilité avait été blessée au vif par les procédés félons d’une famille aussi affectueusement favorisée par lui, ne permit pas cette démarche. Il avait trouvé tout naturel, comme l’avait demandé Gramont à Lyons et à Metternich, que des neutres, de leur propre initiative, essayassent d’obtenir du prince sa retraite, et il avait lui-même envoyé Bartholdi pour le suggérer à Serrano ; il s’opposa à ce qu’on demandât directement aux Hohenzollern quoi que ce fût en son nom. Dès que la dépêche à Benedetti eut été placée sous ses yeux, il écrivit à Gramont : « Mon cher duc, j’ai reçu vos dépêches. Je ne crois ni utile, ni digne de ma part d’écrire au roi de Prusse, ni aux princes de Hohenzollern. Même je trouve que vous ne deviez pas dire à Benedetti d’aller trouver le prince. C’est à la Prusse, et à elle seule, que nous avons affaire. Il n’est pas de notre dignité d’aller implorer une rétractation du prince. Je vous prie donc de donner à Benedetti contre-ordre à ce sujet. Il ne faut pas que Benedetti croie que la guerre ne serait pas dans le sentiment national. » Gramont télégraphia aussitôt à Benedetti (9 juillet) : « Il ne faut pas voir le prince Hohenzollern ; l’Empereur ne veut faire aucune démarche auprès de lui. »

Sur ces entrefaites, Olozaga vint spontanément proposer de tenter lui-même auprès des Hohenzollern l’effort que l’Empereur considérait comme interdit à sa dignité, mais qu’il eût été enchanté de voir tenter par d’autres. Olozaga, froissé qu’une négociation aussi capitale eût été suivie sans qu’il y eût été mêlé, ne se résignait pas à ce qu’on réglât les destinées de son pays à son insu ; il avait le désir de prouver qu’il n’était pas aussi facile qu’on le croyait de se passer de son concours et il brûlait de rendre à Prim ce qu’il en avait reçu. De plus, la France et l’Empereur lui inspiraient une sincère sympathie, et il eût été heureux de leur épargner les hasards d’une terrible guerre. Tout en ruminant, il en vint à croire qu’il pourrait, par l’intermédiaire de Strat, agent de Roumanie, homme actif, avisé, intelligent, en crédit auprès de la famille Hohenzollern, amener Léopold à cette renonciation, que toute la diplomatie européenne allait poursuivre probablement en vain. Il le manda d’urgence dans la nuit. Strat le trouva à quatre heures du matin se promenant dans une agitation extrême. « Si la candidature Hohenzollern, lui dit-il, est un prétexte de guerre préparé par Bismarck et souhaité par l’Empereur, il n’y a rien à faire ; si, comme c’est possible, elle est surtout un acte d’ambition de la famille Hohenzollern, peut-être pourrait-on obtenir qu’elle n’y persistât point. Vous avez des relations avec cette famille ; consentirez-vous à vous charger d’une démarche auprès d’elle afin d’obtenir la renonciation qui sauverait tout[44] ? » Strat demanda à réfléchir : il n’avait pas le temps de s’adresser à son gouvernement, et il craignait d’en gêner les desseins. — « Enfin, dit Olozaga, vous n’acceptez pas, mais vous ne refusez pas non plus. Je vais aller en causer avec l’Empereur. » Il était, en effet, trop avisé pour se risquer à la légère. Il alla donc demander à l’Empereur s’il voulait ou s’il ne voulait pas la guerre : l’affaire Hohenzollern n’était-elle qu’une occasion de rétablir l’équilibre détruit en 1866 et ne le contrarierait-il point par une intervention inopportune ? Si l’Empereur désirait la paix, il croyait pouvoir l’assurer en écartant la candidature. » — Et il lui expliqua comment. L’Empereur répondit sans hésiter qu’il désirait la paix : il n’avait aucun intérêt à la guerre, et n’en cherchait pas le prétexte. Sa seule préoccupation était qu’aucune atteinte ne fût portée à l’intérêt de la France. Cette satisfaction assurée, il ne demanderait pas davantage. Quoique ne croyant pas au succès de la démarche de Strat, il serait content qu’elle fût faite, pourvu que son nom ne s’y trouvât pas mêlé.

