Les Portraits de femmes et d’enfans à l’Ecole des Beaux-Arts

Les Portraits de femmes et d’enfans à l’Ecole des Beaux-Arts
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 394-413).
LES PORTRAITS DE FEMMES ET D’ENFANS
À L’ÉCOLE DES BEAUX-ARTS


Qu’est-c’ qui passe ici si tard,
Compagnons de la Marjolaine ?
Qu’est-c’ qui passe ici si tard,
Dessus le quai ?

Ce couplet de la vieille chanson enfantine et populaire nous revenait à la mémoire, il y a quelques jours, tandis que défilaient sur le quai Malaquais les toiles très anciennes et très précieuses qui y sont en ce moment réunies. Réunion bien tardive, bien inattendue et bien éphémère. Car ce qui passait, ce jour-là, sur le quai pour venir se ranger dans la grande salle de l’ancien hôtel de Bouillon, c’était sinon le « chevalier du roi », comme dans la vieille ronde, du moins celles que le chevalier du roi a aimées, et ceux, tout petits, qu’il a choyés. C’étaient des portraits non pas d’hommes d’État ou de guerre, mais de femmes et d’enfans. Portraits datant de deux, trois et quatre siècles, portraits qu’ont vus les Sforza de Milan et les Marguerite de France et dont beaucoup, sans doute, n’avaient jamais paru au grand jour des exhibitions publiques. C’étaient les œuvres d’artistes qui, parfois, se sont haïs de leur vivant, comme Reynolds et Romney, qui ont mis tous leurs soins à ne jamais laisser voir leurs tableaux ensemble, — et qu’un hasard juste et bon autant que malicieux vient de réunir dans la double confraternité du génie et de la mort… Ces cadres tirés pour quelques jours des somptueuses galeries ou des archives familiales sont des Van Dyck et des Velasquez, des Frans Hals et des Rembrandt, des Chardin et des La Tour et — spectacle plus rare pour nous — des Hoppner, des Lawrence et des Gainsborough. Ils sortent des collections de Mmes Edouard André, Emile Trépard, Camille Lelong, la générale Lhériller, la comtesse de Ganay, la baronne de Hirsch et la marquise Arconati Visconti, de MM. le comte de Castellane, le baron E. de Rothschild, Bonnat, Ephrussi, le duc de Mortemart, Cheramy, Dreyfus, Kann, Fould, Jules Porgès, Lehmann, le duc de Vallombrose, Sedelmeyer et de bien d’autres qui ont consenti à laisser voir ces chefs-d’œuvre du passé au profit d’une bonne œuvre du présent, la Société philanthropique. Durch das Schöne stets das Gute...

Mais cette réunion n’est que de quelques jours. Plus vite encore que la beauté de ces femmes et que la jeunesse de ces enfans, la vision enchanteresse va passer... Tandis que les caravansérails de la peinture contemporaine, au Champ-de-Mars et aux Champs-Elysées, restent longtemps ouverts, cette petite collection de chefs-d’œuvre anciens va bientôt se disperser. Hâtons-nous donc de lui demander plus qu’une joie d’une heure : un souvenir et peut-être un enseignement. Si incomplet et si peu systématique que soit cet assemblage de portraits depuis le XVe siècle jusqu’à nos jours, d’Ambrogio de Prédis à Bastien-Lepage, il est cependant assez caractéristique du Portrait de la Femme et de l’Enfant pour qu’on puisse, en parcourant cette salle, suivre l’évolution du Portrait à travers quatre siècles. La femme, toujours la même, nous présente cependant son visage et ses mains de façons toujours diverses, dans un milieu sans cesse mouvant, sous des clartés infiniment variables, et semble vue par des yeux qui, eux, ne seraient pas toujours les mêmes. Quelque chose change en elle et quelque chose y demeure qu’il faudrait tâcher de dire. De plus, si notre temps ne voit plus éclore ces admirables portraits de femmes, — quand il y a tant de beaux modèles dans nos salons et tant d’ingénieux artistes dans nos ateliers, — peut-être y a-t-il des raisons que ces figures d’antan nous diraient, si nous voulions les interroger. Et quand même nous ne devrions résoudre aucun de ces problèmes, il y aurait encore quelque charme à les aborder.


I

Comment doit-on peindre les femmes? se demandait un jour Léonard de Vinci, et il répondait : « Il faut qu’elles fassent paraître dans leur air beaucoup de retenue et de modestie », et le moyen qu’il en donnait était « qu’elles aient les genoux serrés, les bras croisés ou approchés du corps et pliés sans contrainte sur l’estomac. » C’est bien ainsi que son temps l’a compris et qu’on l’avait compris avant lui. C’était la tradition des primitifs et des premiers renaissans. Considérez ici les portraits des XVIe et XVIIe siècles, à l’extrémité droite de la salle en entrant : vous y verrez les mains jointes, allongées dans l’attitude de la prière; ou modestement liées l’une à l’autre, dans celle du repos; ou tenant des livres ouverts, dans celle du soin et de la méditation. Là où les mains ne sont pas visibles, le visage est posé de telle sorte qu’il suffit à donner, pour tout le corps, l’idée d’une attitude simple et d’une douce gravité. Souvent il est de profil pur, et rien n’est simple et sérieux comme un profil : qui a jamais vu un profil bouffon ou même rieur? Voyez le double portrait de Jean Bentivoglio et de sa femme par Cossa, situés en face l’un de l’autre, se regardant franchement et droitement, au lieu de se tourner vers le spectateur ou de considérer par l’huis des rideaux entr’ouverts les canons braqués sur les toits de la ville et la ville elle-même, et les montagnes et l’horizon, et ce bout de ciel. Voyez la Bianca Maria Sforza, d’Ambrogio de Prédis et cette jeune femme, de Ghirlandajo... Vous ne reverrez plus de ces profils purs découpés comme des médailles sur fonds planes. Ils sont la marque d’une époque où les modèles avaient assez de modestie ou assez de confiance en leur beauté pour n’y rien vouloir ajouter par l’expression, et les peintres assez d’audace pour jouer le va-tout de leur talent sur une ligne sans faute et un modelé sans repentir.

