Les Possédés/Deuxième Partie/6

Traduction par Victor Derély.
E. Plon (2p. 1-55).

Chapitre VI. Pierre Stepanovitch se remue.

I modifier

Le jour de la fête avait été définitivement fixé, mais Von Lembke allait s’assombrissant de plus en plus. Il était rempli de pressentiments étranges et sinistres, ce qui inquiétait fort Julie Mikhaïlovna. À la vérité, tout ne marchait pas le mieux du monde. Notre ancien gouverneur, l’aimable Ivan Osipovitch, avait laissé l’administration dans un assez grand désordre ; en ce moment on redoutait le choléra ; la peste bovine faisait de grands ravages dans certaines localités ; pendant tout l’été les villes et les villages avaient été désolés par une foule d’incendies où le peuple s’obstinait à voir la main d’une bande noire ; le brigandage avait pris des proportions vraiment anormales. Mais tout cela, bien entendu, était trop ordinaire pour troubler la sérénité d’André Antonovitch, s’il n’avait eu d’autres et plus sérieux sujets de préoccupation.

Ce qui frappait surtout Julie Mikhaïlovna, c’était la taciturnité croissante de son mari, qui, chose singulière, devenait de jour en jour plus dissimulé. Pourtant qu’avait-il à cacher ? Il est vrai qu’il faisait rarement de l’opposition à sa femme, et que la plupart du temps il lui obéissait en aveugle. Ce fut, par exemple, sur les instances de Julie Mikhaïlovna qu’on prit deux ou trois mesures très risquées et presque illégales qui tendaient à augmenter le pouvoir du gouverneur. On fit dans le même but plusieurs compromis fâcheux. On porta pour des récompenses telles gens qui méritaient de passer en jugement et d’être envoyés en Sibérie, on décida systématiquement d’écarter certaines plaintes, de jeter au panier certaines réclamations. Tous ces faits, aujourd’hui connus, furent dus à l’action prédominante de Julie Mikhaïlovna. Lembke non seulement signait tout, mais ne discutait même pas le droit de sa femme à s’immiscer dans l’exercice de ses fonctions. Parfois, en revanche, à propos de « pures bagatelles », il se rebellait d’une façon qui étonnait la gouvernante. Sans doute, après des jours de soumission, il sentait le besoin de se dédommager par de petits moments de révolte. Malheureusement, Julie Mikhaïlovna, malgré toute sa pénétration, ne pouvait comprendre ces résistances inattendues. Hélas ! elle ne s’en inquiétait pas, et il résulta de là bien des malentendus.

Je ne m’étendrai pas sur le chapitre des erreurs administratives, tel n’est pas l’objet que je me suis proposé en commençant cette chronique, mais il était nécessaire de donner quelques éclaircissements à ce sujet pour l’intelligence de ce qui va suivre. Je reviens à Julie Mikhaïlovna.

La pauvre dame (je la plains fort) aurait pu atteindre tout ce qu’elle poursuivait avec tant d’ardeur (la gloire et le reste), sans se livrer aux agissements excentriques par lesquels elle se signala dès son arrivée chez nous. Mais, soit surabondance de poésie, soit effet des longs et cruels déboires dont avait été remplie sa première jeunesse, toujours est-il qu’en changeant de fortune elle se crut soudain une mission, elle se figura qu’une « langue de feu » brillait sur sa tête. Par malheur, quand une femme s’imagine avoir ce rare chignon, il n’est pas de tâche plus ingrate que de la détromper, et au contraire rien n’est plus facile que de la confirmer dans son illusion. Tout le monde flatta à l’envi celle de Julie Mikhaïlovna. La pauvrette se trouva du coup le jouet des influences les plus diverses, alors même qu’elle pensait être profondément originale. Pendant le peu de temps que nous l’eûmes pour gouvernante, nombre d’aigrefins surent exploiter sa naïveté au mieux de leurs intérêts. Et, déguisé sous le nom d’indépendance, quel incohérent pêle-mêle d’inclinations contradictoires ! Elle aimait à la fois la grande propriété, l’élément aristocratique, l’accroissement des pouvoirs du gouverneur, l’élément démocratique, les nouvelles institutions, l’ordre, la libre pensée, les idées sociales, l’étiquette sévère d’un salon du grand monde et le débraillé des jeunes gens qui l’entouraient. Elle rêvait de _donner le bonheur_ et de concilier les inconciliables, plus exactement, de réunir tous les partis dans la commune adoration de sa personne. Elle avait aussi des favoris ; Pierre Stépanovitch qui l’accablait des plus grossières flatteries était vu par elle d’un très bon œil. Mais il lui plaisait encore pour une autre raison fort bizarre, et ici se montrait bien le caractère de la pauvre dame ; elle espérait toujours qu’il lui révèlerait un vaste complot politique ! Quelque étrange que cela puisse paraître, il en était ainsi. Il semblait, je ne sais pourquoi, à Julie Mikhaïlovna que dans la province se tramait une conspiration contre la sûreté de l’État. Pierre Stépanovitch, par son silence dans certains cas et par de petits mots énigmatiques dans d’autres, contribuait à enraciner chez elle cette singulière idée. Elle le supposait en relation avec tous les groupes révolutionnaires de la Russie, mais en même temps dévoué à sa personne jusqu’au fanatisme. Découvrir un complot, mériter la reconnaissance de Pétersbourg, procurer de l’avancement à son mari, « caresser » la jeunesse pour la retenir sur le bord de l’abîme, telles étaient les chimères dont se berçait l’ esprit fanatique de la gouvernante. Puisqu’elle avait sauvé et conquis Pierre Stépanovitch (à cet égard elle n’avait pas le moindre doute), elle sauverait tout aussi bien les autres. Aucun d’eux ne périrait, elle les préserverait tous de leur perte, elle les remettrait dans la bonne voie, elle appellerait sur eux la bienveillance du gouvernement, elle agirait en s’inspirant d’une justice supérieure, peut-être même l’histoire et tout le libéralisme russe béniraient son nom ; et cela n’empêcherait pas le complot d’être découvert. Tous les profits à la fois.

Mais il était nécessaire qu’au moment de la fête André Antonovitch eût un visage un peu plus riant. Il fallait absolument lui rendre le calme et la sérénité. À cette fin, Julie Mikhaïlovna envoya à son mari Pierre Stépanovitch, espérant que ce dernier, par quelque moyen connu de lui, peut-être même par quelque confidence officieuse, saurait triompher de l’abattement de gouverneur. Elle avait toute confiance dans l’habileté du jeune homme. Depuis longtemps Pierre Stépanovitch n’avait pas mis le pied dans le cabinet de Von Lembke. Lorsqu’il y entra, sa victime ordinaire était justement de fort mauvaise humeur.

II modifier

Une complication avait surgi qui causait le plus grand embarras à M. Von Lembke. Dans un district (celui-là même que Pierre Stépanovitch avait visité dernièrement) un sous-lieutenant avait reçu devant toute sa compagnie un blâme verbal de son supérieur immédiat. L’officier, récemment arrivé de Pétersbourg, était un homme jeune encore ; toujours silencieux et morose, il ne laissait pas d’avoir un aspect assez imposant, quoiqu’il fût petit, gros et rougeaud. S’entendant réprimander, il avait poussé un cri qui avait stupéfié toute la compagnie, s’était jeté tête baissée sur son chef et l’avait furieusement mordu à l’épaule, on n’avait pu qu’à grand’peine lui faire lâcher prise. À n’en pas douter, ce sous-lieutenant était fou ; du moins l’enquête révéla que depuis quelques temps il faisait des choses fort étranges. Ainsi il avait jeté hors de son logement deux icônes appartenant à son propriétaire et brisé l’un d’eux à coups de hache ; dans sa chambre il avait placé sur trois supports disposés en forme de lutrins les ouvrages de Vogt, de Moleschott et de Buchner ; devant chacun de ces lutrins il brûlait des bougies de cire comme on en allume dans les églises. Le nombre des livres trouvés chez lui donnait lieu de penser que cet homme lisait énormément. S’il avait eu cinquante mille francs, il se serait peut-être embarqué pour les îles Marquises, comme ce « cadet » dont M. Hertzen raconte quelque part l’histoire avec une verve si humoristique. Quand on l’arrêta, on saisit sur lui et dans son logement quantité de proclamations des plus subversives.

En soi cette découverte ne signifiait rien, et, à mon avis, elle ne méritait guère qu’on s’en préoccupât. Était-ce la première fois que nous voyions des écrits séditieux ? Ceux-ci, d’ailleurs, n’étaient pas nouveaux : c’étaient, comme on le dit plus tard, les mêmes qui avaient été répandus récemment dans la province de K…, et Lipoutine assurait avoir vu de petites feuilles toutes pareilles à celles-là pendant un voyage qu’il avait fait dans un gouvernement voisin six semaines auparavant. Mais il se produisit une coïncidence dont André Antonovitch fut très frappé : dans le même temps en effet l’intendant des Chpigouline apporta à la police deux ou trois liasses de proclamations qu’on avait introduites de nuit dans la fabrique, et qui étaient identiques avec celles du sous-lieutenant. Les paquets n’avaient pas encore été défaits, et aucun ouvrier n’en avait pris connaissance. La chose était sans importance, néanmoins elle parut louche au gouverneur et le rendit très soucieux.

Alors venait de commencer cette « affaire Chpigouline » dont on a tant parlé chez nous et que les journaux de la capitale ont racontée avec de telles variantes. Trois semaines auparavant, le choléra asiatique avait fait invasion parmi les ouvriers de l’usine ; il y avait eu un décès et plusieurs cas. L’inquiétude s’empara de notre ville, car le choléra sévissait déjà dans une province voisine. Je ferai remarquer qu’en prévision de l’arrivée du fléau notre administration avait pris des mesures prophylactiques aussi satisfaisantes que possible. Mais les Chpigouline étant millionnaires et possédant de hautes relations, on avait négligé d’appliquer à leur fabrique les règlements sanitaires. Soudain des plaintes universelles s’élevèrent contre cette usine qu’on accusait d’être un foyer d’épidémie : elle était si mal tenue, disait-on, les locaux affectés aux ouvriers, notamment, étaient si sales, que cette malpropreté devait suffire, en l’absence de toute autre cause, pour engendrer le choléra. Des ordres furent immédiatement donnés en conséquence, et André Antonovitch veilla à ce qu’ils fussent promptement exécutés. Pendant trois semaines on nettoya la fabrique, mais les Chpigouline, sans qu’on sût pourquoi, y arrêtèrent le travail. L’un des deux frères résidait constamment à Pétersbourg ; l’autre, à la suite des mesures de désinfection prises par l’autorité, se rendit à Moscou. L’intendant chargé de régler les comptes vola effrontément les ouvriers ; ceux-ci commencèrent à murmurer, voulurent toucher ce qui leur était dû et allèrent bêtement se plaindre à la police ; du reste, ils ne criaient pas trop et présentaient leurs réclamations avec assez de calme. Ce fut sur ces entrefaites qu’on remit au gouvernement les proclamations trouvées par l’intendant.

Pierre Stépanovitch ne se fit point annoncer et pénétra dans le cabinet d’André Antonovitch avec le sans façon d’un ami, d’un intime ; d’ailleurs, en ce moment, c’était Julie Mikhaïlovna qui l’avait envoyé. En l’apercevant, Von Lembke laissa voir un mécontentement très marqué, et, au lieu d’aller au devant de lui, s’arrêta près de la table. Avant l’arrivée du visiteur, il se promenait dans la chambre, où il s’entretenait en tête-à-tête avec un employé de sa chancellerie, un gauche et maussade Allemand du nom de Blum, qu’il avait amené de Pétersbourg, malgré la très vive opposition de Julie Mikhaïlovna. À l’apparition de Pierre Stépanovitch, l’employé se dirigea vers la porte, mais il ne sortit pas. Le jeune homme crut même remarquer qu’il échangeait un regard d’intelligence avec son supérieur.

— Oh ! oh ! je vous y prends, administrateur sournois ! cria gaiement Pierre Stépanovitch, et il couvrit avec sa main une proclamation qui se trouvait sur la table, — cela va augmenter votre collection, hein ?

André Antonovitch rougit, et sa physionomie prit une expression de mauvaise humeur plus accentuée encore.

— Laissez, laissez cela tout de suite ! cria-t-il tremblant de colère, — et ne vous avisez pas, monsieur…

— Qu’est-ce que vous avez ? On dirait que vous êtes fâché ?

— Permettez-moi de vous faire observer, monsieur, que désormais je suis décidé à ne plus tolérer votre sans façon, je vous prie de vous en souvenir…

— Ah ! diable, c’est qu’il est fâché en effet !

— Taisez-vous donc, taisez-vous ! vociféra Von Lembke en frappant du pied, — n’ayez pas l’audace…

Dieu sait quelle tournure les choses menaçaient de prendre. Hélas ! il y avait ici une circonstance ignorée de Pierre Stépanovitch et de Julie Mikhaïlovna elle-même. Depuis quelques jours, le malheureux André Antonovitch avait l’esprit si dérangé qu’il en était venu à soupçonner _in petto_ Pierre Stépanovitch d’être l’amant de sa femme. Lorsqu’il se trouvait seul, la nuit surtout, cette pensée le faisait cruellement souffrir.

