Les Populations végétales, leur origine, leur composition et leurs migrations

LES
POPULATIONS VÉGÉTALES
LEUR ORIGINE
LEUR COMPOSITION ET LEURS MIGRATIONS.

La population végétale d’une contrée se compose de plusieurs élémens. Le premier et le plus important, c’est l’ensemble des espèces sauvages qui croissent spontanément sur le sol et forment, pour ainsi dire, le fond de la végétation. Le second, moins essentiel, comprend toutes les plantes que l’homme a introduites à dessein pour les soumettre au régime de la grande culture. Une troisième catégorie, dont le rôle est très secondaire, comparé à celui des deux autres, se compose des espèces que diverses circonstances fortuites ont amenées et naturalisées dans la contrée. Les populations végétales n’ont donc rien de fixe; elles se sont modifiées et se modifient avec le temps. La culture en s’étendant amène l’extinction des espèces sauvages. Les progrès des sciences agricoles, de nouveaux intérêts, des relations plus rapides et plus multipliées avec d’autres contrées, transforment l’économie rurale d’un pays. Toutefois la végétation spontanée change peu; dans les mêmes localités, lorsque la charrue ne les a pas envahies, on retrouve encore les mêmes plantes à l’état sauvage ; nous le savons par les catalogues des vieux auteurs, qui nous permettent de remonter à plusieurs siècles en arrière.

En a-t-il toujours été de même? La végétation spontanée d’un pays n’a-t-elle jamais varié? On le croyait autrefois; on admettait que les animaux et les végétaux avaient été créés simultanément par la puissance divine, et que le monde organique actuel n’avait pas d’ancêtres. L’homme était le centre et le but de cette création providentielle. La plupart des naturalistes du dernier siècle avaient souscrit à ces articles de foi sans songer à les discuter. On ne le pouvait guère à cette époque ; la géologie n’était pas encore née, elle ne nous avait pas encore appris à lire dans le passé de la terre. Les feuillets dont se composent les couches terrestres n’avaient point été dépliés ; c’était un livre fermé, enfoui sous nos pieds, et dont on soupçonnait à peine l’existence. À présent, ce livre est entr’ouvert ; nous en avons déjà déchiffré assez de mots pour savoir que la création actuelle n’est qu’un des termes de la longue série de transformations qui, commençant aux premiers âges de la terre, se continuera aussi longtemps que notre planète sera réchauffée par les rayons du soleil, source unique de la vie à la surface du globe. Si donc on peut affirmer que, depuis les temps historiques, la flore spontanée de la terre a peu changé, on n’oserait plus soutenir qu’il n’en a jamais été autrement. L’époque historique n’est qu’un moment bien court dans la vie du globe, et les temps antérieurs sont plongés dans une nuit profonde. La tradition est muette, même sur les habitans des cités lacustres, pourtant si rapprochés de nous. Les débris enfouis dans les lacs et les tourbières jettent seuls quelques lueurs sur leur mode d’existence. À plus forte raison, tout ce qui précède relève uniquement des sciences naturelles. Où l’histoire finit, la géologie commence. Heureusement les couches des terrains sédimentaires nous ont conservé l’empreinte des végétaux et les os des animaux qui vivaient à leur superficie. En consultant ces herbiers et ces ossuaires fossiles, nous pouvons ressusciter les flores et les faunes des temps passés. Cette étude nous enseigne que la végétation actuelle est la continuation des végétations antérieures, modifiées par les changemens physiques dont notre globe a été le théâtre, par les climats divers qui se sont succédé, et plus récemment encore par l’action de l’homme, dont la puissance devient d’autant plus irrésistible que son empire s’étend davantage. En un mot, les populations végétales peuvent être assimilées aux populations humaines, dont l’origine remonte également bien au-delà des époques historiques. Une comparaison éclaircira ma pensée et fixera mieux celle du lecteur.

Si l’on se demande quelle est l’origine et la composition de la population qui habite la France méditerranéenne, l’histoire nous répond que Marseille a été fondée par les Phéniciens. Avant l’arrivée des Phéniciens, le pays était peuplé par les descendans de ces hommes primitifs qui vivaient dans les cavernes, où ils ont laissé des silex taillés, des haches, des pierres polies, avec les débris d’animaux éteints, comme l’hyène et l’ours des cavernes, ou émigrés, comme le renne ou le bœuf musqué. C’est précisément dans les grottes de cette région que M. Tournai le premier, en 1828, puis MM. de Christol, Teissier et Marcel de Serres, ont trouvé ces restes de l’industrie humaine auxquels les ossemens qui les accompagnaient assignent une date géologique certaine. Ces hommes antéhistoriques chassaient dans les forêts où croissaient des arbres actuellement inconnus en Provence. Ils correspondent donc parfaitement aux plantes dont nous retrouvons les restes fossiles dans le sein de la terre. Leurs descendans étaient contemporains d’une autre végétation analogue, mais non identique à la nôtre. Aux Phéniciens succédèrent ensuite des colons grecs de l’Ionie, les Phocéens. En introduisant l’olivier, actuellement naturalisé, ils modifièrent profondément l’agriculture du pays. Leur sang même a laissé des traces. Les femmes d’Arles et de Saint-Rémy nous offrent encore dans toute leur pureté les lignes sculpturales que la statuaire grecque a léguées à l’admiration des siècles. Après les Grecs vinrent les Romains : leurs routes, leurs ponts, leurs aqueducs, leurs amphithéâtres et leurs temples ont marqué le sol d’une empreinte indélébile ; les Romains achevèrent de le défricher, et les noms de leurs fermes sont encore ceux de beaucoup de villages dans la Gaule narbonnaise. Ne serait-il pas téméraire d’affirmer qu’il n’existe plus dans le midi de la France aucun descendant des Phéniciens, des Grecs et des Romains ? Sans doute le mélange avec d’autres races a effacé leurs traits, changé leur caractère, modifié leurs aptitudes, rendu leur origine méconnaissable ; mais ces colonies, venues de la Grèce ou de l’Italie, ont évidemment ajouté un élément nouveau à la population aborigène de la France méditerranéenne.

Au ve siècle, l’Europe méridionale est envahie par des hommes du nord, les Visigoths. — Avant eux, pendant l’époque glaciaire, nous le verrons plus loin, les plantes du nord avaient également envahi le midi. — Un grand nombre de ces barbares furent laissés en arrière par ce torrent dévastateur, qui inonda l’Espagne et le nord de l’Afrique ; ils se fixèrent dans la Gaule narbonnaise, où leurs traces n’ont point entièrement disparu. Des enfans aux cheveux blonds, des noms de famille avec la désinence en ic rappellent encore cette grande invasion. Ce fut la dernière ; depuis lors, nous ne constatons plus l’irruption de ces vastes marées humaines qui submergeaient les empires ; mais il s’opère un travail lent et continu, analogue à celui des actions géologiques et produisant comme elles, avec l’aide du temps, des effets de même ordre que ceux des catastrophas les plus subites et les plus violentes. Au commencement du xiiie siècle, l’extermination des albigeois décime les habitans du Languedoc. Des populations entières sont massacrées par Simon de Montfort. D’un autre côté, l’inquisition sévit en Espagne et provoque une émigration continue de Juifs et d’Arabes qui venaient chercher en France un refuge et un asile. L’élément sémitique se mêla donc alors aux races grecque, latine et germanique. Une dernière migration eut lieu à la fin du XVIIe siècle, — où la révocation de l’édit de Nantes porta un coup terrible à la prospérité des provinces méridionales en faisant disparaître par la misère, les massacres, les supplices et l’exil, la partie la plus saine, la plus intelligente et la plus industrieuse de la nation.

Ce que nous avons dit de la composition et de la formation successive des populations du midi de la France pourrait s’appliquer également à d’autres contrées de l’Europe. Il n’en est pas qui soit uniquement occupée par cette race autochthone dont l’origine se perd dans la nuit des temps géologiques; toutes ont été modifiées par des immigrations ou des émigrations successives. L’on compte les peuplades qui semblent avoir échappé à cette loi générale. Abordons maintenant la genèse des flores partielles de l’Europe, la seule partie du monde assez bien connue pour pouvoir être soumise à l’analyse scientifique. Nous y retrouverons des phénomènes de tout point analogues à ceux dont les migrations humaines nous donnent le spectacle.


