Les Précoces/Chapitre 14


XIV


Le médecin sortait de la chambre enveloppé de sa pelisse et la casquette sur la tête.

Son visage exprimait à la fois la mauvaise humeur et le dégoût. On eût dit qu’il avait peur de se salir. Il jeta un coup d’œil rapide dans le vestibule, dévisageant d’un air sévère Alexey et Kolia.

Alexey ouvrit la porte, fit signe au cocher, et la voiture qui avait amené le docteur s’arrêta devant les marches du perron. Le capitaine courut après le médecin et, s’inclinant, l’arrêta pour lui demander un dernier mot. Le malheureux était consterné et son visage exprimait l’effroi.

— Voire Excellence ! Votre Excellence !… Est-ce donc possible ?… fit-il.

Mais il ne put achever ; il joignit seulement les mains d’un geste désespéré et regarda encore le médecin d’un œil suppliant comme si un dernier mot pût changer l’arrêt qui venait d’être prononcé sur son fils.

— Que puis-je faire ? Je ne suis pas un Dieu, répondit le médecin d’une voix traînante particulière aux grands praticiens.

— Docteur ! Votre Excellence !… Et c’est bientôt ? bientôt ?

— Préparez-vous à tout, dit le médecin en scandant chaque syllabe, et il s’apprêtait à franchir le seuil.

— Votre Excellence ! pour l’amour du Christ ! l’arrêta encore le capitaine tout effrayé. Votre Excellence ! Alors il y a rien, rien, rien pour le sauver ?…

— Maintenant, ce n’est pas de moi que cela dépend, répondit avec impatience le médecin, et cependant… hum !… fit-il encore en s’arrêtant… Si, par exemple, vous pouviez… diriger… votre malade… de suite et sans perdre de temps… (ces mots « de suite et sans perdre de temps » furent prononcés gravement et presque avec colère, ce qui fit tressaillir le capitaine) à Syracuse… alors, à cause des conditions favorables du climat, il se pourrait peut-être produire…

— À Syracuse ! sécria le capitaine sans comprendre.

— Syracuse est en Sicile, expliqua tout à coup Kolia d’une voix haute.

Le docteur le regarda surpris.

— En Sicile ! petit père ! Votre Excellence ! Mais vous avez vu, ajouta-t-il en montrant autour de lui. — Et la maman ? et la famille ?

— Non, la famille n’a pas besoin d’aller en Sicile. Votre famille doit aller au Caucase à ce printemps… Votre fille au Caucase, et votre femme, après avoir suivi les eaux au Caucase pour ses rhumatismes…, doit aller tout de suite à Paris, à la clinique du médecin aliéniste Lepelletier. Je vous donnerai un mot pour lui, et alors il se pourrait peut-être produire…

— Docteur ! docteur ! Mais vous voyez bien, fit le capitaine montrant encore d’un geste désespéré les murs de bois dénudés du vestibule.

— Ah ! cela ne me regarde pas, dit le docteur avec un sourire. Je n’ai dit que ce que peut dire la science en réponse à votre question sur les derniers moyens. Quant au reste… à mon grand regret…

— Ne vous inquiétez pas, médecin, mon chien ne vous mordra pas, dit tout à coup Kolia en remarquant l’air inquiet du médecin à la vue de Pérezvon qui se tenait sur le seuil.

Une note indignée perçait dans la voix de Kolia. Quant au mot « médecin », employé au lieu de celui de docteur, il l’avait dit à dessein et pour l’offenser, comme il l’avoua dans la suite.

— Plait-il ? dit le médecin en levant la tête et en regardant Kolia avec étonnement.

— Qui est-il ? demanda-t-il à Alexey, comme s’il l’en rendait responsable.

— C’est le maître de Pérezvon, médecin ; ne vous inquiétez pas de ma personnalité, repartit Kolia d’un ton tranchant.

— Zvon ? zvon ? répéta le médecin sans comprendre.

— Oui zvon[1], mais il ne sait où cela sonne. Adieu, médecin, nous nous retrouverons à Syracuse.

— Qui est-il ? qui est-il donc ? s’écria le docteur tout en colère.

— C’est un écolier, docteur, un grand espiègle ; ne faites pas attention, dit alors Alexey en fronçant les sourcils. — Taisez-vous, Kolia, cria-t-il ensuite à Krasotkine. N’y faites pas attention, docteur, reprit-il, encore plus impatient.

— Fouettez-le ! Il faut qu’on le fouette ! criait en frappant du pied le docteur hors de lui.

— Mais savez-vous, médecin, que mon Pérezvon sait aussi mordre, fit Kolia d’une voix tremblante, pâle et l’œil allumé. — Ici ! Pérezvon !

— Kolia, si vous dites encore un mot, je romps avec vous pour toujours ! dit alors Alexey d’une voix impérative.

