Les Poisons de l’intelligence
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 178-197).
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LES
POISONS DE L’INTELLIGENCE

II[1].
LE HACHICH. — L’OPIUM. — LE CAFÉ.


I.

Tandis que le chloroforme et l’alcool sont d’un usage général en Europe et qu’on en connaît très bien les effets, le hachich est presque complétement ignoré. Cependant l’ivresse qu’il procure est très agréable, et présente des particularités qui seraient fort appréciées peut-être à Paris ou à Londres, comme elles le sont au Caire ou à Damas ; mais le hachich n’existe guère qu’en Orient. Il y a quarante ans environ, M. Moreau (de Tours) l’a révélé pour ainsi dire aux savans européens dans un livre remarquable. Quelques écrivains, Balzac, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, firent à cette époque, à l’hôtel Pimodan, des agapes dans lesquelles le hachich jouait le principal rôle. En somme, c’étaient des expériences qui avaient non-seulement l’attrait de l’inconnu, mais encore tout le charme d’une ébriété purement psychique, bien plus spirituelle et plus active que celle du vin. Il y eut un moment où le hachich était à la mode ; mais ce moment est passé, et aujourd’hui ce n’est qu’exceptionnellement qu’il se rencontre encore çà et là quelques amateurs.

Le hachich est l’extrait du chanvre indien. Cet extrait, mélangé à des aromates de toute espèce et à des huiles végétales, constitue le dawamesc, sorte de confiture nauséabonde qu’on prend avant le repas. Il y a encore le hachich qui se fume soit dans des pipes, soit dans des cigarettes : c’est celui qui est le plus usité en Orient. L’extrait aqueux se nomme hafioun et est plus actif que les deux autres préparations. Il faut à peu près quatre parties de dawamesc pour une partie de hafioun. Il est très difficile d’en savoir plus long sur la manière dont les Orientaux préparent le hachich, et on est réduit à le prendre comme ils le préparent ; mais, si on n’a que des renseignemens pharmaceutiques insuffisans sur cette substance, on en connaît beaucoup mieux les effets psychiques.

Ce n’est pas seulement d’après les renseignemens que m’a donnés M. Moreau ou d’après les remarquables observations rapportées dans son livre que je parlerai du hachich ; j’en ai moi-même pris assez souvent et à des doses différentes, j’en ai fait prendre à plusieurs de mes amis, et c’est surtout d’après mes remarques personnelles que je décrirai les propriétés de cette substance. A doses modérées, l’ébriété qu’elle donne est très agréable, très instructive pour la juste connaissance des phénomènes intellectuels, et n’a pas d’inconvéniens sérieux. Un léger trouble de la digestion, un peu de lourdeur de tête et d’excitation cérébrale, voilà tout ce qu’on a à craindre si on prend des quantités convenables soit de dawamesc, soit de hafioun.

Quand on n’est pas prévenu, les premiers effets du hachich passent inaperçus. C’est une certaine excitabilité motrice et sensitive de la moelle épinière. On sent des élancemens dans la nuque, dans le dos, dans les jambes ; des frissons parcourent le corps. On a comme des bouffées de chaleur ou de froid qui montent à la tête ; avec tout cela règne un certain bien-être qu’on ne sait à quoi attribuer, et ce même sentiment de satisfaction générale que tout le monde a éprouvé plus ou moins après l’absorption d’une certaine quantité d’alcool. Peu à peu l’excitation de la moelle épinière produit des effets plus caractéristiques. On s’agite, on se promène de long en large, on s’étire dans tous les sens ; on a envie de danser, de remuer, de soulever des poids énormes, et au milieu de cette excitation simplement musculaire l’intelligence reste calme ; mais tout d’un coup, pour un mot dit au hasard par quelque assistant, pour une remarque toute naturelle qu’on vient de faire, on est pris d’un rire presque involontaire, rire prolongé, nerveux, convulsif, qu’on ne saurait justifier, et qui semble interminable. Quand cet immense éclat de rire a cessé, on sent qu’il était ridicule ; on reprend ses sens et on comprend que, si l’on a ri ainsi, c’est que l’on vient de subir les premières atteintes du poison.

A partir de ce moment, les idées deviennent de plus en plus pressées, C’est un feu d’artifice perpétuel, une gerbe de feu qui éclate dans toutes les directions. L’idée succède à l’idée avec une rapidité vertigineuse. Les pensées vont, viennent, se pressent en désordre, sans lois apparentes, en réalité suivant les lois fatales de l’association des idées et des impressions. On parle avec agitation, presque avec fureur, et on s’étonne de voir autour de soi des personnes ne partageant pas l’ivresse qu’on ressent : on s’indigne de la lenteur de leurs conceptions. En vain on voudrait exprimer tout ce qu’on éprouve, le langage n’est pas assez rapide pour rendre la rapidité de la pensée. Les idées, tristes ou joyeuses, fières ou humbles, généreuses ou lâches, sont toujours exagérées. Comme dans l’ivresse, on ne connaît plus les bornes et ces justes limites

Quos ultra citraque nequit consistere rectum.

De même que les médecins disent en parlant d’un tissu qui a augmenté de volume et d’épaisseur qu’il est hypertrophié, de même on pourrait dire qu’il y a hypertrophie des idées. Ce qui à l’état normal nous causerait un léger ennui devient une douleur écrasante qui nous fait verser des larmes, et nous apitoyer sur notre sort. Les choses les plus simples deviennent des effets de théâtre, et c’est avec des accens tragiques qu’on annonce qu’il est tard ou qu’il fait du vent. Toutes ces billevesées donnent une joie enfantine qu’on ne cherche pas à dissimuler. On passe du rire aux larmes sans transitions. L’amour-propre s’exagère au point qu’on a toujours peur d’apercevoir le mépris sur les figures des assistans, et cependant on est tenté de les mépriser pour leur ignorance, tant l’homme qui a pris du hachich est devenu supérieur aux autres hommes.

Ainsi, sans parler encore des altérations des sensations, la personne morale est complètement transformée. Je ne sais si on a déjà remarqué à quel point tous ces phénomènes ressemblent à ceux qu’on observe dans l’hystérie. En général, les femmes hystériques sont fort intelligentes ; elles ont des conceptions brillantes, une imagination vive et féconde ; mais, quelque élevée que soit leur intelligence, elle est défectueuse pour deux raisons principales, l’exagération des sentimens et l’absence de volonté. Or ce double caractère se retrouve également dans le hachich.