I. — de l’origine primordiale des populations végétales.

M. Alphonse de Candolle a le premier établi, à la fin de sa Géographie botanique, que les végétaux actuels se rattachent intimement à ceux qui les ont précédés dans les différentes phases géologiques que la terre a traversées depuis son origine. Le premier il a fait voir par quels liens étroits tient la géographie botanique à la paléontologie végétale. Depuis quatorze ans que son ouvrage a été publié, les progrès de la science lui ont donné raison. Le nombre des plantes vivantes qu’on retrouve à l’état fossile augmente tous les jours. On commence à distinguer ces espèces primitives de celles qui, nées postérieurement, n’ont été observées jusqu’ici qu’à l’état vivant, et jamais à l’état fossile.

Tous les végétaux fossiles existant encore actuellement appartiennent aux terrains tertiaires ou quaternaires, c’est-à-dire aux couches sédimentaires les plus récentes du globe terrestre. Cela ne veut pas dire que ces végétaux n’aient aucune analogie avec ceux qui se retrouvent dans les formations plus anciennes, telles que les couches carbonifères, jurassiques ou crétacées; mais ces analogies sont éloignées, ce sont des rapports de classe, de famille, de genre; il n’y a pas identité d’espèce. Ainsi nous voyons à l’état vivant des fougères, d.is lycopodes, des conifères, qui rappellent de loin la forme des arbres dont la houille est composée ; mais on peut affirmer que pas un de ces végétaux ne s’est perpétué jusqu’à nous. Les analogues sont encore vivans, les espèces elles-mêmes ont disparu. Nous connaissons au contraire des végétaux identiques à ceux qui vivaient pendant la période tertiaire, et d’autres, plus nombreux encore, en diffèrent si peu qu’il est permis de les considérer comme les descendans légitimes de leurs ancêtres paléontologiques.

Les tufs ou travertins comptent parmi les formations géologiques les plus récentes. Ce sont des dépôts de calcaire concrétionné, formés par des sources, des rivières ou des ruisseaux dont les eaux étaient chargées de sels calcaires et principalement de carbonate de chaux. Quelques-uns de ces travertins continuent de s’accroître sous nos yeux ; tels sont les tufs des cascatelles de Tivoli, ceux du Silano, près de Postum, du Velino à Terni, et ceux qui forment la magnifique chute de la Kerka, rivière de Dalmatie qui se jette dans l’Adriatique, non loin de Sebenico. Souvent ces amas se trouvent sur le trajet de rivières ou de ruisseaux dont le débit a considérablement diminué, mais dont les tufs nous indiquent les anciens rivages. D’autres enfin sont l’œuvre de cours d’eau complètement anéantis, tels que ceux de Sézanne, de Meximieux et d’autres localités. MM. de Saporta et Gustave Planchon ont étudié ces dépôts sur les bords de l’Huveaume et des Aygalades, près de Marseille, des Arcs, non loin de Draguignan, et du Lez, en amont de Montpellier. Ces dépôts font partie du terrain quaternaire et correspondent probablement à plusieurs époques de cette période géologique ; mais quelques-uns renferment des ossemens de grands animaux fossiles appartenant aux genres des bisons, des éléphans, des rhinocéros et du grand cerf de l’Irlande[1], ce qui prouve que ces dépôts sont bien antérieurs à l’époque actuelle, quoique postérieurs presque tous à la première époque glaciaire. Les feuilles et les fruits tombés dans ces eaux incrustantes se sont recouverts de couches successives de carbonate de chaux qui en ont moulé les nervures les plus délicates et accusé les moindres aspérités. La feuille et le fruit ont disparu, le moule calcaire est resté. C’est ainsi que de nos jours les eaux de la fontaine de Saint-Allyre, près de Clermont, moulent avec une netteté parfaite les piècas de monnaie, les médailles, les nids d’oiseau, les feuilles et les fruits de châtaignier que l’on offre à la curiosité des voyageurs. Ces empreintes se sont conservées dans les amas de tufs que nous avons cités : témoignage assuré que les arbres dont ces cours d’eau étaient jadis ombragés font encore aujourd’hui partie de nos forêts. Ce sont des aunes, des charmes, des noisetiers, des chênes, des hêtres, des ormes, des peupliers, des saules, des érables, — le micocoulier[2], le frêne, le noyer, l’aubépine, le tilleul, le figuier, le lierre, le laurier-tin[3], la vigne, l’arbre de Judée et le laurier d’Apollon. Il y a plus, la plupart de ces arbres et de ces arbustes croissent même actuellement sur les bords des petits cours d’eau qui ont remplacé le fleuve géologique; mais il en est quelques-uns qui ne s’y trouvent plus, et d’autres ont même disparu de la région naturelle dont ces travertins font partie. Ainsi trois espèces de pins[4] n’existent plus sur le littoral méditerranéen. Le premier s’est réfugié dans les Alpes, le Jura, les Carpathes, le second dans les Cévennes, le troisième dans les hautes régions des Pyrénées. Le bouleau, l’érable à feuilles de viorne[5], les hêtres, ont reculé vers le nord ou se sont élevés sur les montagnes qui leur offrent un climat plus froid, semblable à celui qui régnait en Provence à l’époque où l’Huveaume, le Lez, la rivière des Arcs et le ruisseau des Aygalades ont déposé les tufs dont nous parlons. Le hêtre, par exemple, ne se montre sur le Ventoux, près d’Avignon[6], qu’à la hauteur de 1,150 mètres, et il n’est plus forestier en plaine dans la région limitée au nord par le cours du Rhône. Quelquefois c’est plus au sud qu’il faut chercher à l’état vivant la plante dont les tufs nous ont conservé l’empreinte. Dans ceux de Meximieux (Ain), on a trouvé les feuilles d’une fougère[7] qui ne vit plus qu’aux Canaries, en Espagne et en Italie, — celles du laurier-rose, du grenadier et de l’arbre de Judée, qui, chassés par le froid, ont disparu de la flore lyonnaise. Ces intéressantes études nous montrent que le figuier, la vigne et le noyer sont des arbres indigènes et non des végétaux importés en France, comme on le croyait généralement; mais l’absence de l’olivier confirme la tradition qui attribue aux Grecs, fondateurs de Marseille, l’introduction de cet arbre précieux dans la culture de la France méditerranéenne.