— Je pensais que quand un homme vous retient deux soirs de suite jusqu’après minuit pour vous lire son roman en tête-à-tête, il oublie lui-même la distance qui le sépare de vous… Julie Mikhaïlovna me reçoit sur un pied d’intimité ; comment vous déchiffrer ? répliqua non sans dignité Pierre Stépanovitch. — À propos, voici votre roman, ajouta-t-il en déposant sur la table un gros cahier roulé en forme de cylindre et soigneusement enveloppé dans un papier bleu.

Lembke rougit et se troubla.

— Où donc l’avez-vous trouvé ? demanda-t-il aussi froidement qu’il le put, mais sa joie était visible malgré tous les efforts qu’il faisait pour la cacher.

— Figurez-vous qu’il avait roulé derrière la commode. Quand je suis rentré l’autre jour, je l’aurai jeté trop brusquement sur ce meuble. C’est avant-hier seulement qu’on l’a retrouvé, en lavant les parquets, mais vous m’avez donné bien de l’ouvrage.

Le gouverneur, voulant conserver un air de sévérité, baissa les yeux.

— Vous êtes cause que depuis deux nuits je n’ai pas dormi. — Voilà déjà deux jours que le manuscrit est retrouvé ; si je ne vous l’ai pas rendu tout de suite, c’est parce que je tenais à le lire d’un bout à l’autre, et, comme je n’ai pas le temps pendant la journée, j’ai dû y consacrer mes nuits. Eh bien, je suis mécontent de ce roman : l’idée ne me plaît pas. Peu importe après tout, je n’ai jamais été un critique ; d’ailleurs, quoique mécontent, batuchka, je n’ai pas pu m’arracher à cette lecture ! Les chapitres IV et V, c’est… c’est… le diable sait quoi ! Et que d’humour vous avez fourré là-dedans ! j’ai bien ri. Comme vous savez pourtant provoquer l’hilarité sans que cela paraisse ! Dans les chapitres IX et X il n’est question que d’amour, ce n’est pas mon affaire, mais cela produit tout de même de l’effet. Pour ce qui est de la fin, oh ! je vous battrais volontiers. Voyons, quelle est votre conclusion ? Toujours l’éternelle balançoire, la glorification du bonheur domestique : vos personnages se marient, ont beaucoup d’enfants et font bien leurs affaires ! Vous enchantez le lecteur, car moi-même, je le répète, je n’ai pas pu m’arracher à votre roman, mais vous n’en êtes que plus coupable. Le public est bête, les hommes intelligents devraient l’éclairer, et vous au contraire… Allons, assez, adieu. Une autr e fois ne vous fâchez pas ; j’étais venu pour vous dire deux petits mots urgents ; mais vous êtes si mal disposé…

André Antonovitch, pendant ce temps, avait serré son manuscrit dans une bibliothèque en bois de chêne et fait signe à Blum de se retirer. L’employé obéit d’un air de chagrin.

— Je ne suis pas mal disposé, seulement… j’ai toujours des ennuis, grommela le gouverneur.

Quoiqu’il eût prononcé ces mots en fronçant les sourcils, sa colère avait disparu ; il s’assit près de la table.

— Asseyez-vous, continua-t-il, — et dites-moi vos deux mots. Je ne vous avais pas vu depuis longtemps, Pierre Stépanovitch ; seulement, à l’avenir, n’entrez plus brusquement comme cela… on est quelquefois occupé…

— C’est une habitude que j’ai…

— Je le sais et je crois que vous n’y mettez aucune mauvaise intention, mais parfois on a des soucis… Asseyez-vous donc.

Pierre Stépanovitch s’assit à la turque sur le divan.

III modifier

— Ainsi vous avez des soucis ; est-il possible que ce soit à cause de ces niaiseries ? dit-il en montrant la proclamation. — Je vous apporterai de ces petites feuilles autant que vous en voudrez, j’ai fait connaissance avec elles dans le gouvernement de Kh…

— Pendant que vous étiez là ?

— Naturellement, ce n’était pas en mon absence. Elle a aussi une vignette, une hache est dessinée au haut de la page. Permettez (il prit la proclamation) ; en effet, la hache y est bien, c’est exactement la même.

— Oui, il y a une hache. Vous voyez la hache.

— Eh bien, c’est là ce qui vous fait peur ?

— Il ne s’agit pas de la hache… du reste, je n’ai pas peur, mais cette affaire… c’est une affaire telle, il y a ici des circonstances…

— Lesquelles ? Parce que cela a été apporté à la fabrique ? Hé, hé. Mais, vous savez, bientôt les ouvriers de cette fabrique rédigeront eux-mêmes des proclamations.

— Comment cela ? demanda sévèrement Von Lembke.

— C’est ainsi. Ayez l’œil sur eux. Vous êtes un homme trop mou, André Antonovitch ; vous écrivez des romans. Or, ici, il faudrait procéder à l’ancienne manière.

— Comment, à l’ancienne manière ? Que me conseillez-vous ? On a nettoyé la fabrique, j’ai donné des ordres, et ils ont été exécutés.

— Mais les ouvriers s’agitent. Vous devriez les faire fustiger tous, ce serait une affaire finie.

— Ils s’agitent ? C’est une absurdité ; j’ai donné des ordres, et l’on a désinfecté la fabrique.

— Eh ! André Antonovitch, vous êtes un homme mou !

— D’abord je suis loin d’être aussi mou que vous le dites, et ensuite… répliqua Von Lembke froissé. Il ne se prêtait à cette conversation qu’avec répugnance et seulement dans l’espoir que le jeune homme lui dirait quelque chose de nouveau.

— A-ah ! encore une vieille connaissance ! interrompit Pierre Stépanovitch en dirigeant ses regards vers un autre document placé sous un presse-papier ; c’était une petite feuille qui ressemblait aussi à une proclamation et qui avait été évidemment imprimée à l’étranger, mais elle était en vers ; — celle-là, je la sais par coeur : _Une personnalité éclairée ! _ Voyons un peu ; en effet, c’est la _Personnalité éclairée._ J’étais encore à l’étranger quand j’ai fait la connaissance de cette personnalité. Où l’avez-vous dénichée ?

— Vous dites que vous l’avez vue à l’étranger ? demanda vivement Von Lembke.

— Oui, il y a de cela quatre mois, peut-être même cinq.

— Que de choses vous avez vues à l’étranger ! observa avec un regard sondeur André Antonovitch.

Sans l’écouter, le jeune homme déplia le papier et lut tout haut la poésie suivante :

_UNE PERSONNALITÉ ÉCLAIRÉE._

_Issu d’une obscure origine,_ _Au milieu du peuple il grandit ; _ _Sur lui le tyran et le barine_ _Firent peser leur joug maudit._

_Mais, bravant toutes les menaces_ _D’un gouvernement détesté,_ _Cet homme fut parmi les masses_ _L’apôtre de la liberté._

_Dès le début de sa carrière,_ _Pour se dérober au bourreau,_ _Il dut sur la terre étrangère_ _Aller planter son fier drapeau._

_Et le peuple rempli de haines_ _Depuis Smolensk jusqu’à Tachkent,_ _Attendait pour briser ses chaînes_ _Le retour de l’étudiant._

_La multitude impatiente_ _N’attendait de lui qu’un appel_ _Pour engager la lutte ardente,_ _Renverser le trône et l’autel,_

_Puis, en tout lieu, village ou ville,_ _Abolir la propriété,_ _Le mariage et la famille,_ _Ces fléaux de l’humanité ! _

— Sans doute on a pris cela chez l’officier, hein ? demanda Pierre Stépanovitch.

— Vous connaissez aussi cet officier ?

— Certainement. J’ai banqueté avec lui pendant deux jours. Il faut qu’il soit devenu fou.

— Il n’est peut-être pas fou.

— Comment ne le serait-il pas, puisqu’il s’est mis à mordre ?

— Mais, permettez, si vous avez vu ces vers à l’étranger et qu’ensuite on les trouve ici chez cet officier…

— Eh bien ? C’est ingénieux ! Il me semble, André Antonovitch, que vous me faites subir un interrogatoire ? Écoutez, commença soudain Pierre Stépanovitch avec une gravité extraordinaire. — Ce que j’ai vu à l’étranger, je l’ai fait connaître à quelqu’un lorsque je suis rentré en Russie, et mes explications ont été jugées satisfaisantes, autrement votre ville n’aurait pas en ce moment le bonheur de me posséder. Je considère que mon passé est liquidé et que je n’ai de compte à rendre à personne. Je l’ai liquidé non en me faisant dénonciateur, mais en agissant comme ma situation me forçait d’agir. Ceux qui ont écrit à Julie Mikhaïlovna connaissent la chose, et ils m’ont représenté à elle comme un honnête homme… Allons, au diable tout cela ! J’étais venu pour vous entretenir d’une affaire sérieuse, et vous avez bien fait de renvoyer votre ramoneur. L’affaire a de l’importance pour moi, André Antonovitch ; j’ai une prière instante à vous adresser.

— Une prière ? Hum, parlez, je vous écoute, et, je l’avoue, avec curiosité. Et j’ajoute qu’en général vous m’étonnez passablement, Pierre Stépanovitch.

Von Lembke était assez agité. Pierre Stépanovitch croisa ses jambes l’une sur l’autre.

— À Pétersbourg, commença-t-il, — j’ai été franc sur beaucoup de choses, mais sur d’autres, celle-ci, par exemple (il frappa avec son doigt sur la _Personnalité éclairée), _j’ai gardé le silence, d’abord parce que ce n’était pas la peine d’en parler, ensuite parce que je me suis borné à donner les éclaircissements qu’on m’a demandés. Je n’aime pas, en pareil cas, à aller moi-même au devant des questions ; c’est, à mes yeux, ce qui fait la différence entre le coquin et l’honnête homme obligé de céder aux circonstances… Eh bien, en un mot, laissons cela de côté. Mais maintenant… maintenant que ces imbéciles… puisque aussi bien cela est découvert, qu’ils sont dans vos mains et que, je le vois, rien ne saurait vous échapper, — car vous êtes un homme vigilant, — je… je… eh bien, oui, je… en un mot, je suis venu vous demander la grâce de l’un d’eux, un imbécile aussi, disons même un fou ; je vous la demande au nom de sa jeunesse, de ses malheurs, au nom de votre humanité… Ce n’est pas seulement dans vos romans que vous êtes humain, je suppose ! acheva-t-il avec une sorte d’impatience brutale.

Bref, le visiteur avait l’air d’un homme franc, mais maladroit, inhabile, trop exclusivement dominé par des sentiments généreux et par une délicatesse peut-être excessive ; surtout il paraissait borné : ainsi en jugea tout de suite Von Lembke. Depuis longtemps, du reste, c’était l’idée qu’il se faisait de Pierre Stépanovitch, et, durant ces derniers huit jours notamment, il s’était maintes fois demandé avec colère, dans la solitude de son cabinet, comment un garçon si peu intelligent avait pu si bien réussir auprès de Julie Mikhaïlovna.

— Pour qui donc intercédez-vous, et que signifient vos paroles ? questionna-t-il en prenant un ton majestueux pour cacher la curiosité qui le dévorait.

— C’est… c’est… diable… Ce n’est pas ma faute si j’ai confiance en vous ! Ai-je tort de vous considérer comme un homme plein de noblesse, et surtout sensé… je veux dire capable de comprendre… diable…

Le malheureux, évidemment, avait bien de la peine à accoucher.

— Enfin comprenez, poursuivit-il, — comprenez qu’en vous le nommant, je vous le livre ; c’est comme si je le dénonçais, n’est- ce pas ? N’est-il pas vrai ?

— Mais comment puis-je deviner, si vous ne vous décidez pas à parler plus clairement ?

— C’est vrai, vous avez toujours une logique écrasante, diable… eh bien, diable… cette « personnalité éclairée », cet « étudiant », c’est Chatoff… vous savez tout !

— Chatoff ? Comment, Chatoff ?

— Chatoff, c’est l’ »étudiant » dont, comme vous voyez, il est question dans cette poésie. Il demeure ici ; c’est un ancien serf ; tenez, c’est lui qui a donné un soufflet…

— Je sais, je sais ! fit le gouverneur en clignant les yeux, — mais, permettez, de quoi donc, à proprement parler, est-il accusé, et quel est l’objet de votre démarche ?

— Eh bien, je vous prie de le sauver, comprenez-vous ? Il y a huit ans que je le connais, et j’ai peut-être été son ami, répondit avec véhémence Pierre Stépanovitch. — Mais je n’ai pas à vous rendre compte de ma vie passée, poursuivit-il en agitant le bras, — tout cela est insignifiant, ils sont au nombre de trois et demi, et en y ajoutant ceux de l’étranger, on n’arriverait pas à la dizaine. L’essentiel, c’est que j’ai mis mon espoir dans votre humanité, dans votre intelligence. Vous comprendrez la chose et vous la présenterez sous son vrai jour, comme le sot rêve d’un insensé… d’un homme égaré par le malheur, notez, par de longs malheurs, et non comme une redoutable conspiration contre la sûreté de l’État !…

Il étouffait presque.

— Hum. Je vois qu’il est coupable des proclamations qui portent une hache en frontispice, observa presque majestueusement André Antonovitch ; — permettez pourtant, s’il est seul, comment a-t-il pu les répandre tant ici que dans les provinces et même dans le gouvernement de Kh… ? Enfin, ce qui est le point le plus important, où se les est-il procurées ?

