Les Poètes du terroir T I/Gilles Ménage

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 58-64).

GILLES MENAGE

(1613-1692)


Né à Angers, le 23 août 1613, il eut pour père Guillaume Ménage, avocat du roi dans cette ville. Il commensa par faire du droit, se fit recevoir avocat et plaida successivement à Angers, à Paris et à Poitiers, puis soudain, changeant d’état, se fit ecclésiastique et fut pourvu du doyenné de Saint-Pierre d’Angers, dont le revenu lui permit de se livrer en toute sécurité à ses travaux littéraires. Grammairien, jurisconsulte, historien, critique et poète, il ne négligea rien pour acquérir la notoriété. Ses succès furent rapides. « Présenté par Chapelain au cardinal de Retz et à l’hôtel de Rambouillet, il se vit accueilli de tout ce qu’il y avait à Paris d’élevé en talents et en naissance. Ses connaissances dans les langues grecque, latine et espagnole étendirent sa réputation jusqu’à l’étranger ; il fut nommé membre de l’Académie de la Crusca. Réunissant en patrimoine, en bénéfices et en pensions près de 10,000 livres de rentes, il recevait, les mercredis, dans sa maison du cloître Notre-Dame, une société de gens de lettres qui en prit le nom de Mercuriale. Ménage devint alors une puissance littéraire ; grand parleur, son verbe haut, sa mémoire infatigable, lui donnèrent une autorité dont il était difficile qu’il n’abusât point. Il commença par composer sa Requête des dictionnaires à l’Académie, qui lui en ferma les portes à tout jamais. C’est une satire, en style burlesque, sur les occupations grammaticales de ce corps savant, tournées en ridicule d’une manière spirituelle et mordante. Sa pédanterie, son ton tranchant, ses plaisanteries assez lourdes, mais qui ne ménageaient personne, le brouillèrent bientôt avec Chapelain, auquel il devait ses premiers protecteurs ; avec ses protecteurs eux-mêmes, avec Gilles Boileau, Cotin, l’abbé d’Aubignac, le père Bouhours, Baillet, et enfin Molière, qui s’en vengea en le mettant en scène sous le nom de Vadius, dans les Femmes savantes[1] ». On s’aperçut alors que son érudition réelle était confuse, sans choix, mal ordonnée. Il perdit peu à peu sa considération, et sa mort, le 23 juillet 1692, passa presque inaperçue. M. Victor Fournel, dans la Biographie Didot (t. XXXIV), a donné une excellente bibliographie de ses ouvrages. Nous y renvoyons le lecteur, nous contentant de signaler ici ses poésies, et en particulier les pièces où il a célébré le terroir angevin. Aussi bien son « universalité » ne lui fit-elle jamais oublier sa petite patrie. On a rapporté bien à propos qu’il y faisait maintes fois allusion, s’excusant de son intempérance de langage, en disant qu’il la tenait de ses origines, et que lorsqu’il était en Anjou, il passait pour taciturne, parce que ses compatriotes parlaient encore plus que lui. Ses vers ont paru pour la première fois en 1652, sous ce titre : Ægidii Menagii Miscellana, Parisiis, Aug. Courbé, in-4o. On eu connaît plusieurs réimpressions, parmi lesquelles il faut citer, comme plus complètes que les précédentes, celles de Paris, Courbé, 1658 ; Amsterdam, édit. elzévirienne, 1663 ; Paris, Cramoisy, 1668, et Le Petit, 1680. Elles sont divisées en cinq livres : églogues et idylles, élégies, stances, épîtres, sonnets, madrigaux, épigrammes, etc., et se composent de pièces latines, grecques, françaises et italiennes. Les poésies françaises de Ménage sont d’une pureté et d’une élégance qui en font de véritables modèles de style. Qu’on lise les idylles intitulées Le Jardinier, Le Moissonneur, L’Oiseleur, et l’on aura une idée précise de ce que la poésie rustique a produit de plus sincère dans le xvi{{e} siècle.

Bibliographie. — Bayle, Dictionnaire, édit. de 1734, IV. — Abbé Goujet, Bibliothèque française, t. XVIII, p. 315. — Tallelemant des Réaux, Historiettes, etc. — Viollet-le-Duc, Bibliothèque poétique ; Paris, Hachette, 1843, in-8o. — Victor Fournel, Gilles Ménage (Biographie Didot, t. XXXIV). — Dumont, Gilles Ménage considéré comme poète ; Angers, s. d., in-8o. — Mlle Samfiresco, Gilles Ménage, etc. ; Paris, Fontemoing, 1902, in-8o. — Voir, en outre, le Menagiana, édit. de 1762, et l’Anti-Menagiana, 1693, etc.



À MONSIEUR PELLISSON
epistre


Docte et sage Pellisson,
De Phœbus cher nourrisson !
Et les amours et la gloire
Des neuf filles de Mémoire ;
De la Grotte de Meudon,

Ouvrage d’Alcimedon,
Appuyé sur mon pupitre
Je te trace cette Epistre,
Pour t’apprendre en peu de mots
Et ma joye et mon repos.

Icy dans ma Solitude,
Je vis sans inquiétude.
Le dessein ambitieux
De plaire à nos Demi-Dieux,
D’estre chéri des Puissances ;
De posséder les Sciences ;
L’ardent désir des honneurs ;
Le vain espoir des grandeurs,
Ni les assauts de l’Envie
Ne tourmentent point ma vie.