Olozaga rappela aussitôt Strat et lui rapporta cette conversation. Comme néanmoins celui-ci hésitait encore, il lui proposa de le conduire chez l’Empereur. Strat y consentit, à la condition que personne ne serait mis dans la confidence de cette entrevue, dont la connaissance divulguée rendrait impossible le succès de la mission qu’on voulait lui confier. Il fut reçu mystérieusement à Saint-Cloud, à deux heures du matin. L’Empereur lui dit combien il désirait qu’il consentît à se charger de la démarche dont Olozaga l’avait entretenu, et renouvela l’expression de ses sentimens pacifiques, de manière que Strat ne douta plus de leur sincérité. Alors Strat dit : « Sire, mon intervention ne sera efficace que si j’ai à offrir quelque chose en retour du sacrifice que je demanderai. Or, il y a ici un groupe de Roumains que M. de Gramont reçoit et qui conspirent contre le prince Charles. Le duc lui-même s’est exprimé très rudement sur le prince qu’il accuse d’être complice de la candidature de son frère et il menace de travailler à son renversement, afin de donner satisfaction à l’opinion, qui a maintes fois reproché à l’Empereur d’avoir mis un Hohenzollern sur le Danube. De plus, l’Autriche est mal disposée ; il faut que Votre Majesté m’autorise à rassurer le prince Antoine contre cette triple menace et à lui promettre, sans crainte d’être désavoué, que son fils, loin d’avoir à redouter le mauvais vouloir du gouvernement français, peut à l’occasion compter sur son appui. » L’Empereur prit les engagemens que demandait Strat, et celui-ci accepta la mission en exigeant que ni Gramont ni personne n’en fût instruit. L’Empereur lui promit le secret et sa plus largo bienveillance s’il réussissait, et, remerciant de nouveau Olozaga de son initiative, il lui dit : « C’est la dernière flèche que nous avons à notre arc ; je serais bien étonné qu’elle portât, mais cela me rendrait bien heureux. » Strat se dirigea aussitôt vers Dusseldorff, pour s’y informer du lieu où se trouvaient les princes de Hohenzollern.

Se procurer la renonciation de Léopold ne parut pas suffisant à Olozaga. Il voulut, afin de l’écarter encore plus définitivement, lui substituer une autre candidature : il s’adressa de nouveau à l’irréductible prince Ferdinand et lui télégraphia le 8 juillet : « Si, pour éviter la guerre qui est imminente, le candidat prussien se retire, les puissances, qui agiront dans ce sens, favoriseront la candidature portugaise. Saldanha rendra un grand service à l’Europe s’il peut écarter les obstacles qui s’y rencontrent. L’Empereur m’a parlé de lui avec un grand intérêt et affection. »

Ainsi quatre actions pacifiques, celle auprès de Serrano à Madrid, celle auprès du roi Guillaume à Ems, celle auprès des princes Hohenzollern à Sigmaringen et celle des Cabinets amis, vont se mêler, se croiser, se seconder, quoique s’ignorant réciproquement, toutes les quatre tendant au même but : la sauvegarde de la paix par le retrait de la candidature ; toutes les quatre conçues, encouragées ou conduites par l’Empereur ou ses ministres, ces soi-disant provocateurs à l’affût d’un prétexte de guerre !


EMILE OLLIVIER.

