Les Préfigurations chez Watteau - A propos de son deuxième centenaire

LES PRÉFIGURATIONS CHEZ WATTEAU
À PROPOS DE SON DEUXIÈME CENTENAIRE

Il y a deux siècles, le 18 juillet 1721, mourait à l’âge de trente-sept ans à peine, dans une petite maison de Nogent-sur-Marne, entre les bras de ses amis, sa seule famille, un être singulier, dont le destin avait été de réaliser une œuvre qui fût pleine de tout ce qu’il n’avait pu trouver dans la vie. C’était un peintre né flamand qui, avec des figures de la Comédie italienne, avait créé l’art le plus français, le plus divertissant, le plus spirituel et le plus mesuré du monde. Un disciple respectueux des maîtres, qui avait franchi, sans y penser, toutes les barrières de l’Ecole et orienté la peinture vers des horizons entièrement nouveaux. Un esprit inquiet, dans une santé tourmentée, qui avait inventé une humanité affranchie de tout souci et douleur, un instable qui lui avait donné le repos, un mécontent qui lui avait apporté la paix. Et ce n’est tout. Misanthrope, lourd, froid, embarrassé, incompatible, ce solitaire n’avait fait autre chose que célébrer les plaisirs et les élégances de la sociabilité ; citadin évadé de la province, enfermé dans Paris, il avait découvert, au bout d’une allée, l’infini du paysage ; de mœurs sages, donné l’essor à toute une bande légère d’êtres uniquement occupés d’amour et de galanterie. Errant de logis en logis, toujours mal à son aise là où il était, son imagination n’avait jamais habité que le même coin de parc avec une trouée sur le même horizon. Pèlerin passionné de Rome et de Venise, consumé par la nostalgie de l’Italie, il n’avait jamais dépassé la Marne, et pourtant, rapporté des profondeurs de son désir plus de gestes napolitains et de splendeurs vénitiennes qu’aucun de ceux qui firent le voyage. Mécontent de soi et des autres, pressé de finir la toile en train par dégoût de la chose faite et la hâte de tenter la chance dans une autre, se jetant dans une troisième pour y être plus malheureux encore et, ainsi de suite, jusqu’à son dernier ouvrage, toujours désespérant de toucher le but, — il avait atteint la perfection. Enfin, en échange du peu d’années que lui mesurait chichement le destin, il laissait des œuvres innombrables.

Tel était Jean Antoine Watteau, de Valenciennes, membre de l’Académie royale, auteur de l’Embarquement pour Cythère et de mainte fête galante, élève de gens inconnus et maître d’artistes célèbres, comme Pater, et inspirateur de toute la peinture durant un siècle, et après une éclipse, de tous les siècles, nullement un descendant, mais, à coup sûr, un ancêtre, ayant puisé dans le fonds commun ce que tout le monde y pouvait prendre et laissant ce que personne, jusque là, n’y avait mis, donc un autodidacte en un point — le point par où il méritait d’être. A ses amis groupés autour de lui, à Nogent, le 18 juillet 1721, ou anxieux à Paris, il laissait peu chose : trois mille livres, avec ses dessins, lesquels avaient déjà, il est vrai, une valeur marchande, mais pas de terre, pas de maisons, pas de moulins. Sa succession faisait piètre figure auprès de celle d’un maltôtier ou d’un robin. Pourtant, aujourd’hui encore, après deux cents ans écoulés, nous lui en savons gré, comme d’un des plus beaux legs faits à la race humaine. Car il nous laissait un domaine enchanté : le domaine sans limites, où des multitudes qui dorment maintenant dans les cimetières et des générations qui ne sont pas encore nées sont venues ou viendront rapatrier leurs songes, où l’on verra s’acheminer, pour retremper leur foi en la beauté de la vie, les poètes de toujours et aussi ces poètes d’un jour que sont les amoureux. Il laissait autre chose encore. Le monde qu’il avait imaginé allait vivre. Le dessin qu’il venait d’inaugurer allait animer les figures des tableaux. La couleur qu’il venait de trouver allait répandre sur les choses ses prestiges et ses mirages. En ces trois points, il devançait son siècle ; il préfigurait ce que serait la vie, au lendemain de sa mort, et l’Art longtemps après, à la fin du XIXe et au XXe siècle, lorsque le goût du trait vif et primesautier, du ton chatoyant et modulant triompherait à nouveau dans les sensibilités d’artistes. Par là, il reste jeune, de cette jeunesse que conserve éternellement dans les œuvres de l’esprit humain, ce qui a été, en quelque temps que ce soit, personnel et spontané. Car ce qui n’est pas toujours jeune, en Art, ne l’a jamais été. Retournons au Louvre, dans la salle du XVIIIe siècle, voir l’Embarquement pour Cythère et, salle Lacaze, le Gilles, la Finette, l’Indifférent ; arrêtons-nous longuement devant l’Assemblée dans un parc. Revoyons aussi ses sanguines, dans les salles consacrées aux dessins. Peut-être trouverons-nous le secret de cette jeunesse éternelle. En tout cas, nous en démêlerons aisément les caractéristiques, si nous comparons l’œuvre de Watteau avec ses devancières et, — si nous la confrontons avec les modernes, — les préfigurations.


I

D’abord, le sujet et la composition. Watteau qualifiait ainsi un de ses tableaux en le vendant au duc d’Orléans : « Un jardin avec huit figures. » Et c’est bien là, en effet, le seul titre qu’on puisse donner à la plupart de ses toiles, en modifiant seulement le chiffre des personnages. Cela dit tout et n’évoque rien : le tableau ne dit rien et évoque un infini : c’est le propre de la peinture.

On a fait presque autant d’hypothèses sur les scènes galantes de Watteau que sur le Printemps de Botticelli ou le Concert du Giorgione. Et avec aussi peu de succès, parce qu’on y cherche ce qui n’y est pas : un « sujet » ou une action dans le sens dramatique du mot et l’on n’y voit pas ce qui a fixé le choix de l’artiste et ce qui nous enchante : un thème esthétique, c’est-à-dire un faisceau de lignes expressives de l’être vivant et une symphonie de couleurs. La caractéristique de ce thème presque invariable, c’est une inaction complète ou une action très lente, dans un milieu immobile et reposant, avec une échappée vers quelque lointain prestigieux ou, au moins, le mystère. Tels sont le Songe du Chevalier de Raphaël ou son Apollon et Marsyas, l’Amour sacré et l’Amour profane de Titien, même certaines Conversations sacrées du Pérugin ou de Boltraffio, où l’on voit de beaux éphèbes lardés de flèches, des vieillards candides, des femmes parées, debout, les uns à côté des autres sans rien faire, sans rien dire, dans la béatitude tranquille d’une vie que plus rien ne menace et avec un joli geste parfois un peu précieux, mais mesuré, prudent, pour ne rien déranger au paysage obligeant qui les a recueillis. La collection Denon, dispersée en 1826, contenait, dit-on, un Concert champêtre de Watteau. « Trois unes musiciens sous la direction d’un batteur de mesure et une jeune femme en train de les écouter. » Le catalogue porte, parait-il : « Précieux tableau dans lequel Watteau a imité le Giorgione. » C’est fort possible et c’est très indifférent. Le divertissement de la musique dans un jardin est un rêve de bonheur célébré, de tout temps, par les artistes. Mais nul n’y a mis autant de nonchalance que Watteau. Il ne nous offre même pas un Concert. D’habitude, il n’y a qu’un musicien et il ne joue pas toujours : il accorde le plus souvent son théorbe ou son archiluth, ce qui, parait-il, était la principale occupation des virtuoses, en ce temps-là. Parfois, un couple esquisse un pas de danse. Les autres font cercle et ne le regardent pas. Ils ne s’occupent que d’eux-mêmes. La sociabilité lésa mis en grappes, l’amour les égrène. Les groupes se nouent et se dénouent avec la tranquille aisance des figures liquides qui courent à la surface des fleuves. Nul couple ne s’inquiète du voisin, bien que la réunion totale forme une chaîne, sans solution de continuité. C’est l’égoïsme à deux. L’action est nulle. On n’imagine pas, non plus, grand bruit : une guitare bourdonne comme une guêpe, les éventails bruissent comme des feuilles, une flûte chante comme un oiseau, une source dans l’ombre chuchote comme la voie insinuante de quelque Mezzetin à l’oreille paresseuse de sa Colombine. Les yeux dans les yeux, ne regardant qu’un point dans ce vaste univers, indifférents à ce qui n’est pas eux-mêmes, attentifs seulement aux gestes l’un de l’autre, et ne semblant même pas y attacher une grande importance, ils ne sortiront de leur béatitude contemplative que pour s’en aller, dans une languissante étreinte, vers le lointain qui se creuse ou l’ombre qui s’épaissit. Alors seulement, ils tourneront la tête vers ceux qui restent, pour les plaindre ou pour les envier, on ne sait, ou pour juger du point où ils en sont de leurs mensonges.

