Les Portraits prophétiques
LES
PORTRAITS PROPHÉTIQUES
I
— Non seulement ce peintre excelle dans son art, s’écria Walter Ludlow avec animation, mais il possède encore les connaissances les plus variées et les plus étendues. Il parle hébreu avec le docteur Mather et donne des leçons d’anatomie au docteur Boylston. En un mot, il est en toute espèce de science ce qu’il est sur son propre terrain, le premier entre tous. De plus, c’est un parfait gentleman, un véritable cosmopolite, parlant de chaque contrée du globe comme s’il y avait été élevé, sauf peut-être de la nôtre, qu’il visite pour la première fois en ce moment. On ne sait vraiment ce qu’on doit le plus admirer en lui.
— N’y a-t-il point là de l’exagération ? dit Élinor, qui avait écouté ce panégyrique avec une curiosité toute féminine.
— Non, je puis vous l’assurer, répliqua son fiancé ; mais il y a en lui quelque chose de plus extraordinaire encore, c’est le don de s’assimiler à un tel point le caractère des physionomies, que ses modèles croient se trouver devant un miroir lorsqu’ils contemplent leur portrait. Mais ce n’est pas encore là le plus merveilleux.
— Ah ! s’il y a des qualités plus étonnantes que celles que vous m’avez énumérées, dit Élinor en riant, Boston risque d’être un séjour périlleux pour le pauvre gentleman. C’est un sorcier et non pas un peintre.
— Ce que vous dites, reprit le jeune homme, est plus sérieux que vous ne pensez, car il rend, à ce que l’on prétend, non seulement les traits du visage, mais jusqu’aux passions et aux sentiments les plus secrets du cœur. Aussi, ajouta Walter en baissant instinctivement la voix, serais-je presque effrayé de poser devant lui.
— Parlez-vous sérieusement ? demanda vivement la jeune fille.
— De grâce, chère Élinor, fit son amant en souriant pour cacher son malaise, ne lui laissez pas peindre ce regard… Ah ! C’est passé maintenant ; mais il n’y a qu’un instant vous paraissiez mourir de peur. Que pensiez-vous donc ?
— Rien, rien, répondit Élinor, vous vous l’êtes figuré. Venez me voir demain, et nous irons rendre visite à votre merveilleux artiste.
Lorsque le jeune homme se fut retiré, on pouvait apercevoir encore sur la belle et candide figure de sa maîtresse l’étrange expression qui l’avait frappé. C’était un regard chargé de tristesse et d’anxiété, et peu en rapport avec les sentiments qui doivent animer le visage d’une jeune fille sur le point de s’unir à l’élu de son cœur.
— Ce regard, se dit Élinor, il n’est pas étonnant qu’il en ait été effrayé, s’il exprimait ce que je pense quelquefois. Je sais par moi-même tout ce que ce regard peut avoir d’effrayant. Mais c’était pure imagination ; je ne pense guère à cela en ce moment, et je n’ai rien vu qui pût s’y rapporter. Je l’aurai rêvé. Et elle se mit à broder une collerette qu’elle comptait mettre le jour où l’on ferait son portrait.
Le peintre dont il vient d’être parlé n’était pas un de ces artistes qui dans les temps passés broyaient eux-mêmes les matières premières dont ils composaient leurs couleurs et fabriquaient leurs pinceaux avec le poil des bêtes fauves. Peut-être, s’il eût pu d’avance régler sa destinée, eût-il choisi de naître dans cette école primitive qui ne connut point de maître et dont les adeptes pouvaient au moins être originaux et prime-sautiers, n’ayant ni règles à suivre ni chef-d’œuvre à imiter ; mais il était né sur cette vieille terre d’Europe et il y avait été élevé. Aussi avait-il étudié la touche des maîtres, la grandeur et la beauté de leurs conceptions dans les cabinets les plus riches et les galeries les plus fameuses, et même sur les murs des églises, jusqu’au jour où ces modèles si variés et si parfaits n’eurent plus rien à lui apprendre. Mais si l’art n’avait plus de leçons à lui donner, il en pouvait encore recevoir de la nature. Il avait donc résolu de visiter un monde inconnu jusqu’alors à ses confrères et de jouir du spectacle de sites nouveaux pour lui, et qui, malgré leurs imposantes et pittoresques beautés, n’avaient point encore été transportés sur la toile.
