Les Poètes des Pauvres en Angleterre - L’École philosophique et l’école radicale

LES
POÈTES DES PAUVRES
EN ANGLETERRE

L’ÉCOLE PHILOSOPHIQUE ET L’ÉCOLE RADICALE.


Diotime, prêtresse de l’Amour, que Socrate aimait à entendre, lui racontait qu’un jour, comme les dieux célébraient la naissance d’Aphrodite, sortie de l’écume des eaux, la Pauvreté, attirée par le bruit du festin et l’espoir d’en tirer quelque profit, vit le dieu Poros, le dieu du gain, s’égarer dans les jardins de Jupiter, et, appesanti par les fumées du nectar, s’endormir à l’écart sous quelque bosquet. La Pauvreté, peu réservée de sa nature, mieux servie d’ailleurs par le nectar dont Poros avait fait excès que par sa propre beauté, captiva sans doute le dieu capricieux. Elle charma celui qui devait le moins s’éprendre d’elle, elle s’attacha par un lien puissant ce riche époux qu’elle avait gagné par surprise : le dieu Poros lui fit l’aumône d’un bel enfant. Cet enfant du plus riche des pères et de la plus pauvre des mères, ambitieux et prodigue comme l’un, misérable et affamé comme l’autre, s’appela l’Amour.

Tel est le conte où s’est amusée la riante imagination de Platon. S’il vivait de nos jours, Platon pourrait raconter aussi les secrètes amours de la Pauvreté et du dieu des vers. Comme le dieu Poros, Apollon n’aimait autrefois que la richesse et le faste ; avec Pindare, il chantait la gloire de ceux qui possédaient les plus beaux coursiers ; avec Horace, il célébrait Auguste ; avec Racine et Molière, il se mêlait aux fêtes de Louis XIV. Sans doute il prenait goût quelquefois à la nature champêtre et à la vie pastorale ; mais, dans cette fantaisie même, il cherchait la peinture de l’aisance et du bonheur. Pour qu’il se plût dans les chaumières, il leur fallait un air de prospérité vraie ou factice. Les choses ont bien changé. L’ambitieuse et entreprenante Pauvreté a gagné le dieu des vers ; ce n’est point par surprise, et les fumées du nectar n’y sont pour rien : le dieu de la poésie moderne aime les réalités, il ne dédaigne pas plus les haillons que les vêtemens de soie et d’or.

C’est surtout en Angleterre qu’il y a une poésie des pauvres. La France aime trop l’idéal en littérature pour que le réel lui plaise dans sa nudité ; nous ne lisons guère des vers que pour fuir la vie humaine telle qu’elle est, et il faut, pour qu’elle nous sourie, qu’elle s’arrange comme nous voudrions qu’elle fût. Nous laissons la vérité positive à la prose, et la question d’art demeure toujours la première à nos yeux. Chez nos voisins, la poésie même veut être positive ; elle est d’autant plus nationale qu’elle approche davantage des réalités. Plus elle est populaire, plus elle se nourrit de faits et d’observations exactes. Il semble que ce soit là en effet le caractère de la poésie d’un peuple marchand et industriel ; il faut en quelque sorte qu’elle ait aussi une base matérielle de son crédit, qu’elle ait son capital de faits et d’expérience. La poésie des pauvres est ce qu’il y a de plus réel, de plus tristement réel, dans le domaine de la littérature anglaise. Elle n’a pas seulement une valeur littéraire, elle en a une politique et sociale ; elle est une force dont on peut calculer la portée. Elle a pesé dans la balance des intérêts généraux du pays, et a laissé sa trace dans l’histoire contemporaine de l’Angleterre.

I. — école philosophique. — crabbe et hood.

La poésie des pauvres est aujourd’hui toute politique ; c’est dans l’histoire des agitations populaires qu’il la faut chercher. Cependant elle a été philosophique et morale avant d’être politique ; elle a été calme et reposée avant de descendre sur la place publique et de présenter au parlement des pétitions couvertes de six millions de signatures. C’est dans Thomas Hood, c’est dans Crabbe que sont ses origines ; mais les ancêtres, il faut le dire, ne ressemblent guère aux enfans. Non-seulement Crabbe et Hood ne sont jamais entrés dans le monde des réalités politiques : ils diffèrent de leurs successeurs par le ton, par les procédés, ils en diffèrent encore par les idées, les sentimens, l’éducation, la culture intellectuelle et morale. Ils appartiennent tout entiers à la littérature et vivent de ses produits ou de ses récompenses. Les poètes des pauvres de la nouvelle école sont, pour la plupart, des ouvriers qui vivent de leur labeur quotidien, à qui la littérature est un instrument, comme un outil de plus qu’ils détournent de son but, et dont ils se font une arme. La distance est si grande entre les premiers et les seconds, que ceux-ci connaissent à peine ceux-là. Thomas Hood ne leur est pas étranger, parce que le Chant de la Chemise l’a rendu populaire ; mais Crabbe, le meilleur et le plus grand d’entre tous, celui dont ils procèdent, — comme une famille nombreuse qui a oublié son aïeul, — ils ne l’ont pas lu. Samuel Bamford, qui n’est pas le moins connu des poètes ouvriers de notre temps, ignorait encore le nom de Crabbe, quand il venait vendre à Londres son premier volume de poésies. Si nous voulons saisir la poésie des pauvres comme un fait contemporain, comme une branche vivante de la littérature, il nous faut donc abréger ce que nous pourrions dire de Crabbe et de Thomas Hood, les reculer en quelque sorte dans la perspective du passé, de telle manière qu’ils ne manquent pas tout à fait à notre tableau, et que pourtant ils ne prennent pas la place qui est due aux hommes de nos jours et aux œuvres de notre génération.

Une veine nouvelle de poésie suppose un état nouveau de la société. Il ne suffisait pas qu’un poète, à la fin du dernier siècle, se fût avisé des trésors de pensées morales que renferme la destinée des pauvres dans la famille humaine. Il fallait alors que l’attention des esprits se fût portée vers ces perspectives inconnues. Comment George Crabbe fut-il amené à faire de la misère un portrait si expressif et si simple ? En général la poésie ne descend à représenter les classes pauvres qu’à la condition de les travestir : elle les enveloppe d’une beauté idéale dont elle a le secret ; elles étaient la misère, elle en fait la pastorale. Mais, à l’époque où Crabbe écrivait, la pastorale était tombée dans le discrédit ; le temps des doléances contre le luxe et contre l’argent était passé avec Goldsmith ; la pauvreté n’était plus un thème sentimental, une manière d’être idéale, plus ou moins désirable pour le riche dans ses jours de caprice ou de dégoût. Il ne restait plus qu’à envisager résolument la réalité, à voir les paysans comme ils étaient, à mesurer leurs plaies, à compter leurs souffrances. Telle fut l’origine de la poésie des pauvres : elle naquit de l’esprit positif de l’Angleterre ; elle emprunta, pour ainsi dire, sa méthode à l’économie politique, et fit la statistique matérielle et morale des classes pauvres.