Tel est le sujet. Il n’en est pas de plus vague, de plus indéterminé, de plus impossible à raconter, de plus dénué d’intérêt pour les esprits logiques, en un mot de plus contraire à l’idéal du XVIIe siècle. Le XVIIe siècle ne rêve pas : il raisonne ou il raconte. Parfois il raisonne et raconte à la fois, comme Poussin. Mais jamais il ne s’enthousiasme, ni ne se délecte dans un aspect de la nature. Il ne laisse l’imagination se donner carrière que dans le cadre de l’Antiquité profane : la mythologie, ou sacrée : la Bible, et encore ne doit-elle se risquer que dans les limites tracées par la raison et l’archéologie du temps, laquelle est elle-même soumise à la raison. Watteau arrive : il ne raconte rien, il ne raisonne point, il ne prouve quoi que ce soit, ni n’enseigne. Il montre des gens et des choses qu’il trouve bons à montrer, savoureux et drôles, des gestes qui l’amusent, des effets de couleurs qu’il voudrait bien retenir. L’énorme quantité de scènes galantes qu’il a laissées, de quelque nom qu’on les décore, ne représentent ni une scène réelle, ni une fiction, ni une collection de portraits donnés comme tels. Elles n’ont presque aucun rapport avec son temps, ni avec un autre temps, ne renseignent sur rien. Sauf une ou deux fois, comme dans sa Conversation, où l’on voit une scène mondaine avec les costumes du temps, et dans son dernier tableau, l’Enseigne de Gersaint, c’est partout de la fantaisie pure.

Telle est la plus célèbre de toutes : l’Embarquement pour Cythère. Qui a jamais rien vu de semblable ? Le paysage est composite : ce sont des arbres du Nord, qui plafonnent ici et ce sont des montagnes des Alpes ou des Pyrénées qui pointent là-bas. Les figures sont des travestis. Il y a beau temps que les pèlerinages héroïques sont passés, même celui des simples romeos. Les présents voyageurs ne songent guère à faire leur testament, ou à rédiger des instructions morales pour leurs enfants, comme ceux de jadis, à la veille du « grand passage. » Le lourd bâton, capable de soutenir et de se défendre, n’est plus qu’une fine gaule, qui ne servira de rien à toute cette jeunesse, qu’à suspendre, en ex-voto, dans le Temple de l’Amour, comme les béquilles du cœur. La gourde, elle-même, est superflue :


L’Amour prend soin de la cuisine,
Et Bacchus est le sommelier...


chantent-ils dans la pièce de Dancourt. Seule, la coquille est restée, mais on ne sait plus trop ce qu’elle signifie, cousue au camail des pèlerins, pas plus qu’on ne pense, de nos jours, aux flammes de l’Enfer, quand on voit les mèches dressées sur la tête des clowns, petits-fils des diables des Mystères. On la met au retroussis du chapeau, comme les princes de la Renaissance y mettaient une médaille, une « enseigne, » et les truands de Téniers une pipe. Tout cela n’est plus que décor et prétexte à broderie. Est-ce, au moins, la traduction exacte d’une scène d’Opéra ? Pas davantage. Les érudits sont fort satisfaits, depuis quelques années, parce qu’ils croient avoir trouvé, dans une pièce de Dancourt, jouée pour la première fois le 18 octobre 1700, l’origine de ce tableau. Ils ne sont pas difficiles. Tout se réduit a ceci que, dans cette pièce intitulée les Trois Cousines, qui se passe à Créteil, à la fin du XVIIe siècle, et où l’on parle patois, il est question d’un « pèlerinage. » Dans un intermède, « les garçons et les filles du village vêtus en pèlerins et en pèlerines se disposent à faire voyage au Temple de l’Amour. »

L’un d’eux, Touvenel, pèlerin, chante alors :


Au Temple du fils de Vénus
Chacun fait son pèlerinage...


Mlle Hortense, pèlerine, répond :


Venez dans l’ile de Cythère
En pèlerinage avec nous...


Voilà toute la donnée de l’Embarquement. Au point de vue esthétique, ce n’est rien. La figuration, telle que Watteau l’a vue réalisée au théâtre, est peu de chose.

Nous la connaissons, car il l’a représentée dans une première œuvre de jeunesse : l’Ile de Cythère. C’est le même sujet que notre tableau du Louvre, et il n’y a aucun rapport entre les deux. Rodin, qui aimait à montrer, dans l’Embarquement, le développement d’une même action par la suite continue des mouvements de chaque groupe, aurait été bien empêché de faire la même démonstration avec l’Ile de Cythère. C’est exactement le contraire. Rien n’y bouge. Ce que Watteau a pris à la pièce de Dancourt, ce sont seulement ses costumes.

Peut-on même dire, qu’il y a là, un véritable « embarquement ? » Les gens ne sont nullement pressés de partir. Il n’y a que les putti qui s’affairent dans le ciel et font la culbute. Les pèlerins s’en vont languissamment en jetant un dernier coup d’œil, par-dessus leur épaule, à la terre qu’ils quittent et qui fut celle de l’espérance. Les montagnes, là-bas, ne bougeront pas : le bonheur peut attendre. On dirait qu’ils veulent faire durer le plus possible la minute exquise et irrecouvrable du départ, celle où le voyage est riche encore de tout ce qu’on lui prête et l’horizon chargé des couleurs que la distance seule peut lui conserver. S’il est vrai, comme on l’enseigne de nos jours, que l’artiste ne peut puiser la vie que dans l’observation des scènes journalières, ni l’exprimer que par la reproduction des choses et des costumes de son temps, — voici l’Art le plus froid, le plus morne, le plus dénué de sensibilité qui fût jamais !

Rien n’y est « vécu, pas même les costumes ! Les modes ! Il suffit quand on a vu les Watteau de la salle Lacaze, la Finette et l’Assemblée dans un parc, de se retourner vers le panneau d’en face et de regarder le triple portrait de Largillière, de sa femme et de sa fille, pour voir ce que Watteau en a fait. La mode, il est vrai, est en train de changer, mais il la pousse bon train : il décharge, il désagrafe, il désengaine, il simplifie les lignes voulues par la modiste et multiplie toutes les autres. La fontange s’est écroulée, la basquine s’est allégée, le « corps, » cette cuirasse en pointe où les femmes contraignaient leur buste, s’est assoupli. Alors, paraît dans ses tableaux cette longue robe ample et flottante, qui va de la nuque aux talons d’un seul ruissellement de plis, d’abord en chute droite et serrée, puis en cascade tournoyante et, enfin, en nappe étalée. Elle paraîtra longtemps dans les Assemblées du XVIIIe siècle : on la verra encore, telle quelle, dans certains tableaux d’Hubert Robert, en 1773. Mais elle a paru chez Watteau, d’abord. Il a dessiné, le premier, ce qui devait être la ligne maîtresse du costume féminin et lui a donné le mouvement qui devait l’animer pendant soixante ans. Voilà une préfiguration. Et en cela il fait œuvre de couturier. Il ajuste et il habille. Ce n’est pas le débraillé de Greuze et l’hiatus des fichus, qu’on voit même chez ses « accordées, » ce n’est pas le déroulement orageux de Fragonard, ce n’est pas le déshabillé de Boucher. C’est le goût mesuré, d’un laisser-aller discret, au moment précis où se sent la saveur de la liberté et non le libertinage. En même temps, il effondre les coiffures : il n’y a plus qu’un petit bonnet de dentelles en pointe sur le front, ou bien rien du tout : les cheveux relevés le plus simplement du monde selon leur mouvement naturel et ramassés en un chignon. Regardez ses études de têtes dans les dessins au Louvre : ce sont des coiffures du XIXe siècle que voici, déjà portées du temps de Clouet. Impossible d’y deviner des contemporaines de Mme de Maintenon.