L’exagération des sentimens fait que pour les hystériques comme pour les personnes qui ont pris du hachich, toutes les idées, tous les sentimens sont démesurés ; la joie aussi bien que la tristesse. Leur amour-propre est exalté à ce point qu’on ne peut faire sans les blesser amèrement la plus petite remarque. Souvent même elles prennent pour une offense une observation qui n’a rien d’offensant. Elles tendent à dramatiser la vie. L’existence régulière, simple, que la nécessité des faits leur impose, ne les empêche pas de satisfaire ce penchant théâtral qui les domine. Elles sont sans cesse à jouer avec un égal succès la comédie ou la tragédie dans les scènes plates de la réalité. Terreur, joie, douleur, colère, tout chez elles devient du drame, et ces passions surviennent presque sans cause, à l’improviste pour ainsi dire, surprenant tout le monde par leur brusquerie, leur mobilité et leur intensité. Pour le hachich, ainsi que je l’ai dit déjà, on observe cette même transformation des sentimens. Je me rappelle qu’un de mes amis ayant pris du hachich et étant arrivé à l’état d’ébriété, je voulus explorer sa sensibilité avec une épingle ; la vue de cette épingle lui inspira une frayeur profonde. Il se sauva en criant, comme si je voulais lui faire une grave blessure, puis il se jeta à mes genoux, en me suppliant, au nom de l’amitié et de tout ce que j’avais de plus cher, de ne pas lui infliger ce cruel supplice, et pour exprimer sa frayeur, ou pour implorer ma pitié, il trouvait des gestes et des accens tragiques qui faisaient l’effet le plus risible du monde.

L’impuissance de la volonté est très remarquable chez les hystériques ; elles sont incapables de se contenir et de dominer leurs sentimens. Suivant une expression consacrée par l’usage et fort juste, comme les termes populaires, elles disent tout ce qui leur passe par la tête ; à peine ont-elles conçu une pensée qu’immédiatement elles l’expriment tout haut, sans se préoccuper des conséquences de leur langage, en sorte que le débordement de paroles et d’insanités tient non pas seulement à l’exagération des idées, mais encore et surtout à ce que toutes les idées sont exprimées. Aussi, si l’on cause un peu de temps avec une hystérique, on saisit sur le fait les contradictions, les mensonges, les bizarreries de la pensée, le jugement ou la volonté n’intervenant pas pour rectifier, ce qu’elles ont de défectueux. Par la même raison, un accès de colère, de tristesse ou de joie ne peut être maîtrisé : les sentimens règnent en souverains absolus. Cette sorte de puissance pondérative, qui nous fait juger que telle chose est bonne à dire et telle autre bonne à taire, est inconnue des hystériques.

Or, dans le hachich, cette puissance sur soi-même a aussi tout à fait disparu. On ne peut plus se maîtriser, on ne s’appartient plus, et on est livré sans frein aux conceptions plus ou moins raisonnables de l’intelligence. Un jour, ayant pris une faible dose de hachich, et n’en éprouvant jusque-là aucun effet, je me rendis à une soirée intime, et j’écoutais tranquillement une conversation assez sérieuse, quand tout à coup, à une remarque que fit quelqu’un, je me mis à sauter de joie et à exprimer mon enthousiasme sur l’originalité de la pensée qu’on venait d’émettre ; mon idée n’était pas absurde, elle n’était qu’exagérée, et à peine l’avais-je conçue qu’elle s’était traduite malgré moi, sans moi, pour ainsi dire, par un geste extérieur et des paroles exprimant ce que j’éprouvais ; mais aussitôt, reprenant mes sens, je fus tout honteux de mon emportement, et je ne sais, à vrai dire, ce que pensent encore de moi ceux qui ont assisté à cette fâcheuse scène. Certes je ne me serais pas exposé à une semblable inconvenance, si j’avais pris une dose plus forte de hachich, car alors on comprend très bien qu’on n’est plus son maître. Il se fait une sorte de dédoublement de la pensée, grâce auquel on se rend compte qu’on n’est plus l’acteur conscient et volontaire des paroles qu’on dit ou des gestes qu’on fait. On se méfie de soi-même, on a peur de sa pensée. Aussi a-t-on hâte de se soustraire au public, on veut être seul ou avec des personnes intimes pour ne pas se donner en spectacle. Un de mes amis ayant pris une certaine quantité de hachich s’agitait convulsivement et demandait avec instance à être ramené chez lui. « Je ne sais pas ce que je ferais, disait-il ; je pourrais faire des sottises. » Chaque fois que sa lucidité lui revenait, cette crainte, assez justifiée d’ailleurs, s’imposait à lui de nouveau. Cette conscience de l’impuissance de la volonté se retrouve aussi dans certains cas pathologiques, et assez souvent les médecins des asiles d’aliénés voient venir à eux des malheureux qui les supplient de les enfermer, disant qu’ils sentent leur folie revenue et qu’ils pourraient se livrer à quelque acte funeste.

Ces phénomènes psychiques ne sont cependant pas les plus caractéristiques du hachich. Il y en a deux autres, qu’on ne retrouve qu’incomplètement dans toutes les autres intoxications, c’est l’altération des notions de temps et d’espace. Le temps paraît d’une longueur démesurée. Entre deux idées nettement conçues, on croit en concevoir une infinité d’autres, mal déterminées et incomplètes, dont on a une conscience vague, mais qui remplissent d’admiration par leur nombre et leur étendue. Il semble donc que ces idées sont innombrables, et, comme le temps n’est mesuré que par le souvenir des idées, le temps paraît prodigieusement long. Par exemple, imaginons, comme c’est le cas pour le hachich, que dans l’espace d’une seconde nous concevions cinquante pensées différentes ; comme en général pour concevoir cinquante pensées différentes il faut plusieurs minutes, il nous semblera que plusieurs minutes se sont passées, et ce n’est qu’en faisant à l’inflexible horloge qui nous marque les heures la constatation régulière du temps écoulé que nous nous apercevrons de notre erreur. Avec le hachich, la notion du temps est complètement bouleversée, les secondes sont des années et les minutes des siècles ; mais je sens l’insuffisance du langage à exprimer cette illusion, et je crois qu’on ne la comprend bien que pour l’avoir éprouvée soi-même. Il semble qu’on assiste à la chute lente et cadencée des heures dans le sablier du temps.