À peine eut-il mis le pied en Amérique, que les principaux habitants de la colonie vinrent tour à tour lui exprimer leur ambitieux désir de transmettre leurs traits à la postérité, par l’intermédiaire de son talent. Chaque fois qu’une telle proposition lui était adressée, il fixait sur le postulant son regard pénétrant. Rencontrait-il un visage satisfait, un teint fleuri, malgré la richesse de l’accoutrement et l’importance du salaire proposé, il s’excusait poliment de ne pouvoir accomplir cette tâche. Si, au contraire, le front qu’il considérait lui révélait une intelligence supérieure, une certaine délicatesse de sensation, ou simplement une profonde expérience des hommes et des choses ; s’il rencontrait dans la rue un de ces mendiants à la barbe blanchissante, aux sourcils froncés, au front sillonné de rides caractéristiques, ou si quelque bel enfant levait sur lui ses yeux profonds et doux, les trésors de son art, qu’il venait de refuser à la richesse, il les prodiguait pour eux sans hésiter.
Un talent de cet ordre était chose si rare dans la colonie, que le peintre y devint bientôt l’objet de la curiosité générale. Que l’on appréciât ou non le mérite artistique de ses productions, peu lui importait ; il préférait de beaucoup le sentiment irréfléchi de la multitude au jugement plus raffiné des amateurs. Il prenait soigneusement note de l’effet produit par chacune de ses œuvres sur ses admirateurs les plus naïfs, et mettait à profit les remarques qu’ils laissaient échapper sur l’élève de la nature rivalisant avec un maître inimitable. Cette admiration n’était pourtant point exempte des préjugés causés par l’ignorance qui régnait généralement à cette époque. Les uns regardaient comme une atteinte à la loi mosaïque, presque comme une insulte à la majesté de Dieu, ce fait de donner la vie à l’image de sa créature. D’autres, effrayés de la puissance d’un art qui peut à volonté évoquer des apparitions et faire revivre les morts au milieu des vivants, inclinaient voir dans le peintre un sorcier, ou peut-être le fameux homme noir, complotant sous une forme nouvelle quelques nouveaux méfaits. Ces sottes idées avaient pris dans le peuple une certaine consistance ; et même dans des sphères plus élevées on considérait le peintre avec une certaine terreur, due en partie aux superstitions populaires, mais surtout à l’immense talent, aux connaissances aussi approfondies que variées dont il faisait preuve dans l’exercice de son art.
À la veille de s’unir, Walter Ludlow et Élinor étaient très désireux de posséder leurs portraits, qu’ils espéraient sans doute devoir être le commencement d’une longue série de portraits de famille. Le jour qui suivit la conversation que nous venons de rapporter, ils se rendirent à l’atelier du peintre. Une servante les introduisit dans un vaste appartement où, bien que l’artiste fût absent, ils trouvèrent plusieurs personnes qu’ils saluèrent poliment. Mais ils reconnurent bientôt que cette imposante assemblée n’était composée que de portraits dont la ressemblance avec les modèles devait être si frappante qu’il était impossible d’en séparer les idées de vie et d’intelligence. Quelques-uns d’entre eux leur étaient connus. Ils trouvèrent le gouverneur Burnett, qui semblait avoir reçu à l’instant même quelque inconvenante communication de la chambre des représentants, et se disposait à dicter une réponse piquante. M. Cooke, placé à côté de lui, contrastait singulièrement avec le gouverneur par son regard sévère et son attitude puritaine, tel qu’il convient à un chef populaire. La noble épouse de sir William Philippe, en fraise, en toque, avec ses manches bouffantes et son air impérieux, faisait face à John Winslow, dont l’œil intelligent et fier laissait pressentir qu’il ferait un jour un général distingué. Enfin il suffit d’un coup d’œil aux deux jeunes gens pour reconnaître quelques-uns de leurs amis. Dans tous ces portraits, l’esprit, le caractère de l’individu étaient en quelque sorte concentrés en un seul regard, de telle façon que si je ne craignais d’être accusé d’exagération, je dirais que les copies ne ressemblaient pas moins aux originaux que les originaux ne se ressemblaient à eux-mêmes. Au milieu de ces portraits tous contemporains, on apercevait deux admirables figures de saints se détachant avec vigueur sur un fond très-sombre, puis une pâle tête de madone au regard doux et triste qu’on ne pouvait contempler sans être tenté de l’adorer, comme elle l’avait sans doute été plusieurs siècles auparavant dans la fervente Italie.