Pour l’homme du temps de Louis XIV, son costume est encore trop raide et trop rigoureusement déterminé par l’étiquette. Il n’y a rien à en faire. Alors Watteau n’en fait rien. Il ne représente pas l’homme de son temps. Il le déguise en figurant de la comédie italienne. C’est Mezzetin, c’est Arlequin, c’est Scaramouche. Ce n’est plus un sujet de Louis XIV, mais c’est un homme. Le pantin, c’était le courtisan de l’Œil de Bœuf, avec sa carapace somptueuse et dissimulatrice, la tête enfouie sous les blondes cascades et les gros bouillons de la perruque, le corps dans l’embarras des hingraves, le tuyautage des canons, le pied écrasé par les touffes de ruban. Les peintres s’en tiraient, d’ordinaire, en masquant le buste et le corps par un immense et lourd drapé, que le coude soulevait avec effort afin qu’apparût par-dessous le galbe des deux jambes. C’était un gros poids mort qui s’ajoutait au poids mort de la perruque. Mais il fallait bien, même en ce siècle idéaliste, représenter les gens à peu près tels qu’ils étaient. Watteau survient et n’en a cure. Il ne se soucie pas de faire les gens tels qu’ils sont : il leur ôte leur perruque, et par là, il leur restitue le caractère, qu’on n’avait guère aperçu depuis les Clouet, sauf dans les rares exceptions où il tient tout entier dans le nez, les yeux et le menton. Il leur restitue surtout leurs « airs de tête » particuliers.

Ce qui a le plus contribué à uniformiser les figures du grand siècle, en effet, c’est la perruque, ce cadre qui empiète sur le portrait. Elle laisse bien apparaître la physionomie : l’assurance ou la fuite du regard, le pincement ou la gourmandise des lèvres, la contraction ou l’enflure des joues, l’impertinence du nez ou sa résignation, et jusqu’à un certain point l’avance du menton ou sa retraite, et Fagon, par exemple, malgré sa perruque, se révèle à nous. Mais le reste : la construction du col, l’attache de la mâchoire, comme les oreilles sont collées, comme les cheveux sont nés et plantés, où va le front et surtout quel est de développement du crâne, qui le saura ? La perruque ramène tout à un même gabarit, — pittoresque, d’ailleurs, et permettant bien des effets de couleur, mais émoussant le caractère qu’avaient au plus haut point les têtes de Clouet, que recouvreront celles de Chardin, La Tour ou Perronneau, à mesure que la perruque diminuera, et qu’elles ont tout à fait lorsqu’elle est remplacée par un bonnet ou quelque mazulipatam.

Comme il tire les têtes hors des perruques, Watteau tire les bustes et les bras hors des jabots, des manteaux et des lourdes manches. Ses Arlequins ou ses Mezzetins portent soit le justaucorps collant, soit de légers costumes qui dessinent les moindres inflexions du buste. De la carapace que lui avaient mise la mode et l’étiquette, un homme est sorti, svelte, mince, désinvolte, et s’est mis à faire des gestes. Alors les bras jusque là contraints à soulever le lourd cumulus des draperies ostentatoires, se sont insinués sous des mantilles, les mains étalées en espalier ont repris l’usage de leurs doigts et ont pincé des cordes chantantes, et les pieds, d’un pas léger, ont mené tout le monde vers Cythère. Théâtral par son origine, son costume l’est moins en réalité que celui des gens de cour à cette époque, juchés sur des échasses, ensevelis sous des perruques et harnachés de broderies, tirés à terre par le poids formidable des velours. Artificiel, il est infiniment plus naturel que le grand habit en usage, parce qu’il serre de plus près la forme humaine. Il la laisse mieux deviner, il indique de plus près les gestes et les moindres inflexions.

Et puis, les gestes du Mezzetin guitariste ou de l’Arlequin bateleur, du Pierrot ou de Scaramouche, sont plus révélateurs des muscles que les attitudes compassées du courtisan. Watteau est donc allé au théâtre pour retrouver la nature et au travesti pour dégager l’être humain, enfoui, perdu et même oublié depuis près d’un siècle sous les fausses apparences des costumes du temps. Et ceci n’est un paradoxe qu’en apparence. Il faut, pour le voir, se débarbouiller l’esprit de cette épaisse crasse de préjugés que les écoles réalistes jadis, et aujourd’hui l’enseignement officiel, y ont déposée, entre autres celui-ci que l’art pour être vivant doit exprimer son temps. Watteau n’a nullement représenté son temps, et il a créé une telle vie que les temps à venir viendront toujours y puiser. La perruque, les manteaux, les dentelles, le grand habit, réellement portés de son temps, masquaient la vie : avec ses justaucorps de comédie, il l’a retrouvée.

De même, en délaissant le parc à la française tout à fait caractéristique de son temps, il a retrouvé la nature. Regardez le décor habituel où se meuvent ses figures. C’est bien un parc, apparemment, puisqu’on y voit un banc de pierre, on y soupçonne un faune ricanant dans sa gaine de marbre, on croit y entendre une vasque qui pleure toutes les larmes de sa nappe d’eau effilochée et tombante, on y devine une allée qui s’enfuit. Mais ce n’est certes pas un jardin ordonné, quelque ordonnance qu’il y ait : ni charmille, ni labyrinthe, ni théâtre d’eau, ni quinconces, ni boulingrin, ni « cabinets, » — il n’y a même pas le désordre apprêté, la fausse liberté des jardins plus tard dits « à l’anglaise, » ni une pseudo-solitude, ni un hospitalier « désert. » Si l’on y rencontre parfois un vase, une statue, dans le fouillis des buissons et des troncs d’arbre, c’est qu’un taillis a poussé tout autour, dans l’abandon et la luxuriance d’une vie végétale qu’on ne surveille plus. Ç’a été peut-être un jardin. Et ce qu’on voit, par les trouées, au bout des perspectives, ce ne sont nullement des palais, des « casinos, » des « fabriques, » comme jusque-là, dans le paysage classique, mais des villages, des toits de paysans, où ont vécu peut-être et bu leur coup de vin, les gueux des frères Le Nain, — un bout de la France que les charmilles du grand siècle nous avaient si bien cachée derrière leurs murailles vertes et compliquées. Tout en jouant, Watteau a mené ses masques au fond du parc, sur les confins extrêmes de la civilisation végétale, là où les ifs se dépeignent, où les charmilles redeviennent des charmes, où les eaux quittent l’inflexible niveau des miroirs et se remettent à courir selon les pentes du sol, où les allées finissent en sentiers, les étoiles en clairières, les boulingrins en prairies, où les labyrinthes, multipliant leurs réseaux, se confondent avec l’indéfinie complexité de la forêt, où les avenues se perdent dans la forêt comme les fleuves dans la mer, où le promeneur s’égare et retrouve un peu des sensations de l’homme primitif. C’est la Nature. D’autres, cent ans après, la découvriront. Watteau s’arrête sur le seuil. Le mystère des grands bois et des chauds crépuscules reste intact. Mais il nous fait éprouver qu’il y a, là, un mystère. Çà et là, un couple s’y achemine et s’y perd, après avoir jeté un dernier regard sur les groupes encore retenus dans les mailles de la conversation, ou sur le guitariste qui les fait rêver. Watteau préfigure ici quelque chose qui sera la gloire du XIXe siècle français : le paysage contemporain.

