Les Précurseurs (Rolland)/À Maxime Gorki

Les PrécurseursÉditions de l’Humanité (p. 45-46).

IX

À Maxime Gorki

(Cet hommage fut lu avant la conférence que fit, en janvier 1917, à Genève, Anatole Lunatcharsky, sur la vie et l’œuvre de Maxime Gorki.)


Il y a une quinzaine d’années, à Paris, dans la petite boutique au rez-de-chaussée de la rue de la Sorbonne, où nous nous réunissions, Charles Péguy, moi, et quelques autres, qui venions de fonder les Cahiers de la Quinzaine, une seule photographie ornait notre salle de rédaction, pauvre, propre, rangée, remplie de casiers de livres. Elle représentait Tolstoï et Gorki, debout l’un à côté de l’autre, dans le jardin de Iasnaïa-Poliana. Comment Péguy se l’était-il procurée ? Je ne sais ; mais il l’avait fait reproduire à plusieurs exemplaires ; et chacun de nous avait sur sa table de travail l’image des deux lointains compagnons. Une partie de Jean-Christophe a été écrite sous leurs yeux.

Maintenant, des deux hommes, l’un, le grand vieillard apostolique, a disparu, à la veille de la catastrophe européenne qu’il avait prophétisée, et où sa voix nous manque cruellement. Mais l’autre, Maxime Gorki, reste droit à son poste, et ses libres accents nous consolent de la parole qui s’est tue.

Il n’est pas de ceux qui ont subi le vertige des événements. Dans le spectacle affligeant de ces milliers d’écrivains, artistes et penseurs, qui ont, en quelques jours, abdiqué leur rôle de guides et de défenseurs des peuples, pour suivre les troupeaux délirants, les affoler encore plus par leurs cris, et les précipiter à l’abîme, Maxime Gorki est un des rares qui aient gardé intacts leur raison et leur amour de l’humanité. Il a osé parler pour les persécutés, pour les peuples bâillonnés, tenus en servitude. Le grand artiste qui a partagé longtemps la vie des malheureux, des humbles, des victimes, des parias de la société, ne les a jamais reniés. Arrivé à la gloire, il se retourne vers eux et projette la lumière puissante de son art dans les replis de la nuit où l’on cache les misères et les injustices sociales. Son âme généreuse a fait l’expérience de la douleur ; elle ne ferme pas les yeux sur celle des autres…

Haud ignora mali, miseris succurrere disco

C’est pourquoi, en ces jours d’épreuves — (d’épreuves que nous saluons, parce qu’elles nous ont appris à nous compter, à peser la valeur vraie des cœurs et des pensées) — en ces jours où la liberté de l’esprit est partout opprimée, nous devons dire bien haut notre reconnaissance à Maxime Gorki. Et, par dessus les batailles, les tranchées, l’Europe ensanglantée, nous lui tendons la main. Il faut, dès à présent, à la face de la haine qui sévit entre les nations, affirmer l’union de la Nouvelle-Europe. Aux « Saintes-Alliances » guerrières des gouvernements, opposons la fraternité des libres esprits du monde entier !


30 janvier 1917.


(Revue : Demain, Genève, juin 1917.)