Transportons-nous en Suisse, où nous avons pour nous guider les travaux de M. Heer, l’un des premiers botanistes et paléontologistes du temps présent. A l’extrémité méridionale du lac de Zurich, à Dürnten et Utznach, villages situés dans le canton de Saint-Gall, on exploite depuis quarante ans des lignites ou bois fossiles qui reposent sur un lit de cailloux erratiques rayés, appartenant à la première époque glaciaire[8]. Ces lignites sont le produit d’arbres dont les troncs, le plus souvent couchés, quelquefois encore debout, ont laissé dans les strates immédiatement supérieures de nombreuses empreintes de feuilles et de fruits; elles ont permis de reconnaîtra le pin d’Ecosse, celui des montagnes, le sapin rouge, le mélèze, l’if, le bouleau, le chêne, l’érable faux-platane, le noisetier et plusieurs plantes aquatiques que l’on rencontre encore dans les marais de la plaine suisse. Ainsi donc, après le retrait des grands glaciers qui avaient recouvert non-seulement la Suisse, mais encore les parties avoisinantes de l’Allemagne, de la France et de l’Italie, les forêts helvétiques étaient formées d’essences identiques à celles qui les composent actuellement. Ces forêts marécageuses servaient de repaire à de grands mammifères effacés aujourd’hui de la liste des êtres vivans : c’étaient des éléphans, des rhinocéros, des bœufs gigantesques, le grand ours des cavernes, espèces différentes de celles que nous connaissons, mais génériquement analogues aux représentans actuels de ces formes animales. La forêt sous-marine de Crommer, sur la côte de Norfolk, nous prouve qu’à la même époque la végétation arborescente de l’Angleterre était peu différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Ainsi la flore vivante qui nous entoure a occupé le sol après le retrait des premiers glaciers. Quelques espèces remontent plus haut dans l’échelle géologique des terrains, elles datent de l’époque miocène, c’est-à-dire du milieu même de l’époque tertiaire. Pour les autres, nous nous heurtons à l’une des plus grosses questions de l’histoire naturelle, l’immutabilité des espèces. Généralement admise autrefois, cette doctrine est aujourd’hui fort ébranlée. Pour les naturalistes qui en sont encore partisans, la flore actuelle ne remonterait pas au-delà de la première époque glaciaire, car nous ne trouvons dans les terrains tertiaires qu’un petit nombre de plantes identiques à celles qui nous entourent; mais nous y rencontrons des formes tellement voisines, tellement semblables, qu’elles en diffèrent moins que la plupart des variétés de nos arbres à fruits ne diffèrent les unes des autres. Pour nous et pour la plupart des savans de la nouvelle école, ces espèces tertiaires sont les ancêtres de nos espèces vivantes, modifiées par les changemens physiques et climatériques dont la surface du globe a été le théâtre depuis le dépôt des terrains miocènes[9]. En effet, si la végétation qui a suivi immédiatement l’époque glaciaire accuse en Europe, comme en Amérique, un climat plus froid que le nôtre, celle des terrains tertiaires trahit au contraire un climat plus chaud. Ainsi à cette époque le Spitzberg, l’Islande, le Groenland et l’Amérique boréale étaient couverts de vastes forêts composées de cyprès chauve, de taxodium, de pins laricio, de sequoia, de gingko, de planera, de diospyros. À cette même époque, — les plantes et les animaux fossiles sont d’accord pour le prouver, — le climat du Lyonnais, de la Bohême, de la Styrie, ne différait guère de celui des bords septentrionaux de la Méditerranée. La végétation de l’Europe moyenne était celle de pays plus rapprochés de l’équateur. La flore de la Suisse, que les derniers soulèvemens n’avaient pas encore élevée au-dessus du niveau de la mer miocène, présentait une physionomie subtropicale analogue à celle qui domine actuellement en Virginie, dans les deux Carolines, la Floride et la Géorgie. Les grands végétaux de la Provence et du Languedoc avaient beaucoup d’analogie avec ceux des Canaries. En un mot, l’hémisphère boréal était généralement plus chaud qu’il ne l’est aujourd’hui. Ainsi les espèces miocènes encore vivantes ont dû, avant d’arriver jusqu’à nous, traverser les deux époques glaciaires. Un petit nombre seulement ont survécu ; elles se sont maintenues dans les zones méridionales et, plus au nord, dans certaines localités privilégiées où le froid n’a pas été assez intense pour les tuer. Les climats s’étant adoucis après la seconde époque glaciaire, leur existence était désormais assurée ; mais comment supposer qu’après ces épreuves séculaires aucun changement ne se soit opéré dans leurs formes extérieures ? Ce serait admettre que des êtres vivans, sensibles à toutes les variations atmosphériques, ont une rigidité, une fixité qui fait défaut aux corps les plus réfractaires du règne minéral.

Même alors qu’une plante n’a pas encore été découverte à l’état fossile, le botaniste peut présumer d’après ses caractères et ses affinités taxonomiques qu’elle ne fait pas partie de la flore actuelle, mais que son origine remonte plus ou moins haut dans la série des terrains tertiaires ; il est en droit de le soupçonner lorsque cette plante appartient à un type exotique, présente des anomalies dans sa végétation et se distingue par sa rareté. Nous ne possédons en Europe qu’un seul palmier, le palmier nain[10]. On le trouve en Espagne, en Italie, en Corse, en Sardaigne, aux Baléares, en Grèce et en Algérie. Il existait même au commencement du siècle près de Nice, mais il a disparu depuis, détruit par le zèle intempérant des botanistes collectionneurs. Un palmier, un seul palmier en Europe, n’est-ce pas une anomalie ? L’Amérique et l’Asie tropicales sont la vraie patrie de cette forme végétale. Un palmier en France est pour le botaniste philosophe un sujet d’étonnement aussi grand que le serait pour l’anthropologiste la rencontre d’une famille nègre ou mongole établie dans un village du centre de la France. Il est donc probable qu’on trouvera le palmier nain à l’état fossile dans les couches tertiaires, où l’on a déjà trouvé les restes d’autres palmiers qui n’ont pas survécu comme celui-ci aux vicissitudes climatériques. On pouvait présumer d’avance que le laurier d’Apollon, le laurier-rose[11], le grenadier, l’arbre de Judée[12], étaient des types paléontologiques, et ils ont en effet été retrouvés à l’état fossile dans les tufs de diverses contrées. En effet, ces végétaux sont en Europe les seuls représentans de groupes naturels dont tous les autres membres sont exotiques. On peut prédire hardiment que le myrte, le styrax officinal, le bois puant[13], le caroubier[14], qui appartiennent à des groupes naturels, composés uniquement d’espèces exotiques, seront un jour découverts dans les formations les plus récentes du globe.

D’autres contrées nous offrent des exemples semblables. Sur les parois humides des rochers les plus abrupts des Pyrénées, le voyageur le plus indifférent voit avec surprise de larges rosettes de feuilles portant au centre un joli bouquet de fleurs bleues. Les racines de la plante[15] pénètrent dans les fissures les plus étroites du rocher, et elle végète vigoureusement sans autre aliment que l’eau qu’elle absorbe et l’air qu’elle respire. Eh bien, cette plante, limitée aux Pyrénées et aux montagnes voisines du Mont-Serrat, en Catalogne, représente à elle seule, dans l’Europe occidentale, la famille exotique des cyrtandracées. Les deux espèces des genres les plus voisins se trouvent, l’une dans les montagnes de la Roumélie, l’autre dans celles du Japon. Toutes les autres espèces de cette famille sont répandues dans le Népaul, la presqu’île de l’Inde, les îles de Java, de Sumatra et l’archipel des Sandwich. Cette plante est donc évidemment une étrangère au milieu de la végétation pyrénéenne. Si l’on arguait de sa ressemblance apparente avec certaines solanées indigènes, telles que les bouillons-blancs (verbascum), je répondrais par un autre exemple. Plusieurs botanistes découvrirent successivement, il y a quelques années, dans les hautes vallées des Pyrénées, à des altitudes comprises entre 2,000 et 2,800 mètres, une plante basse, munie d’une grosse souche ; c’était une espèce du genre dioscorea[16], dont l’igname de Chine fait partie et dont toutes les autres congénères sont répandues dans la zone tropicale et subtropicale de l’Amérique et de l’Asie. Cette plante est le seul représentant européen de la famille des dioscorées, et il n’est pas moins surprenant qu’on l’ait découverte à la limite des neiges éternelles, dans la chaîne des Pyrénées, que si l’on avait trouvé à la même hauteur un singe, un perroquet ou un colibri. Ces végétaux exotiques ramènent forcément la pensée aux flores qui ont précédé la nôtre, alors que la hauteur et la connexion des continens étaient bien différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. Passons aux grandes migrations qui ont modifié la composition de la flore primitive.