En effet, ôtez les figures de ses tableaux. Imaginez les pèlerins de Cythère tous embarqués et évanouis aux lointains dorés qui les attirent, ou les couples de l’Assemblée dans un parc tous enfoncés dans l’ombre propice et solennelle, les musiciens rentrés chez eux, le des rond, sous le faix saugrenu du théorbe ou monstrueux de la basse de viole, supposez la scène vide, les gazons déblayés, les belles dames envolées sans plus de trace que le trou des talons dans l’herbe, les vasques pleurant sans que nulle oreille humaine les écoute, et leurs dauphins de pierre ouvrant leur œil rond sur une scène dépourvue d’intrigues, — il y aura encore un paysage délicieux, chimérique, complet, qui se suffit à lui-même. Et cette « pensée de paysage, » comme il disait lui-même, est une chose très nouvelle. Regardez dans les salles voisines les arbres de Poussin, les masses compactes de ses feuillages... Les arbres de Watteau sont tout autres, point encore étudiés dans leur essence ni fortement caractérisés comme ceux de Barbizon, mais déjà vivants. Les feuillages ne sont plus de la ferronnerie, comme chez les classiques, lustrée, vernie, rigide, et ce ne sont pas encore des ouragans de feuillages comme plus tard chez Fragonard. Ce sont des arbres calmes, souples, aérés et mouvants. Parfois ils montent en fusées fines comme des jets d’eau et retombent à la manière des cascades écumeuses. Plus souvent, ils ondulent comme plumes au vent, marabouts projetés en plumages oscillants. Toujours, ils palpent l’air par leurs myriades de feuilles, menues, éparpillées dans le ciel. C’est seulement quand le soir vient simplifier leur silhouette, qu’ils s’encapuchonnent et ne profilent plus que des dômes suspendus au-dessus des troncs. On retrouve en eux les mouvements du charme, de l’orme, du saule, parfois du bouleau et de l’acacia. C’est l’acacia, essence relativement nouvelle en France, qui a donné l’idée des courtes branches, vivement articulées, qu’on voit souvent et c’est la feuille de l’acacia, dont le ton est si particulier, qui a dicté les ombres bleuâtres des feuillages compacts. Mais le plus souvent, l’arbre de Watteau est indéfinissable, comme son sujet et son intention mêmes. Il a tout l’incertain et toute la poésie de l’arbre de Corot, et du Romantisme.

Que Watteau ait préfiguré aussi le Romantisme, c’est évident pour qui a lu ses poètes. Tout ce chef-d’œuvre d’Hugo la Fête chez Thérèse n’est guère d’un bout à l’autre qu’un Watteau ; les strophes les plus fameuses de Verlaine y ramènent de façon irrésistible, et parfois Musset. Comment est-ce possible ? Les gens de Watteau sont de la comédie légère, son action de la comédie galante, ses décors d’Opéra, ses artifices du règne de Louis XIV et de la Régence... tout cela est l’opposé du sentiment romantique. C’est possible grâce à son paysage. C’est lui qui pénètre ses marionnettes de sa langueur, les drape de son mystère et les magnifie de son infinité. C’est lui qui donne à ses scènes galantes du XVIIIe siècle, un sentiment bien plus moderne. La preuve est facile à faire : si vous supprimez, par la pensée, les figures de Watteau, presque toute la poésie du tableau demeure. Si vous supprimez le paysage, il reste une mimique délicieuse, mais de poésie, point. Ce qu’enfin des scènes comme l’Embarquement pour Cythère annonçaient surtout, c’est la fête voluptueuse et tendre, élégante et parée que devait être la Régence, et le règne de Louis XV et tout le XVIIIe siècle jusqu’à la prise de la Bastille. Cette fête, aujourd’hui encore, — après tant d’écrivains, d’artistes, de musiciens qui l’ont célébrée, — nous n’en pouvons trouver nulle part une image si saisissante que chez Watteau. Pour tous ceux qui ne se soucient pas trop de la chronologie, voilà les yeux qui reflétaient le mieux l’idéal du XVIIIe siècle. Or, ils se sont fermés avant que cet idéal fût apparu. Watteau est mort le 18 juillet 1721. La même année, le 29 décembre, naissait M mc de Pompadour. L’Embarquement pour Cythère n’était pas une chose vue, mais elle allait l’être. C’était une préfiguration.


II

Ainsi, rien n’est « vécu » chez Watteau : pourtant tout est vivant. Et aucune figure n’est entièrement réelle, mais toutes sont vraies et criantes de vérité. A quoi cela tient-il ? Nous les découvrirons si nous examinons son geste, qui est le plus défini et le plus particulier du monde, dans les sujets les plus vague et les plus indéterminés. Or c’est par le geste expressif du corps humain et le dessin expressif du geste, que l’Art nous donne l’impression de la vérité et de la vie et non point du tout par une reproduction exacte de quelque scène plausible ou d’accessoires pris dans le vestiaire d’une époque. Une des plus grandes confusions de la critique contemporaine est celle entre le document et la vie, c’est-à-dire entre ce qui est contemporain d’un artiste, ce qui est « vécu » et qui « a vécu, » — c’est-à-dire n’est plus, — et ce qui est contemporain de tous les artistes dans tous les âges. Watteau et Fragonard, qui ont déguisé leurs contemporains, sont plus vivants que Boilly ou Courbet, qui les ont affublés des costumes de leur temps. Rubens est plus vivant dans ses allégories que Miéris, Terborch ou Gérard Dow dans leurs exactes scènes d’intérieur. Il peut arriver même que le document cache la vie. Peindre une perruque au temps de Louis XIV et une redingote sous Louis-Philippe, ou plus tard, avec Manet, le pantalon « pied d’éléphant, » équivaut à dissimuler le crâne, le cou, la naissance des cheveux, les oreilles, toutes sortes d’indices fort individuels, ou bien engloutir la taille, les bras, le buste dans une enveloppe ; c’est nous empêcher de voir comme ils sont faits, alourdir le geste de tant de matière que la vie en est diminuée. Ce n’est pas du tout révéler un caractère du personnage : c’est seulement donner un modèle aux costumiers. C’est du poids mort.

Regardez les bonshommes de Watteau : nul n’a moins de poids mort. Toute la force et tout le poids sont dans le buste. Le reste ne sert qu’à jouer et à éprouver des sensations tactiles. Les têtes sont à l’évent. Ils ne pèsent pas, ils ne pensent pas plus qu’ils ne pèsent, et ils s’appliquent moins encore. Les pieds tâtent à peine le sol, les mains ne palpent que l’air. L’Arlequin au loup noir, qui parle en décrivant de grands gestes à une dame un peu effarouchée assise auprès de lui, dans Voulez-vous enchanter les belles ? ne prend appui sur aucun des bras, ni aucun des pieds : pourtant il est solide et ne cherra pas. Cela se sent jusque dans le grand Gilles ou Pierrot du Louvre, pourtant planté comme un monolithe, et que ses gestes ne sauraient soutenir en l’air puisqu’il n’en fait pas. Regardez ce losange blanc, si léger dans son ampleur et sa niaiserie ; c’est que toutes les lignes convergent en s’évasant, c’est-à-dire en portant leur poids vers le centre ; les plis du pantalon sont tirés vers la ceinture ; les lignes de la collerette tombent en s’évasant sur la poitrine ; les manches plissées en accordéons, au milieu des bras, y mettent le point fort ; enfin, la poitrine réfléchit et concentre les rayons lumineux comme une lentille. Toute l’épaisseur, la force, la clarté sont au centre et maintiennent la figure comme suspendue. Elle ne pèse pas une once.

Voilà un trait commun aux hommes et aux femmes. D’ailleurs, ils ont l’air d’appartenir à deux races différentes. L’homme, est grand, a « l’encolure déchargée, la jambe sèche et qui porte au vent, » comme on disait alors. La femme est parfois plus courte, surtout des bras ; la nuque toujours montant très haut, non seulement parce que ses cheveux sont relevés et tirés afin de la dégager entière, mais parce que l’occiput ne bombe pas sur la ligne du cou. Ils n’ont pas la même mimique : « homme est agité, la femme immobile ; il fait de grands bras, elle se contente de lisser les plumes de son éventail. Elle fait parfois un léger geste de défense on ne sait trop pourquoi : le geste du parleur ne la menace pas, il vise bien loin, à l’horizon. Peut-être pressent-elle que les aperçus lointains et les théories grandiloquentes de ce philosophe en béret pékiné rose ne sont que le chemin le plus rapide pour aller au but, qui est tout près. En tout cas, le geste de l’homme est toujours en extension, à moins qu’il ne soit obligatoirement ramené autour d’une guitare ; le geste de la femme est toujours en flexion, à moins qu’elle ne soit obligée de soutenir le col de son archiluth. Tous les deux ont l’air d’être saisis dans une attitude passagère et qui va se modifier, impression subtile de vie et de mouvement dans l’immobilité. C’est qu’ils sont vus sous un angle parfaitement naturel, mais où l’on n’a pas l’habitude de se placer. Ils sont vus de bas en haut, comme on voit les acteurs sur la scène quand on est au parterre, ou de haut en bas, comme on les voit si l’on est au poulailler, et à la fois de haut en bas et de bas en haut, dans la même composition. Donc, toujours en raccourci. On aperçoit le creux des narines, le triangle que fait le menton et la mâchoire, l’enflure des pommettes bombant au-dessous des yeux — ou bien, au contraire, la circonférence du crâne, des tempes, et la ligne des sourcils dans son plus grand développement ondulatoire, le reste du visage fuyant en pointe. Même si la tête est vue de face, et sur le même plan que le spectateur, elle se renverse presque toujours en arrière, ou se penche imperceptiblement en avant, de façon que le visage s’ordonne en perspective. Voilà ce qui donne aux traits un mouvement inattendu et continu.