De face ou de trois quarts, les figures de ces femmes gardent le même aspect modeste et recueilli. La Marguerite d’Autriche et la jeune femme lisant, de Mostaert, baissent les yeux sur les lignes attachantes de leurs livres d’heures. Les femmes de Clouet se tiennent droites et fermes. Encore au XVIIe siècle, celles de Van Keulen et de Philippe de Champaigne, Anne d’Autriche ou « une femme vêtue de noir » ne se laissent aller à aucune attitude nonchalante, et celle-là garde encore à la main le livre qu’elle ne lit déjà plus. La Maria Luisa de Tassis, de Van Dyck, a remplacé le livre par l’éventail : elle n’est déjà plus très modeste, mais demeure simple et digne. La raideur de l’apparat maintient les poses simples qu’avait inspirées la rectitude de la modestie. Mais comme nous avançons dans le XVIIe siècle, la machine humaine subit une détente. Les bras s’entr’ouvrent, las de s’être tenus, comme le veut Léonard, « croisés », le corps s’alanguit, les vêtemens se dégrafent et flottent. Voyez la Mme de Montespan de Mignard, la marquise du Châtelet de Largillière et ses autres portraits somptueux et redondans. Les figures font des mines, et aussi les mains. Tandis que celles-ci se cachaient dans les tableaux du XVIe siècle, ou accomplissaient quelque besogne utile, voici qu’au XVIIIe siècle, elles avancent toutes au premier plan, étalant leurs dix doigts oisifs dans des attitudes d’ostentation désœuvrée. Si elles sont occupées, c’est un pur prétexte pour se montrer. Les femmes de Largillière, de Le Brun, de Boucher, de Tocqué, de Van Loo, de La Tour, de Nattier, de Fragonard, ne s’occupent nullement de ce qu’elles font, mais de qui les voit, et s’ingénient à se tourner et à se bistourner en mille manières également gracieuses et diversement révélatrices. Elles tiennent des éventails qu’elles ne déploient pas, des lettres qu’elles ne lisent pas, des roses qu’elles mettent à leur corsage, mais qu’elles ne regardent pas, des chiens qu’elles ne caressent pas, des coupes qu’elles laissent pleines. Elles manient des masques, des loups noirs ou bleus ; elles nouent aux boucles de leurs enfans des couronnes de perles. Quelques-unes flattent des perroquets, inclinent des urnes, brandissent des torches, — ou nous montrent complaisamment sur des sphères célestes le signe du scorpion. — D’autres posent leurs mains sur des guitares, mais n’en jouent point, comme ces chanteurs d’opéra qui font semblant de tirer d’un instrument, entre leurs doigts malhabiles, les sons que fournit un accompagnateur perdu dans l’orchestre. D’autres s’accoudent sur un clavecin silencieux ou introduisent des missives subreptices dans des bouquets receleurs. D’autres, à la vérité, étalent de grands livres ouverts, — « lisant par vanité comme elles se coiffent », selon le mot de Bossuet, — mais qui a jamais vu les effets de leur science ? Ou bien, elles tiennent des houlettes, et se prétendent bergères, mais qui s’est jamais vêtu de la laine de leurs troupeaux?

Tout cela n’est qu’affectation pure, sinon peut-être chez la marquise du Châtelet à qui du moins les hautes mathématiques qu’elle professe, la main sur sa sphère céleste, furent d’un bien grand secours pour calculer ses pertes et ses gains au pharaon. Une d’elles pourtant semble attentive et, comme on dit, à son affaire. C’est la Femme à sa toilette de Tocqué ; assise en peignoir, devant sa glace, prête à se poser une mouche noire qu’elle tient au bout de l’annulaire droit, et balançant si elle va la mettre en assassine au coin de l’œil, en galante au milieu de la joue ou bien en friponne au coin des lèvres. Ses mains à elle remplissent une fonction autre que de se montrer, la seule fonction qui importe à cette société sans cervelle et sans ailes : ajouter à sa beauté grasse, replète, « d’ortolans frais et de bisques nourrie », rosée, toute parfumée « d’eau de chair » et « tournée en friandise », quelque nouvelle et irrésistible « amorce d’amour ».

Les autres mains font des gestes imprécis qui n’ont d’autre but que de nous les présenter dans leur grâce ou dans leur adresse, de les ouvrir sous nos yeux et de nous les donner à lire, comme si nous étions des chiromanciens. Mais dans les mains des femmes on ne lit pas l’avenir. On y lit seulement la race et la beauté. Et c’est mieux ainsi. Le plus grand bienfait de l’avenir au présent et de la mort à la vie, c’est de se cacher. C’est de ne pas jeter sur la joie des réunions qui commencent l’ombre des séparations prochaines et de permettre que, jusqu’aux dernières minutes qui précèdent un tournant fatal de la route, les âmes restant ignorantes, les lèvres demeurent souriantes, et les yeux limpides dans leur sérénité. Parce qu’il nous montre ses contemporaines ainsi dans le plus beau moment de leur destinée, le peintre vaut mieux que l’historien. En nous peignant toutes ces femmes exquises du XVIIIe siècle, l’historien se croirait obligé de nous dire ce qu’elles sont devenues et de nous les montrer dans les affres d’une fin insoupçonnée. Dans ces figures de la duchesse de Châteauroux et de sa sœur Mme de Flavacourt, où Nattier ne nous fait voir que des divinités enchanteresses planant au-dessus des misères de la vie dans la nue dorée qu’elles embrasent de leur torche ou qu’elles strient de leurs douces flèches amoureuses, l’historien, lui, nous révèle la disgrâce et la mort. Il nous dit ce qu’est devenue, quatre ans après, la malheureuse maîtresse de Louis XV. Il faut qu’il nous fasse assister à ses angoisses durant la maladie de Louis le Bien-Aimé, à ses intrigues auprès du confesseur du roi, à ses scènes de larmes, à ses crises de nerfs, à son renvoi, lorsque l’évêque de Soissons lui dit, entrant dans la salle où elle se tenait avec sa sœur de Flavacourt : « Mesdames, le roi vous ordonne de vous retirer sur-le-champ!... » ; à sa fuite de Metz au milieu des huées populaires, à son retour à Paris, à ses fièvres, à ses saignées, à sa mort prématurée, au moment où le roi, guéri, ressuscité, venait lui demander l’oubli et la réconciliation ; à ses obsèques honteuses, enfin, à Saint-Michel de Saint-Sulpice, en cachette, au petit jour, protégées par le guet contre les outrages de la populace,..