— Médecin, il n’y a qu’un seul homme au monde qui puisse donner des ordres à Nicolaï Krasotkine, et c’est celui-là (il désignait Alexey), je lui obéis. Adieu.

Il alla à la porte et entra dans la chambre.

Le médecin resta cinq secondes encore comme pétrifié, puis cracha et se dirigea vers sa voiture en répétant :

— Cet… cet… ce je ne sais pas quoi…

Le capitaine se précipitait derrière lui pour l’aider. Alexey suivit Kolia dans la chambre.

Kolia était déjà près du lit d’Ilioucha. Le malade lui tenait la main et demandait son père. Un instant après le capitaine rentrait aussi.

— Papa, papa, viens ici… Nous…, murmura Ilioucha très ému et sans avoir la force de continuer. Il tendit ses deux bras maigres, étreignit de toutes ses forces Kolia et son père en se serrant contre eux.

Le capitaine tremblait ; des sanglots étouffés sortaient de sa gorge secouée ; les lèvres et le menton de Kolia tremblaient aussi.

— Papa ! papa ! Comme je te plains, ô mon papa !

— Ilioucha, mon pigeon, le médecin a dit… que tu guériras… Nous serons heureux… le médecin…

— Ah ! papa, je sais bien ce que le nouveau docteur a dit… j’ai bien vu ! dit Ilioucha.

Et il les serra encore tous deux contre lui en tournant son visage vers son père.

— Papa, ne pleure pas… Puis, quand je mourrai, tu prendras un autre gamin, un bon… Choisis toi-même le meilleur parmi eux ; appelle-le Ilioucha et aime-le à ma place.

— Tais-toi, vieux, tu guériras ! s’écria comme en colère Krasotkine.

— Quant à moi, papa, ne m’oublie pas, ne m’oublie jamais, continua Ilioucha ; viens voir ma petite tombe… Et puis, papa, enterre-moi près de la grande pierre où si souvent nous avons été nous promener ensemble. Viens-y avec Krasotkine, vers le soir… et Pérezvon aussi… et moi je vous attendrai… Papa !… papa !

Sa voix s’arrêta. Tous les trois demeuraient enlacés, silencieux. Ils ne disaient plus rien.

Ninotchka, pleurait sur son fauteuil, et tout à coup, voyant tout le monde en larmes, la maman se mit à sangloter à son tour.

— Ilioucha ! Ilioucha ! gémissait-elle.

Krasotkine se dégagea vivement de l’étreinte d’Ilioucha.

— Au revoir, mon vieux, ma mère m’attend pour le dîner, dit-il d’un ton affairé. Quel dommage que je ne l’aie pas prévenue. Elle va beaucoup s’inquiéter. Mais après le dîner, je vais revenir près de toi pour toute la journée, toute la soirée, et comme je vais te raconter des contes ! J’emmène Pérezvon, car il va autrement se mettre à hurler, et cela t’ennuiera. Au revoir !

Il passa dans le vestibule. Il n’avait pas voulu pleurer, mais là il ne pouvait plus se retenir.

C’est dans cet état qu’Alexey le retrouva.

— Kolia, il faut que vous teniez votre parole, sans quoi il sera très chagriné, lui dit-il d’une voix ferme.

— Je la tiendrai. Oh ! que je me maudis de n’être pas venu plus tôt, murmurait-il et sans plus cacher ses pleurs.

En ce moment accourut le capitaine refermant derrière lui la porte de la chambre. Son visage exprimait le plus profond désespoir et ses lèvres tremblaient.

Il s’arrêta devant les deux jeunes gens et leva les bras en l’air :

— Je ne veux pas d’un bon gamin ! Je ne veux pas d’un autre gamin !

Sa voix était rauque et sauvage et ses dents grinçaient.

— Si je t’oublie, Jérusalem, que je…

Il n’acheva pas et tomba à genoux devant le banc de bois. Il serrait sa tête dans ses mains et sanglotait, tout en s’efforçant de comprimer ses gémissements pour ne pas être entendu dans la chambre.

Kolia se précipita dans la rue.

— Au revoir, Chestomazov ; et vous, viendrez-vous ? fit-il d’une voix rude.

— Ce soir sûrement.

— Qu’est-ce qu’il disait donc de Jérusalem ?… Qu’est-ce encore que cela ?

— C’est une citation de la Bible : « Si je t’oublie, Jérusalem », c’est-à-dire si j’oublie tout ce que j’ai de précieux, si je l’échange contre quoi que ce soit, que je sois frappé…

— C’est assez, j’ai compris. N’oubliez pas de venir. Ici, Pérezvon ! cria-t-il à son chien d’une voix plus dure encore, et il se dirigea chez lui à grands pas.

  1. Ce mot signifie en russe « sonnerie ».