II. — INVASION DES PLANTES DU NORD.

Nous avons vu qu’à l’époque miocène, ou tertiaire moyenne, les climats terrestres étaient moins rigoureux que de nos jours. Les calottes de glace qui couvrent actuellement les deux pôles ne s’étaient pas encore formées, et la végétation arborescente s’étendait jusqu’aux régions arctiques. La distribution des terres et des mers n’avait aucune ressemblance avec celle du temps présent. L’Europe et l’Amérique étaient peut-être unies par des terres dont il ne reste que Madère, les Canaries et les Açores. L’Amérique du Nord communiquait probablement avec l’Asie, même dans les latitudes moyennes. La Méditerranée, la Manche, n’existaient pas encore ; les îles britanniques n’étaient point séparées du continent. La douceur des climats pendant cette période était encore due à la haute température initiale du globe terrestre. Vint ensuite une période de froid ; une calotte de glace s’étendit du pôle sur le nord de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique. Des glaciers s’établirent dans toutes les chaînes de montagnes et s’avancèrent dans les plaines environnantes ; c’est la première époque glaciaire. Les plantes du nord, refoulées peu à peu vers le sud, envahirent l’Europe tempérée, se mêlant aux espèces tertiaires qui résistaient encore et aux flores régionales qui avaient remplacé, sous l’influence d’un climat plus rude, les flores miocènes ensevelies sous les couches géologiques de la période quaternaire. Ces transformations s’opérèrent lentement, successivement, durant de longues séries de siècles dont le nombre confond l’imagination, et que le calcul ne peut supputer exactement. Lorsque le climat s’est adouci de nouveau, lorsque les glaciers se sont définitivement retirés, un grand nombre de plantes venues du nord ont péri sous l’action d’une température qui n’était plus celle de leur pays natal ; d’autres ont résisté et persistent dans la flore actuelle, semblables à ces descendans des Goths et des Huns que nous distinguons encore au milieu de nos populations celtiques, grecques ou latines. Comme l’historien, le botaniste peut reconnaître les traces de ces grandes migrations. Ainsi les tourbières de la Suisse offrent une végétation identique à celle des tourbières de la Norvège et de la Laponie; elles ont en commun la même variété de bouleau blanc[17], le bouleau nain, le pin des tourbières et plusieurs autres plantes[18]. La végétation du Harz et des Sudètes en Allemagne est complètement scandinave. Une saxifrage[19], très commune dans le nord et dans le Harz, s’est avancée jusque dans les Vosges, où elle a persisté. Une graminée boréale[20] est restée dans une île de la Limmat, près de Zurich; mais la plupart de ces plantes, ne pouvant plus vivre dans la plaine, se sont réfugiées sur les hauts sommets. Celui du Faulhorn, dans le canton de Berne, qui s’élève à 2,683 mètres au-dessus de la mer, porte sur son cône terminal 132 espèces phanérogames. Sur ce nombre, 51 se retrouvent en Laponie, et 11 même au Spitzberg. Dans la vallée de Chamonix, on donne le nom de Jardin à un îlot de végétation isolé sur une moraine du glacier de Talèfre, à 2,756 mètres au-dessus de la mer. Sur 90 végétaux à fleurs qu’on y a recueillis, 30 existent également en Laponie. Un fait encore plus probant, c’est la présence dans l’Engadine, haute vallée du canton des Grisons, d’un certain nombre d’espèces inconnues dans le reste de la Suisse, mais très communes dans le nord de l’Europe[21]. N’est-ce pas en sens inverse un phénomène analogue, lorsque, sur la foi de Pline, nous reconnaissons parmi les habitans de cette vallée les descendans des peuples de l’Ombrie chassés par les Toscans[22]? Le nombre total des plantes boréales s’élève en Engadine, suivant M. Heer, à 80. Parmi elles se trouve le saule des Lapons, au feuillage blanchâtre, qui borde le joli lac de Saint-Maurice comme il entoure les innombrables lacs du plateau scandinave. En prenant la flore alpine tout entière, le même auteur constate que, sur un nombre total de 360 espèces, il y en a 158, c’est-à-dire près de la moitié, qui sont également boréales; un botaniste suédois, M. Anderson, établit de son côté que, sur les 685 espèces phanérogames de la Laponie, il y en a 108 qui se trouvent aussi dans les Alpes. L’influence de l’époque glaciaire se fait sentir jusque dans les Pyrénées. Un autre botaniste suédois, M. Zetterstedt, qui les a explorées, compte 68 plantes communes aux Pyrénées et à la Scandinavie. L’une d’elles, le phyllodoce cærulea, ne se trouve que dans le nord et dans cette chaîne de montagnes. Sur le pic du Midi de Bagnères, à 2,877 mètres au-dessus de la mer, si souvent exploré par Ramond et visité depuis par tant de botanistes, il y a, sur un total de 72 plantes, 14 espèces lapones. Cette proportion, inférieure à celle des Alpes, prouve que la migration des plantes du nord n’a pas dépassé cette limite au midi.

Les montagnes de l’Écosse, quoique peu élevées, comptent aussi un certain nombre de plantes provenant des régions arctiques ; la migration remonte également à la période glaciaire. Lorsque les glaces flottantes détachées des glaciers de la Norvége venaient échouer sur les côtes orientales des îles britanniques, elles y apportaient, avec les blocs et les graviers erratiques dont elles étaient chargées, les plantes qui végétaient sur les moraines Scandinaves. Jusque dans les plaines du midi de la France, on reconnaît les traces de la grande migration végétale qui s’est opérée pendant l’époque glaciaire. De même que les Visigoths ont laissé des descendans au milieu des populations du Languedoc, de même aux environs de Montpellier 60 espèces environ semblent des étrangères au milieu de la flore méditerranéenne, car elles se retrouvent toutes dans le nord de l’Europe et remontent jusqu’en Laponie.

La grande invasion des plantes du nord trouvait le continent occupé par une végétation propre, et qu’on peut considérer comme formant la population autochthone du pays. Dans la France méditerranéenne, c’était cette végétation spéciale et uniforme qui entoure tout ce bassin, l’Égypte exceptée ; elle se compose d’arbrisseaux qui couvrent les lieux stériles, désignés dans le midi de la France sous le nom de garrigues. Le chêne vert et le chêne kermès, les pistachiers lentisque et térébinthe, les arbousiers, les phyllirea, les cistes, le thym, les lavandes, la sauge, le romarin, sont les arbres, arbustes et arbrisseaux caractéristiques de ces garrigues. Ils constituent, avec un nombreux cortége de plantes herbacées, un ensemble de végétaux propres au bassin méditerranéen et désigné sous le nom de flore méditerranéenne — ou royaume de Candolle, du nom de l’illustre botaniste qui l’a signalée le premier. Cette flore remonte à l’époque, géologiquement peu éloignée, où la Méditerranée n’existait pas. — L’Espagne, la France et l’Italie étaient alors réunies à l’Afrique ; la première directement par le détroit de Gibraltar, la France et l’Italie par l’intermédiaire de la Corse, de la Sardaigne, des Baléares, de la Sicile et des îles de Malte et de la Pantelleria, restes du continent affaissé que la mer a envahi. L’uniformité de la flore justifie une pareille hypothèse, et la zoologie la confirme. Les cavernes de la Provence et du Languedoc contiennent des restes d’hyènes et de lions fort semblables aux deux espèces qui vivent en Afrique, et M. Gaudry, étudiant les nombreux mammifères fossiles de Pikermi, près d’Athènes, constate que l’ensemble de cette faune présente un caractère tellement africain, que la paléontologie comme la botanique proclame l’ancienne union de l’Europe et de l’Afrique.

Après l’époque glaciaire, la flore méditerranéenne, continuation de la flore miocène, a régné seule dans l’Europe méridionale sur une vaste surface dont nous ne voyons plus que les bords; mais comment s’est repeuplée l’Europe moyenne, assiégée pendant des siècles par d’immenses glaciers? Durant cette longue période, le tapis végétal devait être fort semblable à celui que nous retrouvons encore dans le voisinage des glaciers actuels. L’adoucissement du climat amena la retraite de ces plantes amies du froid vers le nord ou sur les montagnes. Quelques-unes ont persisté même dans le midi de la France, nous en avons donné la preuve; mais cette partie du continent européen que baignent les eaux de l’Océan-Atlantique n’est pas restée stérile et dénudée depuis l’époque glaciaire. De nombreuses espèces, n’appartenant ni au type boréal ni au type méditerranéen, s’y sont établies. Quelle est leur origine? D’où proviennent toutes ces plantes qui exigent un climat moyen, craignant également les chaleurs sèches de l’Europe australe et les froids humides des contrées septentrionales? Elles viennent de l’Asie; leur berceau est le nôtre, et la géographie botanique, en s’aidant des lumières de la philologie, retrouvera peu à peu la trace de cette grande migration, analogue à celle des peuples aryens. Il ne faut pas l’oublier, l’Europe n’est qu’un promontoire du continent asiatique; sa grandeur morale et intellectuelle lui a seule valu le titre de partie du monde, qu’elle ne mérite ni par ses dimensions, ni par son isolement des autres continens, ni par la spécialité de ses productions naturelles. L’Europe doit tout à l’Asie, même sa civilisation; mais celle-ci semble n’avoir trouvé qu’en Europe la réunion de toutes les conditions physiques favorables à son glorieux épanouissement.

Depuis ces deux grandes migrations des végétaux du nord vers le sud et de l’orient vers l’occident, la science ne constate plus en Europe de déplacement aussi considérable des populations végétales. Le climat s’étant adouci peu à peu après le retrait des glaciers pour arriver à cet état stationnaire qui semble établi depuis les temps historiques, il s’est fermé un remous du sud vers le nord. Les plantes méridionales regagnent une partie du terrain perdu depuis l’époque miocène. Plusieurs d’entre elles s’aventurent jusqu’à la dernière limite où les froids de l’hiver et l’insuffisance des étés leur posent une barrière infranchissable. Dans ces migrations, elles suivent en général le cours des fleuves : ainsi beaucoup d’espèces méditerranéennes remontent le Rhône jusqu’à Lyon[23], d’autres, s’engageant dans la vallée de la Durance, se sont élevées très haut dans les Alpes. La lavande[24] croît encore bien au-delà de Briançon, à 1,500 mètres au-dessus de la mer. J’ai revu suspendus aux rochers qui dominent la ville de Castellane, à 900 mètres au-dessus de la mer, le thym, la cinéraire maritime et le genévrier de Phénicie, que j’avais observés sur tout le pourtour du littoral méditerranéen. Quelques espèces méridionales ont même traversé le bassin du Léman et se sont maintenues dans le Valais, en Suisse[25]. Enfin les plus robustes se sont aventurées jusque dans les bassins du Rhin et de la Seine. Les premières ont trouvé sur les coteaux de l’Alsace[26], les autres dans des localités privilégiées, telles que la forêt de Fontainebleau[27], un climat local assez analogue à celui de leur patrie pour leur permettre de s’y maintenir.