Tel fut aussi le procédé de Crabbe, et son observation ingénieusement descriptive est une sorte de statistique. Ses poésies sont une peinture de l’Angleterre indigente ; le premier entre les poètes, il se chargea pour sa part du patronage des pauvres, et, suivant sa propre expression, il voulut leur donner un chant, puisque la Muse ne peut donner davantage. L’embrigadement de la misère, les émeutes de la faim étaient à la veille de commencer dans les villes manufacturières. On les pouvait peut-être pressentir ; mais ces crises ne s’étaient pas encore produites. Les troubles de quelques villes durant la révolution française n’avaient pas eu ce caractère : les ouvriers s’étaient attroupés pour disperser des clubs jacobins ou dissidens. C’étaient des émeutes agréables à l’église et à l’état ; on violait des propriétés, mais c’étaient des propriétés d’hérétiques : on pillait des unitairiens. Jusqu’à la fin de la lutte contre le premier empire, si les ouvriers anglais ne furent pas paisibles, ils ne furent pas menaçans. Ils n’avaient pas encore de tuteurs ni d’avocats. L’alliance se formait lentement entre la bourgeoisie réformiste et les ouvriers inquiets. C’était un travail silencieux, qui se poursuivait sans but déterminé ; tout le monde y contribuait, personne n’en avait conscience. On y arrivait par de petits progrès successifs, par les écoles d’ouvriers, par les cours populaires, sunday schools, par la multiplicité des journaux qui s’acclimataient dans tous les comtés, par les réunions libres dans les chapelles de dissidens, ou même dans les logemens d’ouvriers, conventicules singuliers, qui n’avaient jamais entièrement cessé depuis la révolution de 1688, où l’on prêchait, où l’on improvisait des prières, mais où l’on célébrait aussi les vertus de Hampden, de Cromwell, de Washington, où les enthousiastes regrettaient les jours de la vieille Angleterre et invoquaient le souvenir de la république.

Crabbe est étranger à ce mouvement nouveau des classes ouvrières, et, quoiqu’il en fût le témoin, il n’en a pas tenu compte. Le pauvre, tel qu’il l’a représenté, n’est pas celui de nos jours. Non-seulement le pauvre de Crabbe ne se mêle pas à la politique, mais il se cache et il attend. Il ose tout au plus frapper à la porte de l’inspecteur de la paroisse ; il tremble devant cet homme de qui dépend son existence. Aussi aime-t-il mieux guetter le moment où il le voit entrer à l’auberge. Après que ce personnage s’est établi au coin du feu pour jouir du respect dont il est naturellement entouré, on voit bientôt s’ouvrir la porte : un vieillard incapable de travailler, un père de famille sans emploi, une femme portant un enfant dans ses bras, se présentent et viennent parler à l’inspecteur. Cet homme se croit la Providence en personne descendue au milieu d’une paroisse et daignant se chauffer au foyer parmi les voyageurs et les bons paysans ; mais c’est une providence qui n’est pas insensible aux considérations de l’amour propre : elle est disposée à la bienveillance quand elle a des témoins. Admirée par les assistans qui la connaissent, désirant gagner le voyageur qui ne la connaît pas encore, attendrie peut-être par un verre de bonne bière, la providence de l’inspecteur écoute alors plus facilement les malheureux. Ce sont là les bonnes occasions du poète latin, mollia fandi tempora.

Le pauvre de Crabbe est un être doux et passif, qui dévore ses maux et qui meurt en silence. Il vit plutôt à la campagne que dans les villes. Il n’a garde d’attribuer sa misère aux riches. Vertueux, il bénit la main qui lui fait l’aumône ; vicieux, il cherche à se dérober à l’attention publique ; il est toujours soumis et patient. C’est le poète qui soulève le voile derrière lequel était cachée sa misère, car ce pauvre, habitué à son obscurité, ne demandait pas à en sortir. Il ne fait pas violence aux yeux et à la pitié du public ; c’est la littérature, c’est la société qui s’éprend d’une curiosité singulière pour ces peintures tristes et navrantes. Le pauvre devient le sujet d’une description minutieuse et impassible, qui ne recule devant aucune plaie. Il pose, en quelque sorte sans le savoir, devant un peintre intrépide dans sa fidélité. Par une combinaison imprévue, il devient le héros d’une poésie nouvelle. La menace, l’intimidation, la plainte même n’y est pour rien ; il ne compte pas encore dans les soucis du législateur ; à peine a-t-il une place dans la société, voici qu’on lui en fait une dans la littérature.

Après George Crabbe, la poésie des pauvres entre dans une période nouvelle : c’est le temps du réveil des passions démocratiques, le temps des révoltes sociales. La pauvreté commence à sentir la force matérielle dont elle dispose ; elle s’agite et fait entendre ses premières menaces. Elle descend sur la place publique, et s’y rencontre pour la première fois face à face avec les lois, qu’elle mesure des yeux et qu’elle essaie de combattre. Ses cris et ses chants ne sont pas toujours révolutionnaires ; mais elle a rompu désormais avec sa résignation passive et silencieuse. Ses poètes ne se contentent plus du récit des infortunes et de la description des misères. L’époque descriptive est passée ; l’étude calme et réfléchie n’est plus de saison ; la passion s’est emparée de la poésie des pauvres. Un public nouveau s’est formé pour elle, qui ressent lui-même une partie des souffrances qu’on lui représente. Il ne supporte plus l’excessive prudence, et quiconque ne se passionne pas avec lui est contre lui. La manière contenue et impartiale de Crabbe paraîtrait de l’indifférence. D’ailleurs la progression naturelle des sentimens et des pensées le voulait ainsi. Ce pauvre qu’on avait montré à loisir, et sur lequel le poète avait apitoyé ses contemporains, ne pouvait demeurer longtemps inerte et indifférent. Le bloc de pierre dont l’artiste avait fait une statue pathétique et touchante devait s’animer et descendre du piédestal où on l’avait élevé. Le pauvre prit en quelque façon conscience de lui-même, quand il se vit l’objet de la curiosité publique. À partir de ce moment, la poésie des pauvres parla d’un ton plus animé ; elle tendit de plus en plus à sortir du domaine des abstractions littéraires et à se jeter dans les réalités. Elle intervint dans les débats politiques, ou elle s’adressa plus directement à la passion ; elle fit parler le pauvre, au lieu de le décrire. C’est ainsi que les poètes qui demeuraient étrangers à la politique furent cependant plus passionnés et plus ardens. L’école philosophique et morale se continua, mais en se transformant ; puis, renonçant à raconter et à peindre, elle prêta aux pauvres des plaintes vives et des chansons éloquentes. Elle devint lyrique avec Thomas Hood.

Lorsque les pauvres délibèrent sur la place publique, et même lorsqu’ils se révoltent, tous ne répondent pas à l’appel, beaucoup ne prennent part ni à l’agitation ni au combat ; mais ils voient d’autres s’agiter et lutter, et, quoique, par devoir ou par timidité, ils ne suivent pas cet exemple, ils comprennent que ceux-là défendent leur cause. Ils sont persuadés en même temps que leurs droits s’accroissent de tout le mérite de leur soumission. Aussi serait-il déraisonnable d’exiger que leur plainte ne fût pas plus vive. Il est si naturel, quand les idées de leur temps ont pris un autre cours, qu’ils ne regardent pas leur misère comme nécessaire et fatale, et que d’honnêtes gens, incapables de menacer le riche indifférent, se croient fondés en justice à l’accuser ! Tels étaient les pauvres de Thomas Hood.