Rien ne peut être identifié à cette illusion ; cependant, dans le rêve, ou plutôt dans cet état intermédiaire qui n’est plus la veille et qui n’est pas encore le sommeil, on éprouve parfois quelque chose de semblable. Il me souvient qu’un soir, travaillant avec un de mes amis, et accablé de sommeil, je le priai de me laisser dormir quelques minutes ; quand je me réveillai, il m’assura que j’avais fermé les yeux à peine une seconde, pour me réveiller aussitôt. Cependant dans ce court espace de temps, qui m’avait paru très long, j’avais pu faire un rêve très compliqué, très détaillé, et, grâce à la multiplicité de mes conceptions, la durée du temps écoulé m’avait paru considérable. De même encore un individu endormi est réveillé en sursaut par le baldaquin de son lit qui tombe. Le choc fait aussitôt naître une série de songes plus longs à raconter qu’à concevoir. Notre homme se voit transporté sur une haute montagne, et il est environné par une foule hostile. On le précipite du haut d’un rocher, et après une chute qui lui paraît durer des siècles, il va se briser la tête dans un ravin : toutes ces conceptions ont duré une demi-seconde à peine, le temps qu’il faut pour être réveillé par une pièce de bois, qui tombe. On peut même assez facilement provoquer, par une sorte d’expérience psychologique, une illusion semblable. Ainsi, par exemple, quand on fait une course en voiture, si l’on est pris de sommeil et qu’on s’efforce d’y résister, on ouvrira et on fermera les paupières à de fréquens intervalles, et l’espace parcouru, comme le temps écoulé, pendant que les yeux sont fermés, nous paraîtront énormes. Il n’est même pas besoin de sommeil pour faire naître cette illusion sur la durée du temps. En fermant les yeux, le chemin qu’on parcourt, c’est-à-dire le temps pendant lequel on le parcourt, semblera interminable. Quelqu’un qui connaît la route, et sait qu’elle n’est pas très longue, se croira toujours arrivé, et chaque fois qu’il ouvrira les yeux, ce sera une nouvelle déception. C’est qu’en effet, à rester ainsi concentré en soi-même, sans voir, sans entendre, on n’a qu’une notion très imparfaite du temps réel. Au contraire, quand tous nos sens sont éveillés et attentifs, ils corrigent sans cesse l’appréciation fondée uniquement sur des données psychiques. Nous ne savons que très inexactement les services que nous rendent ainsi, à chaque instant, tous nos sens, et ce n’est que par la réflexion et l’analyse des faits psychologiques que nous arrivons à nous en bien rendre compte.

Quoi qu’il en soit, dans le rêve et le sommeil, cette illusion sur la durée du temps est vague et peu marquée. Au contraire, avec le hachich, elle devient d’une netteté surprenante. Tout aussi étonnante est l’illusion de la vue qui nous fait paraître immenses des distances fort courtes ; je ne sache pas que cette illusion ait été observée dans d’autres conditions que l’empoisonnement par le hachich, et je ne saurais guère en donner d’explication rationnelle. La description même en est assez difficile. L’illusion fait qu’un pont, une avenue, paraissent n’avoir pas de fin et se prolonger à des distances inouïes, invraisemblables. Quand on monte un escalier, les marches semblent s’élever jusqu’au ciel. Un fleuve dont on aperçoit la rive opposée paraît aussi large qu’un bras de mer. Vainement on se rend compte de l’erreur dont on est victime. Le jugement ne peut rectifier cette apparence, et on dit : voilà un pont qui a 100 mètres, mais il me paraît aussi long que s’il avait 100,000 mètres.

Outre ces deux illusions de l’espace et du temps, qui sont très tenaces et persistent souvent plus de vingt-quatre heures après l’ingestion du poison, il y a d’autres illusions aussi étranges qu’on pourra le supposer. Au contraire, les hallucinations sont rares, quoique M. Moreau en ait observé un remarquable exemple.

La distinction entre l’illusion et l’hallucination est parfois assez difficile à faire, mais il existe cependant une différence entre ces deux manifestations morbides de l’activité psychique. Quand un aliéné voit à côté de lui un spectre qui marche et qui parle, c’est une hallucination. Si au contraire quelqu’un, la nuit, dans une forêt sombre, devant un tronc d’arbre à formes étranges, croit reconnaître un spectre, c’est une illusion. L’illusion suppose une sensation vraie dont la perception est exagérée et fausse, tandis que l’hallucination arrive spontanément sans qu’une sensation préalable soit nécessaire pour l’éveiller. Or, dans le hachich, les sensations sont tellement exagérées qu’elles donnent lieu à des illusions innombrables. Les personnes qui sont autour de nous prennent des figures grimaçantes, semblent nous railler, nous mépriser. On lit sur leurs traits la terreur, la colère, le mécontentement, tous sentimens qu’en réalité ils sont loin d’éprouver, et, par une bizarre illusion, nous croyons voir changer à chaque instant les visages grimaçans qui nous entourent. Le plus léger bruit retentit avec fracas, ce sont des chutes d’eau, des cataractes monstrueuses, des fanfares ou des harmonies éclatantes. Quelques notes de musique deviennent un concert aux accords célestes qu’on écoute avec recueillement ou avec passion. J’ai vu des gens ordinairement assez peu sensibles à la musique être plongés, par quelques sons musicaux, dans un état de béatitude indescriptible, tout à fait semblable à l’extase qu’on décrit dans les livres saints ; le cerveau est dans un état d’éréthisme tel que la moindre excitation venant du dehors le fait, pour ainsi dire, vibrer tout entier. D’ailleurs, pour décrire toutes ces sensations, je ne saurais mieux faire que de renvoyer aux pages brillantes que Théophile Gautier, grand amateur de hachich, lui a consacrées dans le récit intitulé le Club des Hachichins.

Après Théophile Gautier, tout essai descriptif serait périlleux ; aussi nous contenterons-nous d’insister sur un autre point psychologique. Supposons que l’illusion soit plus puissante que dans tous les exemples précédens ; au lieu d’être un simple trouble de la perception, elle deviendra l’origine d’un trouble de la conception. Dans la vie ordinaire, les impressions extérieures éveillent en nous des idées multiples ; outre l’association des idées entre elles, il y a l’association des impressions avec ces idées : par exemple une saveur, une odeur, un bruit, font naître une infinité de conceptions qui se succéderont suivant le sens qu’il nous plaira de leur donner. Ici encore la faculté de l’attention subsiste tout entière ; grâce à elle, nous pouvons entraver l’essor des conceptions que provoquent une saveur, une odeur ou un bruit. Souvent, quand l’attention est fixée sur un autre objet, nous n’entendons rien, nous ne voyons rien de ce qui se passe au dehors : en réalité, nous entendons et nous voyons ; mais immédiatement, sans même que nous en soyons avertis, la volonté et l’attention éliminent et détruisent cette sensation nouvelle, en sorte qu’elle passe dans l’intelligence sans y laisser de trace. Avec le hachich, grâce à la perte de la volonté, grâce aussi à l’intensité des perceptions et à l’excitation cérébrale qui nous a envahis, une impression extérieure fait naître une série de conceptions délirantes : rien ne peut plus y mettre un frein. De même qu’une pierre tombant du haut d’une montagne ne peut être arrêtée dans sa chute et rebondit de roc en roc en entraînant avec elle des avalanches de neige et de poussière, de même une sensation va en grandissant et se transformant dans ce mystérieux laboratoire des facultés intellectuelles. Ainsi par exemple, pendant le sommeil, la piqûre d’une épingle nous fait rêver qu’on nous poignarde dans les circonstances les plus bizarres, et un ébranlement du lit nous fait songer non-seulement à un tremblement de terre, mais à tout ce qui s’y rattache. Je pourrais citer des exemples analogues pour le hachich. Les élancemens qu’on ressent dans les membres et dans le dos sont souvent le point de départ d’une foule d’idées absurdes. Un jour, à l’hôtel Pimodan, je crois, M. X… se trouvait à table ayant pris du hachich. Derrière lui était suspendue une gravure reproduisant ce magnifique tableau de Salvator Rosa qui est au Louvre et qui représente une bataille. Au premier plan est un grand cheval blanc et noir, dont on aperçoit en pleine lumière la croupe vigoureuse, et qui se redresse brusquement devant la lance d’un milicien. A un moment, M. X… ressentit un élancement douloureux dans le cou, et aussitôt, par une conception rapide et involontaire, il s’imagina que c’était le cheval placé derrière lui qui lui avait donné un coup de pied à la nuque. Ainsi une sensation réelle avait été l’origine d’une conception manifestement fausse : si la dose de hachich avait été plus forte, il n’est pas douteux que cette erreur eût continué ; mais M. X… n’était qu’au début, et l’idée délirante fut promptement rectifiée par le jugement, resté encore à peu près intact.