Cette Mme de Flavacourt, qui manie si librement et si imprudemment la torche sur le vieux monde monarchique, aura peut-être un meilleur destin. Elle se tirera des chausse-trapes du tribunal révolutionnaire. Mais combien d’autres de ces petites têtes frisottées et poudrées rouleront dans le panier de Sanson! A combien, le nœud délicat qui sertit le cou marque-t-il par avance la place où tombera le fil tranchant de la guillotine ! Devant la Du Barry de Drouais, l’historien est obligé de nous murmurer sa fin atroce, sous le « rasoir national », et de nous répéter le cri de ce cannibale perdu dans la foule lorsqu’elle passait : « Je n’ai jamais tant ri qu’aujourd’hui en voyant les grimaces que cette belle faisait pour mourir!... » Devant la Sophie Arnould, de Le Clercq, il faut qu’il nous dise la misère noire de cette femme toute rose, l’abandon, la détresse, l’agonie faute d’argent pour payer le pharmacien. Devant cette Mme Mayer, la bienfaitrice de Prud’hon, que le peintre a représentée debout en face de sa psyché, s’ajustant des boucles d’oreilles, l’historien doit nous conter plus que la mort, — le suicide...

Le peintre, lui, ne sait rien et ne nous dit rien de tout cela. Il saisit la vie de ses modèles à sa fleur et l’arrête. Elles gardent chez lui pour des siècles le reflet d’une minute heureuse. C’est, si l’on veut, l’infériorité du peintre vis-à-vis de l’écrivain, et, si l’on veut, son avantage. Car tandis qu’il nous donne une image moins complète d’un personnage dans le temps, il nous la donne plus complète dans l’espace, Il nous montre d’un seul coup, d’une seule vision, la physionomie que l’écrivain est obligé de détailler, trait après trait, pour la faire voir. « Elle avait le front comme ceci, nous dit l’historien et la bouche comme cela... Elle se promenait dans un parc aux ombrages de telle couleur... Sa toilette se composait de tels atours... des nuages jetaient sur elle telle ombre; ici une ride annonçait la préoccupation constante, et là une fossette annonçait une passagère gaieté... » Le peintre présente à la fois tous les traits, tous les accessoires, tout le mélange des impressions d’une femme, dans tout son milieu et dans un moment donné. Il ne peut nous la peindre successivement dans tous les temps, mais il nous la peint tout entière en un temps voulu, — ce que ne peut faire l’écrivain. — C’est le sens du mot si riche et si exact de Delacroix : « Le poète se sauve par la succession des images, le peintre par leur simultanéité. » Avec les Anglais du XVIIIe siècle, très peintres à la fois et très peu écrivains, il n’y a pas de recherche d’images simultanées. Il n’y a qu’une recherche : la vie. Lorsque, entrant dans cette salle et vous tenant encore sur le seuil, vous comparez d’un coup d’œil les maîtres français qui sont sur le panneau de droite et les maîtres anglais qui sont sur celui de gauche, vous mesurez du même coup toute la distance qu’il y a entre les deux nations. Regardez ce portrait de la vicomtesse Bulkeley, auprès de la porte, par Hoppner, le rival de Lawrence, puis celui de lady Caroline Price, en corsage noir, sur fond rouge, à perruque grise, par Reynolds. L’art peut dire autre chose que cela, mais cela, il ne peut pas le dire mieux, et la littérature, elle, ne peut pas le dire du tout. C’est le triomphe de la vie dans la matière. On n’a pas envie d’écrire devant de telles choses : elles donnent envie de peindre et, si l’on essayait, elles désespéreraient de continuer! Les plus grands noms de maîtres viennent à la pensée et l’on ne s’étonne plus de ce mot enthousiaste de Gainsborough mourant à Reynolds : « Nous irons tous au ciel — et Van Dyck sera du voyage ! »

Il semble qu’entre le panneau français et le panneau anglais un souffle puissant ait passé qui ait secoué les fards, balayé les bibelots mythologiques, emporté les fanfreluches. Les attitudes sont simples et calmes; les accessoires effacés et discrets. Les bras, levés ou étendus ou déployés chez Nattier et Van Loo, retombent sur les genoux, les mains ne s’offrent plus inutilement à l’admiration. Les femmes sont admirables de santé, de force et d’éclat, mais elles ne cherchent ni à en imposer, ni à plaire. Elles se contentent de vivre. Elles se tiennent droites dans l’orgueil tranquille de leur sang, de leur race et de leur pays. Elles envisagent froidement, de leurs yeux brillans, les hommes et l’avenir. Mais elles taisent cet orgueil. Elles ne le nient pas pourtant. En vraies Anglaises, elles ne profèrent ni mensonges ni aveux. Pas un geste d’ostentation, pas une pose hautaine ou voluptueuse. Si elles portent des costumes d’une élégance hardie, c’est avec aussi peu de coquetterie que le ferait un mannequin. Les Romney, les Hoppner et les Reynolds restituent à l’attitude de la femme sa simplicité. Désormais, elle dominera dans ces portraits du XIXe siècle. Il y aura des exceptions, mais on ne verra plus les bergeries à la Deshoulières ni les mythologies à la Quinault. A mesure que nous avançons vers les David et les Goya, les Gérard, les Ingres et les contemporains, nous trouvons qu’on revient, inconsciemment, au précepte de Léonard. Les poses sont plus modestes, plus naturelles, plus réservées. Regardez l’admirable portrait, en petit, de Mme Davauçay, d’Ingres. Les mains ne s’occupent plus à des besognes de toilette ou d’ostentation : elles se rejoignent par le bout des doigts, et les bras mêmes se croisent de nouveau. Quelques têtes doucement s’inclinent, selon le désir du Vinci. Quelque chose de grave est revenu, comme au temps de Léonard, approfondir les regards de nos contemporaines. Il semble qu’il y ait dans tous leurs yeux une appréhension de ce que va être le soir — le grand soir — du siècle où elles sont nées. A sonder quelques-uns de ces regards infiniment doux et tristes, on dirait que les yeux physiques portent déjà le reflet de douleurs avenir que l’âme ignore encore, comme un miroir qui reflète, qui renseigne, qui avertit et qui, lui, ne sait rien...