Si les vallées favorisent la propagation des plantes qui s’élèvent des régions chaudes vers des régions plus hautes et par conséquent plus froides, elles produisent aussi des effets inverses. Le botaniste revoit souvent avec étonnement dans la plaine des espèces qui par leur tempérament alpin ne semblent pas devoir s’y trouver; telle est la linaire des Alpes : ses graines, entraînées par les cours d’eau, germent sur le bord des rivières dans une région qui lui est absolument étrangère. D’autres plantes se déplacent en suivant les crêtes et les cols qui unissent entre elles les diverses chaînes de montagnes. Ainsi la chaîne du Jura se rattache aux Alpes par le massif de la Grande-Chartreuse, près de Grenoble ; aussi les sommets les plus élevés du Jura, le Reculet, la Dôle et le Weissenstein, sont-ils couronnés par un certain nombre d’espèces alpines[28]. Un botaniste suisse, M. Christ, constate qu’elles sont en réalité étrangères à la chaîne du Jura, fort répandues dans les Alpes dauphinoises et savoyardes, mais inconnues dans la chaîne du Valais qui fait face au Jura.

Signalons enfin une dernière voie suivie par les migrations végétales actuelles : ce sont les côtes des grands continens. Prenons par exemple celles de la France. Baignées par le gulf-stream depuis le golfe de Gascogne jusqu’au Finistère, elles jouissent d’un climat égal, caractérisé par des hivers doux et humides qui sont suivis d’étés tempérés et habituellement pluvieux. Aussi, quoique le climat d3 Bayonne soit plus chaud que celui de Brest, la végétation des bords de l’Adour ressemble beaucoup à celle de la Bretagne. Partout où les cultures font défaut, les chênes[29], les ajoncs[30], les bruyères[31] et la grande fougère[32] envahissent le sol et l’occupent entièrement, — étouffant toutes les espèces sporadiques qui tenteraient de se faire jour au milieu de cet impénétrable fouillis. Dans les sables des bords de la mer végètent ces plantes littorales pour lesquelles le sel est un élément indispensable. Quelques-unes prospèrent aussi sur les dunes brûlantes de la Méditerranée. Les dimensions qu’elles y acquièrent prouvent que la chaleur n’est pas défavorable à leur développement. Néanmoins ces plantes[33] remontent la côte jusqu’à l’embouchure de la Loire. Sous ce méridien, ce fleuve est la limite du chêne vert et de la vigne, qui ne dépassent pas l’île de Noirmoutiers. D’autres espèces s’avancent encore plus loin vers le nord sur les côtes du Morbihan et du Finistère ; mais elles s’arrêtent à leur tour, et au nord de la presqu’île du Cotentin le botaniste ne rencontre plus que ces végétaux robustes qui l’accompagneront le long des côtes septentrionales de l’Europe. Toutefois ceux-ci l’abandonneront à leur tour, et ne franchiront pas la limite extrême, variable pour chaque espèce, mais fatale pour toutes, que la nature a imposée aux êtres organisés.

III. — Flores insulaires.

Les naturalistes ont toujours étudié avec prédilection les flores des îles, où, dans un espace circonscrit, la nature leur offrait un petit monde végétal parfaitement limité. Jean-Jacques Rousseau, exilé volontaire dans la petite île de Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne, projetait une Flora petrinsularis. L’intérêt s’est accru quand on a comparé les flores insulaires avec celles des continens voisins, dette étude pleine d’enseignemens a été mêlée de surprises, et a soulevé des problèmes qui sont loin d’être résolus. On a vu que certains archipels, celui des îles britanniques par exemple, ne possèdent pas une seule espèce en propre ; toutes, excepté deux, se retrouvent sur le continent européen ; on en a conclu avec raison que ces îles avaient été peuplées par une grande invasion végétale semblable à celle des Danois et des Normands. D’autres archipels au contraire, les Canaries, Madagascar, les Gallapagos, ont une flore et une fau’ïie complètement différentes du continent le plus rapproché. Entre ces deux cas extrêmes, on a trouvé tous les degrés intermédiaires, et peut-être le lecteur nous saura-t-il gré d’entrer dans quelques détails sur ce sujet.

La flore des îles britanniques, avons-nous dit, est un prolongement de la flore européenne. Un naturaliste enlevé jeune à la science, qu’il honorait déjà, Edward Forbes, a le premier mis ce fait hors de doute. L’Angleterre et l’Ecosse furent d’abord colonisées par les plantes arctiques pendant l’époque glaciaire. — Le climat s’étant adouci, ces végétaux se réfugièrent dans les montagnes. Vint une époque où l’Angleterre était unie au continent ; ce qui le prouve, ce sont les forêts sous-marines qu’on observe le long des côtes d’Angleterre comme sur celles de France ; ce qui le confirme, c’est la faible profondeur du détroit, argument principal des partisans d’un tunnel international. L’Angleterre, à l’époque quaternaire, n’était donc qu’un promontoire de la France, comme le Finistère ou le Cotentin. Les plantes de la Picardie et de la Normandie l’envahirent et se propagèrent dans le Devonshire, le Cornouailles, et en Irlande, dans les comtés de Cork et de Waterford. Les mêmes espèces se retrouvent encore actuellement en France dans la presqu’île dont Cherbourg occupe l’extrémité.

C’est ainsi que les .Normands partirent jadis des mêmes rivages sous la conduite de Guillaume le Conquérant ; mais l’occupation végétale n’a pas dépassé le sud de l’archipel, et la rigueur du climat, qui n’arrête pas les hommes, a posé une limite infranchissable à l’invasion des plantes. Forbes énumère les espèces auxquelles on peut attribuer cette origine ; il les réunit sous le titre de type armoricain. Un autre courant plus puissant marchait parallèlement au premier ; il venait du nord de la France et de l’Allemagne. Ces plantes, au type germanique, ont occupé la plus grande partie de l’Angleterre, de l’Ecosse et de l’Irlande, comme les Saxons qui envahirent la terre des Angles pour se substituer à eux. Plusieurs de ces espèces ne franchirent point le canal de Saint-George. Quelques animaux, le lièvre, l’écureuil, le loir, la fouine, la taupe, sont également limités à l’Angleterre et ne se retrouvent pas en Irlande.

Si toutes les plantes britanniques se rangeaient sous les trois types indiqués ci-dessus : le boréal, l’armoricain et le germanique, la géographie botanique de ce grand archipel n’aurait point d’obscurités ; mais dans le sud-ouest de l’Irlande croissent l’arbousier[34], six saxifrages et trois bruyères[35], végétaux étrangers au nord de l’Europe, communs dans les Basses-Pyrénées et les Asturies. Pour Edward Forbes, la présence de ces plantes est la preuve d’une ancienne connexion géologique entre le sud-ouest de l’Irlande et les terres qui bordent le golfe de Gascogne. Une de ces espèces, le daboecia polyfolia, se retrouve aux Açores, et nous commençons à voir surgir des eaux de l’Océan les premiers linéamens de l’Atlantide de Platon, traitée longtemps de continent fabuleux, mais que la géologie, d’accord avec la géographie botanique, tend à reconstituer. L’existence de ce continent est encore prouvée par la présence de deux autres plantes[36] qui ne se retrouvent que dans l’Amérique du Nord. La première, signalée dans les marais tourbeux de l’île de Skye, en Écosse, et de plusieurs lacs de l’Irlande voisins de la mer, est le seul représentant européen de la famille exotique des restiacées, répandue principalement en Australie, au Cap, à Madagascar, dans l’Inde et dans l’Amérique septentrionale ; l’autre est une orchidée de Terre-Neuve et de tous les états septentrionaux de l’Union américaine. On ne saurait songer à une introduction involontaire par des navires, car ces plantes, toutes deux aquatiques, mais d’eau douce, n’auraient pu être transportées par des courans ni amenées avec du lest par les navires. D’ailleurs d’autres faits analogues vont se présenter à nous et forcer les esprits les plus prévenus d’admettre d’anciennes connexions continentales, que la zoologie, la géologie et la physique du globe confirment de leur côté. Arrivons à quelques autres archipels.