  1. Darimon, Notes pouvant servir à l’histoire de la guerre de 1870, p. 193.
  2. Séance du 30 novembre 1870.
  3. Lesourd à Gramont, 4 juillet. — Loftus à Granville, 6 juillet.
  4. Voir également Leuzi, Bismarck, p. 52, 345.
  5. Souvenirs de Bismarck, t. II, p. 93-97.
  6. Loftus à Granville, 6 juillet.
  7. Granville à Lyons, 8 juillet. — Granville à Loftus, 15 juillet. — Loftus à Granville, 16 juillet.
  8. Morisz Busch, Tagebuchblätter, t. I, p. 32.
  9. Chaque fois que je le pourrai, je ferai juger par les Allemands eux-mêmes les faits que je raconterai.
  10. A Beust, 15 juillet 1870.
  11. A Granville, 7 juillet.
  12. Tome VI, p. 128.
  13. Doudan à Piscatory, 10 juillet 1870.
  14. Défense nationale, t. I, p. 25.
  15. Origine et chute du second Empire, p. 159.
  16. Discours du 15 juillet.
  17. Rapport de police.
  18. Granville à Layard, à Madrid, 7 juillet.
  19. A Loftus, à Berlin, 6 juillet.
  20. A Dunsky, 7 juillet.
  21. De Mercier, 4 juillet.
  22. Le fait est raconté par le Roi à la Reine dans une lettre du 5 juillet donnée par Oncken.
  23. Fleury à Gramont, 9 juillet.
  24. Vice-amiral Harris à Granville, 11 juillet.
  25. Lesourd à Gramont, 5 juillet.
  26. De Châteaurenard, 9-10 juillet.
  27. Journal le Soir, échos de la Chambre.
  28. Lyons à Granville, 7 juillet.
  29. 18 janvier 1867.
  30. L’Empire libéral, t. XI, p. 350.
  31. L’Empire libéral, t. X, p. 376.
  32. M. Emile Segris à M. Emile Ollivier, 14 février 1873 :
    « Jamais, à ma connaissance, le Maréchal ne nous a lu ni montré d’états, pas plus qu’il ne nous a fait connaître les rapports si importans du colonel Stoffel que je n’ai connus qu’après les événemens et alors que j’étais rentré à ma campagne. Mais ce que j’affirme, c’est qu’au dernier moment, quand on renonça à la résolution qui avait été adoptée à l’unanimité le 14 à 5 h. 3/4 de l’après-midi et qui ajournait la guerre, le Maréchal sur ma demande ne me répondit pas seulement : « Nous sommes prêts, » mais que « jamais la France n’aurait une pareille occasion de vider son différend avec la Prusse ! »
  33. Ce propos lui a été prêté faussement ainsi que plusieurs autres.
  34. Souvenirs inédits. Archives du ministère de la Guerre.
  35. Ce n’est pas la première fois que, par une déclaration de cette vigueur, l’Empereur avait empêché un projet dont l’exécution eût certainement amené la guerre. Lorsqu’il s’agit de faire entrer le Danemark tout entier dans la Confédération germanique, une dépêche semblable, envoyée par Drouyn de Lhuys à Pétersbourg et à Copenhague, fit abandonner le projet.
  36. Thiers dit dans sa déposition : « M. Ollivier vint à moi ; animé avec tout le monde, il était, avec moi, un peu embarrassé. Il était bien sûr que je blâmerais l’acte de folie qu’on venait de commettre. » C’est absolument faux, je n’ai jamais eu auprès de Thiers l’attitude embarrassée qu’il me prête, surtout après un acte qui, au lieu d’être un acte de folie, me paraissait un acte suprême de raison.
  37. Guizot, le 2 mars 1843, disait l’équivalent : « Si la monarchie espagnole était renversée, si la souveraine qui règne aujourd’hui en Espagne était dépouillée de son trône, si l’Espagne était livrée à une influence exclusive périlleuse pour nous, si on tentait de faire sortir le trône d’Espagne de la glorieuse famille qui y siège depuis Louis XIV, oh ! alors, je conseillerais à mon roi et à mon pays d’y regarder et d’y aviser. »
  38. Granville à Lyons, 10 décembre.
  39. 7 juillet.
  40. 17 juillet.
  41. Metternich à Beust, 8 juillet.
  42. Lyons à Granville, 8 juillet.
  43. 8 juillet.
  44. Tous ces détails et ceux qui vont suivre m’ont été donné par Strat et par Olozaga.