— Mais je vous dis que, selon toute apparence, ils se réduisent à cinq, mettons dix, est-ce que je sais ?

— Vous ne le savez pas ?

— Comment voulez-vous que je le sache, le diable m’emporte ?

— Cependant vous savez que Chatoff est un des conjurés ?

— Eh ! fit Pierre Stépanovitch avec un geste de la main comme pour détourner le coup droit que lui portait Von Lembke ; — allons, écoutez, je vais vous dire toute la vérité : pour ce qui est des proclamations, je ne sais rien, c’est-à-dire absolument rien, le diable m’emporte, vous comprenez ce qui signifie le mot rien ?… Eh bien, sans doute, il y a ce sous-lieutenant et un ou deux autres… peut-être aussi Chatoff et encore un cinquième, voilà tout, c’est une misère… Mais c’est pour Chatoff que je suis venu vous implorer, il faut le sauver parce que cette poésie est de lui, c’est son œuvre personnelle, et il l’a fait imprimer à l’étranger ; voilà ce que je sais de science certaine. Quant aux proclamations, je ne sais absolument rien.

— Si les vers sont de lui, les proclamations en sont certainement aussi. Mais sur quelles données vous fondez-vous pour soupçonner M. Chatoff ?

Comme un homme à bout de patience, Pierre Stépanovitch tira vivement de sa poche un portefeuille et y prit une lettre.

— Voici mes données ! cria-t-il en la jetant sur la table.

Le gouverneur la déplia ; c’était un simple billet écrit six mois auparavant et adressé de Russie à l’étranger ; il ne contenait que les deux lignes suivantes :

— « Je ne puis imprimer ici la _Personnalité éclairée, _pas plus qu’autre chose ; imprimez à l’étranger.

« Iv. Chatoff. »

Von Lembke regarda fixement Pierre Stépanovitch. Barbara Pétrovna avait dit vrai : les yeux du gouverneur ressemblaient un peu à ceux d’un mouton, dans certains moments surtout.

— C’est-à-dire qu’il a écrit ces vers ici il y a six mois, se hâta d’expliquer Pierre Stépanovitch, — mais qu’il n’a pu les y imprimer clandestinement, voilà pourquoi il demande qu’on les imprime à l’étranger… Est-ce clair ?

— Oui, c’est clair, mais à qui demande-t-il cela ? Voilà ce qui n’est pas encore clair, observa insidieusement Von Lembke.

— Mais à Kiriloff donc, enfin ; la lettre a été adressée à Kiriloff à l’étranger… Est-ce que vous ne le saviez pas ? Tenez, ce qui me vexe, c’est que peut-être vous faites l’ignorant vis-à- vis de moi, alors que vous êtes depuis longtemps instruit de tout ce qui concerne ces vers ! Comment donc se trouvent-ils sur votre table ? Vous avez bien su vous les procurer ! Pourquoi me mettez- vous à la question, s’il en est ainsi ?

Il essuya convulsivement avec son mouchoir la sueur qui ruisselait de son front.

— Je sais peut-être bien quelque chose… répondit vaguement André Antonovitch ; — mais qui donc est ce Kiriloff ?

— Eh bien ! mais c’est un ingénieur arrivé depuis peu ici, il a servi de témoin à Stavroguine, c’est un maniaque, un fou ; dans le cas de votre sous-lieutenant il n’y a peut-être, en effet, qu’un simple accès de fièvre chaude, mais celui-là, c’est un véritable aliéné, je vous le garantis. Eh ! André Antonovitch, si le gouvernement savait ce que sont ces gens, il ne sévirait pas contre eux. Ce sont tous autant d’imbéciles : j’ai eu l’occasion de les voir en Suisse et dans les congrès.

— C’est de là qu’ils dirigent le mouvement qui se produit ici ?

— Mais à qui donc appartient cette direction ? Ils sont là trois individus et demi. Rien qu’à les voir, l’ennui vous prend. Et qu’est-ce que ce mouvement d’ici ? Il se réduit à des proclamations, n’est-ce pas ? Quant à leurs adeptes, quels sont- ils ? Un sous-lieutenant atteint de _delirium tremens_ et deux ou trois étudiants ! Vous êtes un homme intelligent, voici une question que je vous soumets : Pourquoi ne recrutent-ils pas des individualités plus marquantes ? Pourquoi sont-ce toujours des jeunes gens qui n’ont pas atteint leur vingt-deuxième année ? Et encore sont-ils nombreux ? Je suis sûr qu’on a lancé à leurs trousses un million de limiers, or combien en a-t-on découvert ? Sept. Je vous le dis, c’est ennuyeux.

Lembke écoutait attentivement, mais l’expression de son visage pouvait se traduire par ces mots : « On ne nourrit pas un rossignol avec des fables. »

— Permettez, pourtant : vous affirmez que le billet a été envoyé à l’étranger, mais il n’y a pas ici d’adresse, comment donc savez- vous que le destinataire était M. Kiriloff, que le billet a été adressé à l’étranger et… et… qu’il a été écrit en effet par M. Chatoff ?

— Vous n’avez qu’à comparer l’écriture de ce billet avec celle de M. Chatoff. Quelque signature de lui doit certainement se trouver parmi les papiers de votre chancellerie. Quant à ce fait que le billet était adressé à Kiriloff, je n’en puis douter, c’est lui- même qui me l’a montré.

— Alors vous-même…

— Eh ! oui, moi-même… On m’a montré bien des choses pendant mon séjour là-bas. Pour ce qui est de ces vers, ils sont censés avoir été adressés par feu Hertzen à Chatoff, lorsque celui-ci errait à l’étranger. Hertzen les aurait écrits soit en mémoire d’une rencontre avec lui, soit par manière d’éloge, de recommandations, que sais-je ? Chatoff lui-même répand ce bruit parmi les jeunes gens : Voilà, dit-il, ce que Hertzen pensait de moi.

La lumière se fit enfin dans l’esprit du gouverneur.

— Te-te-te, je me disais : Des proclamations, cela se comprend, mais des vers, pourquoi ?

— Eh ! qu’y a-t-il là d’étonnant pour vous ? Et le diable sait pourquoi je me suis mis à jaser ainsi ! Écoutez, accordez-moi la grâce de Chatoff, et que le diable emporte tous les autres, y compris même Kiriloff qui, maintenant, se tient caché dans la maison Philippoff où Chatoff habite aussi. Ils ne s’aiment pas, parce que je suis revenu… mais promettez-moi le salut de Chatoff, et je vous les servirai tous sur la même assiette. Je vous serai utile, André Antonovitch ! J’estime que ce misérable petit groupe se compose de neuf ou dix individus. Moi-même, je les recherche, c’est une enquête que j’ai entreprise de mon propre chef. Nous en connaissons déjà trois : Chatoff, Kiriloff et le sous-lieutenant. Pour les autres, je n’ai encore que des soupçons… du reste, je ne suis pas tout à fait myope. C’est comme dans le gouvernement de Kh… : les propagateurs d’écrits séditieux qu’on a arrêtés étaient deux étudiants, un collégien, deux gentilshommes de douze ans, un professeur de collège, et un ancien major, sexagénaire abruti par la boisson ; voilà tout, et croyez bien qu’il n’y en avait pas d’autres ; on s’est même étonné qu’ils fussent si peu nombreux… Mais il faut six jours. J’ai déjà tout calculé : six jours, pas un de moins. Si vous voulez arriver à un résultat, laissez-les tranquilles encore pendant six jours, et je vous les livrerai tous dans le même paquet ; mais si vous bougez avant l’expiration de ce délai, la nichée s’envolera. Seulement donnez-moi Chatoff. Je m’intéresse à Chatoff… Le mieux serait de le faire venir secrètement ici, dans votre cabinet, et d’avoir avec lui un entretien amical ; vous l’interrogeriez, vous lui déclareriez que vous savez tout… À coup sûr, lui-même se jettera à vos pieds en pleurant ! C’est un homme nerveux, accablé par le malheur ; sa femme s’amuse avec Stavroguine. Caressez-le, et il vous fera les aveux les plus complets, mais il faut six jours… Et surtout, surtout pas une syllabe à Julie Mikhaïlovna. Le secret. Pouvez-vous me promettre que vous vous tairez ?

— Comment ? fit Von Lembke en ouvrant de grands yeux, — mais est- ce que vous n’avez rien… révélé à Julie Mikhaïlovna ?

— À elle ? Dieu m’en préserve ! E-eh, André Antonovitch ! Voyez- vous, j’ai pour elle une grande estime, j’apprécie fort son amitié… tout ce que vous voudrez… mais je ne suis pas un niais. Je ne la contredis pas, car il est dangereux de la contredire, vous le savez vous-même. Je lui ai peut-être dit un petit mot, parce qu’elle aime cela ; mais quant à m’ouvrir à elle comme je m’ouvre maintenant à vous, quant à lui confier les noms et les circonstances, pas de danger, batuchka ! Pourquoi en ce moment m’adressé-je à vous ? Parce que, après tout, vous êtes un homme, un homme sérieux et possédant une longue expérience du service. Vous avez appris à Pétersbourg comment il faut procéder dans de pareilles affaires. Mais si, par exemple, je révélais ces ceux noms à Julie Mikhaïlovna, elle se mettrait tout de suite à battre la grosse caisse… Elle veut esbroufer la capitale. Non, elle est trop ardente, voilà !

— Oui, il y a en elle un peu de cette fougue… murmura non sans satisfaction André Antonovitch, mais en même temps il trouvait de fort mauvais goût la liberté avec laquelle ce malappris s’exprimait sur le compte de Julie Mikhaïlovna. Cependant Pierre Stépanovitch jugea sans doute qu’il n’en avait pas encore dit assez, et qu’il devait insister davantage sur ce point pour achever la conquête de Lembke.

— Oui, comme vous le dites, elle a trop de fougue, reprit-il ; — qu’elle soit une femme de génie, une femme littéraire, c’est possible, mais elle effraye les moineaux. Elle ne pourrait attendre, je ne dis pas six jours, mais six heures. E-eh ! André Antonovitch, gardez-vous d’imposer à une femme un délai de six jours ! Voyons, vous me reconnaissez quelque expérience, du moins dans ces affaires-là ; je sais certaines choses, et vous-même n’ignorez pas que je puis les savoir. Si je vous demande six jours, ce n’est point par caprice, mais parce que la circonstance l’exige.

— J’ai ouï dire… commença avec hésitation le gouverneur, — j’ai ouï dire qu’à votre retour de l’étranger vous aviez témoigné à qui de droit… comme un regret de vos agissements passés ?

— Eh bien ?

— Naturellement, je n’ai pas la prétention de m’immiscer… mais il m’a toujours semblé qu’ici vous parliez dans un tout autre style, par exemple, sur la religion chrétienne, sur les institutions sociales, et, enfin, sur le gouvernement…

— Eh ! j’ai dit bien des choses ! Je suis toujours dans les mêmes idées, seulement je désapprouve la manière dont ces imbéciles les appliquent, voilà tout. Cela a-t-il le sens commun de mordre les gens à l’épaule ? Réserve faite de la question d’opportunité, vous avez reconnu vous-même que j’étais dans le vrai.

— Ce n’est pas sur ce point proprement dit que je suis tombé d’accord avec vous.

— Vous pesez chacune de vos paroles, hé, hé ! Homme circonspect ! observa gaiement Pierre Stépanovitch. — Écoutez, mon père, il fallait que j’apprisse à vous connaître, eh bien, voilà pourquoi je vous ai parlé dans mon style. Ce n’est pas seulement avec vous, mais avec bien d’autres que j’en use ainsi. J’avais peut-être besoin de connaître votre caractère.

— Pourquoi ?

— Est-ce que je sais pourquoi ? répondit avec un nouveau rire le visiteur. — Voyez-vous, cher et très estimé André Antonovitch, vous êtes rusé, mais pas encore assez pour deviner _cela_, comprenez-vous ? Peut-être que vous comprenez ? Quoique, à mon retour de l’étranger, j’aie donné des explications à qui de droit (et vraiment je ne sais pourquoi un homme dévoué à certaines idées ne pourrait pas agir dans l’intérêt de ses convictions…), cependant personne _là_ ne m’a encore chargé d’étudier votre caractère, et je n’ai encore reçu _de là_ aucune mission semblable. Examinez vous-même : au lieu de réserver pour vous la primeur de mes révélations, n’aurais-je pas pu les adresser directement _là_, c’est-à-dire aux gens à qui j’ai fait mes premières déclarations ? Certes, si j’avais en vue un profit pécuniaire ou autre, ce serait de ma part un bien sot calcul que d’agir comme je le fais, car, maintenant, c’est à vous et non à moi qu’on saura gré en haut lieu de la découverte du complot. Je ne me préoccupe ici que de Chatoff, ajouta noblement Pierre Stépanovitch, — mon seul motif est l’intérêt que m’inspire un ancien ami… Mais n’importe, quand vous prendrez la plume pour écrire _là_, eh bien, louez-moi, si vous voulez… je ne vous contredirai pas, hé, hé ! Adieu pourtant, je me suis éternisé chez vous, et je n’aurais pas dû tant bavarder, s’excusa-t-il non sans grâce.

