Les Pourquoi d’une calomnie


A. V.
Journal de Roubaix du 3 décembre 1886 (p. 2-10).

LES POURQUOI D’UNE CALOMNIE

Un soir à Paris, à la fin de l’hiver de 1865, un abbé apercevait un enfant qui fouillait un tas d’ordures.

— Qu’est-ce que tu fais-là ?

— Je cherche de quoi manger.

L’abbé prit l’enfant, l’emmena, le fit dîner et le coucha.

Le lendemain, l’abbé se mettait en quête. Il rentra avec un autre vagabond. Huit jours après la première trouvaille, il hébergeait six enfants, qui encombraient sa chambre. On y campait comme à la veille d’une bataille, un peu pêle-mêle. L’abbé nourrissait son petit monde de son mieux, mais ses ressources étaient limitées : souvent on ne vivait que de pain sec trempé d’eau claire, et parfois on se couchait sans souper. L’abbé n’était pas homme à s’arrêter pour si peu. Saint-Martin coupait son manteau en deux pour couvrir la nudité d’un mendiant : j’imagine que l’abbé trouverait que c’est perdre du temps et qu’il est plus expéditif de donner toute la soutane.

On a reconnu l’abbé Roussel, le fondateur de l’orphelinat d’Auteuil, si bien dépeint par M. Maxime du Camp. L’illustre académicien est un juge impartial. Lui, malheureusement, ne croit pas comme l’abbé Roussel et comme nous, mais il admire au moins les vertus que la religion fait éclore, et il exalte les miracles de féconde charité qu’elle a semés par le monde.

Donc, dans le petit vagabond que l’abbé Roussel a trouvé sur des immondices, il a vu l’enfance abandonnée de Paris. Dès lors, sa voie est tracée, sa vie a cessé de lui appartenir. Il quête partout. Il essuie éloge et rebuffades. Il trouve dans son cœur l’éloquence qui manque à ses lèvres. Quelques mois plus tard, il a acheté une maisonnette à Auteuil. Encore deux ans, et le cadre élargi de sa première fondation reçoit à bras ouverts tout ce monde d’abandonnés et de vagabonds, tous ces jeunes déshérités de la vie, qui n’ont trouvé au seuil de l’existence que l’hérédité du vice et la promiscuité de l’abandon.

En quinze ans, six mille abandonnés ont passé par ses mains. La maison en nourrit trois cents. L’abbé Roussel leur fait apprendre des métiers ; et le pain de l’aumône — pour que le sceau de la pauvreté ne manque pas à l’œuvre — s’ajoute à ce pain trop court du travail, que des mains novices, encore indisciplinées et presque rebelles, ne peuvent pas gagner assez abondant.

Des ouvriers honnêtes en sont sortis par centaines. Le bagne y a perdu des recrues qu’il convoitait. « Ce diable d’homme, disait un magistrat porte préjudice à la Petite Roquette. »

Ces enfants, d’où viennent-ils ?

« Ma mère, comme répondait un d’entre eux, est en centrale, et mon père à la nouvelle. » Mais instinctivement ces cœurs étiolés et flétris comprennent pour la plupart, ou du moins devinent, le dévouement qui les enveloppe, qui étaie ces natures chancelantes, qui leur donne le pain du corps et celui de l’esprit, qui veille pendant qu’ils dorment, qui jeûne pendant qu’ils mangent, et qui s’en va frappant de porte en porte pour leur assurer l’indispensable. Et quand ils ont compris, ils sont vaincus, pour la vie souvent.

Il fallait un scandale. Pour les libres-penseurs, la chute d’un prêtre est un triomphe : ils l’inventent quand ils ne l’ont pas ; et qu’est-ce donc quand ce prêtre est l’abbé Roussel ?

L’heure, en effet, était bonne pour lancer une calomnie.

L’opinion indignée s’occupait trop de Porquerolles, de la crapaudine et des barres de justice, en un mot des sévices de toute nature que l’administration de l’Assistance publique de Paris avait laissé infliger si longtemps à des enfants par les mains libres-penseuses de M. de Roussen et de sa digne compagne, Emma Ninous.