Sur la côte occidentale de l’Afrique, nous voyons quatre groupes insulaires : Madère, les Canaries, les Açores et les îles du Cap-Vert. Le premier, situé par 33 degrés de latitude nord, se compose des îles de Madère, Porto-Santo et Las Désertas. Le voyageur qui débarque à Madère est frappé par la physionomie européenne de la végétation, et ce sont en effet les espèces du midi de l’Europe qui dominent. Les unes sont identiques, les autres analogues à celles de nos régions méditerranéennes. Un grand nombre appartiennent à des genres tellement voisins des nôtres que les botanistes hésitent à les en séparer. Transportons-nous à Porto-Santo, distant de Madère de 15 milles (24 kilomètres) seulement, et aux rochers des Désertas, qui n’en sont éloignés que de la moitié; pénétrons dans les montagnes et les ravins de ces îlots, nous y découvrirons avec étonnement des plantes africaines[37], asiatiques[38] et américaines[39], que nous comprendrons avec M. Dalton Hooker[40] sous le nom commun de végétaux atlantiques.

La présence de ces plantes est un fait extraordinaire; c’est exactement comme si l’on rencontrait dans les îles de Jersey et de Guernesey des espèces inconnues sur les côtes de France et d’Angleterre, mais originaires de l’Afrique ou de l’Asie. Il faut dire ici que l’homme, comme toujours, a profondément altéré la flore primitive de Madère. Quand les Portugais la découvrirent en 1419, l’île était couverte de forêts; les nouveaux colons y mirent le feu, l’incendie dura sept ans. La vigne et la canne à sucre prospérèrent admirablement sur ce sol couvert de cendres; mais combien de plantes ont dû périr pendant cette longue conflagration ! A Porto-Santo, autre cause de destruction : en 1418, on y porte une lapine pleine, et sa progéniture multiplie tellement qu’elle broute tout ce qu’elle peut atteindre, menaçant de chasser par la faim les colons eux-mêmes.

Avant de tirer les conséquences de ces faits, étudions les autres archipels. Les Canaries ou Iles fortunées, plus méridionales que Madère et beaucoup plus rapprochées de l’Afrique, ont une flore qui n’a presque rien de commun avec celle de ce continent. On y compte près de mille espèces, la plupart identiques ou analogues à celles du pourtour de la Méditerranée. Cet archipel, beaucoup plus étendu que celui de Madère, possède encore un grand nombre d’espèces qui lui sont propres[41] et qui n’ont jamais été signalées sur aucun autre point du globe. Quelques-unes lui sont communes avec Madère[42]. Les autres rentrent dans le type atlantique et existent par conséquent soit en Afrique[43], soit en Amérique ou dans l’Inde[44]. De même que Porto-Santo et las Desertas nourrissent des espèces inconnues à Madère, de même dans l’archipel des Canaries, les îles de Palma, de Lancerotte, de Gomère et l’île de Fer[45], possèdent des végétaux qui ne se trouvent pas dans l’île principale, celle de Ténériffe. Il y a plus, les îlots des Salvages, plus rapprochés de la côte d’Afrique que toutes les autres îles, ont une végétation qui n’est nullement africaine, qui est intermédiaire entre celle de Madère et celle des Canaries. Ces rochers battus par les flots sont les sommets d’une terre actuellement submergée qui réunissait jadis l’archipel de Madère à celui des Canaries.

Passons aux Açores, situées à 500 milles marins au nord de Madère, à 740 milles du Portugal et à 1,035 milles de Terre-Neuve, le point le plus rapproché de l’Amérique. Leur flore est moins connue, les Açores se composent d’îlots la plupart inhabités; mais nous savons par M. Watson, qui accompagna le capitaine Vidal, chargé par l’amirauté de l’exploration hydrographique de l’archipel, que le caractère général de la végétation est encore méditerranéen. On y trouve la bruyère commune et le daboccia polyfolia de l’Irlande et du sud-ouest de la France. Une campanule[46] n’existe que sur les rochers abrupts de l’îlot de Florès. M. Watson envoya la graine en Angleterre, elle y a réussi, on a multiplié la plante, et maintenant elle est en plus grande abondance dans les jardins des amateurs anglais que sur son île natale. Plus rapprochées de l’Amérique, les Açores devraient contenir plus de plantes du Nouveau-Monde que Madère et les Canaries. C’est le contraire qui est vrai. On n’a découvert aux Açores qu’une seule espèce américaine du genre sanicula, tandis que celles des genres Clethra, Phœbe et Persea, communes à Madère et aux Canaries, y font complètement défaut.

Les îles du Cap-Vert sont situées, dans l’Océan-Atlantique, à 800 milles au sud des Canaries et à 300 milles de l’Afrique. MM. Hooker et Lowe, qui les ont successivement explorées, constatent que la flore est un prolongement de celle du Sahara africain. Dans les montagnes, on rencontre quelques espèces appartenant au type méditerranéo-européen, mais, le dragonnier excepté, pas une des plantes propres aux trois autres archipels que nous venons d’étudier.

Jetons encore un coup d’œil sur quelques îles perdues dans l’immensité de l’Océan-Atlantique. L’île de Sainte-Hélène est à 1,200 milles de l’Afrique, à 1,800 de l’Amérique et à 600 de l’île de l’Ascension, la terre qui en est la plus rapprochée. Sainte-Hélène est un locher volcanique, long de 18 kilomètres, large de 8, qui s’élève brusquement du sein de l’Atlantique. Quand on le découvrit, il y a trois cent soixante ans, il était couvert de forêts qui descendaient dans les ravins jusqu’aux bords de la mer. Actuellement tout est nu, et les végtaux qui s’y trouvent ont été introduits successivement de l’Europe, de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Australie. La flore autochthone est confinée sur les sommets du pic Diana, élevé de 810 mètres au-dessus de la mer. Les forêts de Madère furent brûlées par les premiers occupans ; celles de Sainte-Hélène ont disparu sous la dent des chèvres sauvages. Introduites dans l’île en 1513, elles s’y multiplièrent tellement qu’en 1588 le capitaine Cavendish y vit des bandes longues de deux kilomètres. En 1709, quelques forêts existaient enclore, et l’un des arbres qui les composaient, l’ébénier[47], servait à alimenter les fours à chaux. Cependant le gouverneur écrivait aux directeurs de la compagnie des Indes qu’il était nécessaire de détruire les chèvres pour conserver les forêts de bois d’ébène, ce à quoi les directeurs répondirent que les chèvres avaient plus de valeur que le bois d’ébène. En 1810, nouvelles plaintes du gouverneur, affirmant que, si les chèvres étaient détruites, la végétation indigène reparaîtrait de nouveau. Les chèvres furent enfin exterminées ; mais un autre gouverneur, le général Beatson, créa une concurrence formidable à la végétation indigène en introduisant une foule de plantes étrangères à l’île, — des ronces, des genêts, des saules et des peupliers d’Angleterre, des pins d’Écosse, des bruyères du Cap, des arbres d’Australie et des mauvaises herbes d’Amérique. Tous ces végétaux prospérèrent et se multiplièrent prodigieusement. Devant l’invasion étrangère, la flore indigène s’éteignit. Heureusement un botaniste anglais, le docteur Burchell, a séjourné dans l’île de 1805 à 1810 ; son herbier est au musée de Kew. Roxburgh, peu après lui, fit un catalogue des plantes de Sainte-Hélène en distinguant les espèces introduites des espèces autochthones. Réunissant ces documens à ses propres notes, le docteur Hooker a pu reconstituer la flore primitive de Sainte-Hélène. Il trouve que 40 espèces, n’existant nulle part ailleurs, étaient propres à cette île. Parmi elles, on remarque ces singulières composées arborescentes que les colons désignaient sous le nom de gum-wood-tree et que les botanistes ont réunies dans le genre commidendrum, voisin de nos conyza européens. Le caractère général de la flore est celui d’une végétation de l’Afrique extra-tropicale[48], avec quelques représentans de l’Inde et de l’Amérique.