Tout rit en ces lieux charmans :
Nos superbes bastimens ;
Nos prez, nos bois, nos montagnes,
Nos vallons et nos campagnes.
Philomèle seulement
Y soupire son tourment,
Et fait de sa voix plaintive
Partout retentir la Rive.
Les Jeux, les Grâces, l’Amour,
Sans cesse y font leur séjour.
Venus y tient son empire.
Chaque Iris a son Tityre.
Les moins sensibles plaisirs
Y surpassent les désirs :
Et sur les vertes fougères
Les Bergers et les Bergères
Ressentant également
D’amour l’aimable tourment,
Représentent la Contrée
De Céladon et d’Astrée.

Tant de plaisirs innocens,
Qui ravissent tous les sens,
Ont rallumé dans mon âme
La belle et céleste flame
Dont, en l’Avril de mes jours,

 
Pour soupirer mes amours,
La divine Poësie
Echauffa ma fantaisie.
Tantost sur mes Chalumeaux
Je chante aux rives des eaux.
De nos Berbères fidelles
Les amiliez éternelles ;
Tantost sur mon Flageolet,
Couché sur le serpolet,
A la fraischeur des fontaines
Qui serpentent dans nos plaines,
De nos fidelles Pasteurs
Je célèbre les ardeurs ;
Et tantost sur la Musette
De la jeune Timarète
Au milieu de nos Hameaux,
A l’ombrage des Ormeaux,
Je dis les flames ardentes,
Nobles, pures et constantes
Des Jardiniers, des Chasseurs,
Des Moissonneurs, des Pescheurs,
Imitant la Cornemuse
Du Berger de Syracuse.

Mais toy dont les beaux Escrits
Sont l’amour des beaux Esprits ;
Toy dont les Chansons nouvelles
Font les délices des belles.
De quels ouvrages divers
Enrichis-tu l’Univers ?
A quoy maintenant s’amuse
Ta noble et fertile Muse ?
Fais-tu plaindre des Poiriers,
Ou soupirer des Mûriers ?
Fais-tu parler les Fauvettes
Le langage des Coquettes.
Pour répondre aux doux billets
Des amoureux Roitelets ?
Ces Fauvettes bien-heureuses,
Ces Fauvettes merveilleuses,
Qui, sur l’aile de tes Vers,

Volent par tout l’Univers ;
De qui la voix sans seconde
Vient de charmer tout le monde ;
Et de qui mon Oiseleur
Est constant Admirateur.
Sur ta Lyre inimitable,
Sur ton Luth incomparable,
Qui par les charmes puissans
De leurs célestes accens
Font ouïr une louange
De la Seine jusqu’au Gange,
Fais-tu resonner le los
De Fouquet, ton grand Heros ?
Ce Heros, que son mérite,
Et sans borne et sans limite,
Que sa juste autorité,
Que son aimable bonté,
Et sa douceur sans égale,
Et son humeur libérale,
En des temps moins odieux
Auraient mis au rang des Dieux.

. . . . . . . . . . . . . . .

Ami, l’amour et la gloire

Des neuf Filles de Mémoire,
Docte et sage Pellisson,
De Phœbus cher nourrisson,
Quite l’embarras des Villes
Et viens en ces lieux tranquilles.
Viens gouster en ces beaux lieux
Un calme délicieux.
Viens te reposer à l’ombre
De nostrc Bocage sombre…
Quite donc pour nos Forets
Et le Louvre, et le Marest.
Pour les Bois et les Fontaines,
Pour les Vallons elles Plaines,
Les Déesses et les Dieux
Ont cent fois quite les Cieux.
Dans la plaine d’Idalie.
De mille fleurs embellie.
Parmi les Jeux et les Ris,

Le bel Amant de Cypris
Menoit le long des rivages
Les Moutons aux pasturages.
Au doux murmure des eaux
Pâris garda les Troupeaux.
Le Dieu des Vers chez Admèle
Porta jadis la Houlette,
Et du temps de nos Aveux,
Cet Interprète des Dieux,
Ronsard, que les bords de Loire
Virent si brillant de gloire,
Pour nostre aimable séjour
Quita Paris et la Cour.
Dans ces lieux, à cette heure.
On montre encor sa Demeure.
On y montre les Vallons
Qui répondoient à ses sons.
On y montre les Allées
De ses nobles pas foulées.
Et quand nos savans Bergers
Promènent les Estrangers
Par nostre sombre Bocage,
Ils leur tiennent ce langage :
« Icy le grand Vandomois,
Animant sa douce voix,
Soupiroit de sa Bergère
L’humeur cruelle et légère.
Sous ces Myrtes toujours verds
11 fit voler sur ses Vers
Jusqu’aux rives de l’Asie
L’illustre nom d’Austrasie ;
Et porta les hauts explois
Des invincibles Valois,
Depuis ces hauts sycomores
Jusques aux rivages Mores. »

Peut estre aussi que les Cieux
Permettront qu’en ces beaux lieux
Un jour la Race future
Apprendra mon avanture
Aux Bergères, aux Bergers

Des rivages étrangers ;
Et leur tiendra ce langage :
« Icy, ce Berger volage,
Menalque aux rives des eaux
Chantoit sur ses Chalumeaux
De nos Bergères fidelles
Les amitiez éternelles.
Icy sur son Flageolet,
Couché sur le serpolet,
A la fraischeur des fontaines,
Qui serpentent dans ces plaines,
De nos fidelles Pasteurs
11 celebroit les ardeurs ;
Et sur la douce Musette
De la jeune Timarète
Il chantoit sur les ormeaux,
Au milieu de ces hameaux,
Les flames vives, ardentes,
Nobles, pures et constantes,
Des Jardiniers, des Chasseurs,
Des Moissonneurs, des Pescheurs,
Imitant la Cornemuse
Du Berger de Syracuse. »

Ægidii Menagii Poëmata, 1668.)



  1. Viollet-le-Duc, Bibliothèque poétique, p. 601.