Il est possible que Watteau en ait pris l’idée au théâtre en remarquant l’accent que prennent les ligures lorsqu’on les aperçoit en raccourci et que, les ayant dessinées là quelquefois, il les ait alors, et sans trop y songer, transportées ainsi à la ville et dans le parc. Mais le phénomène est constant. Soit qu’il se mette plus bas que ses personnages, comme dans l’Embarquement pour Cythère, soit qu’il se mette plus haut, comme nécessairement quand il y a des figures assises ou de-mi-couchées à terre, on sent toujours le raccourci. Et, dans la même composition, il arrive très souvent que des figures soient posées plus haut et d’autres plus bas que la ligne des yeux. Sans doute parce qu’il les avait prises séparément, dans ses croquis d’après nature et qu’il les a réunies, sans s’inquiéter de cette discordance. En tout cas, c’est cette discordance, fortuite ou voulue, et d’ailleurs à peine sensible, toute en nuances, qui donne à ses groupes du mouvement, même quand ils ne font pas le moindre geste et qu’ils ont une attitude qu’on peut garder indéfiniment.

Tel est le caractère spécifique de Watteau : beaucoup de vie et de mouvement dans une action très lente et dans l’inaction même, le contraire diamétral de ce qui se passe chez les peintres académiques, les Sabines de Poussin et de David, par exemple, où l’on voit des actions violentes et rapides sans aucun des frémissements de la vie. Cette impression est due, aussi, à une infinité de petits mouvements contrastés qui nous font percevoir ce qui vient de se passer dans le jeu des muscles et pressentir ce qui se passera. Par exemple, la femme assise vue de dos dans la Réunion autour d’une statue de Vénus, à Dresde. Elle s’est assise, portant d’abord sur sa jambe gauche qui est encore repliée ; elle s’est penchée en avant, ce qu’indique le raccourci des épaules ; et une fois en avant elle s’est penchée à droite, ce que souligne l’omoplate droite saillante tandis que la gauche est rentrée, et elle pèse sur la main droite, à terre. Elle ne peut plus changer de place qu’en se reportant à gauche, d’abord, avant d’exécuter quelque autre mouvement. Si quelqu’un veut l’aider à se remettre debout sur ses pieds, comme sa sœur de l’Embarquement, qu’un pèlerin tire à lui par les deux mains, l’opération sera difficile, tout le poids du corps étant porté en arrière. La pèlerine est donc surprise dans la posture la plus maladroite pour le but cherché et aussi la plus naturelle, — car il est naturel d’être maladroit dans une entreprise aussi inusitée. Mais c’est la suprême adresse de l’artiste que de nous le faire sentir.

Ce qui amusait le plus Watteau dans la figure humaine, c’était la posture. Quand il en avait trouvé une, divertissante et révélatrice, il la mettait un peu partout, sans grande raison, et elle faisait bien où qu’il la mit. Je ne dis point « révélatrice » d’un sentiment ou d’une idée, — c’est-à-dire dans l’ordre dramatique ou didactique. Cela, c’est du Poussin, c’est du David, c’est du Greuze : c’est le langage des gestes appris dans les écoles, toujours conventionnels. L’intention trop appuyée mène vite à la confusion entre la peinture et la littérature. Toute subtilité y est un danger. Je dis révélatrice de la machine humaine et de ses ressources, ce qui montre combien le faisceau des muscles est souple, et peut fournir d’aspects divers, sans contorsion, sans artifice, sans fatigue, sans effort, — ce qui est le propre de l’élégance, — mû seulement par la force nerveuse qui circule et l’anime. Là, toute subtilité est permise, est savourée. Il sait faire ceci ! — nous dit l’artiste devant l’être humain souple et vivant, — et encore ceci et encore ceci !... On dirait des découvertes dans un être inconnu. Il y a un peu, chez lui, de la joie d’une famille à chaque geste nouveau que fait un bébé, à chaque mot dit pour la première fois, — comme si ce mot n’avait jamais été prononcé sur la terre, comme si ce geste, nul ne l’avait fait avant lui... Et c’est tout semblable, en effet, puisqu’il n’avait pas encore été noté. Parcourez les dessins de Watteau : vous verrez que pour lui trouver tous les profils des têtes, toutes les nuances du geste a été la joie de la vie.

Chez ses hommes, ce sont des gestes d’Italiens, alertes, déliés, d’une race où les mains sont expressives et loquaces. Est-il besoin d’avoir recours à une race particulière et le geste ne peut-il s’observer chez tout le monde ? Il se peut, mais plus ou moins. Tout le monde ne fait pas les mêmes gestes et le même geste n’acquiert pas chez tout le monde, la même ductilité, ne révèle pas les mêmes nuances myologiques. Le geste peut s’adapter à une action extérieure, tendre à un objet défini, tel le geste de métier, ou de nécessité habituelle. Comme il est fréquent, identique à lui-même et circonscrit dans un orbe invariable, il peut être facilement observé et rendu : aussi est-ce le premier qui ait été réalisé par l’Art. Les Primitifs savent l’attraper, quand ils manquent encore tous les autres. Ou bien, le geste est dicté par une action étrangère : comme il est moins fréquent et moins circonscrit, il a déjà plus d’incertitude. Enfin, il peut simplement être une projection de l’âme au dehors, exprimer une passion, un sentiment, affirmation, négation, doute, protestation, enthousiasme, joie, pitié, douleur, vénération, mépris. Ce dernier est moins facile parce qu’il est moins fréquent que les autres et que, n’ayant pas une destination précise, il risque de se perdre dans le vague et de ne pas cohérer.

Or, ce n’est aucun de ceux-là que rend Watteau. Ses gens ne font pas de gestes de métier, sauf les guitaristes : ils ne font aucun geste utile, nulle besogne. Ils n’expriment guère de passion. Ils n’expriment que la souplesse naturelle des membres. Cela est nouveau. Les Primitifs avaient réalisé le geste efficace, les Renaissants avaient cherché la beauté plastique du geste, les décadents de la Renaissance seulement son arabesque, les Français du XVIIe siècle, Poussin ou le Sueur, sa signification dramatique. Watteau est le premier en France, qui se préoccupe de sa justesse pour elle seule et de sa subtilité. De là, une conséquence notable. Avant lui, le geste est choisi ou arrangé dans deux buts, ou pour sa grâce et son arabesque, — comme on arrange un rinceau ou un ornement, — ou pour sa signification morale. Il est décoratif ou démonstratif, dans les deux cas ostentatoire et voulu. Chez lui, il est précis, nuancé, spontané, mesuré. Ni hâte, ni effort, pas même d’ostentation. Il y a plus d’ostentation dans le Bossuet de Rigaud que dans le plus vaniteux Mezzetin faisant la roue, — et moins de naturel. Largillière étale les mains en espalier, les tourne et les bistourne selon une idée de la grâce qu’il a. Poussin les tend pour une démonstration, le doigt indicateur d’une inscription, ou d’un personnage. Le Sueur leur fait désigner toutes sortes de choses et de gens, et le ciel par-dessus le marché. C’est une mimique de sourds-muets. Watteau ne leur fait rien exprimer de tout cela, qu’exprimerait bien mieux un texte écrit ; mais il leur fait dire ce qu’il est impossible à l’art littéraire de rendre avec cette précision : les moindres nuances de la sensibilité tactile, choses inexprimées et parfois insoupçonnées jusqu’à lui. La précision du geste, on l’avait bien déjà vue chez les Flamands et les Hollandais, mais du geste figé, suggérant un seul temps du mouvement : — ce qui donne aux plus parfaites figures de ces petits maîtres une odeur de photographies immobilisées par le « ne bougeons plus ! » Mais le geste saisi au moment où il continue celui d’avant et annonce celui qui suivra, Watteau l’a saisi le premier. Ses figures sont aussi peu agitées que celles des Hollandais, mais elles vivent. Un maximum de mouvement dans un minimum d’action, — c’est-à-dire l’illusion de la vie, — voilà ce qu’il apporte de neuf.

