Les Poètes du terroir T I/Ed. Beaufils

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 503-506).

ÉDOUARD BEAUFILS

(1868)


Né à Rennes le 27 août 1868, {{M.|Édouard Beaufils prit part à vingt ans, en Bretagne, au mouvement littéraire qu’on a dénommé un peu emphatiquement la « Renaissance bretonne ». Il a publié ses premiers vers dans le Parnasse breton de M. Louis Tiercelin, et pendant dix années a consenti aux fonctions de secrétaire de L’Hermine. Par la suite il a collaboré à la Grande Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, à la Revue de Bretagne et de Vendée, à la Revue Bleue, à la Grande Revue, ainsi qu’à différents journaux de province, entre autres : Le Salut de Saint-Malo, L’Eclaircur de Rennes, Le Moniteur des Côtes-du-Nord, etc. On lui doit quatre volumes de vers et un scénario lyrique : Les Chrysanthèmes (Rennes, Caillière, 1889, in-18) ; Les Houles (Paris, Lemerre, 1894, in-18) ; Au pont Kerlo, idylle en un acte (ibid., 1894, in-18) ; Paysages d’Italie (ibid., 1902, in-18) et Italiam… Italiam (ibid., 1907, in-18).

« Si l’automne n’est que l’adieu des êtres et des choses, — a écrit M. Tiercelin à propos des Houles, — nul mieux que Beaufils n’a exprimé la douleur de cet adieu. Ce poète est incurablement triste, et c’est sa caractéristique littéraire. Celui qui voudrait désespérer trouverait en lui un compagnon et un guide… » Comme Brizeux (sa plus pure admiration), M. Beaufils a célébré un jour la terre de Dante, mais il n’a rien perdu pour cela de sa mélancolie… » M. Edouard Beaufils est rédacteur au ministère de la guerre.


LE KREISKER


Impassible troueur d’azur, ô Kreisker, tel,
Dans ton effort vers l’espérance,
Qu’un grand geste de Christ érigé sur le ciel
Comme un symbole de souffrance ;
Roi des clochers à jour qui dominent l’Armor
Et qui portent dans leurs spirales

Le mépris glorieux de l’homme et de la mort
Jusqu’au faîte des cathédrales ;
Ô Kreisker, ô bijou du pays de Saint-Pol,
Tour si délicate et si haute
Qu’il n’en est point, depuis Kemper jusqu’à Paimpol,
De pareille au long de la côte ;
Ô Kreisker endormi sur tes quatre piliers,
Avec l’infini pour enceinte,
Et qui protège les marins sur leurs voiliers,
Du milieu de la Cité Sainte ;
Ô Kreisker, dernier fils des âges merveilleux
Que nul art ne pourra revivre
Où se magnifiait l’idéal des aïeux
Dans la pierre comme en un livre ;
Ô Kreisker, ô Kreisker, si fin, si délié,
Ta flèche inaccessible semble
Le gigantesque et miraculeux escalier
Par où les Temps finis, ensemble,
Vers le Sauveur et vers la Vierge, les Bretons,
Fidèles aux vertus celtiques,
Monteront en chantant comme on chante aux pardons
Les vieux sônes et les cantiques !


Et tandis que j’évoque, ô Kreisker, ton profil.
Je revois ce pays d’extase,
Cette grave cité de mystère et d’exil
Qui médite et prie à ta base ;
Et ce fier souvenir, ô Kreisker, est de ceux
Qui hantent toujours les mémoires
Quand on a vu, du haut de ta splendeur, les cieux
S’ouvrir jusqu’aux Montagnes Noires !
Et maintenant, Kreisker, en mon âme tu vis,
Comme au fond d’un décor magique,
Plus grandiose encor qu’au soir où je te vis.
Sur l’or d’un couchant nostalgique.


Le soir tombait dans la langueur des fins d’été,
Sur la plaine et sur la montagne,
Un soir couleur de rêve et d’automne attristé

Comme il n’en tombe qu’en Bretagne.
Le ciel était d’un rose exquis ; la mer, là-bas,
Frissonnait sous des baisers roses.
Et les feux s’allumaient sur le phare de Batz
Dans le crépuscule des choses.
Du côté de Saint-Jean-du-Doigt, dans les vallons
Flottait une vapeur lointaine.
Et ta chapelle, où les dévots aux cheveux longs
Trempent leurs yeux dans la fontaine,
Toute blanche, élevait à droite de la mer
Son clocher parmi la verdure,
Et, vers le sud, les monts d’Arré, sur un fond clair,
Profilaient leur échine dure,
Et, tandis que, venant du pays de Tréguer,
J’allais, Saint-Pol, vers ton église,
Au détour d un chemin, devant moi, le Kreisker
Dressa soudain sa masse grise.
Lys de pierre, il rayait de blancheur l’Occident
Au droit de ses lignes très pures,
Et les fleurs de granit, toujours plus s’étendant,
Irradiaient leurs découpures !
Hiératiquement, les quatre clochetons,
Autour du grand lys de prodige,
S’épanouissaient comme autant de rejetons
Eclos sur une même tige.
Et des harpes, en ce ciel rose, en ce soir bleu,
Frémissaient devant ma paupière.
Et le rose et le rose, en passant au milieu,
Chantait dans les harpes de pierre !
Et le rose et le rose, au travers de la tour
Déroulait de fines écharpes,
Et le rose dans les roses granits à jour
Faisait toujours vibrer les harpes !
Et la pierre vibrait encore, et je rêvais.
Songeant aux penseurs, aux poètes
Dont le vol au-dessus de nos siècles mauvais
Est pareil au vol des mouettes.
Poète, que ton âme soit un Kreisker,
Haute et sublime d’envolées.
Et qu’elle aille chercher au hasard de l’éther
Les espérances en allées.

Ouvrage-la, Poète, avec un saint amour,
Puis fleuronne-la de dentelles,
Et qu’elle vibre et qu’elle chante, étant à jour,
Au souffle des voix immortelles !
Que le bleu des midis, que la pourpre des soirs,
Librement, passent dans ton âme,
Et qu’au milieu des ciselures d’ostensoirs
Brille l’inextinguible flamme.
Toi qui rêves, ouvre ton cœur à tous les vents,
Et qu’à travers l’âme sans voiles,
La complainte des morts et le chant des vivants
Montent, le soir, jusqu’aux étoiles.


Tel, je rêvais, et le Kreisker, troueur d’azur,
Aux clartés que la lune épanche.
Dressait toujours son geste symbolique et sûr,
Geste de Christ, dans la nuit blanche.

(Les Houles.)


À BRIZEUX


Ce fut par une très dolente aube d’automne
Que j’entrai dans ton cher pays, ô doux Brizeux ;
Tes vers me fleurissaient aux lèvres, et mes yeux
Contemplaient gravement la campagne bretonne.

Dans le gris d’un décor calme où rien ne détonne,
La pluie avait perlé ses pleurs silencieux
Au bout de chaque branche errante sous les cieux,
Et le vent me berçait de son chant monotone.

Je vis ainsi le Scorff, l’Isole et la Laita,
Fleuves aux noms chantants au bord desquels chanta
Ton enfance, d’amour et de rêve inquiète ;

Et de ton âme un peu mon âme fut la sœur
À l’heure où, pour te mieux comprendre, j’eus, poète
Ton pays dans les yeux et tes vers dans le cœur !