En achevant ces mots, il se leva.

— Au contraire, je suis enchanté que l’affaire soit, pour ainsi dire, précisée, répondit d’un air non moins aimable Von Lembke qui s’était levé aussi ; les dernières paroles de son interlocuteur l’avaient visiblement rasséréné. — J’accepte vos services avec reconnaissance, et soyez sûr que de mon côté je ne négligerai rien pour appeler sur votre zèle l’attention du gouvernement…

— Six jours, l’essentiel, c’est ce délai de six jours ; durant ce laps de temps ne bougez pas, voilà ce qu’il me faut.

— Bien.

— Naturellement, je ne vous lie pas les mains, je ne me le permettrais pas. Vous ne pouvez vous dispenser de faire des recherches ; seulement n’effrayez pas la nichée avant le moment voulu, je compte pour cela sur votre intelligence et votre habileté pratique. Mais vous devez avoir un joli stock de mouchards et de limiers de toutes sortes, hé, hé ! remarqua d’un ton badin Pierre Stépanovitch.

— Pas tant que cela, dit agréablement le gouverneur. — C’est un préjugé chez les jeunes gens de croire que nous en avons une si grande quantité… Mais, à propos, permettez-moi une petite question : si ce Kiriloff a été le témoin de Stavroguine, alors M. Stavroguine se trouve aussi dans le même cas…

— Pourquoi Stavroguine ?

— Puisqu’ils sont si amis ?

— Eh ! non, non, non ! Ici vous faites fausse route, tout malin que vous êtes. Et même vous m’étonnez. Je pensais que sur celui-là vous n’étiez pas sans renseignements… Hum, Stavroguine, c’est tout le contraire, je dis : tout le contraire… Avis au lecteur.

— Vraiment ! Est-ce possible ? fit Von Lembke d’un ton d’incrédulité. — Julie Mikhaïlovna m’a dit avoir reçu de Pétersbourg des informations donnant à croire qu’il a été envoyé ici, pour ainsi dire, avec certaines instructions…

— Je ne sais rien, rien, absolument rien. Adieu. Avis au lecteur !

Sur ce, le jeune homme s’élança vers la porte.

— Permettez, Pierre Stépanovitch, permettez, cria le gouverneur, — deux mots encore au sujet d’une niaiserie, ensuite je ne vous retiens plus.

Il ouvrit un des tiroirs de son bureau et y prit un pli.

— Voici un petit document qui se rapporte à la même affaire ; je vous prouve par cela même que j’ai en vous la plus grande confiance. Tenez, vous me direz votre opinion.

Ce pli était à l’adresse de Von Lembke qui l’avait reçu la veille, et il contenait une lettre anonyme fort étrange. Pierre Stépanovitch lut avec une extrême colère ce qui suit :

« Excellence !

« Car votre tchin vous donne droit à ce titre. Par la présente je vous informe d’un attentat tramé contre la vie des hauts fonctionnaires et de la patrie, car cela y mène directement. Moi- même j’en ai distribué pendant une multitude d’années. C’est aussi de l’impiété. Un soulèvement se prépare, et il y a plusieurs milliers de proclamations, chacune d’elles mettra en mouvement cent hommes tirant la langue, si l’autorité ne prend des mesures, car on promet une foule de récompenses, et la populace est bête, sans compter l’eau-de-vie. Si vous voulez une dénonciation pour le salut de la patrie ainsi que des églises et des icônes, seul je puis la faire. Mais à condition que seul entre tous je recevrai immédiatement de la troisième section mon pardon par le télégraphe ; quant aux autres, qu’ils soient livrés à la justice. Pour signal, mettez chaque soir, à sept heures, une bougie à la fenêtre de la loge du suisse. En l’apercevant, j’aurai confiance et je viendrai baiser la main miséricordieuse envoyée de la capitale, mais à condition que j’obtiendrai une pension, car autrement avec quoi vivrai-je ? Vous n’aurez pas à vous en repentir, vu que le gouvernement vous donnera une plaque. Motus, sinon ils me tordront le cou.

« L’homme lige de Votre Excellence, qui baise la trace de vos pas, le libre penseur repentant,

« INCOGNITO. »

Von Lembke expliqua que la lettre avait été déposée la veille dans la loge en l’absence du suisse.

— Eh bien, qu’est-ce que vous en pensez ? demanda presque brutalement Pierre Stépanovitch.

— J’incline à la considérer comme l’œuvre d’un mauvais plaisant, d’un farceur anonyme.

— C’est la conjecture la plus vraisemblable. On ne vous monte pas le coup.

— Ce qui me fait croire cela, c’est surtout la bêtise de cette lettre.

— Vous en avez déjà reçu de semblables depuis que vous êtes ici ?

— J’en ai reçu deux, également sans signature.

— Naturellement, les auteurs de ces facéties ne tiennent pas à se faire connaître. D’écritures et de styles différents ?

— Oui.

— Et bouffonnes comme celles-ci ?

— Oui, bouffonnes, et, vous savez… dégoûtantes.

— Eh bien, puisque ce n’est pas la première fois qu’on vous adresse pareilles pasquinades, cette lettre doit sûrement provenir d’une officine analogue.

— D’autant plus qu’elle est idiote. Ces gens-là sont instruits, et, à coup sûr, ils n’écrivent pas aussi bêtement.

— Sans doute, sans doute.

—Mais si cette lettre émanait en effet de quelqu’un qui offrit réellement ses services comme dénonciateur ?

— C’est invraisemblable, répliqua sèchement Pierre Stépanovitch. — Ce pardon que la troisième section doit envoyer par le télégraphe, cette demande d’une pension, qu’est-ce que cela signifie ? La mystification est évidente.

— Oui, oui, reconnut Von Lembke honteux de la supposition qu’il venait d’émettre.

— Savez-vous ce qu’il faut faire ? Laissez-moi cette lettre. Je vous en découvrirai certainement l’auteur. Je le trouverai plus vite qu’aucun de vos agents.

— Prenez-là, consentit André Antonovitch, non sans quelque hésitation, il est vrai.

— Vous l’avez montrée à quelqu’un ?

— À personne ; comment donc ?

— Pas même à Julie Mikhaïlovna ?

— Ah ! Dieu m’en préserve ! Et, pour l’amour de Dieu, ne la lui montrez pas non plus ! s’écria Von Lembke effrayé. — Elle serait si agitée… et elle se fâcherait terriblement contre moi.

— Oui, vous seriez le premier à avoir sur les doigts, elle dirait que si l’on vous écrit ainsi, c’est parce que vous l’avez mérité. Nous connaissons la logique des femmes. Allons, adieu. D’ici à trois jours peut-être j’aurai découvert votre correspondant anonyme. Surtout n’oubliez pas de quoi nous sommes convenus !

IV modifier

Pierre Stépanovitch n’était peut-être pas bête, mais Fedka l’avait bien jugé en disant qu’il « se représentait l’homme à sa façon, et qu’ensuite il ne démordait plus de son idée ». Le jeune homme quitta le gouverneur, persuadé qu’il l’avait pleinement mis en repos au moins pour six jours, délai dont il avait absolument besoin. Or il se trompait, et cela parce que dès l’abord il avait décidé une fois pour toutes qu’André Antonovitch était un fieffé nigaud.

Comme tous les martyrs du soupçon, André Antonovitch croyait toujours volontiers dans le premier moment ce qui semblait de nature à fixer ses incertitudes. La nouvelle tournure des choses commença par s’offrir à lui sous un aspect assez agréable, malgré certaines complications qui ne laissaient pas de le préoccuper. Du moins ses anciens doutes s’évanouirent. D’ailleurs, depuis quelques jours il était si las, il sentait un tel accablement qu’en dépit d’elle-même, son âme avait soif de repos. Mais, hélas ! il n’était pas encore tranquille. Un long séjour à Pétersbourg avait laissé dans son esprit des traces ineffaçables. L’histoire officielle et même secrète de la « jeune génération » lui était assez connue, — c’était un homme curieux, et il collectionnait les proclamations, — mais jamais il n’en avait compris le premier mot. À présent il était comme dans un bois : tous ses instincts lui faisaient pressentir dans les paroles de Pierre Stépanovitch quelque chose d’absurde, quelque chose qui était en dehors de toutes les formes et de toutes les conventions, — « pourtant le diable sait ce qui peut arriver dans cette « nouvelle génération », et comment s’y font les affaires », se disait-il fort perplexe.

Sur ces entrefaites, Blum qui avait guetté le départ de Pierre Stépanovitch rentra dans le cabinet de son patron. Ce Blum appartenait à la catégorie, fort restreinte en Russie, des Allemands qui n’ont pas de chance. Parent éloigné et ami d’enfance de Von Lembke, il lui avait voué un attachement sans bornes. Du reste, André Antonovitch était le seul homme au monde qui aimât Blum ; il l’avait toujours protégé, et, quoique d’ordinaire très soumis aux volontés de son épouse, il s’était toujours refusé à lui sacrifier cet employé qu’elle détestait. Dans les premiers temps de son mariage Julie Mikhaïlovna avait eu beau jeter feu et flamme, recourir même à l’évanouissement, Von Lembke était resté inébranlable.

Physiquement, Blum était un homme roux, grand, voûté, à la physionomie maussade et triste. Il joignait à une extrême humilité un entêtement de taureau. Chez nous il vivait fort retiré, ne faisait point de visites et ne s’était lié qu’avec un pharmacien allemand. Depuis longtemps Von Lembke l’avait mis dans la confidence de ses peccadilles littéraires. Durant des six heures consécutives le pauvre employé était condamné à entendre la lecture du roman de son supérieur, il suait à grosses gouttes, luttait de son mieux contre le sommeil et s’efforçait de sourire ; puis, de retour chez lui, il déplorait avec sa grande perche de femme la malheureuse faiblesse de leur bienfaiteur pour la littérature russe.

Lorsque Blum entra, André Antonovitch le regarda d’un air de souffrance.

— Je te prie, Blum, de me laisser en repos, se hâta-t-il de lui dire, voulant évidemment l’empêcher de reprendre la conversation que l’arrivée de Pierre Stépanovitch avait interrompue.

— Et pourtant cela pourrait se faire de la façon la plus discrète, sans attirer aucunement l’attention ; vous avez de pleins pouvoirs, insista avec une fermeté respectueuse l’employé qui, l’échine courbée, s’avançait à petits pas vers le gouverneur.

— Blum, tu m’es tellement dévoué que ton zèle m’épouvante.

— Vous dites toujours des choses spirituelles, et, satisfait de vos paroles, vous vous endormez tranquillement, mais par cela même vous vous nuisez.

— Blum, je viens de me convaincre que ce n’est pas du tout cela, pas du tout.

— N’est-ce pas d’après les paroles de ce jeune homme fourbe et dépravé que vous-même soupçonnez ? Il vous a amadoué en faisant l’éloge de votre talent littéraire.

— Blum, tu dérailles ; ton projet est une absurdité, te dis-je. Nous ne trouverons rien, nous provoquerons un vacarme terrible, ensuite on se moquera de nous, et puis Julie Mikhaïlovna…

L’employé, la main droite appuyée sur son cœur, s’approcha d’un pas ferme de Von Lembke.

— Nous trouverons incontestablement tout ce que nous cherchons, répondit-il ; — la descente se fera à l’improviste, de grand matin ; nous aurons tous les ménagements voulus pour la personne, et nous respecterons strictement les formes légales. Des jeunes gens qui sont allés là plus d’une fois, Liamchine et T éliatnikoff, assurent que nous y trouverons tout ce que nous désirons. Personne ne s’intéresse à M. Verkhovensky. La générale Stavroguine lui a ouvertement retiré sa protection, et tous les honnêtes gens, si tant est qu’il en existe dans cette ville de brutes, sont convaincus que là s’est toujours cachée la source de l’incrédulité et du socialisme. Il a chez lui tous les livres défendus, les _Pensées_ de Ryléieff[18], les œuvres complètes de Hertzen… À tout hasard j’ai un catalogue approximatif…

— Ô mon Dieu, ces livres sont dans toutes les bibliothèques ; que tu es simple, mon pauvre Blum !

— Et beaucoup de proclamations, continua l’employé sans écouter son supérieur. — Nous finirons par découvrir infailliblement l’origine des écrits séditieux qui circulent maintenant ici. Le jeune Verkhovensky me paraît très sujet à caution.

— Mais tu confonds le père avec le fils. Ils ne s’entendent pas ; le fils se moque du père au vu et au su de tout le monde.

— Ce n’est qu’une frime.

— Blum, tu as juré de me tourmenter ! songes-y, c’est un personnage en vue ici. Il a été professeur, il est connu, il criera, les plaisanteries pleuvront sur nous, et nous manquerons tout… pense un peu aussi à l’effet que cela produira sur Julie Mikhaïlovna !

Blum ne voulut rien entendre.

— Il n’a été que _docent, _rien que _docent, _et il a quitté le service sans autre titre que celui d’assesseur de collège, répliqua-t-il en se frappant la poitrine, — il ne possède aucune distinction honorifique, on l’a relevé de ses fonctions parce qu’on le soupçonnait de nourrir des desseins hostiles au gouvernement. Il a été sous la surveillance de la police, et il est plus que probable qu’il y est encore. En présence des désordres qui se produisent aujourd’hui, vous avez incontestablement le devoir d’agir. Au contraire, vous manqueriez aux obligations de votre charge si vous vous montriez indulgent pour le vrai coupable.