— Qu’il est singulier de penser, observa Walter, que cette suave figure était déjà belle il y a deux cents ans. N’envieriez-vous pas, Élinor, ce privilège d’éternelle beauté ?
— Oui, si la terre était le ciel, répondit la jeune fille ; mais qu’il serait malheureux celui qui, doué d’une éternelle jeunesse, verrait tout passer autour de lui !
— Ce vieux saint Pierre, si sombre et si fier, fronce le sourcil d’une façon assez désagréable, et, tout saint qu’il est, sa vue me trouble, mais la Vierge nous regarde avec tant de bonté…
— Et il me semble, avec tristesse, ajouta Élinor.
Au-dessous de ces trois tableaux on en voyait un autre, à peine ébauché, et dans lequel ils reconnurent avec un peu d’attention leur propre ministre, le révérend Colman, à moitié tiré du néant, et dont les traits indécis sortaient d’un nuage de bistre.
— Excellent vieillard ! fit Élinor, il me regarde comme s’il allait murmurer à mon oreille un avis paternel.
— Et moi, reprit Walter, comme s’il allait m’adresser une douce réprimande, en secouant la tête ainsi qu’il a coutume de le faire. Je ne me sentirai à mon aise devant son regard austère que le jour où nous nous présenterons à lui pour qu’il nous unisse.
Le bruit d’un pas léger les fit retourner ; c’était le peintre qui était entré depuis quelques minutes dans la chambre et avait écouté silencieusement quelques-unes de leurs remarques.
Ils voient s’avancer un homme entre deux âges et dont la physionomie était digne d’occuper son propre pinceau. Avec son costume pittoresque, et peut-être à cause de l’habitude qu’il avait de vivre avec des tableaux, il semblait un portrait vivant, et ses visiteurs lui trouvèrent une vague parenté avec ses œuvres ; on eût vraiment dit qu’il était descendu de son cadre exprès pour les saluer.
Walter Ludlow, qui le connaissait déjà, lui exposa l’objet de leur visite. Pendant qu’il parlait, sa figure et celle d’Élinor se trouvaient si heureusement disposées dans une zone de lumière qu’ils semblaient être la vivante personnification de la jeunesse et de la beauté.
Le peintre fut vivement frappé de ce groupe charmant.
— Mon chevalet, dit-il, est occupé pour plusieurs jours, et mon séjour à Boston ne sera plus de longue durée ; cependant j’accomplirai votre désir en renonçant aux portraits du juge Madden et de mistress Oliver ; je ne veux pas que le plaisir de peindre quelques aunes de brocart et de passementeries me fasse perdre l’occasion que vous venez m’offrir.
L’artiste leur conseilla ensuite de se faire peindre tous deux sur la même toile, et accomplissant en commun une action quelconque. Cette idée souriait aux deux amants, mais ils durent la rejeter, parce qu’un cadre de la dimension nécessaire n’aurait pu tenir dans la pièce qu’ils avaient l’intention de décorer. Il fut donc arrêté que le peintre les représenterait en buste, chacun sur une toile séparée.
Lorsqu’ils eurent pris congé de lui, Walter demanda à sa fiancée quelle influence elle pensait qu’il pût avoir sur leur destinée.
— Les vieilles femmes de Boston, dit-il, affirment qu’après avoir étudié les traits et la physionomie d’une personne, s’il la peint dans un acte ou dans une situation quelconque, le portrait devient prophétique. — Croyez-vous à cela ?
— Pas tout à fait, dit Élinor en souriant ; mais, s’il est vrai qu’il possède réellement un pouvoir surnaturel, il a l’air si doux que je ne puis croire qu’il en fasse un mauvais usage.