II

Les enfans, eux, savent peut-être bien des choses, et l’on dirait parfois, à leurs premières questions, et à leurs premiers gestes qu’ils sortent d’un long rêve, et cherchent moins à apprendre qu’à se souvenir... Mais ici nous trouvons peu de portraits de cette toute première enfance... Jadis on ne peignait guère ces tout petits êtres qu’à titre d’Enfans Jésus bénissant des évêques ou bien d’Innocens massacrés par des lansquenets. Quand on commença à faire leur portrait sous leurs noms, et pour leur propre gloire ou celle de leur famille, on leur enjoignit de se tenir bien. Au XVIIe siècle, nous les voyons plantés en des attitudes, toujours dignes, encore que gracieuses. L’infante de Velasquez, sous sa coiffure somptueuse et ridicule semée de pampilles, comme une éponge piquée de papillons, et fardée de rouge à la mode d’Espagne, est roide et morne. On a dit à cette autre petite fille peinte par Cuyp de mettre une main sur sa hanche et de tenir de l’autre un éventail : elle a obéi. Van Dyck a laissé la fille de la marquise Spinola faire un léger mouvement de la main, comme pour s’accrocher à la somptueuse robe cramoisie de sa mère, mais elle reste digne. Son petit Guillaume d’Orange montre quelque chose d’invisible, à un chien qui regarde de l’autre côté : au vrai, il n’a rien à montrer que sa main. Seuls les bambins de Frans Hals, embroussaillés de cheveux filasse, barbouillés, rubiconds de vie et de joie, rient à gorge déployée, sur la cimaise, en tenant des flageolets serrés entre leurs mains rougeaudes, et laissant voir les tons de leurs langues délicieusement rosés comme les teintes de la gorge d’un crapaud. Mais ce sont là de petits rustres. Tous les enfans bien élevés sont gourmés.

Au siècle suivant, ils jettent leur gourme, ou du moins on leur permet de jouer un peu. Bouclier leur donne un petit oiseau à nourrir, Greuze un petit chien à embrasser, et Drouais un déguisement de pèlerin avec le bourdon de Tannhauser, — et de ces coquilles qui servirent aux philosophes à expliquer, de façon si imprévue, des problèmes de haute géologie. — Mais ce n’est point là un voyageur pour Jérusalem; ce n’est même pas un Roméo. Je connais ce pèlerin. Je l’ai vu plus âgé au Louvre en une compagnie de féerie, sous des ombrages de rêve, prêt à s’embarquer sur une très folâtre nef, que Watteau avait frétée, et ce n’était pas pour la Terre-Sainte... Les enfans de Boucher sont hardis, éveillés, mutins, impudens de joie et prodigieusement avancés pour leur âge. Celui de Fragonard est affublé d’ailes, vêtu ou plutôt dévêtu en Amour et fouille dans son carquois, sans avoir l’air de se douter que, si la Beauté est la première des cinq bonnes flèches amoureuses, simplece ot nom la seconde, comme il est dit dans le Roman de la Rose. Ceux de Greuze ou de Chardin, au contraire, toujours jouant et s’étant bien amusés, portent dans leurs grands yeux une mélancolie naissante. Devant ces colombes palpitantes sur leur sein et ces petits oiseaux trépassés entre leurs doigts, ils sentent s’éveiller une curiosité de la vie et de la mort. Il y aura désormais de la grâce et de l’abandon chez les enfans peints par les maîtres ; il n’y aura plus la parfaite insouciance et l’effronté babil. Ils sont sérieux, même en jouant au toton avec Chardin, même en se blottissant dans les bras de leur mère avec David, même en montrant, avec Reynolds, quelque chose dans le ciel. Ils viennent « dans un monde trop vieux », pour des enfans; et tous, à si petite dose que ce soit, ils ont dans leur regard cette interrogation anxieuse des nouveaux venus dans le tableau de l’existence, quand ils semblent, en ouvrant leurs grands yeux sur la vie, nous demander, — comme si personne d’entre nous pourrait le leur dire, — ce que c’est que la vie...

Plus qu’aucun autre, il semble nous le demander, celui que Lawrence a peint de verve, alla prima, sur un fond à peine ébauché, figure saisissante quoique inachevée, — parce qu’inachevée, — comme la destinée même de celui qu’on appelait « le fils de l’Homme » dans les poèmes de la Restauration. Sans doute bien des enfans font des questions embarrassantes, troublantes, mais les questions que posait celui-là, tous les princes de l’Europe détournaient la tête en les entendant. On les chuchotait dans les chancelleries; on les répétait dans les chaumières : on leur inventait des réponses extraordinaires et dilatoires. On en prévenait le retour par des spectacles mensongers. Pour déjouer le regard profond qui éclaire toute cette tête, ces yeux où l’on tremblait de voir la lueur qui durant vingt ans avait affolé les multitudes, il avait fallu écarter les serviteurs, changer des uniformes, inventer des géographies, mutiler l’histoire, en effacer le plus grand nom des temps modernes : on ne pouvait dire à cet enfant frêle et pensif la vérité ni sur son père, ni sur sa mère, ni sur le passé, ni sur l’avenir, ni quel était son devoir, ni quelle était sa fortune, ni quelle était sa patrie. Il devait regarder de cette façon, de ce regard d’aiglon qu’on n’a pas capturé assez tôt pour qu’il ne se souvienne, le jour où il dit à son grand-père : « On m’appelait autrefois le roi de Rome... Mais qu’est-ce que c’est être roi de Rome? » et où l’empereur d’Autriche lui répondit : « Vous êtes roi de Rome comme je suis roi de Jérusalem... »

