Les Poésies d’Auguste de Châtillon/Préface

Les Poésies d’Auguste de ChâtillonLibrairie du Petit Journal (p. 3-7).
◄  Dédicace
Sonnet  ►

PREFACE DE LA PREMIERE EDITION.


Voici un livre qui a l’avantage de ne pas être l’œuvre d’un poëte de profession, avantage immense en ce temps d’inspiration factice, où le procédé remplace le sentiment, où des rimes toutes faites viennent s’ajuster d’elles-mêmes à des idées tombées dans le domaine public. — Rien ici qui sente la résolution prise d’avance de faire un volume : ce sont des pièces de vers descriptives ou philosophiques, des chants gais ou tristes, venus à leur heure sur un rayon de soleil, sur un souffle de brise parfumée, à l’ombre d’une tonnelle, dans le calme de l’atelier, au milieu de la joyeuse agitation d’une cuisine d’auberge, le long de la rivière qui soulève le bout des cheveux du saule ; au pied des moulins de Montmartre, dont le tic-tac semble scander les vers ; à Enghien, à défaut du lac d’Elvire & du lac Majeur, ou parmi les petits jardins de lilas et d’aubépine, dont les branches, quand on les dérange, laissent tomber des souvenirs avec des perles de rosée & des gouttes de pluie semblables à des larmes. Une fraîcheur toute moderne s’allie, dans ce charmant recueil, à la franche saveur gauloise. La stance alterne avec le couplet le plus harmonieusement du monde. Si l’auteur est sensible au bleu argenté du clair de lune, le rouge clair qui scintille au ventre d’une bouteille ne lui déplaît pas. Libre, pur, sincère, il lève franchement son verre plein de vin & boit sans crainte le généreux sang de la vigne, sûr que son honnête souffle n’amènera aucune parole mauvaise, aucun secret immonde sur ses lèvres empourprées, où la chanson voltige comme une abeille sur une fleur. Il y a loin de là à ces stupides refrains bachiques qui font venir la nausée comme un mélange de bois de campèche & de litharge. M. de Châtillon est peintre ; l’habitude d’étudier la nature, de saisir les effets, de suivre les lignes, d’apprécier les rapports des couleurs, lui a donné, sans qu’il la recherchât, une précieuse originalité d’écrivain ; chez lui, point de descriptions vagues, point de métaphores mal suivies ; chaque objet est à sa place, comme dans un tableau, avec sa lumière, son ombre portée, sa perspective ; ses figures sont bien plantées, ont une physionomie-distincte, & sont indiquées par une touche vive & spirituelle. Ce qu’il chante, il serait capable de le dessiner, au besoin même de le sculpter, car il manie aussi bien le ciseau que la brosse : jamais nature ne fut plus artiste. Vignette, paroles & musique d’Auguste Châtillon est une signature qu’il pourrait mettre au bas de chacune de ses charmantes pièces, dont plusieurs ne seraient pas déplacées parmi les chants populaires de la France, que fait recueillir maintenant le ministère de l’instruction publique. M. de Châtillon, bonne fortune que lui envieront tous les poètes, a composé plus d’une de ces chansons qui semblent faites par tout le monde & n’avoir jamais eu d’auteur ; telles qu’en inventent les carriers en tournant leur grande roue rouge, les charretiers au tintement des grelots de leur long attelage, les compagnons en brandissant leur canne enrubanée sur le chemin du tour de France, les villageois en versant leur hotte pleine de raisins dans la cuve de la vendange, la jeune fille en tirant en silence son aiguille près de la fenêtre que l’hirondelle libre vient agacer de son aile. — Son auberge de la Grand’Pinte, entre autres, vaut, par ses tons doux & bruns, sa chaude couleur enfumée, un cabaret d’Ostade. Seulement, la lourde ivresse de la bière & du tabac fait place à l’entrain philosophique & joyeux de bons vivants trinquant à l’amitié & se réjouissant devant un bon feu d’être à l’abri des frimats qui poudrent la plaine à blanc & dessinent leurs ramages sur les carreaux.

Après la Grand’Pinte, indiquons à l’attention du lecteur, les Centenaires, Alain, Coup d’œil à travers une grille, la Berceuse, Vêprée, Ha ! petit démon, Pigeon, Solitude, Montmorency, etc. etc., petits chefs-d’œuvre de sentiment & de grâce. — Tout en gardant la note familière, le poëte, qui jadis a vécu dans l’intimité amicale des maîtres de la grande école romantique, a su rester dans les limites de l’art. — La rime, le rhythme, la coupe des strophes, dénotent chez lui ce souci constant de la forme, sans lequel il n’y a pas d’œuvre durable. — Nous prédisons donc, sans crainte d’être un faux prophète, un succès de vogue au volume de M. de Chàtillon auprès des naïfs & des lettrés, car il concilie la simplicité & l’art, & ses chansons peuvent se brailler au cabaret & se soupirer au salon.

Théophile Gautier.