Éloignons-nous de l’équateur et avançons dans l’autre hémisphère, vers le pôle sud. Abordons avec sir James Ross et le botaniste de l’expédition, M. Dalton Hooker, à l’île de Kerguelen, découverte en 1773 par le navigateur français qui lui a donné son nom ; elle est située sous le 49e degré de latitude (celle de Paris dans notre hémisphère), à 2,170 milles du continent africain, à 4,130 du cap Horn et 3,800 de la Nouvelle-Zélande. Battue par une mer toujours en courroux et assiégée de glaces flottantes, elle est stérile avec un climat comparable à celui de nos régions arctiques. C’est une masse volcanique noire, entourée d’écueils ; Cook l’avait appelée Ile de la Désolation. De loin, elle semble dépourvue de toute végétation. En approchant, on découvre des touffes arrondies, formées par une espèce d’ombellifère[49], et quelques graminées qui bordent le rivage dans les baies abritées. Anderson, le naturaliste du voyage de Cook, n’y trouva que 18 espèces, M. Hooker en découvrit 150, toutes vivaces. L’une de ces plantes, gigantesque crucifère, qui ressemble à un chou, fut saluée du nom de Kerguelen cabbage par les marins anglais. Pendant cent trente jours, ce chou fut le seul aliment frais des 120 hommes d’équipage, parmi lesquels un certain nombre présentaient les premiers symptômes du scorbut. Le docteur Hooker, reconnaissant, donna à la plante le nom de sir John Pringle, médecin militaire connu par ses recherches sur cette maladie[50]. La Pringlea n’a aucune affinité avec les autres espèces de l’hémisphère austral. Le genre Lyellia, propre également à l’île de Kerguelen, rappelle le port des plantes alpines de la chaîne des Andes. Parmi les autres phanérogames, quatre sont encore propres à la terre de Kerguelen; mais 13 ont leurs congénères à la Terre-de-Feu et une appartient à un genre de la Nouvelle-Zélande. Les autres sont généralement répandues dans toutes les régions circumpolaires de l’hémisphère austral; trois sont européennes[51], et une seule se partage entre la terre de Kerguelen et le groupe des îles Auckland.

Terminons par l’examen d’un archipel important de l’hémisphère sud, celui de la Nouvelle-Zélande. On y compte environ mille phanérogames. Sur ce nombre, 507 sont propres à ces îles, 193 leur sont communes avec le continent le plus voisin, l’Australie; 89 existent également dans l’Amérique du Sud, et 77 se retrouvent à la fois dans le Nouveau-Monde et en Australie; 60 sont des espèces européennes, et 50 sont disséminées dans les régions antarctiques, savoir les Falkland, Tristan d’Acunha, les îles Saint-Paul, Amsterdam, de Kerguelen, Auckland, Campbell et la Terre-de-Feu. Cette statistique, due à M. Dalton Hooker, nous rappelle celle des archipels atlantiques que nous avons examinés précédemment. En analysant ces élémens numériques, on est frappé de nouveau par cette anomalie, que le plus grand nombre des espèces de la Nouvelle-Zélande ne se retrouvent pas sur le continent le plus rapproché, l’Australie, et que d’autres existent aussi dans l’Amérique du Sud, séparée de la Nouvelle-Zélande par le tiers de la circonférence du globe. En Australie, les forêts se composent exclusivement de ces acacia et de ces eucalyptus si communs actuellement dans les jardins du littoral de Nice; aucun de ces arbres n’est spontané dans les forêts de la Nouvelle-Zélande. Cependant le climat ne leur est pas défavorable, car les individus introduits de la Nouvelle-Hollande y prospèrent admirablement. Les plantes européennes sont presque toutes aquatiques, côtières ou littorales; mais rien dans l’organisation de leurs graines n’explique ce transport d’un hémisphère à l’autre. Les espèces américaines, parmi lesquelles nous remarquons un arbre[52] et plusieurs espèces de fuchsia et de calcéolaires, formes bien connues des amateurs de jardins, n’existent ni en Australie, ni sur aucun autre point du globe, en dehors de la Nouvelle-Zélande et des parties tempérées de l’Amérique du Sud. Ces singularités se reproduisent sur les plus petites îles; celle qui porte le nom de lord Howe est située entre la côte orientale de l’Australie et l’extrémité septentrionale de la Nouvelle-Zélande. Les végétaux caractéristiques de l’Australie y font absolument défaut, mais l’île renferme cinq espèces de palmiers qui lui sont propres et appartiennent vraisemblablement au genre Seaforthia. Les autres plantes sont celles qui se retrouvent dans l’île voisine de Norfolk, à laquelle nous devons le pin de même nom[53].

Les faits que nous venons de passer en revue soulèvent bien des problèmes. Le lecteur éclairé ne s’attend pas sans doute à ce que la science puisse fournir à chacune de ces questions une réponse précise et satisfaisante. Il ne faut pas l’oublier, les flores actuelles sont le résultat définitif de transformations et de vicissitudes qui remontent à des millions d’années, et qui se sont succédé sans interruption jusqu’à nos jours, ne laissant derrière elles que des traces obscures et isolées. Rappelons-nous encore que ces problèmes, posés à peine depuis quelques années, sont les plus ardus que l’histoire naturelle ait à résoudre. Toutefois l’étude que nous venons de faire nous révèle une première vérité : c’est l’existence, sur le continent comme dans les îles, de plantes qui vivaient déjà aux époques tertiaires ou quaternaires, — dans le midi de la France le laurier, le grenadier, le figuier, etc., dans les Canaries le drarœna, les lauriers, les myrsine, etc. Toutes les espèces propres et limitées à une île en particulier rentrent dans cette catégorie. Ces espèces représentent la population aborigène ou primitive qui a survécu à toutes les révolutions, et n’a pas succombé dans une lutte inégale contre les grandes invasions végétales parties de continens voisins ou éloignés. Les naturels qui peuplaient, il y a un siècle, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et toutes les îles de l’Océan-Pacifique, n’ont-ils pas diminué de nombre ou même disparu complètement devant l’invasion de, races plus énergiques et plus civilisées ? Il en est de même des plantes. Les moins robustes, les moins nombreuses sont étouffées par des espèces plus vigoureuses ou plus fécondes. Celles de l’Europe semblent participer des qualités de l’homme européen ; elles dominent à Madère, aux Canaries, aux Açores. Sous nos yeux, elles envahissent les parties des deux. Amériques situées en dehors des tropiques ; elles jouent un rôle même à la Nouvelle-Zélande, où l’apport du continent australien n’entre que pour un quart dans la population végétale de l’archipel.

Comment ces immigrations se sont-elles opérées ? Témoignent-elles d’une ancienne union des îles avec le continent le plus rapproché ? Pour l’Angleterre, le fait paraît incontestable ; mais il est douteux quand il s’agit d’autres îles, telles que Madagascar, les Gallapagos, les Falkland, dont les faunes et les flores sont fort différentes des continens qu’elles avoisinent. Les naturalistes qui répugnent à l’idée de ces anciennes unions de continens et d’îles souvent séparés aujourd’hui par des détroits profonds ou par de vastes étendues de mer invoquent les transports des graines de plantes par les oiseaux voyageurs. Cette cause minime se continuant pendant une longue suite de siècles peut produire des résultats considérables, et je crois avoir démontré que la colonisation végétale des Féroe (petit archipel situé entre l’Écosse et l’Islande) s’explique très naturellement par la migration des millions d’oiseaux marins qui nichent dans le nord de l’Europe en été, passent l’hiver dans le midi et reviennent vers le nord l’année suivante. Les graines des plantes s’attachent aux pattes et aux plumes de ces oiseaux voyageurs, qui les transportent et les ressèment à de grandes distances de leur point de départ. En fait d’autres causes, je néglige à dessein l’intervention volontaire ou involontaire de l’homme, mais je ne puis passer sous silence la part qui peut revenir aux courans marins dans cette dissémination des graines à la surface du globe. Linné savait déjà que le gulf-stream jette des graines du golfe du Mexique sur les côtes d’Ecosse et de Norvège. J’ai ramassé moi-même une graine de mimeuse grimpante du Mexique[54] parmi les galets du Cap-Nord de la Scandinavie. Cependant cette action est limitée. En effet, la plupart des graines ne surnagent pas, et les autres, au bout de quelques mois de flottaison, ont perdu leurs facultés germinatives. Admettons qu’elles les aient conservées; ne faut-il pas une réunion bien extraordinaire de circonstances favorables pour qu’une graine germe sur la plage lointaine où le courant l’aura jetée? A l’appui de cette thèse, on cite ces attols ou récifs de coraux que des zoophytes microscopiques élèvent pour ainsi dire sous nos yeux dans l’Océan-Pacifique, et qui se peuplent peu à peu de palmiers, de plantes herbacées et d’animaux importés des îles voisines par des agens naturels dont ce peuplement rapide atteste l’efficacité. Pour beaucoup de naturalistes, ces faits ne sont pas concluans; à leurs yeux, les espèces américaines des archipels atlantiques prouvent une ancienne union de l’Europe et de l’Amérique. La science moderne réhabilite l’Atlantide de Platon; Madère, les Canaries, les Açores, représenteraient les sommets de montagnes, seuls encore émergés après l’affaissement de ce continent.