Ils étaient en grand nombre, les malheureux qui assistaient aux émeutes sans y figurer, et voyaient passer le désordre sans le grossir. Cette multitude honnête ou craintive s’accroissait encore de ceux qui sortaient découragés des rangs du chartisme. L’armée des pauvres est une redoutable puissance, quand elle a formé ses rangs et aligné ses bataillons ; mais il n’en est pas que le temps ou les revers mettent plus aisément en désarroi : tout engagement malheureux y fait des déserteurs, et une bataille perdue suffit quelquefois à la disperser entièrement. C’est alors le moment décisif ; une société qui veut vivre doit le mettre à profit pour désintéresser ces soldats de la faim, et, se montrant chrétienne par prudence, si ce n’est par vertu, empêcher le ralliement de l’émeute. Telle a été la situation de l’Angleterre dans la déroute du chartisme, et ce sera son honneur de l’avoir comprise ainsi. Thomas Hood a été contemporain de la lutte et de la dispersion du chartisme ; il l’a vu tomber, sinon périr. En soutenant la cause du pauvre, il semble qu’il plaide pour un vaincu ; il s’adresse à la générosité du riche, mais il n’oublie pas d’avertir sa prudence. On dirait un de ces hommes de paix et de charité qui interviennent après les luttes sanglantes, et qui, demeurés étrangers à une querelle qu’ils condamnent, prennent le blessé sous leur protection,

À l’époque où Thomas Hood écrivait, il n’était plus possible de décrire posément et minutieusement des misères qui ne gardaient plus le silence. Aussi ne peut-il parler de ses cliens affamés sans une émotion profonde et communicative. Son imagination va même au-delà du réel, comme pour atteindre à une vérité plus entière. Un idéal de souffrances et de douleurs semble respirer dans ses compositions pathétiques ; on dirait qu’un rêve accablant le poursuit, et le pauvre est comme un cauchemar qui pèse nuit et jour sur sa poitrine. Il est évident qu’il souffre de voir tant de haillons s’agiter à travers toutes les richesses de Londres, la faim et la soif rôder au milieu d’immenses approvisionnemens. Ce contraste douloureux exalte sa pensée ; ce qui est s’augmente de ce qui pourrait être. Hood évoque, de tous ses antres et de tous ses coins obscurs, la pauvreté de Londres ; il en forme un vaste torrent qui passe devant lui, et il met sous nos yeux le fait abstrait du paupérisme, qui croît toujours et se précipite. Il entend ses murmures dans l’air, le bruit de ses millions de pas qui résonnent sur le pavé. Il voit les malades et les estropiés, comme les sains et les robustes, marchant, boitant, rampant, sortir des cours, des allées, des ruelles, torrent balayé par sa propre force, et qui va se jeter dans je ne sais quelle vaste mer inconnue. Ils se lèvent du fond de leurs retraites, comme des âmes sortant de leurs tombeaux, et, pareils aux ressuscités de la vallée de Josaphat, ils marchent vers le jugement dernier de la société. À peine quelques-uns ont-ils la forme humaine, tant ils sont courbés, rabougris, mutilés par le travail ! tant ils sont noirs de fumée, de poussière et d’huile ! Dans cette foule confuse, on aperçoit des familles où les enfans sont soucieux et tristes, comme s’ils n’avaient jamais souri ; on distingue la couturière maigre, pâle et fatiguée, couverte à peine, le tisserand, son livide voisin, l’ouvrier noir et renfrogné, tous les êtres de tous les âges, — hommes, femmes, enfans, — qui vivent et meurent par le travail. Cette foule redoutable marche, marche toujours. On dirait qu’abandonnant navette, aiguille, roue, fournaise, meule, fuseau, dévidoir, fer, acier, le repos même et la chétive pitance, elle se hâte et se pousse vers un but que nul ne voit. Arrête qui pourra ce torrent ! arrête qui pourra cette course haletante, cette force morale irrésistible ! Vaine tentative ! S’il est vrai que tous les hommes sont frères, comment détruire l’invincible impulsion de ces classes déshéritées ? comment nier qu’il y a dans le sang de l’homme une puissance infinie, insurmontable à l’homme, à laquelle on ne résiste pas plus qu’à la vapeur ? Mais où va donc enfin ce courant dont les flots s’accroissent tous les jours ? Où aboutit cette marche aveugle et fatale ? Cette foule qui s’avance cherche la place que lui fera la société. Elle est sortie, elle sort tous les jours des bas-fonds, des vallées obscures de la pauvreté, où on ne l’apercevait pas. Qui peut désormais l’y faire rentrer ? Qui peut même lui dire : « Tu n’iras pas plus loin ? » En attendant, la société lui ouvre des refuges : ce sont des canaux par lesquels elle espère échapper au débordement, c’est un lit nouveau qu’elle creuse à ces eaux sorties de leurs cavités ; mais, comme ce lit est petit, afin qu’il ne se remplisse pas trop vite, on tient l’écluse à moitié fermée, tandis que le torrent de la pauvreté mugit à l’extérieur et frappe à la porte. Cette procession qui épouvante Thomas Hood aboutit au workhouse.

Un trait remarquable du pauvre dans cette période nouvelle, c’est qu’il n’a plus la pudeur de sa pauvreté. Sa vie est livrée à la publicité sans ménagement, elle est exposée toute nue aux yeux du monde ; tout y est sujet à renseignemens, tout y est matière à notoriété. Le pauvre, inscrit au registre de la charité légale, n’a pas d’affaires privées ; amis et ennemis s’appliquent également à l’empêcher de cacher quelque chose : c’est là un des changemens de la condition du pauvre depuis Crabbe. Il est plus secouru, mais il rougit moins ; il reçoit plus de pain, mais il conserve moins le sentiment de son honneur. La loi entre dans les gîtes de ces malheureux pour y fureter partout ; elle enregistre leur table boiteuse et leur chaise défoncée ; la statistique compte les trous de leurs habits ; des hommes d’état font le calcul de leur recette et de leur dépense, jusqu’à des fractions de penny et à des demi-onces de thé. La curiosité, bras dessus bras dessous avec la philanthropie, vient visiter leur âme et leur corps ; elle constate les défauts et les vices de l’une, comme les scrofules et les cancers de l’autre. Ce qu’ils gagnent, ce qu’ils dépensent, ce qu’ils mangent, ce qu’ils boivent, ce qu’ils portent de la tête aux pieds, avec le prix de chaque chose, où ils dorment et combien ils couchent dans un même lit, — tout cela est connu, consigné, imprimé. En sortant de son obscurité, le pauvre a fait banqueroute à sa réputation ; il est comme un homme dont la faillite est déclarée : il n’a plus rien à ménager, et au besoin il saura, sans fausse honte, même avec hauteur, invoquer le bénéfice de la loi.

Enfin le pauvre de Thomas Hood demande du travail, cette source de vie qu’on ménage et qu’on n’improvise pas, cette force qu’il n’est aisé de créer que lorsqu’elle abonde, c’est-à-dire quand elle n’a pas besoin de nous. En invoquant la pitié du riche, il avertit sa prudence ; derrière la prière, il y a bien quelque menace. Si on le refuse, il ne se révoltera pas, mais il se fera braconnier et tuera les daims de sa grâce ; il se fera voleur et dérobera l’argenterie du lord. Il sera coupable ou malade, et il faudra entretenir pour lui un hôpital ou une prison. Ce n’est pas tout : il ne veut pas d’aumône, pas de workhouse ; il veut du travail, c’est le droit au travail qu’il proclame. Le droit au travail ! beau mot, figure brillante à mettre dans un poème, métaphore peu dangereuse, si elle ne sortait pas du domaine de la rhétorique ! Ce n’était d’abord qu’une alliance de mots, une forme de déclamation ; mais c’était le dernier trait qu’on pouvait risquer sans s’écarter du terrain philosophique. Un pas de plus, et l’on était dans la politique et même dans le socialisme. Ici devaient s’arrêter les poètes des pauvres qui ne voulaient ni embrasser un parti, ni marcher sous un drapeau.