Avec le duc de Reichstadt, nous sommes entrés dans la série des portraits d’enfans graves, trop sérieux, revêtant des complets rouges pour aller sur d’inconfortables rochers, lire M. de Chateaubriand et entendre couler des sources comme le Master Lambden de Lawrence, ou bien regardant en extase, comme le portrait de petite fille de Ricard. On ne reverra plus les étourdis joufflus de boucher. Même quand ils ont de l’abandon, les enfans du XIXe siècle, gardent une gravité précoce. Ce n’est plus le décorum voulu des bambins de Van Dyck ou de Velasquez. On ne leur enseigne plus à se tenir bien droits, et à s’amuser sans rire, sans courir, sans crier, sans sauter et sans se tacher. Mais après avoir joué quelques minutes, ils reviennent d’eux-mêmes prendre devant le peintre des attitudes pensives de blonds vieillards. Pour nous en consoler, retournons devant le Master Hare de Reynolds. Regardons-le encore, le gracieux petit être dont le maître eût pu faire un chérubin s’il eût voulu, et qu’il s’est contenté de ranger parmi les jeunes sujets de Sa Majesté Britannique. Examinons comme son modelé expéditif, hardi, impétueux et tendre résume tout ce que le pinceau peut dire d’une tête d’enfant et tout ce que la pensée peut y mettre de grâce, d’innocence, de joie et de paix. C’est une des dernières belles visions de l’enfance que je connaisse. Elle est d’une époque où les anthropologues n’étaient pas encore venus contester sa divine origine et mettre l’éteignoir sur ces auréoles qu’on croyait voir dans leurs cheveux blonds lorsqu’y passait le soleil. Même quand on ne faisait pas de l’enfant un Dieu recevant les rois ou enseignant les docteurs, on se plaisait à y voir un petit ange venu du ciel pour égayer les maisons vides. Maintenant, lorsque les savans voient un bébé, ils n’ont qu’une idée : le suspendre par ses menottes à une branche d’arbre pour comparer ses facultés de préhension à celles de l’orang-outang, ou lui mettre sous les orteils une baguette pour guetter si ses pieds ne vont pas chercher à la saisir, comme feraient des pieds de quadrumane, et ils le photographient dans cette posture!... Reynolds, lui, n’a pas songé à cette scientifique attitude. Son Master Hare, de son doigt tendu, montre quelque chose dans les cieux. Hâtons-nous d’admirer ce geste pendant qu’il en est temps encore, tandis que les anthropologues, poursuivant leurs enquêtes, guettent chez les nouveau-nés le moindre souvenir d’un singe, comme les mages guettaient l’indice et le souvenir d’un Dieu...


III

Ce n’est pas seulement le geste de l’acteur qui change, dans les portraits, c’est le décor. Il se modifie selon les temps avec une régularité telle qu’il semble qu’un même machiniste fait jouer des ressorts pareils derrière toutes ces têtes de femmes et d’enfans. Au début, le fond est uni et sombre, mat et irréel. Les profils ou les faces luisent dans cette nuit, comme des apparitions. Ce sont les Clouet, les Ghirlandajo, les Ambrogio de Predis, et même les Rembrandt et jusqu’aux Philippe de Champaigne. Un rideau noir, vert ou rouge est tiré derrière la figure humaine. Le monde extérieur n’existe pas et importe peu. Pour être il suffit qu’on pense, et l’esprit est plus facile à connaître que la nature. L’attention se porte entière sur le front, siège de la pensée, sans que rien la puisse distraire. Sur tout le premier panneau de cette exposition on a écrit cette leçon.

Dès le coin du panneau suivant, la leçon subit une variante. Derrière la Montespan, de Mignard, des Amours tirent le rideau qui nous cachait le monde, et nous apercevons des colonnes, des portiques, de somptueuses et brillantes architectures. Nous ne les perdrons plus de vue désormais durant un siècle. La femme et l’enfant se tiendront dans un salon, où ces deux élémens de décor: la tenture flottante et la colonne immobile, ne manqueront jamais de les encadrer. La colonne fournit au dessinateur une ligne droite à opposer aux courbes des robes et des membres ; la tenture permet au peintre d’enlever la tête non plus sur un fond uni, mais sur un tissu changeant, dont il peut varier la valeur à sa guise, de façon à opposer constamment le côté clair de la figure au côté obscur du fond et le côté obscur au côté clair. Muni de ces deux accessoires, l’artiste ne s’en dessaisira pas. La même colonne et le même rideau figurent dans le portrait de la marquise Spinola, de Van Dyck et dans celui du jeune Guillaume d’Orange, dans celui de la marquise du Châtelet, de Largillière, dans la Femme, de Rubens. Pourtant, dès Largillière, il se passe quelque chose d’étrange au fond des portraits. Le décor change obscurément. Au rebours de cette féerie pieuse de Parsifal où l’on voit une forêt devenir un temple, il semble qu’ici la colonne dorique habituelle se penche et se transforme en un arbre, et que le rideau de velours s’évapore et se tourne en un nuage. Dans le portrait de femme tenant une houlette, la transformation s’est faite; dans celui de la duchesse d’Orléans, elle est évidente; dans la femme en costume bleu de Van Loo, elle est précise, et, plus tard, sir George Beaumont demandera, comme la chose la plus naturelle du monde, aux portraitistes de son pays « où ils vont placer leur petit arbre brun. »

D’ailleurs, à mesure que nous avançons dans le siècle de Rousseau, les fonds s’éclairent; quelque chose de la nature apparaît derrière les chignons poudrés et les engageantes à triples prétentailles. Ainsi au théâtre, quand la toile se lève et qu’on aperçoit, à droite et à gauche de la spectatrice placée en face de soi, un bout de décor verdissant, bleuissant et évanescent. Nous ne sommes plus au temps où saint Bernard pouvait faire tout le tour du lac de Genève sans le voir et demander curieusement le soir où était situé le Léman... Nous touchons à l’époque où Bernardin de Saint-Pierre expliquera que toute la Nature conspire pour notre vertu et notre bonheur et que, par exemple, si les arbres ont des feuilles, c’est pour nous servir de parasols. Regardez le portrait de Mme de Flesselles et les autres Nattier ou Van Loo. Les architectures ont disparu. Nous sommes en pleins champs ou en plein ciel. Des roseaux croissent, des feuillages s’abaissent, des ondes coulent, des horizons bleuissent. Sur les mains désenlacées, des oiseaux chimériques se posent. Des nuages rose persan, gris perle, ambre doux, passent sur les têtes nues. C’est le jour qui se lève, jour indécis, trompeur, fade clarté d’aube sur un bal finissant, mais c’est le jour tout de même. Il fait pâlir les bougies qui éclairaient, dans la nuit, les parties de pharaon. On voit que quelque chose vit dans le monde, autre que l’homme, qu’une âme y balbutie, autre que notre âme et que, pendant la nuit de jeu ou la nuit d’amour, un mystérieux échange se faisait de forces et de sèves entre les plantes qui-respiraient et les atmosphères qui changeaient d’heure en heure, nous préparant pour le jour suivant la moisson, le pain, le vin, la vie.