M. Moreau a beaucoup insisté sur la ressemblance qui existe entre ces illusions du hachich et le délire systématique des aliénés. Chez la plupart des fous, l’idée délirante a un point de départ réel, une sensation, une douleur, une impression venue du dehors ; les fous partent de là comme d’un principe pour concevoir, par une sorte d’induction, très logique dans la plupart de ses points, tout un système d’erreurs. Par exemple ils ont des nausées et des douleurs gastriques, ils concluent qu’on les a empoisonnés, qu’on veut les tuer, que de tous côtés s’agitent leurs ennemis, qui mélangent le poison à tous les alimens. Les meilleurs raisonnemens du monde échouent devant la fixité de ce délire, et il serait inutile d’en entreprendre la réfutation, car à chaque instant ils répètent qu’ils ont la preuve de ce qu’ils disent et qu’ils s’aperçoivent bien qu’on les empoisonne. C’est précisément ce qui se retrouve dans l’ivresse du hachich. Chaque sensation fait aussitôt naître une pensée folle, ou plutôt un millier de pensées folles. Il semble alors véritablement qu’un voile se déchire, et qu’il nous soit, par cette précieuse substance, accordé le don d’assister au travail même de l’intelligence. Cet enfantement mystérieux et silencieux qui à l’état normal produit nos pensées et nos jugemens n’a plus ni mystère ni silence : on voit comment tout se relie et tout s’enchaîne, on est témoin de l’éclosion de ses idées ; malheureusement on n’en est plus le maître, et on est forcé de les suivre dans leur course désordonnée. Aussi les trois états de rêve, de folie et d’intoxication par le hachich sont-ils tellement analogues qu’on ne peut établir entre eux de différence essentielle. Les impressions extérieures deviennent toutes-puissantes, et l’intelligence est soumise sans frein à l’excitation des sens. Il est très certain que dans l’état de veille les excitations extérieures transforment certaines idées et en éveillent d’autres ; mais nous n’en avons conscience qu’autant que nous y consentons : l’attention et la volonté couvrent d’un voile épais tout ce travail inconscient, et, au milieu de l’activité confuse des opérations intellectuelles, l’intelligence ne voit que ce qu’elle veut voir.

Ce qui distingue l’ivresse du hachich de celles de l’alcool et du chloroforme, c’est que la mémoire reste intacte. On se souvient avec une exactitude étonnante de tout ce qu’on a vu, fait et dit. Cependant, si la dose de poison est plus forte, la perte de mémoire est complète ; alors aussi il y a délire, et délire furieux. À cette dose, le hachich a ses dangers, quoique je ne croie pas qu’un seul cas de mort ait été signalé en Europe. Cependant on a vu dans quelques circonstances le délire persister pendant plusieurs jours et prendre des proportions inquiétantes. Comme d’ailleurs, quand on prend du hachich, on ne sait jamais précisément quelle dose de substance vraiment active on absorbera, il est prudent de se faire surveiller par quelqu’un qui doit conserver toute sa raison, et il en aura besoin pour empêcher ses amis de se jeter par la fenêtre, car on se sent si léger et si alerte qu’on croit volontiers posséder des ailes, et on serait victime de cette illusion. Outre cette forme de délire qui est assez commune, il en est encore beaucoup d’autres aussi bizarres qu’on peut l’imaginer et pouvant, à un moment donné, entraîner de graves conséquences.

En Orient, le hachich est d’un usage très général. Presque toujours on le fume dans de grandes pipes qui passent à la ronde. La fumée en est fort agréable, et exhale une odeur aromatique particulière. Lorsqu’au Caire ou à Damas on entre dans certains cafés arabes, on sent cette odeur pénétrante qui prend à la gorge, et qui enivre doucement même ceux qui ne fument pas. À cette faible dose, le hachich procure une sorte de somnolence, pendant laquelle les objets extérieurs prennent des aspects fantastiques, et passent comme un rêve devant l’intelligence engourdie. La musique monotone et nasillarde berce doucement dans ce sommeil. Aux murs sont figurées grossièrement des formes bizarres, bleues ou rouges, de chameaux, de bonshommes grotesques, de karagheuz, ou même simplement des lignes, des carrés, des triangles entrecroisés. Pour les fumeurs, ces dessins rudimentaires éveillent des illusions délicieuses, et ils se croient transportés dans le paradis de Mahomet : cependant, pour charmer par des contes l’oisiveté des assistons, un chanteur psalmodie un long récit, moitié religieux, moitié héroïque, ce récit est composé de couplets, et entre chaque couplet, la musique recommence son rhythme interminable. Parfois un des fumeurs se lève en titubant, et, en hurlant, s’extasie sur un objet fantastique qu’il vient d’apercevoir dans son ivresse, et exalte le bonheur de l’ivresse par le hachich. Tous les autres se mettent alors à rire bruyamment, et aussitôt, avec ce profond sentiment religieux qui n’abandonne jamais les Orientaux, et qui est inconnu chez nous : Qu’Allah soit avec toi ! Louange à Allah ! disent-ils à celui qui a parlé. Souvent le chanteur, désireux de partager le bienfait commun, demande à fumer à son tour ; on lui passe la bienheureuse pipe, et c’est avec délices qu’il en aspire quelques bouffées : parfois même, pour égayer l’assistance, il fait, en fumant ainsi, des gestes grotesques dont se pâment d’aise tous les fumeurs ; puis le chant recommence, toujours entrecoupé de musique, sans que ni le chant, ni la musique, ni le hachich ne paraissent lasser personne, jamais je n’oublierai ce spectacle, qui, dans un coin obscur des bazars tumultueux de Damas, à la lueur d’une lampe fumeuse, au son du tambourin et de la guitare à trois cordes, m’a fait comprendre un des côtés de l’Orient.