MM. Asa-Gray et Oliver, au contraire, sont frappés du grand nombre de plantes fossiles tertiaires découvertes dans le nord de l’Amérique, le Groenland, l’Islande, le Spitzberg, les îles Aléoutiennes, et pensent que, pendant cette période géologique où le climat était plus chaud que de nos jours, une migration de végétaux a pu s’établir entre l’ancien monde et le nouveau ; de là des affinités inexplicables quand on considère seulement les parties séparées par l’Océan-Atlantique. Des découvertes nouvelles éclairciront ces questions, elles en feront surgir d’autres encore; mais dès aujourd’hui nous pouvons invoquer les idées transformistes de M. Darwin pour expliqua la présence d’espèces semblables, sans être identiques, sur d’s terres fort éloignées l’une de l’autre. Ce sont des espèces dérivées d’un même type, mais qui, placées dans des circonstances différentes, se sont modifiées chacune suivant le qui l’entourait. Il y a un élément que l’homme ne peut jamais introduire dans ses expériences; cet élément, c’est le temps. La vie est trop courte et l’organisation de travaux scientifiques à long terme n’a pas même été tentée. On ne conteste pas les services rendus par les savans à la société, on applaudit même à leurs efforts individuels; mais on ne leur vient pas en aide. Des laboratoires, institués et entretenus par l’état, où une série d’expériences capitales et décisives serait continuée pendant un ou deux siècles, sont encore à créer. Cependant, avec l’aide du temps, une foule de problèmes insolubles dans les conditions actuelles de notre organisation scientifique seraient définitivement résolus. Nous savons déjà qu’un certain nombre d’années suffisent pour modifier profondément les races animales et végétales. L’homme a remplacé le temps qui lui manque par la sélection artificielle dont il dispose, et en présence des résultats qu’il a obtenus il devient impossible de soutenir que les êtres vivans sont coulés dans un moule invariable, et que les siècles sont impuissans à les transformer. Toutefois des preuves décisives, des argumens irrésistibles manquent encore dans l’arsenal de la science; mais l’induction, l’analogie, un vif pressentiment de la science future, nous permettent de dire d’ores et déjà : Rien n’est immuable dans la nature. La croûte terrestre se soulève et s’affaisse, les roches les plus dures s’altèrent et se dégradent, les cours d’eau augmentent ou diminuent, la terre gagne sur la mer par ses deltas, et la mer envahit la terre en démolissant ses falaises; les flores se transforment, les unes s’accroissent et s’améliorent pendant que d’autres s’appauvrissent et s’éteignent, laissant le désert après elles. Les faunes suivent le sort des flores, car sans la plante l’animal ne saurait vivre, et dans ce tableau, changeant par les seules forces de la nature, l’homme intervient à son tour et laisse partout des traces de sa puissance, souvent destructive, quelquefois salutaire. Apprécier cette puissance, et montrer comment elle s’est exercée sur les populations végétales, sera l’objet d’une étude assez détaillée pour entraîner la conviction du lecteur.


CHARLES MARTINS.

  1. Elephas primigenius et antiquus, Rhinoceros tichorhinus et leptorhinus, Biso europœus, Megaceros hybernicus.
  2. Celtis australis.
  3. Viburnum tinus.
  4. Pinus pumilio, monspeliensis et pyrenaica.
  5. Acer opulifolium.
  6. Voyez sur le Ventoux la Revue du 1er avril 1863.
  7. Woodwardia radicans.
  8. Voyez la Revue du 1er février et du 1er mars 1867.
  9. Voyez la remarquable étude de M. de Saporta, l’École transformiste et ses derniers travaux, dans la Revue du 1er octobre 1869.
  10. Chamœrops humilis.
  11. Nevium oleander.
  12. Cercis siliquastrum.
  13. Anagyris fœtida.
  14. Ceratonia siliqua.
  15. Ramondia pyrenaica.
  16. Dioscorea pyrenaica.
  17. Betula alba, vartetas pubescens.
  18. Comarum palustre, Lysimachia thyrsiflora, Saxifraga hirculus, Oxycoccos vulgaris, Andromeda polyfolia, Scheuchzeria palustris, Cenomyce rangiferina, etc.
  19. Saxifraga cespitosa.
  20. Hierochloa borealis.
  21. Thalictrum alpinum, Trientalis europœa, Juncus castaneus et stygius, Carex Vahlii.
  22. Voyez, sur ce sujet, la réunion de la Société helvétique à Samaden, dans la Revue du 1er mai 1864.
  23. Clematis flammula, Lavandula vera, Iberis pinnata, Psoralea bituminosa, Leuzea conifera, Helichrysum stœchas, Convolvulus cantabrica, Celtis australis, etc.
  24. Lavandula spica.
  25. Dans le Valais : Clematis recta, Opuntia vulgaris, Xeranthemum inapertum, Santolina chamœcyparissias, Clypeola jonthlaspi, Euphorbia segetalis, Rubia peregrina, Ephedra vulgaris, etc.
  26. En Alsace : Alyssum incanum, Coronilla emerus, Colutea arborescens, Chrysocoma lynosiris, Lactuca saligna, etc.
  27. Dans la forêt de Fontainebleau : Ranunculus chœrophyllos et gramineus, Colute arborescens, Ruscus aculeatus, etc.
  28. Aconilum anthora, Androsace villosa et lactea, Erysimum ochroleucum, Anthyllis montana, etc.
  29. Quercus robur.
  30. Ulex europœtis.
  31. Calluna vulgaris, Erica vagans, cinerea, cUiaris et tetralix.
  32. Pleris aquilina.
  33. Malhiola sinuata, Coiwolvulus soldanella, Cynanchum acutum, Diolis candklissima, Euphorbia pamlius, Ephedra vulgaris, Pancrattum maritimum, Lagurus ovattts, etc.
  34. Arbutus unedo.
  35. Saxifraga umbrosa, elegans, geum, hirsuta, hirta, affînis ; Erica Mackai, mediterranea ; Daboecia polyfolia, Arbutus unedo.
  36. Eriocaulon septangulare et Spiranthes cernua.
  37. Espèces des genres Dracœna et Myrsine.
  38. Genres Phœbe et Oreodaphne.
  39. Genres Clethra et Persea.
  40. Lecture on insular floras, delivered before the british Association at Nottingham, 1866. — C’est ce travail qui nous sert ici de guide,
  41. Cytisus nubigenus, proliferus; Retama chodorhizoïdes, Visnea mocanera, Canarina campanula, Arbutus canariensis, Convolvulus canariensis, Echium giganteum, Statice arborescens, Myrsine canariensis, Euphorbia regis-Jubœ, atropurpurea, balsamifera, canariensis; Pinus canariensis, etc.
  42. Pittosporum coriaceum, Clethra arborca, Teucrium canariense, Olea excelsa, Jasminum Barellieri, Apollonias barbusana, Oreodaphne fœlens, Persea indica, Faya fragifera, Danae androgyna, etc.
  43. Zygophyllum Fontonesii, Lobularia libyca, Pistacia allantica, Tamarix canariensis, Euphorbia Forshahlii, Dracœna draco, Commelyna canescens, etc.
  44. Clethra arborea, Euphorbia tenella, Commelyna agraria, Persea indica, etc.
  45. Palma, Centaurea arborea, Echium pininana, Waltheria elliptica. — Lancerotte, Ononis hebecarpa, Euphorbia panacea, Lavandula pinnata, Asparagus stipularis. — Gomère, Statice brassicœfolia. — Ile de Fer, Statice macroptera.
  46. Campanula Vidali.
  47. Melhania melauoxylon.
  48. Espèces appartenant aux genres Phylica, Pelargonium, Mesembryanthemum, Osteospermum, Wahlenbergia.
  49. Azorella selago.
  50. Pringlea antiscorbutica.
  51. Callitriche verna, Limosella aquatica et Montia fontana.
  52. Edwardsia grandiflora.
  53. Araucaria excelsa.
  54. Mimosa scandens ou Entada gigalobium.