II. — école politique. — samuel bamford.

« Ô vous, inutiles enfans d’un inutile métier, hommes des champs, laissez là votre charrue et votre bêche ! Souvenez-vous que Burns et Bloomfleld abandonnèrent les travaux d’un état servile, et, luttant contre les orages, triomphèrent du destin ; pourquoi n’en feriez-vous pas autant ?… Allons, puisque la civilisation daigne éclairer à ce point les enfans de la Bretagne et bénir notre île inspirée, que la poésie envahisse tout, les boutiques de l’ouvrier et la chaumière rustique. Continuez, mélodieux savetiers, à nous enchanter par vos concerts ; fabriquez à la fois une pantoufle et une stance ! Vous serez lus des belles ; vos sonnets plairont sans doute, et peut-être aussi vos souliers. Que les tisserands se vantent de l’enthousiasme pindarique, et que les poèmes des tailleurs soient plus longs que leurs mémoires. Les petits-maîtres, reconnaissans de leurs harmonieux concerts, paieront ponctuellement les vers comme les habits. »

C’est en ces termes que lord Byron accablait les poètes ouvriers. Le goût du public pour les poètes sortis des classes inférieures n’a pas diminué depuis le temps de Childe Harold : ils forment une branche particulière de la littérature nationale. Les Anglais ont, je crois, cette prétention de posséder seuls des poètes qui n’ont pas reçu d’éducation. Sans chercher si nous n’avons pas chez nous des exemples, illustres même, de cette nature d’esprits tout spontanés, aussi purs que l’on voudra de toute empreinte de l’art classique, nous admettons comme possible que ces poètes sans culture, dont on se fait gloire, soient plus nombreux chez nos voisins. D’où leur vient cet avantage ? et comment l’histoire de la littérature anglaise contemporaine a-t-elle inscrit, depuis cinquante ans, tant de noms de paysans et d’ouvriers ? On sait que le peuple anglais est un de ceux qui ont reçu le plus largement le don de la poésie, que la littérature populaire, ballades et chansons, a conservé dans ce pays, non pas plus de vitalité, mais plus d’influence, non pas plus de place, mais une plus haute place que dans tout autre. Elle a laissé des empreintes ineffaçables dans toute la littérature nationale, et l’élément populaire y possède une part qui n’est pas aussi grande chez nous. Cependant il serait difficile d’expliquer le succès des poètes populaires, des poètes des pauvres particulièrement, par des raisons purement littéraires. Évidemment ce succès s’explique par l’intérêt politique. Ce n’est plus le pauvre qui apparaît ici en première ligne, c’est le soldat du parti radical, du socialisme ou du chartisme. À chacun de ces partis correspondent en quelque sorte des groupes, et, si l’on veut, des écoles particulières, dont nous aurons à nous occuper successivement, en commençant par les radicaux.

Si l’on nous demandait d’exprimer en un mot la différence qui sépare les radicaux des chartistes, nous dirions qu’elle consiste dans le rapprochement ou dans la division des classes de la société : les premiers, ne pouvant souffrir les distinctions sociales, espèrent les effacer ou les amoindrir, en s’efforçant de rapprocher les classes entre elles ; les seconds, ne les aimant pas davantage, et voulant les supprimer d’un coup, jettent la haine entre les classes, et mettent l’abîme où il n’y avait qu’un intervalle. Entre les deux partis, il y a une illusion commune : de part et d’autre on croit à une société sans hiérarchie, de part et d’autre on croit que la société doit ou tout au moins peut se passer de classes sociales ; mais dans leur part d’illusion et d’erreur, les radicaux ont beaucoup plus de bon sens et d’esprit pratique : ils comprennent que le meilleur moyen de confondre les classes est de les lier ensemble, qu’une classe qui s’isole trouve toutes les autres réunies contre elle, que les faibles ne peuvent rien par eux-mêmes, et qu’avec le secours de ceux qui sont plus forts ils peuvent tout. En un mot, les radicaux sont des tribuns populaires qui négocient toujours avec les classes moyennes ; ils comptent avec l’opinion publique, ils croient que la raison mène les choses de ce monde. Les chartistes croient au nombre et ne voient que le nombre ; au lieu d’apporter des argumens, ils font défiler des milliers d’hommes. Ils ne discutent pas, ils comptent des suffrages ; ils ne négocient pas, ils jettent des défis, ils font des déclarations de guerre.

Cette différence du radical et du chartiste ne se montre pas seulement dans la politique : elle se révèle dans les œuvres littéraires de l’un ou de l’autre parti, et jusque dans les vers de leurs poètes. Samuel Bamford et Ebenezer Elliott sont demeurés radicaux dans leurs écrits comme dans leur conduite. Le premier a célébré l’union et la réforme, qui réunissaient des hommes de toutes les classes, et le pauvre est cité dans ses vers à titre de réformiste ; le second a été quelque temps l’allié des chartistes, mais il n’était pas des leurs, précisément parce qu’il n’était que leur allié, et il les renia quand il vit que leur alliance était une duperie. Il demanda dans presque tous ses vers le pain à bas prix, mais il le demanda avec une grande partie des classes moyennes, surtout avec les manufacturiers, et le pauvre qui se faisait l’écho d’Elliott était à l’unisson avec les plus riches industriels. Ainsi la pensée de réforme, agressive peut-être, mais en un certain sens conciliatrice, respire dans ces poètes. Le pauvre qu’ils représentent commence à faire fausse voie, mais il appelle des guides à son secours ; il a le tort de se mêler à la politique, mais il ne se confie pas en ses seules forces ; il conserve des alliés et des tuteurs.

Samuel Bamford, peu connu dans notre pays, a eu ses jours de célébrité. Tout le monde a lu, en Angleterre, son livre des Aventures d’un Radical (Passages in the life of a Radical), publié en 1844. Avec le récit de la part qu’il avait prise aux premières luttes du radicalisme, Bamford faisait la leçon aux chartistes d’il y a dix ans. Quelques-uns de ses vers étaient disséminés dans ce recueil de souvenirs ; il a donné tout un volume de poésies. Sa pièce la plus connue est celle qui se trouve dans le roman de Mary Barton. Ouvrier en soierie, Bamford habitait la petite ville de Middleton, près de Manchester. Deux fois arrêté, accusé de haute trahison, acquitté sur ce chef, condamné pour un moindre délit à quinze ou dix-huit mois de prison, Bamford représentera pour nous une certaine époque dans la poésie des pauvres ; nous chercherons dans ses écrits, non pas sa personne, mais les idées d’un temps.