II

On pourrait presque dire que l’opium est au hachich ce que l’Océan est à la Méditerranée. Le hachich n’est guère connu que sur la côte syrienne et dans la Basse-Égypte, tandis que sur les immenses rivages du Pacifique et des mers de Chine, le commerce de l’opium a pris une extension effrayante. Ce qui nous importe plus encore, à nous Européens, c’est que l’opium est de tous les médicamens le plus précieux et le plus employé, et que, suivant la parole du vieux Sydenham, si on ne possédait l’opium, il faudrait renoncer à la médecine. Sans vouloir entreprendre l’étude complète de cette substance, nous allons rapidement en décrire les effets sur le système nerveux.

L’opium est le suc du pavot, et comme il y a plusieurs variétés de pavot, il y a aussi plusieurs variétés d’opium ; mais c’est toujours de la même manière qu’on le récolte. En Égypte, en Syrie ou dans l’Inde, les trois pays où se fait la culture de l’opium, on pratique des incisions demi-circulaires multiples à la capsule du pavot, et on recueille avec soin le suc qui s’en écoule. Ce suc, desséché au soleil, noircit, s’épaissit, et prend la forme d’une pâte brune, consistante, qui est l’opium. Ce que l’on appelle le laudanum est une solution de cet opium dans un vin composé. Aussi les propriétés du laudanum et de l’opium sont-elles semblables. On doit les considérer comme un mélange de plusieurs corps ayant des propriétés analogues, mais non identiques. Depuis Derosne (1804) et Robiquet (1817), qui ont isolé les premiers la narcotine et la morphine, les chimistes ont étudié avec le plus grand soin les différens composés chimiques mélangés dans l’opium. C’est ainsi qu’on a découvert la codéine, la narcéine, la thébaïne, la papavérine, et d’autres substances encore, qui sont toutes des bases, c’est-à-dire des corps capables de s’unir à des acides pour former des sels cristallisables, et qui, au point de vue chimique, sont probablement des ammoniaques composées extrêmement complexes.

Ces différentes bases n’agissent pas sur les fonctions organiques de la même manière ; Ainsi la puissance soporifique de la narcotine est presque nulle ; on peut ingérer jusqu’à 2 grammes de cette substance sans en éprouver d’effets sensibles, tandis qu’un centigramme de morphine, c’est-à-dire une dose deux cents fois plus faible, agit d’une manière très suffisante pour provoquer des effets thérapeutiques ou physiologiques. La thébaïne ne donne pas le sommeil et excite chez les animaux des convulsions ressemblant à celles de la strychnine, tandis que la morphine, à dose égale, produit un sommeil comateux profond. Un autre point non moins remarquable dans cette action des alcaloïdes de l’opium, c’est que sur l’homme ils n’agissent pas de la même manière que sur les animaux ; c’est un fait très intéressant que Claude Bernard a mis en lumière. Ainsi l’homme est particulièrement sensible à l’action de la morphine, tandis que la thébaïne agit à peine sur son système nerveux : au contraire les animaux ne ressentent qu’à très forte dose les effets de la morphine, tandis que la thébaïne est pour eux un poison violent ; 2 grammes de morphine ne font pas mourir un chien, que 10 centigrammes de thébaïne tueraient infailliblement. On pourrait presque faire l’expérience inverse sur l’homme ; 10 centigrammes de morphine ingérés et absorbés rapidement seraient probablement mortels, tandis que 2 grammes de thébaïne auraient une action moins redoutable. En physiologie générale, cette différence de résistance aux agens toxiques est encore inexplicable. On sait que la belladone et l’atropine, qui est la substance active contenue dans cette plante, sont pour l’homme un poison terrible ; tandis que le lapin y est presque réfractaire. La même dose d’atropine qui tuerait dix personnes robustes est à peine suffisante pour tuer un lapin. Pour la morphine, cette différence est loin d’être aussi marquée ; cependant il y a antagonisme entre l’homme et les animaux, en sorte que la morphine agit surtout sur l’homme. Si donc nous nous occupons surtout de la morphine, c’est qu’elle est, pour l’homme, la principale et la plus énergique substance contenue dans l’opium : aussi décrire les effets de la morphine, c’est presque décrire les effets de l’opium, la codéine et la thébaïne étant peu abondantes et moins actives. De fait, dans la pratique médicale, on prescrit presque indifféremment la morphine et l’opium : aussi peut-on les comprendre dans une description commune.

Quand, dans le Malade imaginaire, on demande au bonhomme Argan, affublé d’un bonnet et d’une robe, pourquoi l’opium fait dormir, Argan répond naïvement : Quia habet proprietatem dormitivam. Aujourd’hui on est devenu plus exigeant, et, comme on cherche à connaître la raison des phénomènes, on a essayé de trouver la raison de la propriété dormitive de l’opium dans l’état de la circulation cérébrale. Il n’est pas certain qu’on ait encore trouvé la vraie cause, mais n’est-ce pas déjà beaucoup que de chercher, et le doute n’est-il pas le premier pas de la science ?

Chacun sait qu’il y a dans le cerveau une infinité d’artères et de veines, et de vaisseaux plus petits dits capillaires, qui portent à la substance nerveuse le sang envoyé par le cœur. Ces vaisseaux ne sont pas des tubes inertes ; ils ont leur activité propre, leur autonomie pour ainsi dire, en sorte qu’à certains momens ils se dilatent, et à d’autres momens se rétrécissent. Lorsqu’on fait à un chien ou à un lapin l’opération qu’autrefois on faisait si souvent sur l’homme et qu’on appelle le trépan, on voit la masse cérébrale à nu et sillonnée par de nombreux vaisseaux ; mais, selon le diamètre de ces vaisseaux, l’aspect du cerveau est tout différent ; tantôt il est violacé, boursouflé, parcouru par des vaisseaux très gros qui le recouvrent en tous sens : c’est la congestion du cerveau. Tantôt au contraire il est pâle, affaissé, revenu sur lui-même : c’est à peine si on y peut distinguer de petits ramuscules sanguins ; c’est la privation de sang ou l’anémie du cerveau., Or, par suite de dispositions anatomiques spéciales, il se trouve que la circulation de l’œil est l’image de la circulation cérébrale, de sorte que, quand le cerveau est congestionné, l’œil est congestionné aussi et réciproquement. On comprendra sans peine qu’il est bien plus facile de savoir si l’œil est congestionné que d’ouvrir le crâne pour aller reconnaître l’état de la circulation cérébrale. Il y a d’ailleurs un moyen facile de juger de l’état des vaisseaux de l’œil. Cette ouverture circulaire et contractile de l’iris, qu’on nomme la pupille, qui se rétrécit à la lumière et se dilate dans l’ombre, est toujours rétrécie quand le cerveau est congestionné, et toujours dilatée quand le cerveau est anémié, pourvu qu’on ne se place ni à une lumière éblouissante ni dans une obscurité trop profonde. On a donc songé que, puisque dans le sommeil normal comme dans le sommeil par l’opium la pupille était très rétrécie, le cerveau se trouvait congestionné dans l’un et l’autre cas, et que le sommeil était la conséquence die cette congestion cérébrale.

