Les Polonais et la commune de Paris/Chapitre 5

V


LES POLONAIS DANS LA GUERRE DE 1870. — PROJET DE LÉGION POLONAISE. — EXPÉDITION PROJETÉE À DANTZICK. — UN ARTICLE DU Journal de Saint-Pétersbourg.


Malgré leurs menées avec le parti cosmopolite européen et leur participation à toutes les intrigues démagogiques qui se dénouèrent à Paris depuis la souscription Baudin jusqu’aux manifestations antiplébiscitaires, qui ne les regardaient pourtant pas, les réfugiés polonais s’empressèrent, lors de la déclaration de la guerre de 1870, d’offrir leurs services à Napoléon III. Ils demandèrent l’autorisation de former une légion séparée qui devait opérer un débarquement dans les environs de Dantzick. Napoléon III, qui ne désirait pas mettre la Russie contre lui, refusa le concours des réfugiés polonais, bien que le publiciste Julien Klaczko eût quitté Vienne pour venir appuyer l’offre de ses compatriotes.

À la première nouvelle des désastres de l’armée française, les émigrés polonais se plaignirent au parti démagogique français, et dirent que si on avait voulu les utiliser, les choses se seraient passées autrement. On eut la faiblesse de les croire, car on ignorait les prouesses de ces gens, qui trouvèrent le moyen de faire marcher pendant quinze mois les Russes à leurs trousses durant la piteuse insurrection de 1863-64, sans jamais oser livrer bataille à ceux qu’ils appelaient les « barbares de Moscou ». Dès lors la jactance polonaise n’eut plus de bornes. Il se trouva des Matuszewicz, des Dombrowski, des Wroblewski et autres, qui attaquèrent violemment les divers commandants de l’armée française dans les feuilles socialistes, telles que le Réveil et autres journaux ejusdem farinæ. M. Mieroslawski, le grand lama de la démocratie polonaise, sachant bien qu’on n’utiliserait pas ses services dans la crainte de déplaire à la Russie, s’empressa de mettre sa vaillante épée à la disposition du comte de Palikao, qui le remercia poliment.

Qu’on nous permette ici de citer un journal russe, lu sans doute en temps et lieu par le comte de Palikao, et qui expliquera la valeur de l’affirmation récente de M. de Chaudordy, que dès le début de la guerre il existait une alliance prusso-russe. Le gouvernement français refusa les services des Polonais, parce qu’après Sedan, le Journal de Saint-Pétersbourg, organe du ministère des affaires étrangères, publiait l’article suivant, où il n’est guère question d’une alliance prusso-russe, n’en déplaise à la perspicacité politique de M. de Chaudordy :

« Si l’Allemagne demeure victorieuse, — et les chances paraissent pour elle, — puisse-t-elle se convaincre qu’elle n’a pas affaire avec une nation dont elle doive autant redouter l’esprit d’envahissement que certains de ses publicistes veulent le lui faire croire. La leçon actuelle est assez terrible, d’ailleurs, pour que le pays qui la reçoit en profite. Qu’il avoue ou non l’avoir méritée, il la subit, et, la paix revenue, il y réfléchira.

« Seulement, laissez-moi répéter, dans l’intérêt de la paix durable, qu’une leçon sert d’autant mieux, — soit à un peuple, soit à un homme, — qu’il s’y mêle moins d’humiliation. Rien n’est plus dangereux pour la paix qu’un ressentiment. C’est parce que la France croyait avoir subi une humiliation en 1815 qu’une hostilité sourde régnait chez elle contre l’Allemagne. Elle ne considérait pas la possession des contrées rhénanes comme une conquête, mais comme une reprise, et c’est avec le mot absurde « Revanche de Sadowa » que le chauvinisme a fait ses prosélytes depuis 1866.