— Julie Mikhaïlovna ! Décampe, Blum ! cria tout à coup Von Lembke qui avait entendu la voix de sa femme dans la pièce voisine.

Blum frissonna, mais il tint bon.

— Autorisez-moi donc, autorisez-moi, insista-t-il en pressant ses deux mains contre sa poitrine.

— Décampe ! répéta en grinçant des dents André Antonovitch, — fais ce que tu veux… plus tard… Ô mon Dieu !

La portière se souleva, et Julie Mikhaïlovna parut. Elle s’arrêta majestueusement à la vue de Blum qu’elle toisa d’un regard dédaigneux et offensé, comme si la seule présence de cet homme en pareil lieu eût été une insulte pour elle. Sans rien dire, l’employé s’inclina profondément devant la gouvernante ; puis, le corps plié en deux, il se dirigea vers la porte en marchant sur la pointe des pieds et en écartant un peu les bras.

Blum interpréta-t-il comme une autorisation formelle la dernière parole échappée à l’impatience de Von Lembke, ou bien ce trop zélé serviteur crut-il pouvoir prendre sous sa propre responsabilité une mesure qui lui paraissait impérieusement recommandée par l’intérêt de son patron ? quoi qu’il en soit, comme nous le verrons plus loin, de cet entretien du gouverneur avec son subordonné résulta une chose fort inattendue qui fit scandale, suscita maintes railleries et exaspéra Julie Mikhaïlovna, bref, une chose qui eut pour effet de dérouter définitivement André Antonovitch, en le jetant, au moment le plus critique, dans la plus lamentable irrésolution.

V modifier

Pierre Stépanovitch se donna beaucoup de mouvement durant cette journée. À peine eut-il quitté Von Lembke qu’il se mit en devoir d’aller rue de l’Épiphanie, mais, en passant rue des Boeufs devant la demeure où logeait Karmazinoff, il s’arrêta brusquement, sourit et entra dans la maison. On lui répondit qu’il était attendu, ce qui l’étonna fort, car il n’avait nullement annoncé sa visite.

Mais le grand écrivain l’attendait en effet et même depuis l’avant-veille. Quatre jours auparavant il lui avait confié son _Merci_ (le manuscrit qu’il se proposait de lire à la matinée littéraire), et cela par pure amabilité, convaincu qu’il flattait agréablement l’amour-propre de Pierre Stépanovitch en lui donnant la primeur d’une grande chose. Depuis longtemps le jeune homme s’était aperçu que ce monsieur vaniteux, gâté par le succès et inabordable pour le commun des mortels, cherchait, à force de gentillesses, à s’insinuer dans ses bonnes grâces. Il avait fini, je crois, par se douter que Karmazinoff le considérait sinon comme le principal meneur de la révolution russe, du moins comme une des plus fortes têtes du parti et un des guides les plus écoutés de la jeunesse. Il n’était pas sans intérêt pour Pierre Stépanovitch de savoir ce que pensait « l’homme le plus intelligent de la Russie », mais jusqu’alors, pour certains motifs, il avait évité toute explication avec lui.

Le grand écrivain logeait chez sa sœur qui avait épousé un chambellan et qui possédait des propriétés dans notre province. Le mari et la femme étaient pleins de respect pour leur illustre parent, mais, quand il vint leur demander l’hospitalité, tous deux, à leur extrême regret, se trouvaient à Moscou, en sorte que l’honneur de le recevoir échut à une vieille cousine du chambellan, une parente pauvre qui depuis longtemps remplissait chez les deux époux l’office de femme de charge. Tout le monde dans la maison marchait sur la pointe du pied depuis l’arrivée de M. Karmazinoff. Presque chaque jour la vieille écrivait à Moscou pour faire savoir comment il avait passé la nuit et ce qu’il avait mangé ; un fois elle télégraphia qu’après un dîner chez le maire de la ville, il avait dû prendre une cuillerée d’un médicament. Elle se permettait rarement d’entrer dans la chambre de son hôte, il était cependant poli avec elle, mais il lui parlait d’un ton sec et seulement dans les cas de nécessité. Lorsque entra Pierre Stépanovitch, il était en train de manger sa côtelette du matin avec un demi-verre de vin rouge. Le jeune homme était déjà allé chez lui plusieurs fois et l’avait toujours trouvé à table, mais jamais Karmazinoff ne l’avait invité à partager son repas. Après la côtelette, on apporta une toute petite tasse de café. Le domestique qui servait avait des gants, un frac et des bottes molles dont on n’entendait pas le bruit.

— A-ah ! fit Karmazinoff qui se leva, s’essuya avec sa serviette et, de la façon la plus cordiale en apparence, s’apprêta à embrasser le visiteur. Mais celui-ci savait par expérience que, quand le grand écrivain embrassait quelqu’un, il avait coutume de présenter la joue et non les lèvres[19] ; aussi lui-même, dans la circonstance présente, en usa de cette manière : le baiser se borna à une rencontre des deux joues. Sans paraître remarquer cela, Karmazinoff reprit sa place sur le divan et indiqua aimablement à Pierre Stépanovitch un fauteuil en face de lui. Le jeune homme s’assit sur le siège qu’on lui montrait.

— Vous ne… Vous ne voulez pas déjeuner ? demanda le romancier contrairement à son habitude, toutefois on voyait bien qu’il comptait sur un refus poli. Son attente fut trompée : Pierre Stépanovitch s’empressa de répondre affirmativement. L’expression d’une surprise désagréable parut sur le visage de Karmazinoff, mais elle n’eut que la durée d’un éclair ; il sonna violemment, et, malgré sa parfaite éducation, ce fut d’un ton bourru qu’il ordonna au domestique de dresser un second couvert.

— Que prendrez-vous : une côtelette ou du café ? crut-il devoir demander.

— Une côtelette et du café, faites aussi apporter du vin, j’ai une faim canine, répondit Pierre Stépanovitch qui examinait tranquillement le costume de son amphitryon. M. Karmazinoff portait une sorte de jaquette en ouate à boutons de nacre, mais trop courte, ce qui faisait un assez vilain effet, vu la rotondité de son ventre. Quoiqu’il fît chaud dans la chambre, sur ses genoux était déployé un plaid en laine, d’une étoffe quadrillée, qui traînait jusqu’à terre.

— Vous êtes malade ? observa Pierre Stépanovitch.

— Non, mais j’ai peur de le devenir dans ce climat, répondit l’écrivain de sa voix criarde ; du reste, il scandait délicatement chaque mot et susseyait à la façon des barines ; — je vous attendais déjà hier.

— Pourquoi donc ? je ne vous avais pas promis ma visite.

— C’est vrai, mais vous avez mon manuscrit. Vous… l’avez lu ?

— Un manuscrit ? Comment ?

Cette question causa le plus grand étonnement à Karmazinoff ; son inquiétude fut telle qu’il en oublia sa tasse de café.

— Mais pourtant vous l’avez apporté avec vous ? reprit-il en regardant Pierre Stépanovitch d’un air épouvanté.

— Ah ! c’est de ce _Bonjour_ que vous parlez, sans doute…

_— Merci._

— N’importe. Je l’avais tout à fait oublié et je ne l’ai pas lu, je n’ai pas le temps. Vraiment, je ne sais ce que j’en ai fait, il n’est pas dans mes poches… je l’aurai laissé sur ma table. Ne vous inquiétez pas, il se retrouvera.

— Non, j’aime mieux envoyer tout de suite chez vous. Il peut se perdre ou être volé.

— Allons donc, qui est-ce qui le volerait ? Mais pourquoi êtes- vous si inquiet ? Julie Mikhaïlovna prétend que vous avez toujours plusieurs copies de chaque manuscrit : l’une est déposée chez un notaire à l’étranger, une autre est à Pétersbourg, une troisième à Moscou ; vous envoyez aussi un exemplaire à une banque…

— Mais Moscou peut brûler, et avec elle mon manuscrit. Non, il vaut mieux que je l’envoie chercher tout de suite.

— Attendez, le voici ! dit Pierre Stépanovitch, et il tira d’une poche de derrière un rouleau de papier à lettres de petit format, — il est un peu chiffonné. Figurez-vous que depuis le jour où vous me l’avez donné, il est resté tout le temps dans ma poche avec mon mouchoir ; je n’y avais plus pensé du tout.

Karmazinoff saisit d’un geste rapide son manuscrit, l’examina avec sollicitude, s’assura qu’il n’y manquait aucune page, puis le déposa respectueusement sur une table particulière, mais assez près de lui pour l’avoir à chaque instant sous les yeux.

— À ce qu’il paraît, vous ne lisez pas beaucoup ? remarqua-t-il d’une voix sifflante.

— Non, pas beaucoup.

— Et en fait de littérature russe, — rien ?

— En fait de littérature russe ? Permettez, j’ai lu quelque chose… _Le long du chemin… _ou _En chemin… _ou _Au passage, _je ne me rappelle plus le titre. Il y a longtemps que j’ai lu cela, cinq ans. Je n’ai pas le temps de lire.

La conversation fut momentanément suspendue.

— À mon arrivée ici, j’ai assuré à tout le monde que vous étiez un homme extrêmement intelligent, et maintenant, paraît-il, toute la ville raffole de vous.

— Je vous remercie, répondit froidement le visiteur.

On apporta le déjeuner. Pierre Stépanovitch ne fit qu’une bouchée de sa côtelette ; quant au vin et au café, il n’en laissa pas une goutte.

— « Sans doute ce malappris a senti toute la finesse du trait que je lui ai décoché », se disait Karmazinoff en le regardant de travers ; « je suis sûr qu’il a dévoré avec avidité mon manuscrit, seulement il veut se donner l’air de ne l’avoir pas lu. Mais il se peut aussi qu’il ne mente pas, et qu’il soit réellement bête. J’aime chez un homme de génie un peu de bêtise. Au fait, parmi eux n’est-ce pas un génie ? Du reste, que le diable l’emporte ! »

Il se leva et commença à se promener d’un bout de la chambre à l’autre, exercice hygiénique auquel il se livrait toujours après son déjeuner.

Pierre Stépanovitch ne quitta point son fauteuil et alluma une cigarette.

— Vous n’êtes pas ici pour longtemps ? demanda-t-il.

— Je suis venu surtout pour vendre un bien, et maintenant je dépends de mon intendant.

— Il paraît que vous êtes revenu en Russie parce que vous vous attendiez à voir là-bas une épidémie succéder à la guerre ?

— N-non, ce n’est pas tout à fait pour cela, répondit placidement M. Karmazinoff qui, à chaque nouveau tour dans la chambre, brandillait son pied droit d’un air gaillard. — Le fait est que j’ai l’intention de vivre le plus longtemps possible ajouta-t-il avec un sourire fielleux. — Dans la noblesse russe il y a quelque chose qui s’use extraordinairement vite sous tous les rapports. Mais je veux m’user le plus tard possible, et maintenant je vais me fixer pour toujours à l’étranger ; le climat y est meilleur et l’édifice plus solide. L’Europe durera bien autant que moi, je pense. Quel est votre avis ?

— Je n’en sais rien.

— Hum. Si là-bas, en effet, Babylone s’écroule, sa chute sera un grand événement (là-dessus je suis entièrement d’accord avec vous, quoique je ne voie pas la chose si p rochaine) ; mais ici, en Russie, ce qui nous menace, ce n’est même pas un écroulement, c’est une dissolution. La sainte Russie est le pays du monde qui offre le moins d’éléments de stabilité. Le populaire reste encore plus ou moins attaché au dieu russe, mais, aux dernières nouvelles, le dieu russe était bien malade, à peine s’il a pu résister à l’affranchissement des paysans, du moins il a été fort ébranlé. Et puis les chemins de fer, et puis vous… je ne crois plus du tout au dieu russe.

— Et au dieu européen ?

— Je ne crois à aucun dieu. On m’a calomnié auprès de la jeunesse russe. J’ai toujours été sympathique à chacun de ses mouvements. On m’a montré les proclamations qui circulent ici. Leur forme effraye le public, mais il n’est personne qui, sans oser se l’avouer, ne soit convaincu de leur puissance ; depuis longtemps la société périclite, et depuis longtemps aussi elle sait qu’elle n’a aucun moyen de salut. Ce qui me fait croire au succès de cette propagande clandestine, c’est que la Russie est maintenant dans le monde entier la nation où un soulèvement rencontrerait le moins d’obstacles. Je comprends trop bien pourquoi tous les Russes qui ont de la fortune filent à l’étranger, et pourquoi cette émigration prend d’année en année des proportions plus considérables. Il y a là un simple instinct. Quand un navire va sombrer, les rats sont les premiers à le quitter. La sainte Russie est un pays plein de maisons de bois, de mendiants et… de dangers, un pays où les hautes classes se composent de mendiants vaniteux et où l’immense majorité de la population crève de faim dans des chaumières. Qu’on lui montre n’importe quelle issue, elle l’accueillera avec joie, il suffit de la lui faire comprendre. Seul le gouvernement veut encore résister, mais il brandit sa massue dans les ténèbres et frappe sur les siens. Ici tout est condamné. La Russie, telle qu’elle est, n’a pas d’avenir. Je suis devenu Allemand, et je m’en fais honneur.