Malheureusement cette théorie n’est qu’une hypothèse, et bien des faits tendent à prouver qu’elle n’est pas exacte. Plusieurs physiologistes anglais, entre autres MM. Durham et Hammond, ont cru prouver par de nombreuses expériences que pendant le sommeil il y avait anémie du cerveau. Selon eux, on ne pourrait comprendre que l’afflux de sang dans un organe déterminât un repos de cet organe, et toutes les fonctions physiologiques doivent être ralenties par le ralentissement de la circulation sanguine, pour le cerveau aussi bien que pour tous les autres organes vasculaires.

Ainsi, malgré bien des travaux, on n’en est pas arrivé à juger définitivement si l’opium anémie ou congestionne le cerveau, et on n’en sait guère plus que ce qu’en savait Argan, c’est-à-dire qu’il fait dormir. Ce sommeil n’est cependant pas le même que le sommeil ordinaire, et il en diffère par quelques points. Une demi-heure ou une heure environ après qu’on a pris de l’opium, on ressent une légère excitation, (un sentiment général de vivacité et de satisfaction, qui est bientôt remplacé par une véritable somnolence, et un état de rêvasserie plutôt que de rêve. On éprouve un certain plaisir à s’abandonner, et on se laisse envahir par une douce torpeur ; les idées deviennent des images qui se succèdent rapidement, sans qu’on veuille faire d’effort pour en changer le cours. Tant que l’intoxication n’est pas profonde, cet effort est encore possible. On sent qu’on va s’endormir, mais que si on voulait secouer sa paresse, on pourrait triompher du sommeil. Peu à peu cependant les jambes deviennent de plomb, les bras retombent presque inertes, les paupières appesanties ne peuvent plus rester soulevées. On rêve, on divague, et néanmoins on ne dort pas : la conscience du monde extérieur qui nous environne n’a pas disparu. Les bruits du dehors, le tic-tac de la pendule, le roulement des voitures, sont obscurément perçus ; mais il semble que tous ces bruits nagent dans le brouillard, et qu’une autre personne soit à les entendre. Le moi actif, conscient, volontaire, n’existe plus, et on s’imagine qu’un autre individu est venu le remplacer. Peu à peu tout devient plus vague, des idées se perdent dans une brume confuse, on est devenu tout immatériel, on ne sent plus son corps, on est tout pensée ; cette pensée va voltigeant pour ainsi dire, de plus en plus brillante, mais aussi de plus en plus confuse. Puis le monde extérieur disparaît ; il n’y a plus qu’un monde intérieur, quelquefois tumultueux, délirant et provoquant une agitation fébrile, quelquefois au contraire, et le plus souvent, calme et tranquille, s’abîmant dans un délicieux sommeil. Ce qui fait le charme de ce sommeil, c’est qu’on se sent dormir. C’est un sommeil intelligent et qui se comprend lui-même. Aussi les heures passent-selles avec une merveilleuse rapidité. Le matin surtout, à cette heure où l’opium parait avoir épuisé son action, tandis qu’en réalité il a conservé toute sa force, le sommeil a un charme incomparable. L’intelligence, dégagée de tout lien terrestre, semble régner dans un monde d’idées tranquilles et sereines. C’est là une ivresse toute psychique, bien supérieure à celle de l’alcool et à celle du hachich, car, si le hachich donne pour quelques heures la folie, l’opium donne le sommeil, et il n’y a pas de bienfait comparable à celui-là.

Il faut avoir souffert de l’insomnie pour apprécier l’opium ce qu’il vaut. Entendre successivement passer toutes les minutes de la nuit au milieu d’un silence écrasant, se retourner sur sa couche, ébaucher des idées confuses sans pouvoir en approfondir une seule, lutter contre une agitation invincible que la lutte ne fait qu’accroître, est un supplice que l’on ne peut comprendre si on ne l’a éprouvé. Macbeth s’en rendait bien compte, quand, après avoir assassiné Duncan, il s’effrayait de l’insomnie que le remords allait lui donner. « Ne dormez plus, lui disait la conscience de son crime, Macbeth assassine le sommeil, l’innocent sommeil, le sommeil qui débrouille l’écheveau confus de nos soucis, le sommeil, mort de la vie de chaque jour, bain accordé à l’âpre travail, baume des âmes blessées, loi tutélaire de la nature, l’aliment principal du salutaire festin de la vie… » Avec l’opium, l’insomnie n’est plus à craindre ; au bout d’une heure, deux heures tout au plus, l’agitation douloureuse fait place à une excitation confuse qui devient elle-même cette somnolence lucide dont nous avons parlé. La douleur physique n’existe plus : les cruelles névralgies, les plaies douloureuses, les spasmes ou les contractures des muscles, l’anxiété fébrile de certaines maladies générales, les souffrances morales et physiques de l’alcoolisme, peuvent toutes être victorieusement combattues par l’opium. S’il est vrai que le rôle du médecin soit surtout de combattre la douleur, l’opium est une arme toute-puissante. Combien de fois, pour guérir, l’art n’est-il pas vaincu ? Devant un phthisique, devant un cancéreux, qu’y a-t-il à faire ? Nul ne pourra espérer triompher du mal ou même entraver ses progrès ; mais au moins, grâce à l’opium, on pourra donner, à ce malheureux qui souffre et qui va mourir, des nuits calmes et douces pendant lesquelles il oubliera ses souffrances. Aussi la médecine, qui dispose du chloroforme pour les opérations et, de l’opium pour les maladies, est si puissante contre toutes sortes de douleurs, que l’on pourrait presque dire qu’on ne souffre plus que parce qu’on y consent.

C’est ainsi que l’opium, poison de l’intelligence, est aussi un des modificateurs les plus énergiques de la sensibilité. On ne sait guère si c’est par une action sur le nerf qui transmet l’excitation ou sur le cerveau qui la perçoit ; mais, sans même procurer le sommeil, il a cette merveilleuse propriété de calmer l’excitabilité des nerfs et cet accroissement maladif de la sensibilité que les médecins ont nommé hyperesthésie. On a remarqué que lorsqu’il calmait l’hyperesthésie, il ne procurait pas le sommeil, en sorte qu’il semble épuiser toute sa puissance contre la douleur et qu’il ne lui en reste plus assez pour donner le repos. Chez les personnes qui souffrent de névralgies rebelles, l’opium apaise les souffrances, et il faudrait une dose plus forte pour amener le sommeil. Néanmoins n’est-ce pas assez que d’avoir calmé l’irritabilité d’un nerf malade ? Certains individus sont arrivés à ne plus pouvoir se passer d’opium, et ils pourraient en prendre des quantités formidables sans en ressentir l’action. C’est qu’en effet l’opium est en cela tout différent de l’alcool. L’alcool accumule ses effets sur le même individu : plus on a l’habitude de boire, plus l’ivresse survient vite. On ne s’accoutume pas à l’ivresse du vin ; on s’accoutume à celle de l’opium, et c’est ainsi qu’on a vu des malheureux abuser de cette substance au point qu’ils buvaient par jour jusqu’à un litre de ce laudanum, dont vingt gouttes constituent déjà une dose médicamenteuse très suffisante. Quand on en est arrivé à ce degré d’intoxication, l’opium est devenu un stimulant nécessaire : on ne peut plus s’en passer, et on est aussi malade par l’absence de laudanum que par un excès de ce poison. J’ai vu des malades à qui on faisait chaque jour des injections sous-cutanées de morphine, et qui avaient fini par supporter très bien jusqu’à un gramme de morphine par jour. Si par hasard on diminuait la dose, et à plus forte raison si on oubliait de leur faire l’injection, ils étaient pris d’accidens graves qu’il était facile de rapporter à leur véritable cause, l’absence du stimulant dont leur organisme avait pris l’habitude.