Cependant le peintre voulut commencer simultanément les deux portraits, prétendant dans son langage énigmatique, que les deux figures se faisaient valoir mutuellement. En conséquence, il travaillait tantôt à l’un, tantôt à l’autre, quittant celui de Walter pour revenir à celui d’Élinor et réciproquement. Les traits des deux amants se dessinaient avec netteté déjà sur la toile, et, modelés en clair sur un fond obscur, semblaient une image réfléchie par un miroir. Mais, bien que la ressemblance promît d’être parfaite, ils n’étaient pas satisfaits de l’expression de leur physionomie, qui semblait plus vague que dans les autres portraits dus au pinceau de l’artiste. Ce dernier, cependant, paraissait plein de confiance dans la réussite de ces tableaux ; et comme il s’intéressait beaucoup aux jeunes fiancés, il faisait à leur insu, pendant ses moments de loisir, des esquisses de leurs deux figures sous des aspects différents pendant les séances qu’ils lui donnaient, il engageait avec eux quelque discussion qui animât leurs physionomies et les rendit plus caractéristiques ; puis il saisissait, pour ainsi dire au vol, l’effet produit par ces impressions passagères. Enfin il leur annonça qu’à leur prochaine visite il serait en mesure de livrer les deux portraits.
— Si l’exécution répond à mes désirs, leur dit-il, je médite quelques retouches qui feront de ces portraits mes deux meilleurs ouvrages. Il est vrai qu’il est rare de trouver de pareils modèles.
Tout en parlant, il détaillait encore leurs traits, et il ne cessa de les regarder que lorsqu’ils eurent atteint le bas de son escalier.
De toutes les petites vanités humaines, celle qui consiste à se faire peindre est peut-être la plus vive. À quoi cela peut-il tenir ? Est-ce que les miroirs, les boules polies des chenets, l’eau dormante, ou toute autre surface réfléchissante ne nous renvoie pas à chaque instant notre propre image ? Cependant c’est à peine si nous leur accordons un regard. Oui ; mais cet oubli vient seulement du peu de durée de ces apparitions ; et l’intérêt mystérieux que nous portons à notre portrait a pour cause l’idée que nous y attachons d’une quasi-immortalité. Walter, non plus qu’Élinor, n’était à l’abri d’un sentiment si humain ; aussi arrivèrent-ils exactement à l’heure indiquée pour jouir enfin de cette image qu’ils devaient transmettre à la postérité.
À peine entrés, leur premier regard fut pour les deux tableaux, appuyés contre le mur le plus éloigné de la fenêtre, et ils furent frappés de la parfaite ressemblance de leurs portraits.
Pendant qu’ils s’approchaient pour les considérer de plus près, le peintre, qui s’était levé pour saluer ses visiteurs, se remit à travailler à une esquisse placée devant lui, laissant le champ libre à leurs critiques. Par moments il jetait sur eux un regard furtif et reportait ensuite les yeux sur son dessin.
Chacun s’arrêta devant le portrait de l’autre et parut s’absorber dans une profonde et muette contemplation.
Après quelques instants, Walter fit un pas en avant, puis recula quelque peu, comme pour voir le portrait d’Élinor sous divers effets de lumière, et rompant enfin le silence.
— Si je ne me trompe, il y a une modification… Je ne puis préciser en quoi elle consiste, et cependant plus je regarde, plus ma conviction s’affermit. C’est bien là le portrait que je vis hier, mais l’expression en a changé.
— Le trouvez-vous moins ressemblant ? demanda le peintre avec intérêt.
— Non, la figure est parfaite, répondit Walter, et au premier abord on reconnaît Élinor ; mais il m’a semblé, en la regardant avec plus d’attention, que son aspect changeait et que son regard se fixait sur le mien avec un mélange de tristesse, d’anxiété, et je dirais presque d’effroi. Quel est votre avis, Élinor ?
— Comparez le modèle avec la copie, lui dit tout bas le peintre, voyant que la jeune fille ne l’avait pas entendu.
Walter jeta les yeux sur sa maîtresse et tressaillit. Immobile, absorbée et comme fascinée, elle contemplait le portrait de son fiancé. Sa figure offrait précisément l’expression que le jeune homme venait de remarquer. Elle semblait n’avoir aucune conscience de ce qui se passait autour d’elle.
— Élinor, s’écria Walter, quel changement s’opère en vous ?
Elle tressaillit, comme arrachée à un rêve affreux, et tournant vers son amant un regard plein de terreur :
— N’en voyez-vous aucun dans votre portrait ? demanda-t-elle.