— Non, mais tout à l’heure vous parliez des proclamations, dites- moi ce que vous en pensez.

— On en a peur, cela prouve leur puissance. Elles déchirent tous les voiles et montrent que chez nous on ne peut s’appuyer sur rien. Elles parlent haut dans le silence universel. En laissant de côté la forme, ce qui doit surtout leur assurer la victoire, c’est l’audace, jusqu’ici sans précédent, avec laquelle leurs auteurs envisagent en face la vérité. C’est là un trait qui n’appartient qu’à la génération contemporaine. Non, en Europe on n’est pas encore aussi hardi, l’autorité y est solidement établie, il y a encore là des éléments de résistance. Autant que j’en puis juger, tout le fond de l’idée révolutionnaire russe consiste dans la négation de l’honneur. Je suis bien aise que ce principe soit aussi crânement affirmé. En Europe, ils ne comprendront pas encore cela, mais chez nous rien ne réussira mieux que cette idée. Pour le Russe l’honneur n’est qu’un fardeau superflu, et il en a toujours été ainsi à tous les moments de son histoire. Le plus sûr moyen de l’entraîner, c’est de revendiquer carrément le droit au déshonneur. Moi, je suis un homme de l’ancienne génération, et, je l’avoue, je tiens encore pour l’honneur, mais c’est seulement par habitude. Je garde un reste d’attachement aux vieilles formes ; mettons cela, si vous voulez, sur le compte de la pusillanimité ; à mon âge on ne renonce pas facilement à des préjugés invétérés.

Il s’arrêta tout à coup.

— « Je parle, je parle », pensa-t-il, « et il écoute toujours sans rien dire. J’ai pourtant une question à lui adresser, c’est pour cela qu’il est venu. Je vais la lui faire. »

— Julie Mikhaïlovna m’a prié de vous interroger adroitement afin de savoir quelle est la surprise que vous préparez pour le bal d’après-demain, fit soudain Pierre Stépanovitch.

— Oui, ce sera en effet une surprise, et j’étonnerai… ; répondit Karmazinoff en prenant un air de dignité, — mais je ne vous dirai pas mon secret.

Pierre Stépanovitch n’insista pas.

— Il y a ici un certain Chatoff, poursuivit le grand écrivain, — et, figurez-vous, je ne l’ai pas encore vu.

— C’est un fort brave homme. Eh bien ?

— Oh ! rien ; il parle ici de certaines choses. C’est lui qui a donné un soufflet à Stavroguine ?

— Oui.

— Et Stavroguine, qu’est-ce que vous pensez de lui ?

— Je ne sais pas, c’est un viveur.

Karmazinoff haïssait Nicolas Vsévolodovitch, parce que ce dernier avait pris l’habitude de ne faire aucune attention à lui.

— Si ce qu’on prêche dans les proclamations se réalise un jour chez nous, observa-t-il en riant, — ce viveur sera sans doute le premier pendu à une branche d’arbre.

— Peut-être même le sera-t-il avant, dit brusquement Pierre Stépanovitch.

— C’est ce qu’il faudrait, reprit Karmazinoff, non plus en riant, mais d’un ton très sérieux.

— Vous avez déjà dit cela, et, vous savez, je le lui ai répété.

— Vraiment, vous le lui avez répété ? demanda avec un nouveau rire Karmazinoff.

— Il a dit que si on le pendait à un arbre, vous, ce serait assez de vous fesser, non pas, il est vrai, pour la forme, mais vigoureusement, comme on fesse un moujik.

Pierre Stépanovitch se leva et prit son chapeau. Karmazinoff lui tendit ses deux mains.

— Dites-moi donc, commença-t-il tout à coup d’une voix mielleuse et avec une intonation particulière, tandis qu’il tenait les mains du visiteur dans les siennes, — si tout ce qu’on… projette est destiné à se réaliser, eh bien… quand cela pourra-t-il avoir lieu ?

— Est-ce que je sais ? répondit d’un ton un peu brutal Pierre Stépanovitch.

Tous deux se regardèrent fixement.

— Approximativement ? À peu près ? insista Karmazinoff de plus en plus câlin.

— Vous aurez le temps de vendre votre bien et de filer, grommela le jeune homme avec un accent de mépris.

Les deux interlocuteurs attachèrent l’un sur l’autre un regard pénétrant. Il y eut une minute de silence.

— Cela commencera dans les premiers jours de mai, et pour la fête de l’Intercession[20] tout sera fini, déclara brusquement Pierre Stépanovitch.

— Je vous remercie sincèrement, dit d’un ton pénétré Karmazinoff en serrant les mains du visiteur.

— « Tu auras le temps de quitter le navire, rat ! » pensa Pierre Stépanovitch quand il fut dans la rue. « Allons, si cet « homme d’État » est si soucieux de connaître le jour et l’heure, si le renseignement que je lui ai donné lui a fait autant de plaisir, nous ne pouvons plus, après cela, douter de nous. (Il sourit.) Hum. Au fait, il compte parmi leurs hommes intelligents, et… il ne songe qu’à déguerpir ; ce n’est pas lui qui nous dénoncera ! »

Il courut à la maison de Philippoff, rue de l’Épiphanie.

VI modifier

Pierre Stépanovitch passa d’abord chez Kiriloff. Celui-ci, seul comme de coutume, faisait cette fois de la gymnastique au milieu de la chambre, c’est-à-dire qu’il écartait les jambes et tournait les bras au-dessus de lui d’une façon particulière. La balle était par terre. Le déjeuner n’avait pas encore été desservi, et il restait du thé froid sur la table. Avant d’entrer, Pierre Stépanovitch s’arrêta un instant sur le seuil.

— Tout de même vous vous occupez beaucoup de votre santé, dit-il d’une voix sonore et gaie en pénétrant dans la chambre ; — quelle belle balle ! oh ! comme elle rebondit ! c’est aussi pour faire de la gymnastique ?

Kiriloff mit sa redingote.

— Oui, c’est pour ma santé, murmura-t-il d’un ton sec ; — asseyez-vous.

— Je ne resterai qu’une minute. Du reste, je vais m’asseoir, reprit Pierre Stépanovitch ; puis, sans transition, il passa à l’objet de sa visite : — C’est bien de soigner sa santé, mais je suis venu vous rappeler notre convention. L’échéance approche « en un certain sens ».

— Quelle convention ?

— Comment, quelle convention ? fit le visiteur inquiet.

— Ce n’est ni une convention, ni un engagement, je ne me suis pas lié, vous vous trompez.

— Écoutez, que comptez-vous donc faire ? demanda en se levant brusquement Pierre Stépanovitch.

— Ma volonté.

— Laquelle ?

— L’ancienne.

— Comment dois-je comprendre vos paroles ? C’est-à-dire que vous êtes toujours dans les mêmes idées ?

— Oui. Seulement il n’y a pas de convention et il n’y en a jamais eu, je ne me suis lié par rien. Maintenant, comme autrefois, je n’entends faire que ma volonté.

Kiriloff donna cette explication d’un ton roide et méprisant.

Pierre Stépanovitch se rassit satisfait.

— Soit, soit, dit-il, — faites votre volonté, du moment que cette volonté n’a pas varié. Vous vous fâchez pour un mot. Vous êtes devenu fort irascible depuis quelque temps. C’est pour cela que j’évitais de venir vous voir. Du reste, j’étais bien sûr que vous ne trahiriez pas.

— Je suis loin de vous aimer, mais vous pouvez être parfaitement tranquille, quoique pourtant je trouve les mots de trahison et de non-trahison tout à fait déplacés dans la circonstance.

— Cependant, répliqua Pierre Stépanovitch de nouveau pris d’inquiétude, — il faudrait préciser pour éviter toute erreur. C’est une affaire où l’exactitude est nécessaire, et votre langage m’abasourdit positivement. Voulez-vous me permettre de parler ?

— Parlez ! répondit l’ingénieur en regardant dans le coin.

— Depuis longtemps déjà vous avez résolu de vous ôter la vie… c’est-à-dire que vous aviez cette idée. Est-ce vrai ? N’y a-t-il pas d’erreur dans ce que je dis ?

— J’ai toujours la même idée.

— Très bien. Remarquez, en outre, que personne ne vous y a forcé.

— Il ne manquerait plus que cela ! quelle bêtise vous dites !

— Soit, soit ! Je me suis fort bêtement exprimé. Sans doute il aurait été très bête de vous forcer à cela. Je continue : Vous avez fait partie de la société dès sa fondation, et vous vous êtes ouvert de votre projet à un membre de la société.

— Je ne me suis pas ouvert, j’ai dit cela tout bonnement. Très bien.

— Non, ce n’est pas très bien, car je n’aime pas à vous voir éplucher ainsi mes actions. Je n’ai pas de compte à vous rendre, et vous ne pouvez comprendre mes desseins. Je veux m’ôter la vie parce que c’est mon idée, parce que je n’admets pas la peur de la mort, parce que… vous n’avez pas besoin de savoir pourquoi… Qu’est-ce qu’il vous faut ? Vous voulez boire du thé ? Il est froid. Laissez, je vais vous donner un autre verre.

Pierre Stépanovitch avait, en effet, saisi la théière et cherchait dans quoi il pourrait se verser à boire. Kiriloff alla à l’armoire et en rapporta un verre propre.

— J’ai déjeuné tout à l’heure chez Karmazinoff, et ses discours m’ont fait suer, observa le visiteur ; — ensuite j’ai couru ici, ce qui m’a de nouveau mis en sueur, je meurs de soif.

— Buvez. Le thé froid n’est pas mauvais.

Kiriloff reprit sa place et se remit à regarder dans le coin.

— La société a pensé, poursuivit-il du même ton, — que mon suicide pourrait être utile, et que, quand vous auriez fait ici quelques sottises dont on rechercherait les auteurs, si tout à coup je me brûlais la cervelle en laissant une lettre où je me déclarerais coupable de tout, cela vous mettrait à l’abri du soupçon pendant toute une année.

— Du moins pendant quelques jours ; en pareil cas c’est déjà beaucoup que d’avoir vingt-quatre heures devant soi.

— Bien. On m’a donc demandé si je ne pouvais pas attendre. J’ai répondu que j’attendrais aussi longtemps qu’il plairait à la société, vu que cela m’était égal.

— Oui, mais rappelez-vous que vous avez pris l’engagement de rédiger de concert avec moi la lettre dont il s’agit, et de vous mettre, dès votre arrivée en Russie, à ma… en un mot, à ma disposition, bien entendu pour cette affaire seulement, car, pour tout le reste, il va de soi que vous êtes libre, ajouta presque aimablement Pierre Stépanovitch.

— Je ne me suis pas engagé, j’ai consenti parce que cela m’était égal.

— Très bien, très bien, je n’ai nullement l’intention de froisser votre amour-propre, mais…

— Il n’est pas question ici d’amour-propre.

— Mais souvenez-vous qu’on vous a donné cent vingt thalers pour votre voyage, par conséquent vous avez reçu de l’argent.

— Pas du tout, répliqua en rougissant Kiriloff, — l’argent ne m’a pas été donné à cette condition. On n’en reçoit pas pour cela.

— Quelquefois.

— Vous mentez. J’ai écrit de Pétersbourg une lettre très explicite à cet égard, et à Pétersbourg même je vous ai remboursé les cent vingt thalers, je vous les ai remis en mains propres… et ils ont reçu cet argent, si toutefois vous ne l’avez pas gardé dans votre poche.

— Bien, bien, je ne conteste rien, je leur ai envoyé l’argent. L’essentiel, c’est que vous soyez toujours dans les mêmes dispositions qu’auparavant.

— Mes dispositions n’ont pas changé. Quand vous viendrez me dire : « Il est temps », je m’exécuterai. Ce sera bientôt ?

— Le jour n’est plus fort éloigné… Mais rappelez-vous que nous devons faire la lettre ensemble la veille au soir.

— Quand ce serait le jour même ? Il faudra que je me déclare l’auteur des proclamations ?

— Et de quelques autres choses encore.

— Je ne prendrai pas tout sur moi.

— Pourquoi donc ? demanda Pierre Stépanovitch alarmé de ce refus.

— Parce que je ne veux pas ; assez. Je ne veux plus parler de cela.

Ces mots causèrent une vive irritation à Pierre Stépanovitch, mais il se contint et changea la conversation.

— Ma visite a encore un autre objet, reprit-il, — vous viendrez ce soir chez les nôtres ? C’est aujourd’hui la fête de Virguinsky, ils se réuniront sous ce prétexte.

— Je ne veux pas.

— Je vous en prie, venez. Il le faut. Nous devons imposer et par le nombre et par l’aspect… Vous avez une tête… disons le mot, une tête fatale.

— Vous trouvez ? dit en riant Kiriloff, — c’est bien, j’irai ; mais je ne poserai pas pour la tête. Quand ?

— Oh ! de bonne heure, à six heures et demie. Vous savez, vous pouvez entrer, vous asseoir et ne parler à personne, quelque nombreuse que soit l’assistance. Seulement n’oubliez pas de prendre avec vous un crayon et un morceau de papier.

— Pourquoi ?

— Cela vous est égal, et je vous le demande instamment. Vous n’aurez qu’à rester là sans parler à personne, vous écouterez et, de temps à autre, vous ferez semblant de prendre des notes ; libre à vous, d’ailleurs, de crayonner des croquis sur votre papier.