En Chine, l’opium est devenu un des besoins de la population, comme en Europe l’alcool et le tabac. La consommation de l’opium ne date pas de bien longtemps, et c’est peut-être la seule innovation que la Chine ait acceptée de l’Occident : il n’y a pas lieu de l’en féliciter. Il ne faut pas non plus féliciter les Anglais qui cherchent par toute sorte de moyens à propager une habitude qui leur est aussi lucrative qu’elle est funeste aux Chinois. Voici des chiffres montrant la progression constante qu’a suivie le commerce de l’opium : en 1798, 300 tonnes de 1,000 kilogrammes ; en 1863, 3,000 tonnes ; en 1866, 3,903 tonnes, et dans les dix dernières années la consommation a encore grandi dans de plus fortes proportions. Tout cet opium vient de l’Inde, et les fonctionnaires comme les négocians des Indes réalisent des bénéfices de plus en plus considérables, à mesure que l’usage de l’opium se répand.

Il y a des mangeurs, mais surtout des fumeurs d’opium. On met l’extrait d’opium dans une pipe à long tuyau ; en brûlant, l’opium se boursoufle, adhère aux bords de la pipe, et il faut à chaque instant introduire une aiguille dans la pipe même pour permettre le passage de l’air. De plus, comme l’opium ne brûle pas facilement, il faut avoir constamment une flamme à sa portée, celle d’une bougie ou d’une lampe par exemple, qui sert à empêcher la pipe de s’éteindre.

Le nombre des fumeurs d’opium est considérable ; mais ceux qui en abusent sont loin d’être les plus nombreux. Les plus riches mandarins, les commerçans les plus intelligens, fument l’opium comme les derniers des coulies ; c’est un plaisir analogue au plaisir du tabac chez nous, et qui ne fait guère plus de ravages, au moins parmi la classe aisée ; mais dans le peuple il n’en est pas ainsi. Il y a des établissemens spécialement consacrés à l’opium, des sortes de fumoirs où, moyennant une somme modique, on peut satisfaire cette passion. Il est rare qu’un fumeur en parte avant d’être complètement étourdi, de même qu’un ivrogne ne quitte le cabaret que lorsqu’il est ivre. Certes, compris ainsi, l’opium est un poison dangereux, et, au dire de tous les voyageurs, les malheureux qui font journellement ces excès tombent bientôt dans une effrayante dégradation morale et physique. Pâles, hâves, décharnés, se traînant à peine, ils ne retrouvent un peu d’énergie que si une nouvelle dose de poison leur rend une stimulation factice. Cependant il est très probable qu’on a exagéré les effets funestes de l’opium : le nombre de ceux qui meurent de cet abus est peu considérable ; beaucoup de personnes fumant l’opium, et en fumant des quantités notables, conservent l’intégrité de leurs facultés intellectuelles. Il est vrai que les fonctions digestives restent rarement intactes. La dyspepsie et un amaigrissement général sont la conséquence de cette fâcheuse coutume ; mais, quoi qu’il en soit, la Chine n’est pas encore sur le point de périr, et si elle est en décadence, ce n’est pas l’opium qu’on doit en accuser.

L’opium a un antidote ; de même qu’on peut donner le sommeil, on peut aussi donner l’insomnie, et c’est un autre poison intellectuel dont les effets sont diamétralement opposés au premier : je veux parler du café. Le café a eu une fortune rapide, puisqu’il y a un siècle il était à peu près ignoré ; aussi, comme tous les parvenus, compte-t-il des détracteurs et des partisans ; mais ses partisans l’emportent, et il n’est guère de boisson plus répandue.

Tout le monde a pu juger des effets du café ; à certaines personnes il donne une excitation nécessaire au travail intellectuel. Chez d’autres cette excitation se traduit par une insomnie cruelle, en sorte que pour eux le café est un véritable poison qui les prive du plus précieux des biens. Pour peu qu’on en ait pris une dose un peu forte, il amène une agitation et une anxiété des plus pénibles, une sorte de fièvre d’activité, toute différente de l’activité paresseuse de l’opium, dans laquelle la volonté semble endormie et assister paisiblement aux ébats de l’imagination. Avec le café, l’imagination est à peine excitée, au contraire la volonté parait l’être. On veut aller vite, on ne peut achever tranquillement la lecture qu’on a entreprise, on ne tient pas en place. Si je ne craignais de paraître céder au plaisir de justifier une théorie, je dirais que les facultés volontaires et conscientes semblent surexcitées ; il y a comme un effort perpétuel de l’attention et de la mémoire, tandis qu’avec l’alcool, le hachich et l’opium, il y a comme un assoupissement de l’attention. Le café donne donc une véritable ivresse qui fatigue beaucoup plus que l’ivresse somnolente de l’opium, mais elle conduit au même résultat. En voulant trop faire, l’intelligence fait moins ; à force d’être excitée, la volonté se nuit à elle-même, et ce parfait équilibre des facultés intellectuelles est rompu aussi bien par l’excès que par le défaut de volonté.

On dit généralement que le café produit l’anémie du cerveau, tandis que l’opium et l’alcool amènent la congestion de cet organe ; mais cette théorie physiologique est loin d’être fondée sur des bases indiscutables, et de nouvelles observations sont nécessaires. Cependant on connaît très exactement le rôle du café dans la nutrition générale : il ralentit les combustions organiques, en sorte que c’est un aliment d’épargne, ainsi qu’on l’a dit avec justesse. En effet, à l’état normal, il se passe dans l’intimité de nos tissus une infinité d’actions chimiques dont le résultat final est la production de chaleur et la mise en liberté d’acide carbonique. Cet acide carbonique passe dans le sang veineux, et le sang veineux, arrivant au poumon, se débarrasse de tout l’acide carbonique qu’il contenait. La quantité d’acide carbonique est donc, jusqu’à un certain point, l’expression de l’activité nutritive. Or avec le café, sans que les forces, aient diminué, sans qu’il soit nécessaire de respirer plus d’oxygène, ou de consommer plus d’alimens, la quantité d’acide carbonique diminue, et les forces ne se trouvent pas amoindries. On cite toujours à ce propos le fait de ces mineurs de Belgique qui peuvent faire un travail considérable presque sans prendre d’alimens, soutenus seulement par l’absorption d’une grande quantité de café. C’est donc un aliment modérateur de la nutrition, puisqu’il diminue l’activité des renouvellemens chimiques incessans qui s’effectuent dans la trame de tous nos tissus. On pourrait encore citer d’autres substances analogues au café sous ce point de vue, notamment le thé et le coca. Il est probable que la caféine, la théine et la cocaïne, qui sont les principes actifs de ces alimens, ont entre elles une analogie à la fois chimique et physiologique, et que leurs effets sur les fonctions intellectuelles sont à peu près identiques.