— Non, aucun, dit Walter en l’examinant ; cependant, ajouta-t-il après une pause, j’en aperçois un de peu d’importance, un léger perfectionnement, mais la ressemblance est exactement la même qu’hier. Maintenant que je suis au point de vue, je découvre un peu plus d’animation dans la physionomie, il semble que des yeux jaillisse une pensée que les lèvres vont exprimer.
Pendant qu’il s’oubliait dans sa propre contemplation, Élinor, se tournant vers le peintre, le regarda avec un mélange de douleur et d’anxiété, et il lui sembla que l’artiste, de son côté, la considérait avec une sympathique commisération.
— Comment avez-vous saisi ce regard ? murmura-t-elle.
— Hélas ! lui dit tristement le peintre en l’emmenant à l’écart, je n’ai peint que ce que j’ai vu ; le véritable artiste doit lire sur les traits de son modèle les sentiments qui l’agitent. C’est le plus beau de ses attributs, mais souvent aussi le plus triste, de lire ainsi dans les cœurs, et, mû par une puissance plus forte que sa volonté, d’illuminer le regard ou de l’assombrir, en donnant aux yeux une expression en quelque sorte prophétique… Tenez, ajouta-t-il en feuilletant rapidement un album où sa fécondité déposait à chaque instant les caprices les plus divers, je souhaite pour cette fois que ma perspicacité soit en défaut, regardez ce dessin, et voyez si l’expression de votre figure n’est pas la même que celle de votre portrait. Si vous le désirez, je puis retoucher mon œuvre, mais cela changera-t-il les événements ? Regardez.
Elle jeta les yeux sur l’esquisse, un frémissement parcourut tout son être et un cri d’effroi fut sur le point de s’échapper de ses lèvres, mais elle eut assez d’empire sur elle-même pour le réprimer. En se retournant, elle aperçut Walter qui s’avançait vers elle.
— À quoi bon retoucher mon portrait ? dit-elle vivement, s’il a l’air triste, je serai gaie, cela fera contraste.
— Qu’il en soit comme vous le désirez, dit en s’inclinant l’artiste ; puissent vos chagrins n’être qu’imaginaires et votre portrait en porter seul la triste expression ! qu’en revanche votre bonheur soit profond et durable et qu’il se grave sur ces traits charmants, dût mon art être accusé d’imposture, c’est mon souhait le plus cher.
II
Après le mariage de Walter et d’Élinor, les deux portraits devinrent le plus bel ornement de leur demeure. Ils étaient placés en regard l’un de l’autre et séparés seulement par un étroit panneau. Des étrangers de distinction, familiers avec les chefs-d’œuvre de l’art, proclamèrent, après les avoir contemplés, que ces deux toiles étaient peut-être les plus admirables spécimens de la peinture moderne. D’un autre côté, le vulgaire, qui se contentait de comparer les traits des deux modèles avec ceux des copies, jugeait la ressemblance parfaite. Mais il y avait une troisième classe d’observateurs : c’étaient des personnes douées d’une finesse de perception provenant d’une nature facilement impressionnable et que les deux portraits frappaient bien autrement que les amateurs de peinture et le profane vulgaire. Au premier coup d’œil elles ne voyaient dans ces deux toiles que ce que chacun avait pu y remarquer. Mais à mesure qu’elles les considéraient, leurs regards ne s’en pouvaient plus détacher, au point qu’elles fussent restées des jours entiers absorbées dans une muette contemplation.
C’était le portrait de Walter Ludlow qui attirait d’abord l’attention ; en l’absence des nouveaux époux, les visiteurs discutaient quelquefois sur l’expression que le peintre avait eu l’intention de donner à ses traits. Tous étaient d’accord qu’ils trahissaient une violente émotion, mais il n’y en avait pas deux qui tombassent d’accord sur le motif qui, dans l’idée du peintre, avait dû la faire naître. Quant au portrait d’Élinor, les opinions étaient moins partagées et tous s’accordaient à reconnaître la profonde et mélancolique tristesse qui régnait sur sa physionomie. Il y eut un rêveur qui, sans connaître les originaux des deux portraits, avança, non sans de longues réflexions, que les deux figures faisaient partie d’un dessin et que cette tristesse passionnée qui jaillissait pour ainsi dire des yeux d’Élinor avait un rapport direct avec l’émotion violente qui se peignait dans ceux de Walter. Bien que dessinant fort peu, l’imaginatif personnage avait même exécuté une sorte de croquis dans lequel les deux époux étaient chacun dans l’attitude qui correspondait à l’expression de leurs traits.