Seulement, pour le bien peindre, il eût fallu le bien voir; et les yeux des Van Loo ont trop regardé ces princesses poudrées, enrubannées, pomponnées, falbalassées, pour voir sainement et simplement la Nature fruste et crue. L’artiste du XVIIIe siècle peint la Nature non telle qu’elle est, mais tel qu’il est, et toutes ces plantes, toutes ces eaux, toutes ces collines prennent, sous son pinceau chargé d’une même bleuâtre mixture, cette « couleur de temps » dont Perrault dit qu’était teinte la robe de Peau d’Ane. Voyez plutôt les fleurs dont sont parées les deux femmes en bleu peintes par les deux Van Loo et souvenez-vous des vers du poète:


Les bleuets sont bleus, les roses sont roses,
Les bleuets sont bleus, j’aime mes amours...


Ici, aussi, les bleuets sont bleus et très bleus, certes, mais les roses ne sont plus roses. Les peintres ont trouvé cette couleur trop commune. Ils ont poudré jusqu’aux feuilles, ils ont fardé jusqu’aux nues. Comme les philosophes, leurs contemporains, ils voient tout atténué, tout gracieux, tout aimable, tout bienfaisant, tout bleu. Derrière la tête de Mme de Lauraguais par Nattier, il y a ainsi une vision de la France, de la France paysanne où l’on s’abreuve de fait, où l’on se pare de guirlandes, où l’on plante des mais, où pour tout le monde, comme pour la dame d’atours de Mme la Dauphine, le Roi est Louis le Bien-Aimé... Tout ce qui est là-bas dans ce peuple est pur, généreux, sensible. S’il y a du mal, c’est la faute aux lois et aux conventions humaines. Ce qui tue, ce sont les remèdes. Ce qui blesse, ce sont les entraves. Brisons-les, et le bonheur régnera sur la terre. Brisons sans craintes. De cet arrière-plan doux et poli, de ce pont ruiné, du village autour de ce château de rêve, ne peuvent venir que de tendres violoneux, de Lancret, que des vieillards bénissans, de Greuze...

Ce sont des sans-culottes qui sont venus. Ils ont saccagé le château, bu les bouteilles, incendié les meubles, égorgé les serviteurs, emmené les maîtres en otages, pillé, brûlé, souillé, et la guillotine a fait le reste. Les feuilles de ces paysages n’étaient pas bleues, comme le prétendaient les peintres. Les âmes de ces paysans n’étaient pas sensibles, comme les peignaient les philosophes. L’erreur des peintres est de moindre importance au point de vue social que l’erreur des philosophes, mais il est à noter que les deux vont ordinairement ensemble. Aux époques où l’on voit faussement les couleurs répandues sur les épidermes, il est rare qu’on voie bien juste les sentimens cachés au fond des âmes. Il faut trembler quand, par gageure ou par morbidité, la littérature et l’art déforment systématiquement notre vision de la vie. On se contente de sourire quand les peintres nous montrent des chevaux violets, des joues verdâtres, des arbres rouges et des neiges jaunes. On sourit encore quand les poètes décident que le ciel n’a que la couleur que lui prête notre état d’âme :


Depuis qu’il n’est plus bleu, nous voulons qu’il soit vert...


Mais lorsque les psychologues s’avisent d’imiter les peintres, lorsque la peur des banalités les précipite dans de continuels paradoxes et le respect humain de l’enthousiasme, dans une perpétuelle ironie; lorsque, déformant et décolorant toutes les notions de la vieille morale, ils appellent les assassins des « impulsifs » et les saintes des « hystériques », la spoliation une « reprise individuelle » et le vol de la « kleptomanie »; lorsqu’on ne veut plus croire au bleu du ciel, ni au vert des plantes, ni au dévouement des femmes qui font la charité, ni à l’héroïsme des soldats qui font la guerre, alors on ressemble aux sophistes du XVIIIe siècle. On n’est point capable de beaux tableaux dans la vie sociale, pas plus que de beaux paysages dans l’Art. On a méprisé la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. La fin est proche. Et l’ombre se fait. Comme nous touchons au XIXe siècle, les fonds se rembrunissent. Derrière les têtes, les fenêtres se referment. La nature disparaît de nouveau, ou plutôt elle sera laissée à ceux qui, comme Aligny, Corot, Dupré, Rousseau, en feront leur fief. Les portraitistes ne font plus que du portrait. Les genres se séparent. En vertu de la grande loi économique de la division du travail, chaque artiste rentre dans sa spécialité. Chardin a commencé à fermer ses fonds par une cloison d’un gris très fin. David l’a imité. Goya l’assombrit. Voyez, chez David, les murs gris et nus derrière Mme de Richemont et derrière Mlle Charlotte du Val d’Ogues, cet horizon d’immeubles ternes, gris, monotones à pleurer. Lawrence nous ouvre encore quelque sombre échappée de paysage au fond de ses portraits de grandes dames, mais c’est la fin. L’ombre s’épaissit peu à peu derrière les têtes, et les têtes, rassemblant dès lors sur elles toutes les caresses de la lumière et tous les baisers de la couleur, ressortent avec un éclat nouveau. Dans cette salle consacrée aux portraits du XIXe siècle, à peine voit-on trois ou quatre fonds de verdures effacées. Seul, le portrait de Mme Toulmouche, de Delaunay, rappelle l’arrière-plan de nature de Ghirlandajo et seules, les rayures soyeuses de Chaplin, dans le portrait de la comtesse Aimery de la Rochefoucauld, remémorent les nuages gris et roses de Nattier. Tout le reste, clair ou sombre, est mat, uni, conventionnel. Ce sont des fonds plus ou moins dégradés de photographes. Ainsi les toiles de Chatillon, de Ricard, de Winterhalter, de Baudry, de Bastien-Lepage, de Cabanel... La nuit qui régnait derrière les têtes des Clouet, des Ambrogio de Prédis, des Rembrandt, des Van Keulen, après s’être dissipée et avoir laissé apercevoir des draperies chez Van Dyck, des salons chez Largillière et Mignard, des feuillages chez Van Loo, des parcs chez les Anglais, un pan de ciel bleu chez La Tour, est tombée de nouveau autour de nos contemporaines. Le cycle s’est refermé et, en regardant de près, vous apercevrez que les fonds sont sensiblement les mêmes, sombres et unis, aux deux extrémités les plus opposées de cette salle et que la peinture de portraits s’achève comme elle a commencé, — dans la nuit.