Le mot de classism est de création assez récente et désigne cette distinction des classes si rigoureusement observée en Angleterre. Le classism est donc l’ennemi de tout ce qui est radical, mais c’est un ennemi que l’on combat à armes courtoises ; on espère l’absorber à force de concessions et l’étouffer sous les politesses. On n’y parvient pas aisément. Il s’humanise quelquefois et tend sa main gantée à la main noire et calleuse de l’ouvrier, mais une fois entré dans la place, il relève la tête et reprend son empire. Depuis que des hommes de conditions très diverses se sont rapprochés pour atteindre à un but de réforme politique, des faits nouveaux et curieux se sont produits. On a vu par exemple des lords présenter à la chambre haute des pétitions d’ouvriers, leurs amis politiques. Chose inouie sans doute qu’un homme obscur, mal vêtu, mourant de faim peut-être, qui vient frapper à la porte d’un somptueux hôtel et conférer avec le chef d’une puissante famille ! Ne serait-on pas tenté de croire qu’on approche de quelque nuit anglaise du 4 août, qu’on va voir les lords apporter sur le bureau leurs couronnes de comte et de duc, et qu’on aura beaucoup de peine à les empêcher d’y déposer leurs habits noirs ? Mais regardons-y de plus près, et voyons comment les choses se passent selon Bamford lui-même. Cet ouvrier sans ouvrage, mais non pas sans système politique, ce pauvre qui est plus sûr de lire son journal que de dîner, ne trouve pas sa seigneurie en son hôtel le jour où il s’y présente accompagné au moins d’un baronet. Force lui est d’y retourner seul, car les momens des baronets sont précieux. Il se présente dans un vestibule à un suisse très grand et très gros, portant une livrée toute galonnée d’or, qui, loin de l’admettre dans les appartemens, exprime son regret de voir qu’il est entré dans le vestibule sans permission. Il y a bien dans ce vestibule une belle table avec tout ce qu’il faut pour écrire. L’ouvrier qui présente des pétitions sait écrire : il pourrait tracer quelques lignes, qui, étant portées à sa seigneurie, le feraient introduire ; mais ces plumes et ce papier ne sont pas là pour les hommes de son apparence. L’ouvrier n’a qu’un bureau pour écrire, c’est le cabaret. Il va donc au cabaret rédiger sa note, c’est-à-dire sa supplique. L’homme et la note sont bientôt de retour. Malheureusement on ne vient pas si vite à bout d’un suisse doré jusqu’aux yeux. — Revenez dans vingt minutes ou une demi-heure, vous saurez si vous êtes admis. — Nouvelle attente dans le quartier d’alentour. Il pleut probablement, car il pleut souvent à Londres : nouvelle visite au cabaret, où le vêtement délabré de l’ouvrier se pénètre de l’odeur du tabac. Enfin sa seigneurie est visible : un salut respectueux et un sourire du suisse doré, les portes ouvertes devant lui, le plaisir d’entrer pour la première fois de sa vie dans un salon tendu de soie et d’or, font oublier au pauvre homme les ennuis du solliciteur. Il veut essayer de ces fauteuils magnifiques, tandis qu’il est encore sans témoins ; il s’assied. Il enfonce dans ces riches coussins ; mais il a bientôt honte de ce qu’il a fait. Le voilà debout, croyant se rendre justice ; il passe sa main sur le fauteuil pour mieux effacer la trace de sa hardiesse. Sa seigneurie paraît ; elle est gracieuse et bienveillante ; elle déposera demain la pétition du pauvre. Le lord peut être bon prince avec l’ouvrier ; cet homme-là ne le fera jamais repentir de s’être encanaillé parmi les radicaux. Dès que le classism est sauvé, tout n’est-il pas sauvé ? Nous ne tirons pas cette petite peinture de notre fantaisie ; elle est tout simplement extraite de la vie de Bamford.

Grâce au classism, le riche et le pauvre se peuvent coudoyer impunément dans un meeting ; le lendemain remettra chacun à sa place. Aujourd’hui baronet et ouvrier porteront le même chapeau blanc, insigne du radical ; ils se donneront la main. C’est la politique aujourd’hui qui confond les rangs, c’est la fabrique et le parlement qui fraternisent ; mais la société ne consacre pas ce que tolère la politique. Demain les distances seront rétablies, demain l’ouvrier sera toujours le délégué d’une ville, le baronet sera toujours le membre radical ; mais que le baronet invite à dîner l’ouvrier, l’ouvrier dînera à la cuisine du baronet. Aujourd’hui Samuel Bamford, le tisseur en soierie, figurera dans un meeting ou devant le jury ; il sera sous les verroux d’une prison d’état avec Henri Hunt, chef de parti, grand agitateur, un leader radical. Bamford sera traité d’ami et de frère, on n’aura que des mots affectueux pour ce cher Bamford, on lui demandera des nouvelles de sa femme : l’ouvrier et l’homme politique sont égaux devant l’émeute, devant les juges et devant les verroux ; mais que Bamford se présente chez le tribun en tournée, un jour de conférence avec des personnes bien posées : Henri Hunt ne sera pas visible ; qu’il revienne trois fois à la charge, il sera trois fois repoussé.

Est-ce à dire que le rapprochement des classes soit une fiction, le radicalisme une duperie, et que les poètes des pauvres aient chanté l’union dans le désert ? Le rapprochement existe et l’union s’établit sur son vrai terrain, la politique. En veut-on une preuve ? Il y a trente ans, quand des ouvriers anglais étaient arrêtés pour cause politique, ils ne trouvaient pas de répondans et subissaient la prison préventive. Les prévenus appartenant à la bourgeoisie fournissaient caution ; le tisserand et le tailleur attendaient le jugement sous les verroux. Aujourd’hui les livres sterling s’offrent d’elles-mêmes pour faire ouvrir les portes de la prison, et il n’y a plus pour ainsi dire de détention préventive en matière politique. Qu’importe que le pauvre ne mange qu’à la cuisine du riche, pourvu qu’il y mange ? Le classism se réduit en définitive à la distinction du fin drap et du gros drap, le broad cloth et le narrow cloth ; on n’empêchera pas le gros de jalouser le fin ; la question est de les faire vivre l’un à côté de l’autre, et de leur faire comprendre qu’ils sont nécessaires l’un à l’autre.

On connaît la physionomie du pauvre de Crabbe et de Thomas Hood, soumis et résigné, ou tout au plus plaintif et gémissant. On entrevoit déjà ce que peut être le pauvre introduit par le radicalisme dans la mêlée de la politique, le pauvre de Bamford et d’Elliott. Il s’assemble dans les chapelles obscures ou abandonnées ; il se donne rendez-vous dans une lande ou parmi les bruyères ; il écoute des lectures, fait des discours et chante des vers sur l’air de quelque vieille fanfare. Il vit quelquefois sur le salaire du meeting ou de l’émeute ; le club est son gagne-pain. Quelquefois il exerce une petite industrie apparente, qui couvre ou la mendicité ou la conspiration, peut-être l’une et l’autre à la fois. Ce vieillard qui tient un bâton d’une main, un panier de l’autre, semble parcourir le pays pour vendre quelque chose ; il a des pelotons de laine filée pour les ménagères laborieuses ; il tient des bas et de la bonneterie. Il ne vend presque rien, et pourtant il a des amis partout ; il sait rarement où il soupera le soir, mais il sait qu’il soupera. Ce pauvre nouveau est réformiste et radical, et en cette qualité il signe des pétitions, il use de ses droits de citoyen, tout en faisant des plaisanteries sur la glorieuse constitution. Il acquiert dans l’état une importance qui le flatte ; il est arrêté, accusé de haute trahison, transporté, pendu quelquefois, le plus souvent condamné à quelques mois de prison, d’où, il faut le dire à son honneur, il revient généralement corrigé.