« Nous voyons des publicistes allemands prétendre que l’Allemagne doit garder l’Alsace et la Lorraine, d’abord parce que ces pays ont été allemands, ensuite parce qu’il faut prouver à la France qu’il en coûte cher de faire la guerre aux voisins de l’Ouest. Ils voient dans cette annexion une satisfaction nationale et une garantie pour l’avenir. Si l’Alsace et la Lorraine demandaient à redevenir allemandes, je serais, pour ce qui concerne ma faible adhésion personnelle, tout disposé à répondre fiat ! S’il en est autrement, n’est-il pas à craindre que ces deux provinces ne soient une conquête bien gênante et fâcheuse ? Ne faut-il pas redouter surtout que l’amputation faite à la France ne profite à sa sève belliqueuse, et que, le délire patriotique s’emparant d’elle, un jour elle se précipite tête baissée dans des entreprises qui avorteraient, soit ! mais qui coûteraient de nouveau bien du sang et bien des ruines ?

« Ne faisant pas l’annexion, au contraire, certes l’Allemagne ne s’amoindrit pas ; elle ne perd rien de sa force, qui est démontrée suffisante pour la lutte, et elle augmente son prestige. La guerre actuelle lui a fait une renommée nouvelle, la paix peut lui en donner une autre non moins enviable et glorieuse.

« Ne parlons point, si vous voulez, de reconnaissance : on ne fait pas, — a-t-il été dit, — de la politique avec des sentiments, et les peuples se sont entendus souvent, en effet, avec les gouvernements pour être ingrats. Je demande à ne pas citer d’exemples, pour ne pas devenir plus long que je ne suis et ne pas m’exposer dans mes citations à d’injustes oublis. — Mais, en dehors de la reconnaissance, il est d’autres bénéfices très-réels que l’Allemagne pourrait attendre de son désintéressement territorial. Parmi ces bénéfices, il faut compter l’exemple qu’elle peut donner à la France et au monde d’un renoncement aux vieilles traditions, condamnées déjà en théorie par la civilisation, en vertu desquelles une guerre ne peut finir que par un acte de violence servant de sanction à la conclusion de la paix. L’Allemagne a le droit de prétendre au rôle d’initiatrice du pro grès ; elle tient l’occasion de le remplir avec un immortel éclat.

« D’aucuns pensent, — les Français sont du nombre de ceux-là, — que l’Allemagne ne devrait pas même exiger qu’une seule forteresse française fut démolie, et ils disent : « Les forteresses ne sont pas une menace, elles n’ont pas empêché l’ennemi d’arriver au cœur de la France : à quoi bon imposer à la France l’humiliation de les démolir ? » Mais l’Allemagne peut répondre : « Puisqu’elles ont été inutiles, pourquoi la France tiendrait-elle à les conserver ? Nous les tenons ou nous les tiendrons ; nous en pouvons faire ce que nous voulons. Si nous restons vainqueurs, nous voulons qu’elles disparaissent. Leur suppression sera le monument durable de notre victoire. Nous avons aussi notre honneur à satisfaire et nous jugeons humiliant pour nous qu’elles restent debout comme un doute contre la déclaration que nous avons faite, — que nous maintenons et dont nous avons prouvé la sincérité, — que nous n’avons point de projets agressifs contre la France. Nous ne voulons pas que la France paraisse se défier de nous en conservant des moyens de défense qui ont ralenti la marche de nos armées sans pouvoir l’arrêter quand nous avons été provoqués et lorsque nous avons dû, pour l’empêcher d’envahir notre territoire, avancer sur le sien. La France, d’ailleurs, a mauvaise grâce de nous refuser cette satisfaction, quand elle n’a pu se décider, après la guerre d’Italie terminée, à faire rentrer ses troupes sans avoir obtenu la cession de Nice et de la Savoie pour obtenir sa frontière naturelle des Alpes, — pour se séparer d’un voisin qui certainement ne songeait et ne songera pas à la menacer. »

Nous dirons plus loin pourquoi les vues du gouvernement russe se modifièrent à cet égard.