IV

Ce n’est point un défaut et toute licence, sur ce point, devrait être permise aux artistes. Pourvu qu’ils fassent un beau portrait, c’est-à-dire une figure vivante comme cette inoubliable Tête de femme, au pastel, de La Tour, qu’importe le reste? Qu’importent les accessoires, qu’importe l’exactitude de la toilette, qu’importe le mobilier, qu’importe même la minutieuse et photographique ressemblance ?

Certes, on a raison de demander à l’artiste une attention soutenue, un labeur opiniâtre, une patiente recherche de l’attitude et de l’expression qui conviennent à son modèle, mais ne le fatigue-t-on pas souvent par des exigences qu’il ne peut satisfaire ou qu’il ne satisfait qu’au prix de l’esthétique beauté ? Ce n’est pas tout d’être belle pour avoir un beau portrait, et il vaudrait quelquefois tout autant qu’on ne le fût pas. Regardez la vieille femme de Rembrandt, posant ses lunettes sur sa Bible, ou encore les enfans de Frans Hals, ou même la femme de Rembrandt, Saskia : on a vu de plus jolis visages. Mais on ne voit pas tous les jours des images plus jolies, plus fortes, plus pénétrantes… Cela tient d’abord à ce que le peintre s’est lui-même pénétré de la physionomie de son modèle. Ce n’est pas à la languissante lumière de la Breedstraat que Rembrandt a vu cette Saskia et son fils Titus : c’est à la lumière chaude de son cœur. Remarquez comme les peintres ont rarement manqué de faire de beaux portraits quand ils ont peint leur famille : la Saskia de Rembrandt, l’Hélène Fourment de Rubens, la Pacheco de Velasquez, et comme, de nos jours encore, un de nos meilleurs maîtres fut mieux inspiré quand il a peint son fils, que lorsqu’il a représenté le vieux prince, assis sur un banc de parc, sous des feuillages à la Gainsborough, regardant s’écouler l’automne qui devait être le dernier de sa vie…

C’est ensuite qu’ils ne se sont pas astreints à un minutieux étalage des toilettes de leurs contemporaines. Ils ont fait des femmes et non des poupées. Léonard de Vinci recommandait aux portraitistes d’éviter le plus possible de peindre les modes de leur temps, fuggire il più que si puo gli abiti della sua età, et il avait raison. Lorsque les maîtres ont été forcés de les suivre par le caprice de leurs modèles, ils sont restés au-dessous d’eux-mêmes. Certes, c’est un bon portrait que celui de cette grande et grosse dame, en un petit cadre, attribué à l’école hollandaise, qu’on voit dans un coin de la salle du Van Dyck. Mais combien l’aspect en serait meilleur, si le peintre n’avait pas dépensé son talent à ces immenses manches ballonnées, à zones de crevés, et à cette fraise tuyautée, empesée, godronnée, horizontale, monstrueux carcan de fil d’archal, que Blaise de Viguière appelait déjà de son temps une meule de moulin et où la tête de la patiente semblait, dit Pierre de l’Estoile, « le chef de saint Jean-Baptiste en un plat ! » Comme le peintre est plus à l’aise, lorsque l’énorme machine se développe en éventail, en haute collerette, derrière la tête, comme dans ce portrait de Maria Luisa de Tassis ou, mieux encore, perd son empois, s’affaisse et retombe sur les épaules, comme au XVIIe siècle, dans ce portrait d’Anne d’Autriche, de Philippe de Champaigne ! Comme il l’est plus encore, quand le cou se dégage tout entier et apparaît souple et lin, comme dans les portraits de La Tour, à peine enclos çà et là d’un étroit nœud bleu ! Voyez les coiffures, combien elles aussi offrent de ressources à l’artiste ou de difficultés ! Observez la simple et fine ferronnière de Bianca Maria Sforza, avec sa broche en joaillerie posée sur le côté et sa longue queue liée par une torsade, ou même le modeste chaperon à queue relevée d’Anne Boleyn, de Clouet, et comparez-les aux majestueux et lourds édifices qui écrasent les têtes de Largillière, en face, dans la même travée... Contrastez l’humble et fine cornette posée en papillon sur les cheveux de cette femme par Perronneau avec l’énorme perruque de l’infante de Velasquez...

Et si les peintres du XVIIIe siècle ont peut-être été les vrais peintres de la femme, voyez s’ils n’étaient pas puissamment aidés par la mode qui ne leur imposait rien de laid et leur suggérait toutes les élégances ! Regardez, dans le portrait de Mme de Graffigny, ce que la mode de ce temps offrait à l’Art : au lieu de la tête emperruquée, une coiffure légère, basse, à chignon plat, le toupet du devant formant seulement un petit croissant, en physionomie ; au lieu du pourpoint raide, de l’ « empoitrinement » à l’espagnole, un corsage souple et simple, avec une échelle de rubans sur le devant de gorge; au lieu des manches à rebras, des épaulettes, des ailerons et des bouillons de jadis, la manche courte et large, en éventail, garnie d’engageantes à double rang de dentelles, d’où glissait le bras nu. Regardez ces deux toiles des Van Loo, de l’oncle et du neveu, qu’on a placées cadre à cadre, dans un angle : une jeune femme en bleu jouant de la guitare et une femme en costume bleu qui semblent être deux sœurs en uniforme et venues témoigner ensemble, l’une tenant la partition, l’autre l’exécutant, de la grâce papillonnante des costumiers de leur époque ! Quand même l’artiste aurait un peu simplifié leur coiffure ou allongé leurs tresses, ou multiplié leurs nœuds, leurs coques et leurs rubans, qu’importe? Devant la beauté, qu’importe la vraisemblance ?

J’ai dit aussi : qu’importe la ressemblance? et je n’ignore pas le débat que ce seul mot peut soulever. Mais sans vouloir ici l’aborder, car il en soulève beaucoup d’autres, nous pouvons, en parcourant cette salle, nous poser simplement une question. Voici des centaines de femmes dont on conserve pieusement les images. Tout le monde peut dire qu’elles sont belles... De combien peut-on dire qu’elles sont ressemblantes? Et si leurs peintres, pour plus de ressemblance, avaient sacrifié leur valeur esthétique, seraient-elles ici et, même dans les collections de famille, les aurait-on aussi pieusement et à de telles places d’honneur conservées? Que deviennent les portraits d’ancêtres, quand, ressemblans autant que des photographies peuvent l’être, ils ont sacrifié à la ressemblance la grâce et la beauté? Que deviennent les médiocres images, quand on a perdu le souvenir des figures réelles? Assurément, si c’est un souvenir que nous cherchons à conserver, personnellement, de celles qui nous furent chères, la ressemblance prime toute qualité esthétique et très souvent un Nadar nous la fournira mieux qu’un Léonard de Vinci. Mais si c’est un souvenir pour plusieurs générations, si c’est une joie non pour le cœur d’un seul, mais pour les yeux de tous, qu’importe une ressemblance absolue, dont personne ne pourra témoigner dans un demi-siècle? Ce qui importe, c’est la vie.