Ce pauvre n’est pas d’abord aussi dangereux qu’on le pourrait croire ; il connaît des lois et une discipline ; il a des amis et par conséquent des tuteurs. Il ne prétend pas tout ordonner par rapport à soi ; il se range lui-même et se place dans une ordonnance plus générale. Il s’élève jusqu’à l’idée de l’union des classes. Les poètes, qu’il écoute et qu’il inspire tour à tour, exaltent son patriotisme et lui enseignent à invoquer la liberté. Les poètes lui rappellent les angoisses de la misère et les tortures de la faim, mais ils y mettent encore quelque pudeur, et s’ils l’égarent dans une fausse direction, du moins ils ne l’avilissent pas. Peut-être, en adressant ces souffreteux, ces affamés à la liberté, ils les séduisent et les trompent ; ils leur font attendre de la liberté plus que la liberté ne peut donner, mais ils respectent leur dignité d’hommes, et ne leur enseignent pas que le droit du citoyen se réduit à un morceau de pain.

« N’avons-nous pas entendu le cri de l’enfant, vu les larmes de la mère, observé ce regard, qui nous disait tristement que le malheur et le besoin étaient là ? Les laisserons-nous pleurer toujours, et leurs plaintes seront-elles toujours vaines ?

« Par le sang de Hampden répandu dans la noble lutte de la liberté, par la tête sanglante du brave Sidney, par tout ce qui est cher dans cette vie, ils ne supplieront pas en vain, ils ne porteront pas plus longtemps la chaîne !

« Âmes de nos courageux pères, voyez cette troupe de frères se donner la main ! Oh ! que jamais, jamais il ne soit dit que nous déshonorons votre lignée ! Si l’Angleterre veut accomplir sa glorieuse entreprise, nous aurons un autre Runnimede[1]. »

Il y a, quoi qu’on fasse, un certain air de noblesse dans cette protestation du pauvre, qui ne demande pas du pain, mais de la liberté. C’est peut-être une illusion ridicule, mais elle est honorable. On aime à voir ce déshérité de la famille sociale n’invoquer d’autre droit que celui de ses aînés, compter assez sur ses forces pour n’avoir besoin que de liberté, se proposer pour exemple ceux qui l’ont précédé dans la carrière, les barons du roi Jean, les héros de la république, les martyrs de la liberté constitutionnelle. Il y a l’affranchissement de l’homme et celui du serf ; l’affranchissement du pauvre ici n’a rien de servile ; ce n’est pas un esclave qui brise ses chaînes et qui est l’ennemi de tout ce qui s’élève au-dessus de lui. Il ne se révolte pas ; il invoque avec des amis, avec des frères plus riches ou plus puissans, une liberté qui leur semble plus digne d’eux. Il chante, avec l’homme des classes moyennes, l’Hymne de l’union :

« Bardes de Bretagne, frappez les cordes de la lyre et chantez l’heureuse union dans des accens enflammés par le patriotisme ; oh ! chantez l’heureuse union. Il n’est pas loin le jour heureux où le malheur, le besoin et la tyrannie seront balayés de notre île. La grande époque de la liberté n’attend qu’une fidèle union. »

L’union porta bonheur aux radicaux ; elle épargna bien des erreurs à tous. Les classes pauvres firent beaucoup moins de fautes sous la conduite de chefs qui leur recommandaient le respect des lois, et leur enseignaient le parti qu’elles en pouvaient tirer. Ce fut un régime de légalité qui porta ses fruits. L’ouvrier, surtout celui du Lancashire, cessa, dans l’opinion publique, d’être un animal immonde et grossier ; Manchester ne passa plus pour être habitée par une population d’ilotes qui ne se lavaient jamais ; on se persuada que tous n’étaient pas des partageurs de propriété, ni des destructeurs d’ordre social. Bamford peut tirer quelque gloire de ce résultat, car il y a beaucoup contribué.

On le voit, si les radicaux ont commis la faute d’entraîner la pauvreté sur le terrain politique et encouru le reproche d’en avoir fait leur instrument, ils ne l’ont pas livrée du moins aux influences corruptrices, aux sociétés secrètes, aux conspirations, aux projets souterrains, aux doctrines funestes, aux utopies séduisantes et menteuses. Le pauvre a joué au citoyen et à l’électeur, mais il a respecté longtemps du moins la légalité ; il a appris à compter sur lui-même ; il n’a pas rompu avec les grandes traditions de son pays, avec les principales vertus de sa race, l’esprit pratique, l’observation de la loi, le respect de soi-même, le besoin de la considération publique. Le pauvre radical, n’ayant pas rompu avec les autres classes comme le chartiste, ne s’est pas mis lui-même au ban de la société ; pour me servir d’un mot anglais, il a conservé sa petite part de respectabilité.

Il ne dissimule pourtant pas sa misère ; mais le cri de sa faim n’est pas une menace contre la société. Il croit encore et il espère ; seulement où a-t-il placé sa foi, et de quelle nature est son espérance ? Il n’attend pas une révolution sociale ; la réparation ne se présente pas à lui sous l’image d’un cataclysme ou d’un incendie qui doit tout dévorer ; il se l’imagine sous les traits d’une conciliation entre les libéraux et les conservateurs. Il n’espère pas tout de la compassion des hommes, il attend quelque chose aussi de leur sagesse et de leur intérêt bien entendu. Il ne se contente pas, comme autrefois, d’invoquer Dieu ; il se met d’abord en règle avec les hommes. Il tire parti de sa position avant de se livrer à la pitié publique, et avant de faire des vœux il commence par voter la réforme et le suffrage universel. Son espérance est sage, mais elle n’est pas la pure vertu chrétienne : elle se compose en grande partie de calculs politiques.

Telle est au fond la pensée de Bamford, même dans cette poésie émouvante et désolée qui a dû à l’auteur de Mary Barton un accroissement de célébrité. « Dieu soit en aide aux pauvres ! » s’écrie-t-il, et c’est un mouvement religieux qui nous touche beaucoup plus qu’une menace. Mais le poète ne se propose pas de reporter vers Dieu la pensée de ceux qui souffrent ; son but réel est de mettre en relief leurs souffrances : c’est beaucoup plus un plaidoyer pour des douleurs humaines qu’une exhortation à la confiance religieuse. C’est un cadre où sont enfermées toutes les variétés, toutes les conditions de la misère, dans le dessein de frapper plus vivement. Dieu soit en aide à la pauvre jeune fille pâle qui tombe de besoin et supporte avec douceur sa pauvreté ! Pauvre fille qui frissonne et tremble ! Sa lèvre est blanche et sa main rougie par le froid ; ses yeux caves sont modestement baissés, tandis que ses cheveux noirs voltigent au souffle du vent ; son sein, mal protégé contre la neige, est glacé, ses pieds sont engourdis dans leur chaussure déchirée. — Dieu te soit en aide, pauvre agneau sans bercail ! À la pauvreté de la jeune fille succède celle de la mère, qui est décrite avec le même sentiment de la réalité, avec le même besoin de produire l’impression utile. Les vagissemens d’un enfant viennent du côté de cette porte cochère : voyez ! il y a une femme, tapie dans ce coin, qui cherche à défendre du froid son enfant. Son vêtement est à peine suffisant, son bonnet est en lambeaux ; un châle usé enveloppe son poupon ; elle supporte ainsi l’impitoyable bise du matin. La pauvre femme a la faim dans les regards, lorsqu’un passant traverse la rue avec un pain tout chaud, et tandis que ce pain qui la tente s’éloigne, elle pleure. Dieu te soit en aide, infortunée ! Oui, Dieu te soit en aide, parce que les hommes t’abandonnent, car telle est la pensée du poète : les hommes ne font rien pour vous, pauvres femmes nées pour être heureuses, pour être belles, et que la pauvreté a flétries ! Dieu vous assiste, tristes et pauvres filles du peuple !