— Quelle bêti se ! À quoi bon ?

— Mais puisque cela vous est égal ? Vous ne cessez de dire que tout vous est indifférent.

— Non, je veux savoir pourquoi.

— Eh bien, voici : le membre de la société qui remplit la fonction de réviseur s’est arrêté à Moscou, et j’ai fait espérer sa visite à quelques uns des nôtres ; ils penseront que vous êtes ce réviseur ; or, comme vous vous trouvez ici déjà depuis trois semaines, l’effet sera encore plus grand.

— C’est de la farce. Vous n’avez aucun réviseur à Moscou.

— Allons, soit, nous n’en avons pas, mais qu’est-ce que cela vous fait, et comment ce détail peut-il vous arrêter ? Vous-même êtes membre de la société.

— Dites-leur que je suis le réviseur ; je m’assiérai et je me tiendrai coi, mais je ne veux ni papier ni crayon.

— Mais pourquoi ?

— Je ne veux pas.

Pierre Stépanovitch blêmit de colère ; néanmoins cette fois encore il se rendit maître de lui, se leva et prit son chapeau.

— L’_homme _est chez vous ? demanda-t-il soudain à demi-voix.

— Oui.

— C’est bien. Je ne tarderai pas à vous débarrasser de lui, soyez tranquille.

— Il ne me gêne pas. Je ne l’ai que la nuit. La vieille est à l’hôpital, sa belle-fille est morte ; depuis deux jours je suis seul. Je lui ai montré l’endroit de la cloison où il y a une planche facile à déplacer ; il s’introduit par là, personne ne le voit.

— Je le retirerai bientôt de chez vous.

— Il dit qu’il ne manque pas d’endroits où il peut aller coucher.

— Il ment, on le cherche, et ici, pour le moment, il est en sûreté. Est-ce que vous causez avec lui ?

— Oui, tout le temps. Il dit beaucoup de mal de vous. La nuit dernière, je lui ai lu l’Apocalypse et lui ai fait bo ire du thé. Il a écouté attentivement, fort attentivement même, toute la nuit.

— Ah ! diable, mais vous allez le convertir à la religion chrétienne !

— Il est déjà chrétien. Ne vous inquiétez pas, il tuera. Qui voulez-vous faire assassiner ?

— Non, ce n’est pas pour cela que j’ai besoin de lui… Chatoff sait-il que vous donnez l’hospitalité à Fedka ?

— Je ne vois pas Chatoff, et nous n’avons pas de rapports ensemble.

— Vous êtes fâchés l’un contre l’autre ?

— Non, nous ne sommes pas fâchés, mais nous ne nous parlons pas. Nous avons couché trop longtemps côte à côte en Amérique.

— Je passerai chez lui tout à l’heure.

— Comme vous voudrez.

— Vers les dix heures, en sortant de chez Virguinsky, je viendrai peut-être chez vous avec Stavroguine.

— Venez.

— Il faut que j’aie un entretien sérieux avec lui… Vous savez, donnez-moi donc votre balle ; quel besoin en avez-vous maintenant ? Je fais aussi de la gymnastique. Si vous voulez, je vous l’achèterai.

— Prenez-là, je vous la donne.

Pierre Stépanovitch mit la balle dans sa poche.

— Mais je ne vous fournirai rien contre Stavroguine, murmura Kiriloff en reconduisant le visiteur, qui le regarda avec étonnement et ne répondit pas.

Les dernières paroles de l’ingénieur agitèrent extrêmement Pierre Stépanovitch ; il y réfléchissait encore en montant l’escalier de Chatoff, quand il songea qu’il devait donner à son visage mécontent une expression plus avenante. Chatoff se trouvait chez lui ; un peu souffrant, il était couché, tout habillé, sur son lit.

— Quel guignon ! s’écria en entrant dans la chambre Pierre Stépanovitch ; — vous êtes sérieusemen t malade ?

Ses traits avaient tout à coup perdu leur amabilité d’emprunt, un éclair sinistre brillait dans ses yeux.

Chatoff sauta brusquement à bas de son lit.

— Pas du tout, répondit-il d’un air effrayé, — je ne suis pas malade, j’ai seulement un peu mal à la tête…

L’apparition inattendue d’un tel visiteur l’avait positivement effrayé.

— Je viens justement pour une affaire qui n’admet pas la maladie, commença d’un ton presque impérieux Pierre Stépanovitch ; — permettez-moi de m’asseoir (il s’assit), et vous, reprenez place sur votre lit, c’est bien. Aujourd’hui une réunion des nôtres aura lieu chez Virguinsky sous prétexte de fêter l’anniversaire de sa naissance ; les mesures sont prises pour qu’il n’y ait pas d’intrus. Je viendrai avec Nicolas Stavroguine. Sans doute, connaissant vos opinions actuelles, je ne vous inviterais pas à assister à cette soirée… non que nous craignions d’être dénoncés par vous, mais pour vous épargner un ennui. Cependant votre présence est indispensable. Vous rencontrerez là ceux avec qui nous déciderons définitivement de quelle façon doit s’opérer votre sortie de la société, et entre quelles mains vous aurez à remettre ce qui se trouve chez vous. Nous ferons cela sans bruit, je vous emmènerai à l’écart, dans quelque coin ; l’assistance sera nombreuse, et il n’est pas nécessaire d’initier tout le monde à ces détails. J’avoue que j’ai eu beaucoup de peine à triompher de leur résistance ; mais maintenant, paraît-il, ils consentent, à condition, bien entendu, que vous vous dessaisirez de l’imprimerie et de tous les papiers. Alors vous serez parfaitement libre de vos agissements.

Tandis que Pierre Stépanovitch parlait, Chatoff l’écoutait les sourcils froncés. Sa frayeur de tantôt avait disparu pour faire place à la colère.

— Je ne me crois aucunement tenu de rendre des comptes le diable sait à qui, déclara-t-il tout net ; — je n’ai besoin de l’agrément de personne pour reprendre ma liberté.

— Ce n’est pas tout à fait exact. On vous a co nfié beaucoup de secrets. Vous n’aviez pas le droit de rompre de but en blanc. Et, enfin, vous n’avez jamais manifesté nettement l’intention de vous retirer, de sorte que vous les avez mis dans une fausse position.

— Dès mon arrivée ici j’ai fait connaître mes intentions par une lettre fort claire.

— Non, pas fort claire, contesta froidement Pierre Stépanovitch ; — par exemple, je vous ai envoyé, pour les imprimer ici, la _Personnalité éclairée, _ainsi que deux proclamations. Vous m’avez retourné le tout avec une lettre équivoque, ne précisant rien.

— J’ai carrément refusé d’imprimer.

— Vous avez refusé, mais pas carrément. Vous avez répondu : « Je ne puis pas », sans expliquer pour quel motif. Or « je ne sais pas » n’a jamais voulu dire « je ne veux pas ». On pouvait supposer que vous étiez simplement empêché par des obstacles matériels, et c’est ainsi que votre lettre a été comprise. Ils ont cru que vous n’aviez pas rompu vos liens avec la société, dès lors ils ont pu vous continuer leur confiance et par suite se compromettre. Ici l’on croit que vous vous êtes servi avec intention de termes vagues : vous vouliez, dit-on, tromper vos coassociés, pour les dénoncer quand vous auriez reçu d’eux quelque communication importante. Je vous ai défendu de toutes mes forces, et j’ai montré comme pièce à l’appui de votre innocence les deux lignes de réponse que vous m’avez adressées. Mais j’ai dû moi-même reconnaître, après les avoir relues, que ces deux lignes ne sont pas claires et peuvent induire en erreur.

— Vous aviez conservé si soigneusement cette lettre par devers vous ?

— Qu’est-ce que cela fait que je l’aie conservée ? elle est encore chez moi.

— Peu m’importe ! cria Chatoff avec irritation. — Libre à vos imbéciles de croire que je les ai dénoncés, je m’en moque ! Je voudrais bien voir ce que vous pouvez me faire !

— On vous noterait, et, au premier succès de la révolution, vous seriez pendu.

— Quand vous aurez conquis le pouvoir suprême et que vous serez les maîtres de la Russie ?

— Ne riez pas. Je le répète, j’ai pris votre défense. Quoi qu’il en soit, je vous conseille de venir aujourd’hui à la réunion. À quoi bon de vaines paroles dictées par un faux orgueil ? Ne vaut-il pas mieux se séparer amicalement ? En tout cas, il faut que vous rendiez le matériel typographique, nous aurons aussi à parler de cela.

— J’irai, grommela Chatoff, qui, la tête baissée, semblait absorbé dans ses réflexions. Pierre Stépanovitch le considérait d’un œil malveillant.

— Stavroguine y sera ? demanda tout à coup Chatoff en relevant la tête.

— Il y sera certainement.

— Hé, hé !

Il y eut une minute de silence. Un sourire de colère et de mépris flottait sur les lèvres de Chatoff.

— Et votre misérable _Personnalité éclairée_ dont j’ai refusé l’impression ici, elle est imprimée ?

— Oui.

— On fait croire aux collégiens que Hertzen lui-même a écrit cela sur votre album ?

— Oui, c’est Hertzen lui-même.

Ils se turent encore pendant trois minutes. À la fin, Chatoff quitta son lit.

— Allez-vous-en loin de moi, je ne veux pas me trouver avec vous.

Pierre Stépanovitch se leva aussitôt.

— Je m’en vais, dit-il avec une sorte de gaieté, — un mot seulement : Kiriloff, à ce qu’il paraît, est maintenant tout seul dans le pavillon, sans servante ?

— Il est tout seul. Allez-vous-en, je ne puis rester dans la même chambre que vous.

— « Allons, tu es très bien maintenant ! » pensa joyeu sement Pierre Stépanovitch quand il fut hors de la maison ; « tu seras aussi très bien ce soir, j’ai justement besoin que tu sois comme cela, et je ne pourrais rien désirer de mieux ! Le dieu russe lui-même me vient en aide ! »

VII modifier

Il fit beaucoup de courses durant cette journée et sans doute ne perdit pas ses peines, car sa figure était rayonnante quand le soir, à six heures précises, il se présenta chez Nicolas Vsévolodovitch. On ne l’introduisit pas tout de suite : Stavroguine se trouvait dans son cabinet en tête-à-tête avec Maurice Nikolaïévitch qui venait d’arriver. Cette nouvelle intrigua Pierre Stépanovitch. Il s’assit tout près de la porte du cabinet pour attendre le départ du visiteur. De l’antichambre on entendait le bruit de la conversation, mais sans pouvoir rien saisir des paroles prononcées. La visite ne dura pas longtemps ; bientôt retentit une voix extraordinairement forte et vibrante, immédiatement après la porte s’ouvrit, et Maurice Nikolaïévitch sortit avec un visage livide. Il ne remarqua pas Pierre Stépanovitch et passa rapidement à côté de lui. Le jeune homme s’élança aussitôt dans la chambre.

Je me crois obligé de raconter en détail l’entrevue fort courte des deux « rivaux », — entrevue que tout semblait devoir rendre impossible, et qui eut lieu néanmoins.

Après son dîner, Nicolas Vsévolodovitch sommeillait sur une couchette dans son cabinet, lorsque Alexis Égorovitch lui annonça l’arrivée de Maurice Nikolaïévitch. À ce nom, Stavroguine tressaillit, il croyait avoir mal entendu. Mais bientôt se montra sur ses lèvres un sourire de triomphe hautain en même temps que de vague surprise. En entrant, Maurice Nikolaïévitch fut sans doute frappé de ce sourire du moins il s’arrêta tout à coup au milieu de la chambre et parut se demander s’il ferait un pas de plus en avant ou s’il se retirerait sur l’heure. À l’instant même la physionomie de Nicolas Vsévolodovitch changea d’expression, d’un air sérieux et étonné il s’avança vers le visiteur. Ce dernier ne prit pas la main qui lui était tendue, et, sans dire un mot, il s’assit avant que le maître de la maison lui en eût donné l’exemple ou lui eût offert un siège. Nicolas Vsévolodovitch s’assit sur le bord de sa couchette et attendit en silence, les yeux fixés sur Maurice Nikolaïévitch.

— Si vous le pouvez, épousez Élisabeth Nikolaïevna, commença brusquement le capitaine d’artillerie, et le plus curieux, c’est qu’on n’aurait pu deviner, d’après l’intonation de la voix, si ces mots étaient une prière, une recommandation, une concession ou un ordre.

Nicolas Vsévolodovitch resta silencieux, mais le visiteur, ayant dit évidemment tout ce qu’il avait à dire, le regardait avec persistance, dans l’attente d’une réponse.

— Si je ne me trompe (du reste, ce n’est que trop vrai), Élisabeth Nikolaïevna est votre fiancée, observa enfin Stavroguine.

— Oui, elle est ma fiancée, déclara d’un ton ferme le visiteur.

— Vous… vous êtes brouillés ensemble ?… Excusez-moi, Maurice Nikolaïévitch.

— Non, elle m’ »aime » et m’ »estime », dit-elle. Ses paroles sont on ne peut plus précieuses pour moi.

— Je n’en doute pas.

— Mais, sachez-le, elle serait sous la couronne et vous l’appelleriez, qu’elle me planterait là, moi ou tout autre, pour aller à vous.