Et c’est elle qui a gardé ces toiles de l’oubli. Tout ce qu’elles reflétaient a disparu. On conserve peut-être quelques-uns de ces oripeaux exquis, de ces nœuds, de ces boîtes à parfums, de ces rubis qui semblent des gouttes de sang, de ces colliers de perles qui semblent des rosaires de larmes, mais que sont devenues celles qui leur prêtaient le mouvement et l’éclat ? Les masques sont peut-être restés, mais où sont les visages? Les bagues, mais où sont les doigts? Les miroirs, mais où sont les sourires? Les cous souples et blancs se sont flétris et ont laissé les colliers vides, se soustrayant ainsi doucement aux multiples chaînes qui les retenaient aux rivages de la vie. Ces lettres, ces billets sont peut-être encore dans quelques coffrets, mais leurs aveux ne touchent plus personne, et la passion du lecteur ne pourrait pas plus les ranimer que les chauds vents d’automne ne raniment les feuilles mourantes.

De tout ce qui fut la grâce, la joie, l’enjouement, la beauté, rien ne reste que des objets froids et muets, — comme au soir de l’incendie d’un palais on ne retrouve parmi les cendres que des bijoux inutiles... Malgré soi, l’on se rappelle et l’on murmure, devant ces autres Dames du temps jadis, la banale complainte du vieux poète :


Dictes-moy où, n’en quel païs,
Est Flora, la belle Romaine;
Archipiada, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine;
Écho, parlant quand bruyct on maine
Dessus rivière ou sus estan,
Qui beaulté eut trop plus qu’humaine?
Mais où sont les neiges d’antan?


Par trois fois, le poète de la ballade a demandé avec angoisse: « où sont les neiges d’antan? » Mais que peut bien nous faire la destinée de ce composé chimique? D’ailleurs, nous le savons, ce que devient la neige... Elle devient d’abord de la boue. Puis elle devient ce qui féconde, ce qui porte à la plante naissante et préservée par elle sa nourriture éparse dans le sol, et voici que, grâce à cette eau, la plante toute drue de chaux et toute verte d’azote, se dresse, monte et s’épanouit sous le soleil. Les chimistes et les agronomes ont donc répondu, sur ce point, à Villon. Mais à cette question beaucoup plus importante : où sont les femmes d’antan? — qui peut répondre? Pourtant, lorsque la neige elle-même ne se perd point, mais fondant et fertilisant, revient à la surface des terres, en verdures et en fleurs, peut-on croire que la beauté des dames du temps jadis ne revienne pas jouer son rôle dans l’économie du monde et dans son bonheur ?

Nous ne le croyons pas. Neiges d’antan, femmes d’antan, ne sont pas aussi disparues que le dit le poète. Voici que l’argent produit par cette exposition des portraits de femmes et d’enfans à l’École des Beaux-Arts va servir à alimenter les œuvres que la Société philanthropique a créées pour les pauvres : des asiles pour les femmes, des dispensaires pour les enfans. Il y a ainsi à travers les âges, comme à travers les couches sociales, des liens qui unissent l’humanité triomphante à l’humanité souffrante et les morts aux vivans. L’autre jour, je visitais un des hôpitaux créés par cette société dans un quartier misérable, aux toits, bas, aux rues défoncées, aux murailles suintantes, parmi ces terrains vagues où chaque matin la ville immense rejette ses rebuts, ses loques, ses souillures, son écume, les détritus des choses qu’elle croit épuisées et qu’elle ne veut plus garder devant elle, sitôt qu’elle en a tiré le suc. Assurément on ne pensait guère aux somptueux paysages de Gainsborough, mais plutôt aux maigres croquis de M. Raffaelli. Et pourtant, dans cet hôpital au jour blanc et cru, pendant que les malades se tassaient sur des bancs, attendant la visite du médecin et des infirmiers, tendant leurs membres blessés, découvrant leurs plaies, contant les symptômes de leur mal, un groupe vint à passer où Reynolds aurait pu trouver un modèle pour ses têtes d’anges. C’était un petit garçon qu’on emportait roulé dans une couverture, convalescent, heureux de quitter l’hôpital, montrant une mine éveillée, guérie, où l’on voyait déjà toutes les couleurs de la santé reconquise. Il passait vite et s’en allait sous les jeunes marronniers aux fouilles nouvelles, souriant et babillant, tandis que le soleil de mai criblait le groupe de ses points d’or...

Ce sourire obtenu par la bienfaisance sur ce petit visage et sur des milliers d’autres semblables est, tout bien considéré, quelque chose d’aussi beau que ce que les peintres ont fixé sur leurs toiles. C’est le chef-d’œuvre par excellence et il est à la portée de tous. Car nous ne pouvons pas, même les plus habiles d’entre nous, peindre des portraits d’enfans et de femmes comme Hoppner et Greuze, mais tous nous pouvons rendre les couleurs à des visages pâlis par les privations et la gaieté à des âmes déshabituées de l’espérance. La misère, terrible pour tous, est surtout affreuse et imméritée quand elle frappe les femmes et les enfans. Il faudrait que cette vision de belles images se prolongeât pour eux en de belles réalités. Il faudrait que les sourires des femmes et des enfans peints, que la Société philanthropique a exposés, se continuât sur les lèvres des femmes et des enfans vivans qu’elle veut secourir; et que les plus petits, redevenus joyeux et insoucians, puissent danser, malgré toutes les tristesses et tous les deuils de l’heure présente, au refrain que fredonnaient les enfans du temps jadis :


Qu’est-c’qui passe ici si tard?
Compagnons de la Marjolaine,
Qu’est-c’qui passe ici si tard,
Dessus l’quai?


ROBERT DE LA SIZERANNE.