Il y a encore une misère bien douloureuse sur laquelle les hommes ferment les yeux : c’est la misère adolescente, maladie qui ronge les générations avant qu’elles ne fleurissent. Ces pauvres enfans, qui devraient et ne peuvent devenir des hommes, errent affamés par les rues ; sans bas ni souliers à leurs pieds, ils se traînent et vagabondent çà et là, promenant sans but des regards tristes et rêveurs, puis s’arrêtent devant toutes les boutiques où sont exposés en montre des articles de consommation. Ils dévorent, quand ils le peuvent, une croûte moisie devant ces étalages tentateurs, et déchirent à belles dents leur pain dur, quand ils en ont, sans faire état du vent, de la neige et des tempêtes. Dieu vous soit en aide, pauvres enfans ! Dieu soit en aide aussi aux vieillards qui manquent de tout ! car c’est encore là une pauvreté qui a des droits auxquels nous ne songeons pas. Vous avez remarqué ce pauvre vieux tout courbé dont le chapeau rabattu est noué d’un crêpe flétri, et dont le vêtement grisonnant montre la corde ; les vents d’hiver semblent se jouer de sa chevelure blanche, et sa poitrine sans chemise est ouverte à leur souffle. Vous l’avez vu baisser ou détourner timidement son regard pensif, prendre un mouchoir déchiré pour essuyer les larmes qui obscurcissent ses yeux, regarder quelquefois autour de lui, comme s’il voulait chercher un ami. Hélas ! il est abandonné à lui-même !

« Dieu soit en aide aux pauvres qui habitent dans les vallées solitaires ou sur les montagnes éloignées, où poussent le genêt et la bruyère ! Leur histoire est triste à raconter ; mais le monde s’en soucie peu, et il n’aime pas à connaître la peine et le besoin auxquels des hommes sont condamnés. Le métier fatigant les appelle dès le matin ; ils travaillent jusqu’à ce que la nature épuisée succombe au sommeil. Ils goûtent, ils ne dînent pas. La neige, fouettée par le vent, s’amoncèle autour de leur chaumière sans feu, et barricade leur porte, tandis que la tempête de la nuit hurle sa complainte à travers la lande. Faut-il donc qu’ils périssent ainsi, pauvres victimes accablées ? Travail, faim, souffrance, faut-il donc encore supporter tout cela sans espérance ? Non ; Dieu se lèvera quelque jour et viendra en aide aux pauvres ! »

Le sentiment religieux est dans la poésie de Bamford, mais il n’y occupe que la seconde place ; la première appartient à la peinture de la réalité douloureuse. Ce recours vers la Providence divine est une accusation contre les hommes. Le pauvre qu’on renvoie ainsi à Dieu ne s’y trompe pas ; il sait fort bien à qui s’en prendre. Il ne demande pas mieux que de croire que les obstacles à son bien-être sont dans les hommes ; il se persuade d’autant plus facilement que les moyens de l’assurer sont aussi dans les hommes. Ce n’est pas qu’on l’exhorte à se révolter, à devenir lui-même sa providence : si le poète le pensait, il le dirait. Le peuple anglais ne devine pas à demi-mot, il faut lui crier : « Révoltez-vous ! » Le pauvre sait bien que de telles plaintes ne signifient pas révolte, et que répond-il quand on lui dit : « Dieu se lèvera quelque jour et viendra en aide aux pauvres ? » Il répond comme Barton dans le roman que nous avons cité, il répond amen. Quand on lui fait entendre que Dieu lui viendra en aide sous l’image d’une réforme radicale, qu’a-t-il de mieux à faire que de répondre amen ?

III. — ebenezer elliott.

Elliott est déjà connu en France, mais mal connu. En Angleterre même, on s’est longtemps fait de lui une idée assez fausse. Ce nom présentait l’image d’un homme aux passions ardentes comme la forge où il vivait, d’un homme sauvage et dur comme le fer qu’il travaillait. On le croyait violent comme les invectives versifiées de ses Corn-Law Rhymes. Ajoutez qu’il avait reçu de la nature une de ces physionomies dont un œil intelligent peut seul découvrir les beautés. Malheureux les mortels qui avec une telle physionomie sont affligés d’une célébrité ! les dessinateurs vulgaires les vouent pour jamais à la caricature. Le gros nez d’Elliott, ses sourcils tourmentés, ses lèvres fortes, ses cheveux épais, son teint gravé de la petite-vérole, apportaient un fâcheux commentaire à ses vers jacobins, et le faisaient prendre pour une espèce de cannibale. Comme il vivait retiré, il garda longtemps sa réputation de sauvage. Il fallut que des voyageurs moins prévenus que le public vinssent le chercher dans sa retraite, et cependant les préjugés de plus d’un lecteur à son endroit durèrent jusqu’à sa mort. Grâce au silence et à la demi-obscurité qui s’est faite autour de lui après sa période de gloire et d’éclat, peu de personnes ont eu l’occasion de voir de près cet ogre buveur de sang ; on s’en est tenu plus ou moins à l’Ebenezer Elliott des Corn-Law Rhymes et des lithographies. Aujourd’hui l’homme est mieux connu ; sa vie, des fragmens autobiographiques, des morceaux de sa correspondance, ont été donnés, il y a trois ans, par son gendre, M. Watkins, avocat, chartiste et poète lui-même. Dans ce volume, le chartiste se montre peu ; on ne voit pas trop le gendre ; seulement l’avocat et le poète auraient dû s’effacer davantage. Tel qu’il est, le livre de M. Watkins n’en est pas moins utile : il restitue au public la vraie figure d’Elliott. Après avoir donné au lecteur une idée générale de la poésie des pauvres dans le radicalisme, nous pouvons accorder quelques momens à la vie et aux ouvrages de l’auteur des Corn-Law Rhymes. Son histoire ne sera ni un épisode ni une digression, ce sera comme le modèle et le type de la biographie de ces poètes sortis des échoppes et des ateliers.

L’énergie et la patience furent les qualités dominantes d’Elliott. Non-seulement il soutint sur les lois des céréales une lutte pleine de dégoûts et de fatigues, mais sa carrière littéraire fut elle-même un singulier exemple de force et de constance. La renommée se fit attendre vingt ans. Il eut beau travailler, imprimer, tenter la fortune littéraire ; il eut beau provoquer la colère des puissans, s’attaquer un jour à Byron lui-même, irriter le lion afin d’obtenir la faveur d’un coup de griffe : le lion pour lui devenait miséricordieux, et, par une clémence cruelle, le laissait à son obscurité. Elliott, durant vingt ans, fit des poésies beaucoup moins connues que ses barres de fer, jusqu’au jour où le docteur Bowring, poète lui-même, se trouvant de passage à Sheffield, lut par hasard les Corn-Law Rhymes, et y reconnut la présence du dieu. Aussitôt le petit livre, simple brochure de quatre feuilles, passa entre les mains de Wordsworth, de Southey, de quelques critiques, et parvint enfin entre les mains de M. Bulwer, dont un article mit en branle toutes les cloches de la renommée.

