Les Poètes du terroir T I/Paul Ristelhuber

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 11-14).

PAUL RISTELHUBER

(1834-1899)


Historien, bibliographe, philologue et poète, Paul Ristelhuber naquit à Strasbourg le 11 août 1834 et mourut en 1899, léguant à la Bibliothèque nationale une collection unique sur nos provinces, et particulièrement sur l’Alsace, évaluée à près de 30,000 volumes. Son érudition était vaste ; son bagage littéraire est considérable. Aux documents d’histoire locale, aux recherches sur sa petite patrie, si l’on ajoute des ouvrages de littérature générale dont il se fit l’éditeur, on aura le tableau à peu près complet de son labeur pendant les quarante années qu’il consacra à l’érudition. Son premier ouvrage est vraisemblablement un Bouquet de Lieder ou Choix de ballades, chansons et légendes qu’il traduisit des poètes de l’Allemagne contemporaine et fit paraître à Strasbourg sous le pseudonyme de Paul de Lacour, chez la veuve Berger-Levrault, en 1856 (1 vol. in-12). Vinrent ensuite : Marie Stuart, drame en 5 actes, en vers, d’après Schiller ; Paris, Delahays, 1859, in-12 ; Liber vagatorum (Le Livre des gueux) ; Paris, Aubry, 1862, in-12 ; Faust dans l’histoire et dans la légende ; Paris, Didier, 1863, in-8o ; L’Alsace ancienne et moderne, Paris, 1865, in-8o ; Lettre sur les archives de la ville de Strasbourg ; Strasbourg, Noiriel, 1866, in-8o ; L’Assassinat de Rastatt ; Paris, Thorin, 1870, in-8o ; Bibliographie alsacienne ; Strasbourg, Noiriel, 1870-1871, et Paris, Sandoz et Fischbacher, 5 vol. in-8o ; L’Alsace a Sempach ; Paris, Leroux, 1886, gr. in-8o ; Heidelberg et Strasbourg, 1888, gr. in-8o, etc., etc. ; — des traductions de Héro et Léandre de Musée, du Faust de Gœthe, de l’Intermezzo de Henri Heine, des éditions des Facéties d’Arlotto, de Pogge, des contes du sieur d’Ouville, de l’Apologie pour Hérodote de Henri Estienne, etc.

Après nos défaites, attaché plus que jamais au sol natal, Ristelhuber sembla puiser dans la terrible leçon du destin des forces nouvelles. Apparemment insoucieux de l’occupation allemande, il rechercha fiévreusement dans les monuments littéraires les plus hauts témoignages de la civilisation française, se plaisant à les opposer à la culture germanique. Aussi ne tarda-t-il pas à soulever la colère de l’oppresseur. La persécution n’épargna pas le savant, atteignit l’homme jusque dans le cabinet du bibliophile. Poursuivi en vertu des lois allemandes et condamné à la forteresse, il ne perdit point un instant sa sérénité et continua silencieusement son œuvre. Il fit paraître, en 1883, chez l’éditeur Antoine Meyer, à Colmar, les deux premières séries des Biographies alsaciennes, dont il rédigea les notices, et s’acquit ainsi des droits à la reconnaissance de ses compatriotes en exaltant ceux qui illustrèrent la vieille terre d’Alsace. Ses poésies datent de sa jeunesse. Sous le titre Rythmes et Refrains, elles forment un élégant recueil, lequel fut publié à petit nombre par le maître imprimeur Louis Perrin, de Lyon (1864, in-8o). C’est un livre rare dont on peut détacher quelques bonnes feuilles où, sous des titres fleurant le terroir : La Fête des Houblons, la Fileuse, le Départ des Cigognes, etc., l’auteur s’est plu à retracer les plus séduisants aspects, les plus touchantes coutumes de notre ancienne province de l’Est.

Paul Ristelhuber a collaboré à bon nombre de périodiques, journaux, revues, publications savantes, entre autres la Revue d’Alsace.

Bibliographie : Biographie alsacienne ; Colmar, Ant. Meyer, 1883, t. Ier.


LE DÉPART DES CIGOGNES


Le char de la moisson fléchissant sous les herbes,
À peine dans la grange a-t-il couché les gerbes
Brillantes comme l’or.
Que la blanche cigogne, en son haut domicile,
Pensive, sur un pied, songe à quitter l’asile
Où naquit son trésor.

Les créneaux des castels, nos tours, nos cheminées,
Par ce paisible ami vont être abandonnées
Pour d’autres régions ;
Plus de chasse au lézard dans le jardin aride,
Plus de pêche aux séjours de la raine timide
Et des petits poissons.

Pour faire ses adieux je l’entends qui claquète,
Et jette au vent du soir son bruit de castagnette,
Sec et réitéré.
Comme aux jours de printemps quand, joyeuse, elle apporte
Aux galetas poudreux, que sa voix réconforte,
Le bonheur imploré,

Quand au sommet du toit, après un long voyage,
Elle aperçoit le lit dressé pour son usage
Par l’hôte prévoyant,
Qu’elle l’orne de brins de roseaux, et s’empresse
D’entourer de transports et de chaude tendresse
Un époux confiant.

Mais aujourd’hui, craignant la froidure et la glace,
Le peuple entier va fuir les plaines de l’Alsace
Et ses clochers aigus ;
Le sable égyptien blanchira sous leur plume,
Et la vague du Nil roulera dans l’écume
Des mets à leurs tribus.

Sans doute elle pourrait, changeant ses habitudes,
Réjouir nos villas au lieu des solitudes
Où se complaît son vol,
Et, faisant le métier d’un obscur domestique,
Délivrer nos buissons de l’insecte aquatique,
Rebut du rossignol.

Mais non ; pourquoi te rendre à plaisir triste et morne,
Oiseau chéri ? pourquoi t’incliner sous la borne
Qui sépare deux champs ?
Cultive en paix dans l’air tes vertus naturelles,
Soulago un père infirme, et sur tes longues ailes
Prends tes faibles enfants.

Nous y perdrons de voir les nôtres, en leur ronde,
T’entrainer aux ébats d’une gaieté féconde
Et de folâtres jeux ;
Au moins tu garderas ton premier caractère,
Celui de contempler d’un œil calme la terre
Et les flots orageux ;

Pars, vole à ton désir, et fends l’espace immense,
Que ta course s’achève ainsi qu’elle commence,
Exempte de dangers,
Toi dont le meurtrier mourut en Thessalie,
Et dont les Lucullus respectèrent la vie,
Secours de leurs vergers.

Mais tandis que sans bruit tu le perds dans la nue,
A d’autres voyageurs s’attache encor ma vue :

Ils partent en chantant,
Ceux-là ; jeunes et vieux, à leur tête le maire,
Tous s’éloignent du sein de leur commune mère,
Le cœur quasi content.

Car, démentis vivants du sire à plume blanche,
Ils n’ont point savouré « la poule du dimanche »
Sous un lambris joyeux ;
Bœufs haletants rongés du vautour de l’usure.
Ils vont chercher bien loin un sol qui leur mesure
Ses faveurs un peu mieux.

Et peut-être en chemin la mer, dans une trombe,
Viendra les balayer et leur donner pour tombe
Le flot alourdissant ;
Ou, si le destin laisse aborder leur navire,
Ils seront salués par la Fraude, vampire
Qui sucera leur sang.

(Rythmes et Refrains.)