Il a ainsi préfiguré le dessin moderne, celui qui serre de près l’inflexion la plus tenue dans ses raccourcis et ses ellipses, sans appuyer sur rien, sans tout dire. Quand il parut, les grands contours du dessin étaient donnés par les statues. Les figures de Poussin sont filles de statues. Elles ne disent pas de mensonges, en ce sens que ce qu’elles disent peut être dit par les muscles sans grand effort, mais ce ne sont que des vérités générales, des vérités statuaires, dictées par l’artiste à un modèle d’atelier. Elles sont solides, mais inutiles, lourdes et sans esprit. Le dessin de Watteau est plein d’esprit, quoique de vérité. Voyez les épaules : ce ne sont point de simples porte-manteaux, elles se meuvent et impriment au tissu qui les drape de longues ondulations, tout un sillage des plis révélateurs de ce qui a bougé. Voyez les mains : elles ne touchent les objets que par le bout du doigt, là où réside surtout le sens du toucher. Voyez les jambes : elles ne portent pas sur les talons, mais bien sûr la plante des pieds, — ce qui donne à toute la figure son élasticité surprenante. C’est très visible dans les deux principaux pèlerins de l’Embarquement et, à moindre degré, on le retrouve dans presque toutes ses figures.

On a dit de lui : « infiniment maniéré. » Oh ! entendons-nous. Il y a de la « manière » dans le geste de la femme qui s’en va, se retournant, passe la main derrière le dos et remonte coquettement sa jupe pour l’empêcher de traîner. Il y a de la « manière » dans le cavalier qui verse son épaule sur elle, pour lui parler de plus près, en faisant des grâces. Il y a de la fatuité dans cet autre qui retrousse sa cape, ou bien en ce causeur qui accompagne ses périodes avec des ronds de bras en battant l’air de ses doigts... Mais la « manière » n’est nullement dans la traduction qu’en donne l’artiste : elle est dans le texte humain. Les actions de ces êtres exquis sont peut-être maniérées et compliquées, mais le dessin qui les rend est simple et juste. Ne confondons pas la simplicité du sentiment, qui dicte un geste, avec ce geste même. L’un peut être artificiel et l’autre pris sur le vif. Les petits maîtres de Watteau posent peut-être, et c’est un pas de ballet qu’ils esquissent en entraînant les pèlerines de Cythère et en se cambrant complaisamment, dans leur joie de se sentir le torse si souple et leur cape si légère, ou encore en jouant au diabolo avec si peu d’attention qu’on l’ignore et qu’on les prend pour des Indifférents, ou en croisant les jambes et en virevoltant de la tête, tandis qu’ils tourmentent leur guitare, — mais c’est eux qui font des grâces et non pas Watteau. Il se borne à les saisir.


III

Faire circuler la vie du torse, seul pesant et musclé, jusqu’aux extrémités frémissantes et tactiles, — voilà donc l’art propre de Watteau. C’est pour cela qu’il aime tant les guitaristes. Dans leur jeu, on voit tous les ressorts de la main en action, le dos de la main qui gratte les cordes au-dessus de la rose, et les phalanges de celle qui appuie sur le manche, — ou encore les joueurs de théorbe : un bras s’arrondit sur les ouïes, l’autre s’allonge pour aller chercher les clefs au bout de l’interminable col de l’archiluth. Évidemment, il s’amuse à noter les mines de ces engins singuliers. Il faut y ajouter encore la basse de viole gonflant sa luisante bedaine entre les jambes du musicien, le flageolet avalé par quelque rustre, la flûte glissée aux lèvres d’un autre et lui coupant la figure, et parfois, sur les genoux d’un troisième, le ventre postiche et mélodieux de la cornemuse. Ce sont, là, autant de prétextes à détailler le jeu des mains jointes sur les clefs ou écartelées sur les cordes, ou appliquées à des chiquenaudes sonores, en toutes sortes de rencontres divertissantes, chaque doigt jouant son rôle dans cette mimique tactile. Ce n’est pas la musique précisément qu’il aime : c’est l’étude des mains. Ce n’est pas non plus la danse qui le ravit : c’est la finesse des chevilles, le gras des mollets et la dureté des jarrets. Il y a autant de physionomie dans ses pieds ou ses mains que dans ses physionomies ; l’esprit s’accumule aux pointes.

Il y en a jusque dans les plis. Car le pli de Watteau est une de ses caractéristiques. Regardez-le. Ce n’est ni le pli dur et parallèle de l’indéplissable, ni la grande vague roulante de la toge, ni la cannelure du saint de portail : c’est une ligne vivante révélatrice du moindre mouvement ou bien une succession d’accents brefs qui soulignent la forme animée. Avant lui, le pli est le plus souvent, dans la peinture française, une arabesque arbitraire et ne signifie rien. Or, pour qu’il soit vivant, il faut qu’il signifie quelque chose. Quoi donc ? Il faut distinguer : il y a le pli fixe voulu par le couturier, c’est un dessin sur la toilette ; il y a le pli mobile dicté par la pesanteur, tendant vers la verticale, si le tissu est libre ; il y a enfin le pli créé par le mouvement de la figure ou par son geste. Le premier est fixe, le second mobile, mais déterminé par une force naturelle toujours identique : la gravitation ; le troisième change tout le temps. Le système des plis d’une robe ample et flottante comme chez Watteau est déterminé par le conflit de ces trois forces contradictoires. D’ordinaire, chez la femme debout, il commence par tomber droit, de la nuque, le long du buste, raide, car il est ainsi voulu par la mode, puis au renflement des hanches il ondule, enfin subitement se casse, arrêté par un grand barrage, qui dérive toutes les lignes dans un sens horizontal, étant causé par le geste de la femme qui relève un peu sa traine ou par quelque autre mouvement. Tout à fait logique, dans son principe, Watteau est dans le détail d’une fantaisie et d’une diversité infinies. Il multiplie les cassures et les œils de plis, il froisse et chiffonne, tapote et fait bouffer toute la surface textile et, à chaque cassure, luit une étincelle, avec des effets de mica miroitant au soleil. Il transporte les effets aux robes, et ce sont des rides innombrables qui courent sur l’étoffe comme sur la surface d’un lac.

Chez l’homme, dans son travesti boudiné e « t collant, le pli souligne non plus la loi de gravitation, ni le mouvement, mais mille et mille fois répété, parallèle, en accordéon, il accuse le galbe solide d’une jambe, comme un tore ou un boudin fait celui d’une colonne. Parfois une cape, mais courte et oscillante masquant à peine une épaule, fait valoir l’ajusté comme le feuillage d’un bouleau la ligne svelte et précise du tronc qui le porte. Dans l’Indifférent, chaque pli emmaillotant les bras ou les jambes est un ressaut où ricoche la lumière comme les crêtes luisantes des vagues, qui se suivent sur la mer. Ainsi, la vie s’insinue partout. Parfois, de grandes surfaces sont à peine soulevées en des ondulations insensibles, où la lumière glisse et joue avec l’ombre, comme dans le grand Gilles ou Pierrot. Le plus souvent, soit brisée en mille facettes, soit creusée en ravines profondes, soit suspendue d’un genou à l’autre en guirlande, soit tombant en longue et fine trompette renversée de la tête aux pieds, l’étoffe a une animation naturelle. Elle ne l’avait pas avant Watteau et, après lui, chez ses imitateurs qui l’exagéreront en la tordant et en la chiffonnant, elle la perdra. Elle redeviendra un simple accessoire décoratif. Watteau seul, grâce à sa science de l’attitude génératrice des plis, aura su la lui donner.

Où a-t-il donc trouvé cela ? se demandent les exégètes, et ils vont fouiller des musées et des bibliothèques, remuent des estampes et des monuments, font au loin des voyages... Mais ni les bibliothèques, ni les musées ne leur révéleront le grand trait original de Watteau pour la raison que, s’ils le contenaient, Watteau ne serait plus original. Il serait un excellent artiste à la suite, comme cent autres. Les méthodes des exégètes occupés à rechercher ce qu’ils appellent les « influences » sont bonnes pour expliquer les disciples. Elles ne valent rien pour les maîtres. On ne peut expliquer un artiste par ses maîtres que s’il leur est, en tout point, inférieur ou semblable. Mais s’il leur est supérieur ou s’il en est différent, — ne fût-ce qu’en un point, — comme c’est par ce point précisément qu’il mérite d’être, c’est ce point et non un autre qu’il s’agit d’expliquer. C’est ainsi que les « influences » nous apprennent tout chez un artiste, excepté justement ce qu’il faudrait savoir. Or, ce quelque chose, qui n’est nullement chez les maîtres qu’a étudiés Watteau, même s’ils sont plus grands que lui, comme Rubens, ces attitudes familières et savoureuses vraiment nouvelles, ces gestes fins et infiniment nuancés, où de la nuque aux talons chaque trait exprime, sans aucune exagération, le frémissement de la vie, où les a-t-il pris ?