— Étant sous la couronne ?

— Et après la couronne.

— Ne vous trompez-vous pas ?

— Non. Sous la haine incessante, sincère et profonde qu’elle vous témoigne, perce à chaque instant un amour insensé, l’amour le plus sincère, le plus excessi f et… le plus fou ! Par contre, sous l’amour non moins sincère qu’elle ressent pour moi perce à chaque instant la haine la plus violente ! Je n’aurais jamais pu imaginer auparavant toutes ces… métamorphoses.

— Mais je m’étonne pourtant que vous veniez m’offrir la main d’Élisabeth Nikolaïevna ! En avez-vous le droit ? Vous y a-t-elle autorisé ?

Maurice Nikolaïévitch fronça le sourcil et pendant une minute baissa la tête.

— De votre part ce ne sont là que des mots, dit-il brusquement, - — des mots où éclate la rancune triomphante ; je suis sûr que vous savez lire entre les lignes, et se peut-il qu’il y ait place ici pour une vanité mesquine ? N’êtes-vous pas assez victorieux ? Faut- il donc que je mette les points sur les i ? Soit, je les mettrai, si vous tenez tant à m’humilier : j’agis sans droit, je ne suis aucunement autorisé ; Élisabeth Nikolaïevna ne sait rien, mais son fiancé a complètement perdu la raison, il mérite d’être enfermé dans une maison de fous, et, pour comble, lui-même vient vous le déclarer. Seul dans le monde entier vous pouvez la rendre heureuse, et moi je ne puis que faire son malheur. Vous la lutinez, vous la pourchassez, mais, — j’ignore pourquoi, — vous ne l’épousez pas. S’il s’agit d’une querelle d’amoureux née à l’étranger, et si, pour y mettre fin, mon sacrifice est nécessaire, — immolez-moi. Elle est trop malheureuse, et je ne puis supporter cela. Mes paroles ne sont ni une permission ni une injonction, par conséquent elles n’ont rien d’offensant pour votre amour-propre. Si vous voulez prendre ma place sous la couronne, vous n’avez nul besoin pour cela de mon consentement, et, sans doute, il était inutile que je vinsse étaler ma folie à vos yeux. D’autant plus qu’après ma démarche actuelle notre mariage est impossible. Si à présent je la conduisais à l’autel, je serais un misérable. L’acte que j’accomplis en vous la livrant, à vous peut- être son plus irréconciliable ennemi, est, à mon point de vue, une infamie dont certainement je ne supporterai pas le fardeau.

— Vous vous brûlerez la cervelle, quand on nous mariera ?

— Non, beaucoup plus tard. À quoi bon mettre une éclaboussure de sang sur sa robe nuptiale ? Peut-être même ne me brûlerai-je la cervelle ni maintenant ni plus tard.

— Vous dites cela, sans doute, pour me tranquilliser ?

— Vous ? Ma mort doit vous être bien indifférente.

Un silence d’une minute suivit ces paroles. Maurice Nikolaïévitch était pâle, et ses yeux étincelaient.

— Pardonnez-moi les questions que je vous ai adressées, dit Stavroguine ; — plusieurs d’entre elles étaient fort indiscrètes, mais il est une chose que j’ai, je pense, parfaitement le droit de vous demander : pour que vous ayez pris sur vous de venir me faire une proposition aussi… risquée, il faut que vous soyez bien convaincu de mes sentiments à l’égard d’Élisabeth Nikolaïevna ; or, quelles données vous ont amené à cette conviction ?

— Comment ? fit avec un léger frisson Maurice Nikolaïévitch ; — est-ce que vous n’avez pas prétendu à sa main ? N’y prétendez-vous pas maintenant encore ?

— En général, je ne puis parler à un tiers de mes sentiments pour une femme ; excusez-moi, c’est une bizarrerie d’organisation. Mais, pour le reste, je vous dirai toute la vérité : je suis marié, il ne m’est donc plus possible ni d’épouser Élisabeth Nikolaïevna, ni de « prétendre à sa main ».

Maurice Nikolaïévitch fut tellement stupéfait qu’il se renversa sur le dossier de son fauteuil ; pendant un certain temps ses yeux ne quittèrent pas le visage de Stavroguine.

— Figurez-vous que cette idée ne m’était pas venue, balbutia-t- il ; — vous avez dit l’autre jour que vous n’étiez pas marié… je croyais que vous ne l’étiez pas…

Il pâlit affreusement et soudain déchargea un violent coup de poing sur la table.

— Si, après un tel aveu, vous ne laissez pas tranquille Élisabeth Nikolaïevna, si vous la rendez vous-même malheureuse, je vous tuerai à coups de bâton comme un chien !

Sur ce, il sortit précipitamment de la chambre. Pierre Stépanovitch, qui y entra aussitôt après, trouva le maître du logis dans une disposition d’esprit fort inattendue.

— Ah ! c’est vous ! fit Stavroguine avec un rire bruyant qui semblait n’avoir pour cause que la curiosité empressée de Pierre Stépanovitch. — Vous écoutiez derrière la porte ? Attendez, pourquoi êtes-vous venu ? Je vous avez promis quelque chose… Ah, bah ! je me rappelle : la visite « aux nôtres » ? Partons, je suis enchanté, vous ne pouviez rien me proposer de plus agréable en ce moment.

Il prit son chapeau, et tous deux sortirent immédiatement.

— Vous riez d’avance à l’idée de voir « les nôtres » ? observa avec enjouement Pierre Stépanovitch qui tantôt s’efforçait de marcher à côté de son compagnon sur l’étroit trottoir pavé en briques, tantôt descendait sur la chaussée et trottait en pleine boue, parce que Stavroguine, sans le remarquer, occupait à lui seul toute la largeur du trottoir.

— Je ne ris pas du tout, répondit d’une voix sonore et gaie Nicolas Vsévolodovitch ; — au contraire, je suis convaincu que je trouverai là les gens les plus sérieux.

— De « mornes imbéciles », comme vous les avez appelés un jour.

— Rien n’est parfois plus amusant qu’un morne imbécile.

— Ah ! vous dites cela à propos de Maurice Nikolaïévitch ! Je suis sûr qu’il est venu tout à l’heure vous offrir sa fiancée, hein ? Figurez-vous, c’est moi qui l’ai poussé indirectement à faire cette démarche. D’ailleurs, s’il ne la cède pas, nous la lui prendrons nous-mêmes, pas vrai ?

Sans doute Pierre Stépanovitch savait qu’il jouait gros jeu en mettant la conversation sur ce sujet ; mais lorsque sa curiosité était vivement excitée, il aimait mieux tout risquer que de rester dans l’incertitude. Nicolas Vsévolodovitch se contenta de sourire.

— Vous comptez toujours m’aider ? demanda-t-il.

— Si vous faites appel à mon aide. Mais vous savez qu’il n’y a qu’un bon moyen.

— Je connais votre moyen.

— Non, c’est encore un secret. Seulement rappelez-vous que ce secret coûte de l’argent.

— Je sais même combien il coûte, grommela à part soi Stavroguine.

Pierre Stépanovitch tressaillit.

— Combien ? Qu’est-ce que vous avez dit ?

— J’ai dit : Allez-vous-en au diable avec votre secret ! Apprenez- moi plutôt qui nous verrons là. Je sais que Virguinsky reçoit à l’occasion de sa fête, mais quels sont ses invités ?

— Oh ! il y aura là une société des plus variées ! Kiriloff lui- même y sera.

— Tous membres de sections ?

— Peste, comme vous y allez ! Jusqu’à présent il n’existe pas encore ici une seule section organisée.

— Comment donc avez-vous fait pour répandre tant de proclamations ?

— Là où nous allons, il n’y aura en tout que quatre sectionnaires. En attendant, les autres s’espionnent à qui mieux mieux, et chacun d’eux m’adresse des rapports sur ses camarades. Ces gens-là donnent beaucoup d’espérances. Ce sont des matériaux qu’il faut organiser. Du reste, vous-même avez rédigé le statut, il est inutile de vous expliquer les choses.

— Eh bien, ça ne marche pas ? Il y a du tirage ?

— Ça marche on ne peut mieux. Je vais vous faire rire : le premier moyen d’action, c’est l’uniforme. Il n’y a rien de plus puissant que la livrée bureaucratique. J’invente exprès des titres et des emplois : j’ai des secrétaires, des émissaires secrets, des caissiers, des présidents, des registrateurs ; ce truc réussit admirablement. Vient ensuite, naturellement, la sentimentalité, qui chez nous est le plus effi cace agent de la propagande socialiste. Le malheur, ce sont ces sous-lieutenants qui mordent. Et puis il y a les purs coquins ; ces derniers sont parfois fort utiles, mais avec eux on perd beaucoup de temps, car ils exigent une surveillance continuelle. Enfin la principale force, le ciment qui relie tout, c’est le respect humain, la peur d’avoir une opinion à soi. Oui, c’est justement avec de pareilles gens que le succès est possible. Je vous le dis, ils se jetteraient dans le feu à ma voix : je n’aurai qu’à leur dire qu’ils manquent de libéralisme. Des imbéciles me blâment d’avoir trompé tous mes associés d’ici en leur parlant de comité central et de « ramifications innombrables ». Vous-même vous m’avez une fois reproché cela, mais où est la tromperie ? Le comité central, c’est moi et vous ; quant aux ramifications, il y en aura autant qu’on voudra.

— Et toujours de la racaille semblable ?

— Ce sont des matériaux. Ils sont bons tout de même.

— Vous n’avez pas cessé de compter sur moi ?

— Vous serez le chef, la force dirigeante ; moi, je ne serai que votre second, votre secrétaire. Vous savez, nous voguerons portés sur un esquif aux voiles de soie, aux rames d’érable ; à la poupe sera assise une belle demoiselle, Élisabeth Nikolaïevna… est-ce qu’il n’y a pas une chanson comme cela ?…

Stavroguine se mit à rire.

— Non, je préfère vous donner un bon conseil. Vous venez d’énumérer les procédés dont vous vous servez pour cimenter vos groupes, ils se réduisent au fonctionnarisme et à la sentimentalité, tout cela n’est pas mauvais comme clystère, mais il y a quelque chose de meilleur encore : persuadez à quatre membres d’une section d’assassiner le cinquième sous prétexte que c’est un mouchard, et aussitôt le sang versé les liera tous indissolublement à vous. Ils deviendront vos esclaves, ils n’oseront ni se mutiner, ni vous demander des comptes. Ha, ha, ha !

— « Toi pourtant, il faudra que tu me payes cela », pensa à part soi Pierre Stépanovitch, « et pas plus tard que ce soir. Tu te permets beaucoup trop. »

Voilà ou à peu près ce que dut se dire Pierre Stépanovitch. Du reste, ils approchaient déjà de la maison de Virguinsky.

— Vous m’avez probablement fait passer auprès d’eux pour quelque membre arrivé de l’étranger, en rapport avec l’Internationale, pour un réviseur ? demanda tout à coup Stavroguine.

— Non, le réviseur, ce sera un autre ; vous, vous êtes un des membres qui ont fondé la société à l’étranger, et vous connaissez les secrets les plus importants — voilà votre rôle. Vous parlerez sans doute ?

— Où avez-vous pris cela ?

— Maintenant vous êtes tenu de parler.

Dans son étonnement, Nicolas Vsévolodovitch s’arrêta au milieu de la rue, non loin d’un réverbère. Pierre Stépanovitch soutint avec une tranquille assurance le regard de son compagnon. Celui-ci lança un jet de salive et se remit en marche.

— Et vous, est-ce que vous prendrez la parole ? demanda-t-il brusquement à Pierre Stépanovitch.

— Non, je vous écouterai.

— Que le diable vous emporte ! Au fait, vous me donnez une idée.

— Laquelle ? fit vivement Pierre Stépanovitch.

— Soit, je parlerai peut-être là, mais ensuite je vous flanquerai une rossée, et, vous savez, une rossée sérieuse.

— Dites-donc, tantôt j’ai répété à Karmazinoff le propos que vous avez tenu sur son compte, à savoir qu’il faudrait le fesser, non pas seulement pour la forme, mais vigoureusement, comme on fesse un moujik.

— Mais je n’ai jamais dit cela, ha, ha !

— N’importe. _Se non è vero…_

— Eh bien, merci, je vous suis très obligé.

— Savez-vous ce que dit Karmazinoff ? D’après lui, notre doctrine est, au fond, la négation de l’honneur, et affirmer franchement le droit au déshonneur, c’est le plus sûr moyen d’avoir les Russes pour soi.

— Paroles admirables ! Paroles d’or ! s’écria Stavroguine ; — il a dit le vrai mot ! Le droit au déshonneur, — mais, avec cela, tout le monde viendra à nous, il ne restera plus personne dans l’autre camp ! Écoutez pourtant, Verkhovensky, vous ne faites pas partie de la haute police, hein ?

— Celui qui se pose de pareilles questions les garde généralement pour lui.

— Sans doute, mais nous sommes entre nous.

— Non, jusqu’à présent je ne sers pas dans la haute police. Assez, nous voici arrivés. Composez votre physionomie, Stavroguine ; moi, j’ai toujours soin de me faire une tête quand je vais chez eux. Il faut se donner un air un peu sombre, voilà tout ; ce n’est pas bien malin.