Bientôt, ce fut une rumeur parmi les amis du jeune ménage que les traits d’Élinor s’assombrissaient chaque jour davantage au point qu’elle ne tarderait pas à devenir la vivante image de son mélancolique portrait. Il n’en était pas de même pour Walter, dont le regard, loin d’acquérir cette ardente expression que lui avait communiquée le pinceau du peintre, semblait devenir de plus en plus atone et morne. Cependant un feu secret pouvait couver en lui, d’autant plus terrible qu’il était comprimé.
Alarmé des réflexions que ses amis n’avaient pas toujours eu le soin de lui cacher, Élinor finit par couvrir les deux portraits d’un voile de soie pourpre, prétextant que la poussière en altérait le vernis encore frais, mais en réalité pour couper court aux commentaires.
Le temps s’écoulait, lorsqu’on apprit un jour à Boston que le peintre était de retour. Il avait été assez loin dans le nord pour contempler les cascades argentées des montagnes de cristal et dominer du sommet des chaînes les plus élevées, les vastes forêts de la Nouvelle-Angleterre et jusqu’aux nuages qui s’amoncelaient à ses pieds comme un vaste tapis de neige, mais il eut le bon esprit de ne point profaner ces majestueuses scènes de la nature en essayant de les retracer sur la toile. Couché dans une pirogue rapide, il avait aussi parcouru le lac George dans tous les sens, s’enivrant des splendeurs de cette pittoresque contrée, dont le souvenir se grave plus profondément en sa mémoire que celui des plus belles fresques du Vatican. Il avait également poussé jusqu’aux chutes du Niagara en compagnie des chasseurs indiens, et devant cette scène indescriptible il avait jeté ses pinceaux dans l’abîme, désespérant d’en rendre la sublime horreur. Cependant, durant ces aventureuses excursions, il n’avait pas complètement négligé son art ; loin de là, il s’était plu à reproduire la froide dignité des chefs sauvages, la grâce des brunes indiennes, la vie domestique des wigwams, les marches furtives dans la prairie, les combats acharnés sous les sombres arceaux des forêts silencieuses, tous les objets, toutes les scènes enfin qui s’étaient présentés à ses yeux sous un aspect original et nouveau. Douleur, frénésie, amour, haine, en un mot toutes les passions du vieux monde s’étaient révélées à lui, sous une forme neuve et primesautière. Son album était rempli de pittoresques croquis destinés à combler les lacunes de sa mémoire et à composer des œuvres dont il tirerait gloire et immortalité.
Cependant, à tous les moments de son voyage, dans les neiges ou dans les forêts ombreuses, au milieu des périls ou dans le calme accablant des plus chaudes journées, deux fantômes étaient restés présents à son imagination. Comme tous les hommes dominés par une passion, le peintre n’avait en dehors de son art aucun but, aucun plaisir, aucune sympathie ; c’est à cet art qu’il rapportait toutes choses, et son cœur, qui semblait de glace, ne s’était jamais échauffé au contact d’une créature vivante. Point d’amis, point de maîtresse, aucune affection ; l’art lui tenait lieu de tout.
Deux êtres cependant l’avaient intéressé à un plus haut point que tous ses autres modèles. Il avait concentré sur eux toute la puissance d’observation dont il était susceptible et avait déployé toutes les ressources de son art pour rendre l’exécution digne de la pensée qui l’inspirait ; en sorte qu’il ne manquait à ces portraits que ce qu’aucun peintre n’atteignit jamais : son idéal ; il avait, du moins le croyait-il, arraché à l’avenir un de ses secrets pour le transporter sur la toile, et dépensé dans l’étude des deux figures de Walter et d’Élinor plus d’énergie, de patience, d’imagination et de génie, que dans tous les portraits qu’il avait peints jusque-là. Depuis lors ces deux images ne l’avaient plus quitté, voltigeant dans la sombre verdure des pins, planant sur le brouillard des torrents, se réfléchissant sur le miroir des lacs transparents, ou se mêlant au mirage trompeur des sables échauffés par un soleil torride. Cette préoccupation était devenue tellement forte, que l’artiste résolut de ne point traverser une seconde fois l’Océan sans avoir revu ses deux modèles.