Peut-être est-il encore d’autres poisons de l’intelligence, notamment la belladone et le tabac ; mais les principes actifs contenus dans ces plantes, l’atropine et la nicotine, agissent surtout sur la fibre musculaire, et leur action sur les fonctions cérébrales semble être consécutive à l’action qu’elles exercent sur les fonctions de la moelle épinière.


Après avoir étudié isolément l’action de l’alcool, du chloroforme, du hachich, de l’opium et du café, il nous sera facile de résumer l’histoire des troubles que ces substances produisent dans les fonctions intellectuelles. De même que l’étude des troubles fonctionnels de la moelle épinière, sous l’influence de la strychnine, du bromure de potassium ou de l’atropine, nous donne de précieux enseignemens sur les fonctions normales de cet organe, de même l’analyse des troubles fonctionnels de l’intelligence empoisonnée par des substances qui la pervertissent peut nous fournir sur le mécanisme de l’intelligence saine quelques notions incontestables.

Le fait essentiel et que nous avons cherché à mettre en pleine lumière, c’est que l’intelligence est toujours altérée dans le même sens. Les facultés volontaires et conscientes se paralysent ; les facultés imaginatives et conceptives s’exaltent. De là une certaine dualité dans le moi. Il y a le moi qui conçoit, il y a le moi qui dirige les idées. Quand la direction manque, le désordre dans la conception est inévitable, et les illusions, les hallucinations en sont la conséquence nécessaire : c’est qu’en effet il y a un certain équilibre dans les forces intellectuelles qu’il n’est pas bon de déranger. Une fois que cette harmonie n’existe plus, l’homme est livré sans frein à une activité cérébrale désordonnée, qui ne lui permet plus ni travail, ni modération, ni réflexion, et qui en fait, non une bête brute, comme on l’a dit à tort, mais un maniaque et un fou.

Le langage, qui est l’expression la plus parfaite des expériences et des observations de plusieurs siècles, dit que le vin trouble la raison. C’est que la raison n’est pas l’imagination. Avoir sa raison, c’est être en pleine possession de soi-même, rectifier les conceptions par les sensations extérieures et juger souverainement. Ce moi qui juge, rectifie et dirige, c’est la volonté, c’est aussi l’attention. Cette volonté n’est pas un être fantastique ni une forme de langage, c’est quelque chose de réel, d’actif et de puissant. Elle est le résultat des habitudes antérieures, des forces héréditaires accumulées sur le fils d’une longue série d’ancêtres et des sensations recueillies de tous côtés pendant des années. Elle a un pouvoir indiscutable : elle force les idées à suivre une direction constante, elle élimine à son gré les impressions du dehors et donne aux conceptions un sens déterminé dont elle est maîtresse. Cependant il se passe dans le cerveau une infinité d’actes dont nous n’avons pas conscience, et qui, grâce à elle, passent inaperçus et ne viennent pas nous troubler. De même que parfois, dans une foule d’hommes se pressant autour de nous, il en est un que nous suivons du regard, que nous distinguons de la foule, auquel nous parlons, qui nous répond, sans que nous prenions souci des autres qui nous entourent, de même, dans la foule de nos pensées, il en est une que nous choisissons, que nous approfondissons, que nous étudions avec persévérance, sans que les autres pensées, bruissant sourdement autour de celle-là, viennent nous en détourner et nous faire oublier le but que nous poursuivons. Voilà la grandeur de l’intelligence humaine ; c’est que non-seulement elle conçoit, et conçoit plus richement que toutes les autres intelligences, mais elle est sa maîtresse et sa souveraine. Quand, par une substance toxique, on altère cette faculté de la réflexion et de la volonté, on altère l’intelligence dans ce qu’elle a de plus élevé et de plus puissant. Peut-être serait-on tenté de croire que pour les œuvres d’imagination l’excitation des conceptions est salutaire, et de dire que certains hommes ne produisent que dans ces conditions ; mais ce serait une funeste erreur. On a trop à perdre en perdant le pouvoir de diriger sa pensée, tandis que par l’effort d’une volonté ferme, rendue plus ferme encore par l’habitude du travail et de la réflexion, on arrive à un résultat plus sûr et aussi brillant. On ne sait jamais assez tout ce que pourrait l’attention et tout ce que la volonté nous donnerait. Vouloir, c’est pouvoir. L’attention concentrée sur une idée la rend tellement éclatante, qu’elle peut, dans certaines circonstances et chez certaines personnes, la faire apparaître sous une forme imaginative avec autant de splendeur que si l’intelligence était surexcitée par l’alcool ou l’opium. Il n’y a donc pas à l’ivresse ces compensations qu’on a essayé d’y voir. Ce sont des maux sans avantages, et l’abus de ces poisons redoutables qui détruisent le corps et l’intelligence doit être combattu énergiquement par tous ceux qui s’intéressent à l’avenir de l’humanité.

Mais l’homme n’est ni ange ni bête : il doit garder sa volonté intacte et ne pas l’anéantir par des poisons ; mais il doit aussi respecter et cultiver ces facultés inconscientes, presque instinctives, qui sont une autre partie de lui-même. Livré à sa seule raison, il ne serait qu’un être imparfait, une sorte d’égoïste ridicule, isolé dans la création et l’humanité. La table rase que les stoïciens ont voulu faire des passions humaines est une œuvre qui n’est pas seulement chimérique, mais qui, si elle était possible, serait aussi funeste que l’oubli de la raison. Les sentimens, les passions, tous ces mouvemens spontanés de l’âme, toutes ces facultés conceptives brillantes qui dorment dans un coin de l’intelligence et que la volonté peut éveiller, ne sont pas des défauts de l’organisation humaine. La nature nous les a imposés, et, loin de les subir avec résignation, nous devons en être fiers, les développer et les accroître. L’intelligence parfaite est l’équilibre entre la volonté et la passion : il ne faut pas étouffer l’une au profit de l’autre ; il faut les respecter toutes deux, les fortifier par l’habitude et la réflexion, afin de transmettre à nos fils les progrès que nous aurons faits sur nous-mêmes.


CHARLES RICHET.

  1. voyez la Revue du 15 février.