Ne cherchons pas loin. Il les a pris là où tous les maîtres les étaient allés chercher : dans la nature. Il en a tiré autre chose que les plus grands eux-mêmes, parce que la nature est un inépuisable fonds et que les moindres trouvailles qu’on y fait sont encore assez précieuses pour enrichir le trésor de l’Art, même après Titien, après Véronèse, après Rubens, après van Dyck. Mais il n’a eu besoin de personne pour le trouver et le faire voir. Si l’on veut donc consulter les « sources » où Watteau a puisé, non pas ce qu’il a en commun avec les maîtres, mais ce qui lui est propre, il faut sortir du musée et regarder autour de soi. Le rémouleur qui passe, le musicien ambulant, leu marchand de fruits avec sa hotte, le charlatan, les mille gestes des petits métiers de plein air, nous ne les rencontrerons plus, si nombreux, ni si pittoresques, assurément, que de son temps. Mais partout encore, dans la rue, au marché, au cabaret, a l’auberge, chez la modiste, au magasin, au dancing, au casino, sur la plage, au concert, dans les coulisses, et tout particulièrement autour d’un tennis ou d’un golf ou encore sur la terrasse d’un château le soir, au crépuscule, au cours d’une garden-party, d’un pique-nique, dans la forêt, — les figures oisives et libres de déployer leurs aspects d’élégance, font les gestes que nous avons noies dans les tableaux du maître, au temps précis où il les a surpris.

Mille autres artistes ont vu la nature et n’en ont pas tiré les gestes de Watteau... Sans doute, mais ils y sont. Ils y sont tous, et nous les reconnaissons quand une fois il nous a enseigné à les voir. Même quand il fait poser à l’atelier, c’est pour répéter la leçon apprise dans la rue, au jardin. « Il choisissait, dit Caylus, les attitudes que la vie lui présentait et préférait d’ordinaire les plus simples. » Par ces mots « les plus simples, » entendons les moins ostentatoires, mais non les moins complexes. Il les dessinait sans plan, sans raison, à la queue leu leu, dans un livre relié qu’il portait avec lui et où il puisait ensuite de quoi peupler ses « pensées de pay-sages. » Voilà ce que nous disent ses biographes et quand ils ne nous le diraient pas, nous le voyons bien. Ses innombrables dessins, figurant dix fois la même tête ou la même main aux différents temps d’un mouvement, nous le montrent. C’est un homme qui va à la chasse aux gestes, qui court après le mouvement et, pour le saisir, prend par le raccourci. Il collectionne les élégances ainsi attrapées au vol, comme d’autres collectionnent les papillons et les piquent dans leurs portefeuilles, mais sans leur ôter la vie, toutes vibrantes au contraire et prêtes à reprendre leur essor avec tous les chatoiements et toutes les diaprures de la couleur en passant du croquis au tableau.

La couleur, voilà l’enchantement suprême de Watteau, tout à fait nouveau en France à son époque et recherché, depuis, par les écoles les plus vivantes du XIXe siècle. Avant de revoir l’Embarquement pour Cythère, traversez les salles françaises du XVIIe siècle, qui sont à côté : voilà ce qu’était la couleur avant Watteau. Et tournez-vous vers la salle où sont les Guérin et les Girodet, — quand vous aurez revu, dans la salle Lacaze, le Gilles ou la Finette : voilà ce qu’après Watteau elle est redevenue. Ce qui vous frappera le plus, chez lui, en contraste avec les classiques pseudo-romains qu’il a suivis et qu’il a précédés, c’est l’accent, puis c’est la division extrême des tons et enfin, les modulations de la lumière. Après les placages durs et plats de Poussin et les insupportables bleus de Le Sueur, pourtant grands artistes tous les deux, Watteau paraît un magicien qui renouvelle la matière des objets et le sang des êtres. Jusqu’à lui, en France tout au moins, la surface colorée est comme l’eau lourde et immobile d’un bassin : il y jette une petite pierre, sans rien dire, subrepticement et voici qu’elle se brise en mille plis, s’agite, s’allume aux feux du ciel dont les rayons ricochent sur chaque crête minuscule, brouille les longs reflets rigides, en crée d’innombrables, irisés et microscopiques, les remous revenant des bords s’entrechoquent avec les nouveaux cercles dans un jaillissement de liquides étincelles, — et l’on découvre un fourmillement de vie là où il n’y avait qu’une solitude plate et morne auparavant. C’est le dégel de la couleur.

L’accent est donc la première marque de Watteau. Il est vrai qu’il est plus sensible peut-être aujourd’hui que dans le tableau primitif. Manifestement, il y a des tons qui sont descendus, d’autres qui ont monté. Lorsqu’il s’agit des laques de garance, par exemple, les larges espaces en pleine lumière où le rouge a été posé en glacis légers ou mélangé de blanc a fondu et ce sont les points d’ombre, les accents, qui étant plus épais, sont restés et chantent un peu plus fort aujourd’hui que dans l’harmonie primitive. Il est clair que les longues crêtes blanchâtres des plis qui sillonnent les robes de l’Assemblée dans un parc ont pris un relief exagéré parce que la teinte locale des toilettes a dû légèrement faiblir. De petits détails ont disparu : regardons la Finette, nous chercherions en vain, sur son luth théorbé qui dresse en l’air son interminable col deux fois cravaté de clefs, les clefs de l’extrême bout, qui y étaient certainement : elles ont disparu. Et le diable de son voisin l’Indifférent a si bien passé de ton qu’on ne le voit plus guère : la ficelle qu’il tenait entre ses doigts écartés, ne se voit plus du tout. Ce ne sont pas, là, de grandes pertes, mais c’est un indice que l’harmonie des couleurs en ce moment sous nos yeux n’est pas toujours celle voulue par l’artiste. Toutefois, il en reste assez pour que nous la jugions bien plus riche en accents qu’avant lui.

Elle est aussi plus complexe et infiniment plus nuancée. Ce sont les tons de l’automne, qui par une sorte d’endosmose, ont passé des feuillages et des prairies, des vignes et des nuages et du ciel aux costumes de Watteau et les ont enrichis. Poussin et les autres, soit qu’ils aient vécu surtout dans les pays où sont les arbres à feuilles persistantes, soit qu’ils y aient pris leur idéal invariable du paysage, n’ont pas fait vibrer les teintes éclatantes et les somptuosités que les soleils d’été déposent peu à peu sur les campagnes. Watteau, a côté d’eux, flamboie comme une vigne vierge sous le ciel d’octobre auprès d’ifs luisants et austères. Et ses ligures elles-mêmes semblent vêtues de feuilles mortes, avec toutes les splendeurs des marronniers, des acacias, des peupliers, des sorbiers, des saules, des châtaigniers, des chênes.

La facture est aussi très nouvelle, vive, franche, emportée, en pleine pâte, les tons purs posés avec hardiesse les uns à côté des autres, reliés seulement plus tard par les glacis très faibles, de la peinture en sillons nettement tracés, visibles encore malgré la patine des années mais d’une subtilité infinie. Jamais un espace appréciable couvert exactement de la même teinte : un parfilage, un effilochage de la couleur, comme un écheveau fourmillant de mille laines diverses dont l’ensemble vibre à l’œil comme un rais de lumière. Watteau fait cela le premier en France. Il est suivi par tout le monde au XVIIIe siècle, mais les autres n’ont pas sa finesse d’œil, partant son harmonie. On ne peut lui comparer que Fragonard. Puis, un jour, on revient à la peinture lisse et mince, obtuse et bouchée de l’Ecole de David. Quand vous êtes devant le Gilles, et l’Assemblée dans un parc, salle Lacaze, regardez à votre gauche dans le lointain, encadré par la porte, les Sabines : vous mesurerez la différence. Là-bas, c’est du bois verni, de l’ébénisterie : ici, c’est de la peinture.