Art glorieux ! pensait-il en foulant de nouveau le sol de la vieille cité, tu reproduis l’œuvre de la nature ; tu donnes un corps au néant, et contre toi la mort est impuissante. Par toi, le souvenir, cette ombre vague et terne, prend une forme qui, participant aux deux existences de l’homme, est à la fois immortelle et terrestre ; tu retraces les hauts faits de l’histoire, et pour toi le passé n’existe plus, car ta volonté suffit à le rendre éternellement présent. C’est ainsi que par ton aide les grands hommes traversent les siècles dans l’accomplissement continuel du fait mémorable qui leur a valu l’immortalité. Art puissant ! tu ne forces pas seulement le passé qui s’évanouit à revivre éternellement, mais tu peux également évoquer l’avenir ; n’ai-je point accompli cette tâche sublime et ne suis-je pas ton prophète ?
Ainsi se parlait l’artiste, dans un orgueilleux enthousiasme, en suivant la principale rue de Boston, au milieu des badauds et des indifférents.
— C’est donc là, dit-il en arrivant devant la maison, que sont enfermés mes deux portraits, les originaux et, qui sait ? Peut-être aussi le sujet de l’esquisse.
Il frappe.
— Où sont les portraits ? se hâta-t-il de demander au domestique qui vint lui ouvrir ; puis, s’apercevant de sa méprise, il reprit :
— Vos maîtres sont-ils chez eux ?
— Ils y sont, monsieur, répondit le domestique, qui, reconnaissant le peintre, ajouta : et les portraits aussi.
L’étranger fut introduit dans un parloir qui donnait sur une chambre intérieure de l’appartement. La première pièce étant vide, le peintre ouvrit la porte de communication et, se trouvant tout à coup en présence de ses deux modèles, il s’arrêta sur le seuil.
Walter et sa femme, qui ne s’étaient pas aperçus de l’arrivée de l’artiste, se tenaient tous deux devant leurs portraits. Le premier venait de tirer d’une main le rideau qui couvrait les deux toiles, serrant de l’autre les mains d’Élinor. La peinture, voilée depuis plusieurs mois, brillait sous la lumière du jour d’une sinistre splendeur. Le portrait d’Élinor avait été prophétique, car une douloureuse mélancolie avait fini par envahir les traits de la jeune femme, qui se contractaient sous l’obsession de quelque affreuse pensée. En ce moment même, une vague frayeur, répandue sur son charmant visage, complétait sa ressemblance avec son portrait. Walter était morne et sombre, et ses yeux semblaient briller d’une flamme étrange : il regardait alternativement son portrait et celui d’Élinor, et parut bientôt absorbé dans cette contemplation.
Le peintre, fasciné par cette scène étrange, croyait entendre derrière lui les pas du destin s’avançant implacable vers les victimes. Il se demandait si tout cela n’était pas son œuvre et s’il n’était pas la cause première de ce qui allait s’accomplir.
Walter restait silencieux devant sa propre image, se livrant dans une sorte de folie à la fatale influence que l’artiste avait répandue sur ses traits graduellement ses yeux s’enflammèrent pendant qu’Élinor regardait avec une terreur croissante l’expression de sauvage fureur qui se peignait sur son visage. En ce moment les portraits semblaient réfléchir les deux acteurs de ce drame.
— Notre destinée s’accomplit, hurla tout à coup Walter. Meurs !
Et, brandissant un couteau, tandis que d’une main il soutenait la jeune femme à demi morte de frayeur, de l’autre il cherchait à la frapper au cœur. En cet instant suprême l’artiste reconnut la terrible esquisse de son album.
— Arrête, malheureux ! s’écria-t-il en se jetant au milieu d’eux, comme s’il eût voulu s’opposer aux coups du sort.
— Quoi ! murmura Walter subitement retombé dans un morne abattement, le destin peut donc révoquer ses propres décrets ?
— Malheureuse femme, dit alors le peintre, ne vous avais-je pas avertie ?
— Oui, répondit Élinor, mais je l’aimais.