Emma Ninous, qui maintenant se fait appeler Pierre, avait passé jadis devant la police correctionnelle de Condom sur la plainte de son mari.

Elle s’était mise à écrire des romans impies et licencieux pour les feuilles de gauche. Plus tard elle profita de la loi du divorce pour épouser un opportuniste bien posé, un certain administrateur du journal la Petite République, qui se faisait faussement appeler M. de Roussen.

Alors, on inventa ensemble l’exploitation de Porquerolles.

Les frères et amis de l’Assistance publique vont livrer des enfants à ce couple interlope : et ce ménage de Roussen va en faire ces petits esclaves sans Dieu qui cultiveront l’îlot de la rade d’Hyères.

À la jeune fille honnête et pure qui quitte sa famille pour se vouer, une petite croix suspendue à sa ceinture, au soulagement de toutes les souffrances, on demande le cœur d’une mère : d’Emma Ninous, de l’épouse du malheureux docteur Dubarry, de l’auteur de tant d’œuvres athées, on n’attend pas même les entrailles d’une femme.

Comme l’a dit plus tard l’Intransigeant, Emma Ninous « supplicie les enfants, elle les accable de travail à son profit, elle assiste en personne aux tortures qu’elle donne l’ordre de leur infliger, elle compte les coups, elle encourage les repris de justice qu’elle emploie comme tourmenteurs. "

Mais un jour, les cris de victimes franchirent cette mer qui les enfermait dans leurs oubliettes.

L’Intransigeant, libre-penseur et mangeur de prêtres, n’en eut pas moins cette fois un haut-le-corps d’indignation ; et, sous la pression de l’opinion publique, le Conseil municipal de Paris, aussi opportuniste que le de Roussen de la Petite République, aussi radical et aussi impie qu’Emma Ninous, infligea un blâme à l’administration de l’Assistance publique, coupable de complicité dans ces méfaits.

Il est vrai que le faux de Roussen, qui avait spéculé sur l’entreprise de Porquerolles, gardait entre ses mains un or tout pétri avec des larmes et du sang d’enfants !

Les meneurs de la ligue antireligieuse jugèrent donc qu’une diversion était nécessaire.

On renonçait bien à réhabiliter la condamnée de Condom ou la ménagère de Porquerolles ; mais, pour la faire oublier plus vite, il fallait trouver quelque part un prêtre à salir.

On choisit l’abbé Roussel. Le coup devait être plus dur si la victime pouvait être plus pure et plus sainte, et si elle avait forcé jusque-là l’enthousiasme des indifférents et presque l’admiration des adversaires.

On lança une fille à demi-perdue, Annette Harchoux. De l’abbé Roussel, elle connaissait au moins ses charités, puisqu’elle les avait sollicitées et qu’elle en avait même vingt fois abusé. Elle façonna donc un faux billet de lui. La France se chargea de le lancer ; la presse opportuniste de le faire circuler partout.

Le lendemain, Annette Harchoux, avouait le faux qu’elle avait commis. Qu’importe ? Des journaux qui connaissaient le démenti en même temps que la calomnie, se faisaient un jeu de semer partout le bruit de ce scandale auquel ils ne croyaient plus.

Et Annette Harchoux, qu’aurait-elle donc touché pour prix de la calomnie ?

On ne l’a pas assez payée sans doute, puisqu’elle vient de voler 300 fr. à son propriétaire et puisqu’elle est, de ce chef, sous le coup d’une poursuite correctionnelle.

Le public jugera, devant les imputations rétractées aujourd’hui, entre la fille Harchoux, faussaire et voleuse, et devant le témoignage invincible de vingt années d’une vie d’abnégation, de sacrifices et de paternelles tendresses.

Mais qu’il ne juge pas seulement entre l’abbé Roussel et la fille Harchoux — si de tels noms peuvent encore être rapprochés ! Qu’il juge aussi ces menées, ces calomnies, ces manœuvres et ces haines !

Et qu’il juge, du même coup ; un parti qui soudoie des scandales, une presse qui les colporte sans bonne foi et sans pudeur !

a. v.