C’est la peinture même et ce sont les effets que les écoles coloristes de tout temps, et notamment de notre temps, les impressionnistes-luministes se sont efforcés de réaliser. Ils n’y ont pas mis tout ce qu’y avait mis Watteau, mais ils ont ainsi rendu hommage à ses découvertes dans l’ordre chromique. Sa couleur, plus encore peut-être que toute autre chose, est une préfiguration de l’Art moderne.


IV

A-t-elle été comprise, dès l’abord, et l’artiste en a-t-il joui ou souffert ? Si l’on n’avait pas tant de témoignages sur Watteau, immédiats, précis, concordants, et si l’on raisonnait par déduction d’après son œuvre, que dirait-on ? Elle est immense, tant en peintures qu’en dessins. On déclarerait que l’auteur a vécu très vieux. Elle est divertissante et n’a d’objet que le plaisir : donc qu’il était un gai compagnon, franc luron, toujours en fête. Elle montre des existences sans inquiétude : il a connu un temps et un pays calme où les saisons se succédaient, dans un ordre parfait. Une vie de galanterie champêtre en des costumes négligés et flottants ; donc il a vécu sous le règne de la Pompadour ou de le du Barry. Elle met en scène des comédiens et des mimes : il suivait les troupes dramatiques et ne quittait guère les coulisses. Elle contient parfois des arrière-plans rocheux et de hautes montagnes : donc, il venait des Alpes ou des Pyrénées, ou au moins il y avait voyagé. Enfin, elle apporte, sur tous les points, sujet, composition, dessin, couleur, facture, une note entièrement nouvelle rompant avec les traditions de l’École : il a donc été en butte aux persécutions de l’Académie, incompris, méconnu, bafoué des grands seigneurs et seulement réhabilité par les générations qui l’ont suivi... Mais c’est justement le contraire qui est arrivé. Ce novateur, le plus grand depuis la Renaissance, ne s’est nullement préoccupé d’innover. Cet original n’a pas eu conscience de son originalité ; en tout cas, il ne l’a pas affichée : il a proclamé, en toute occasion, son respect des maîtres et son désespoir de ne les point égaler. Et le succès ne lui a jamais fait défaut. A vingt-cinq ans, il vend déjà ses tableaux assez cher pour l’époque. A vingt-sept, il est agréé membre de l’Académie royale et le Président lui dit : « Mon ami, vous en savez plus que nous. » Quand il y apporte son Embarquement pour Cythère, aux académiciens ses aînés, au Duc d’Orléans, présent à la séance, c’est un triomphe. Des financiers, le Régent, lui achètent ses œuvres. On lui en demande, on lui en commande de tous côtés. Il ne devient pas riche, parce qu’à cette époque, les peintres les plus admirés ne le sont guère, sauf parfois les faiseurs de portraits, et parce qu’il ne prend guère souci de ses affaires, mais le prestige ne se mesure point à l’argent et le sien est impérieux. A peine a-t-il peint un plafond de boutique pour son ami le marchand de tableaux, Gersaint, que les plus habiles confrères viennent sur le Pont Notre-Dame l’admirer. Tout le monde comprend cet art nouveau : lui seul en est mécontent. A sa mort, le Mercure d’août 1721 dit : « Sa mémoire sera toujours chère aux amateurs de peinture. Rien ne le prouve mieux que le prix excessif auquel sont aujourd’hui ses tableaux de chevalet et petites figures. » Et M. de Julienne son ami, dans la biographie qu’il lui consacre en tête du recueil d’études qu’il a fait graver, ajoute : « On peut dire que jamais peintre n’a eu plus de réputation que luy, aussi bien pendant sa vie qu’après sa mort. »

Aussi faut-il renoncer, en le voyant, à cet aphorisme que tout art nouveau est incompris. L’incompréhension et l’hostilité du public viendront pour Watteau, mais cinquante ans plus tard. Elles viendront non des « vieilles perruques » scandalisées, mais des réformateurs, non des académiciens, mais des ennemis de l’Académie, non parce qu’on trouvera son dessin et son coloris trop neufs, mais parce qu’on les trouvera vieillots et démodés. Alors, ce sera la réaction violente, et qui se croira définitive, des « jeunes » contre les vieux maîtres, des principes contre l’expérience et des systèmes contre la sensation. Mais principes et systèmes changent : ce qui change le moins, c’est la sensation, parce que la constitution physiologique de l’homme reste la même en face de l’invariable et indéfinissable nature. Aujourd’hui que les idées de Winckelmann ne hantent plus les cervelles, rien ne nous empêche plus de goûter la prestesse du trait et la vivacité du ton comme les goûtaient, avant Winckelmann, les Crozat ou les Gersaint. On se tromperait donc tout à fait en imaginant Watteau méconnu de ses contemporains.

On se tromperait encore en voyant dans son œuvre un reflet des réalités de sa vie. Cet homme, qui a mis des montagnes au fond de ses tableaux les plus fameux, est né dans les plaines les plus plates de l’Europe et n’a jamais vu rien de plus haut que les collines de Meudon. Ce peintre de la comédie italienne est arrivé à Paris lorsqu’il n’y avait plus de comédie italienne et ne l’a connue, à nouveau, que pendant les cinq dernières années de sa vie. Cet ordonnateur du Royaume des fêtes galantes et de sa Cour n’a jamais su ce que c’était qu’une reine jeune et belle, pas même une favorite, ni un roi jeune et beau : le roi qu’il a pu voir avait une figure de vieille sorcière, la fausse reine une figure de cire, froide et compassée. Ce poète des parcs touffus et verdoyants asiles des joies paisibles a vu son pays natal piétiné par la guerre, la France à deux doigts de sa perte, et les jardins ravagés par l’hiver le plus terrible, celui de 1709. Enfin, ce dispensateur de vie frivole et des joies légères de la sociabilité a été, toute sa vie, malade, atrabilaire et morose, d’un abord froid, d’un commerce incommode, rongé par la tuberculose, toujours à la poursuite de quelque médecin...

Voilà donc l’œuvre et voici la vie. Elles sont contradictoires. Laquelle nous renseigne le mieux sur l’âme de l’artiste et nous révèle le mieux son secret ? Il y a, dans l’éloge de Watteau par Caylus, qui l’avait bien connu, quelques lignes surprenantes et révélatrices, comme une fente dans un lourd rideau. « Là où il se fixait le plus, dit-il, ce fut dans quelque chambres que j’eus dans différents quartiers de Paris qui ne nous servaient qu’à poser le modèle, à peindre et à dessiner. Dans les lieux uniquement consacrés à l’Art, dégagés de toute importunité, nous éprouvions, lui et moi, avec un ami commun (M. Hénin) que le même goût entraînait, la joie pure de la jeunesse, jointe à la vivacité de l’imagination, l’une et l’autre unies sans cesse aux charmes de la peinture. Je puis dire que Watteau si sombre, si atrabilaire, si timide et si caustique partout ailleurs, n’était plus que le Watteau de ses tableaux, c’est-à-dire l’auteur qu’ils nous font imaginer, agréable, tendre et peut-être un peu berger… »

Ainsi l’art de Watteau ne nous ment pas. Il nous dit sa nature profonde mieux que les biographes ne peuvent la faire soupçonner. Derrière la figure amoureuse et enjouée de ses personnages, on est surpris et consterné de trouver le masque pensif, sombre, caustique d’un bourru insociable. Mais derrière ce masque lui-même qu’y a-t-il ? Au temps de Watteau, on pratiquait dans les bals pa-rés un divertissement assez singulier, celui des doubles masques. Sous le loup de velours qu’on soulevait à la lueur des flam-beaux ou de la lune, au fond du parc, paraissait une figure de cire, très bien imitée, mais qui ne ressemblait pas à la figure réelle du possesseur, qui en reproduisait une autre toute différente et qui donnait le change. Parfois, par plaisanterie macabre, c’était les traits tirés, d’une pâleur mortelle, de quelqu’un qui agonise et va passer… On s’effrayait : illusion ! Un troisième visage, celui de chair et de sang, était par dessous, qui souriait de la méprise… Il pouvait arriver que la physionomie vivante ressemblât à celle du masque le plus superficiel, celui que la foule savait n’être qu’une apparence. Ainsi, peut-être de Watteau : c’est sa vie contrainte qui est son masque : c’est son art qui nous révèle sa véritable physionomie. Et ainsi de tous les grands artistes : pour les bien connaître, c’est leur œuvre qu’il faut regarder. L’Art est une revanche sur la vie.


ROBERT DE LA SIZERANNE.