Il faut du temps pour tremper les caractères humains, et ces trésors de volonté que nous admirons ne s’amassent qu’à la longue. Cet amour des vers, qui fut si vivace, ne se forma que lentement dans le cœur d’Elliott. Ebenezer, dans son enfance, haïssait les vers. Bien plus, il ne pouvait rien apprendre, et dans sa famille c’était l’enfant le moins intelligent. Son père, fatigué des plaintes des maîtres d’école, le mit en apprentissage, et le jeune Ebenezer dut entrer dans une fonderie. Elliott étudia seul, péniblement ; mais le sillon qu’il creusait était profond. C’était un homme dont l’esprit ne contenait qu’une seule pensée, mais qui était capable de la féconder, grâce à une rare puissance de concentration. Quand on lui reprochait qu’il répétait souvent les mêmes idées et les mêmes mots : « Qu’importe, répondait-il, si ces mots et ces idées sont nécessaires, et si je ne puis en trouver de meilleurs ? » Il avouait naïvement sa pauvreté intellectuelle.

Toute la vie d’Ebenezer fut une lutte industrielle et littéraire : vaincre la pauvreté, forcer le silence de la renommée, ce fut le double but de son existence. Il faut se représenter à Sheffield, dans cette ruche fumeuse et bruyante, le poète marchand de fer travaillant sans relâche à conquérir ce qu’il devait atteindre avec tant de peine. Il vivait dans Gibraltar-Street, au milieu de maisons serrées les unes contre les autres, de noires cheminées, d’êtres humains qui s’agitent. À travers un magasin rempli de fers et d’aciers de toutes les dimensions, où l’on pouvait remarquer un grand Shakspeare en fonte, on parvenait jusqu’à un bureau où, — parmi les barres, les meubles, les ustensiles de fer de toute sorte, entre trois grandes statues de fer représentant, singulier mélange ! Achille, Ajax et Napoléon, — on apercevait, accoudé à une grande table, un petit homme aux yeux bleus, dont l’expression était douce, faible en apparence, mais indiquait un tempérament nerveux. Sorti de cette atmosphère de rouille et de fumée, quand cet homme revêtait un habit noir et une cravate blanche pour aller au prêche ou parler dans un meeting, il déconcertait toutes les suppositions de ceux qui le connaissaient par ses déclamations politiques. Tel était l’auteur des Corn-Law Rhymes. C’est à cette table qu’il a gagné fortune et renommée ; c’est là, durant vingt ans, qu’il écrivit, au milieu des grincemens du fer et des mille bruits d’une ville d’ateliers et de forges, les strophes qui devaient agiter les cœurs de tant de milliers d’artisans, et préparer de longue main la ruine d’une des forteresses de l’aristocratie.

Elliott avait passé par la condition d’ouvrier ; son courage et son énergie l’en avaient tiré de bonne heure, mais il en avait fait une assez longue épreuve pour en connaître les soucis et même les tristes joies. Les dangereux amusemens du cabaret ne lui furent pas inconnus ; heureusement son intelligence trouva le port au moment où elle pouvait faire naufrage. Un heureux hasard lui fit prendre goût à la botanique. Le jeune ouvrier cessa d’aller à la taverne, quand il eut découvert qu’il pouvait s’amuser et s’instruire en calquant sur une vitre des fleurs dessinées. L’amour des fleurs amena à sa suite l’amour de la poésie. Ainsi devait cesser le malentendu qui existait entre le futur poète et les vers. Selon le mot du Corrége, c’est devant une fleur qu’Ebenezer put s’écrier à son tour : « Et moi aussi je suis poète ! » Mais qu’on ne s’y trompe pas, si la poésie est un don, elle est aussi un art et un travail. Il n’est pas plus possible à une intelligence inculte de s’improviser poète qu’il ne l’est à un enfant d’imiter la virilité. Elliott commença par la reproduction pure et simple de ce qu’il voyait. Tels sont, plus ou moins, tous les poètes sortis de sa condition ; ils ne voient ni loin ni de haut. Ils sentent peut-être plus vivement, mais ils ne sentent que la réalité. Elliott ne savait pas idéaliser, il voyait la nature par les yeux du corps, jamais par ceux de l’imagination. Dans une belle fleur et dans un ciel bleu, il voyait la fleur et le ciel, et pas autre chose.

Dans cette ignorance absolue de l’idéal, Elliott devait attendre du dehors, et attendre longtemps, l’influence qui viendrait animer sa verve et donner la vie à sa pensée. Aussi s’égara-t-il bien des années à la recherche de sujets poétiques. Rien n’est plus bizarre et plus vulgaire que le fond de ses premiers essais. C’étaient de purs mélodrames. Son esprit, disions-nous, ne pouvait contenir qu’une pensée ; cette pensée, qui fut celle de toute sa vie, c’est l’abolition des lois sur les céréales. C’était toute sa politique, et il ne fit preuve de talent que le jour où ce fut toute sa poésie. Quand le marchand de fer et le poète n’eurent plus qu’une formule : À bas les corn-laws ! Elliott trouva la veine qu’il devait exploiter. Il y a des hommes qui ne peuvent combattre qu’avec une arme et manier qu’un instrument ; c’est là le secret de leur force. La source d’où ils tirent leurs pensées est étroite, mais elle est profonde, parce qu’ils la creusent incessamment. Le roi Lear, à qui l’ingratitude de ses filles a fait perdre la raison, rencontrant un autre insensé, demande s’il a des filles ingrates. Il ne veut pas croire que ce malheureux soit devenu fou si ce n’est par l’ingratitude de ses filles ; il s’irrite de ce qu’on pense autrement ; il veut que tous les maux viennent de l’ingratitude. Ebenezer Elliott voyait les corn-laws dans tous les maux de sa patrie ; non-seulement les corn-laws faisaient payer cher le pain, mais elles diminuaient la vente, arrêtaient les commandes, abaissaient les salaires, démoralisaient les ouvriers, produisaient les crimes, causaient les incendies, amenaient les révolutions. Un jour, on trouva un homme mort dans les montagnes. « Qui sait, disait-il, si ce n’est pas une victime des corn-laws ? » Quand un homme peut nourrir une idée fixe durant toute la vie, s’il n’est pas fou, il sera capable de faire quelque chose de grand.

Les Corn-Law Rhymes naquirent le jour où le poète et le fondeur, menacés par une crise commerciale, ne firent plus qu’un. Alors Elliott laissa ses épopées et ses romans, et il parla dans ses vers la langue de l’ouvrier. « Si mes écrits, disait-il, sentent l’atelier et le magasin, je n’y puis rien ; la suie est la suie, et celui qui vit dans une cheminée fera bien de prendre l’air quand il le peut, et de courir les champs, même en imagination ; mais nous sommes affligés de maux mille fois pires qu’une atmosphère de suie, nous sommes soumis à la taxe du pain. Notre travail, notre habileté, nos profits, nos espérances, nos vies, les âmes de nos enfans, sont soumis à la taxe du pain. »

De quelque côté que l’on considère cette singulière école des poètes des pauvres, on est étonné des conditions qu’elle fait à la poésie : non-seulement elle la mêle à la politique, mais l’économie politique elle-même ne lui semble pas trop sévère pour lui donner la main. Elliott était un adepte de la science d’Adam Smith ; il ne faisait pas seulement des vers sur les lois des céréales ; il rédigeait des lettres sur le même sujet : c’étaient les lettres de Junius des libres échangistes. Nos lecteurs n’ont pas besoin que nous leur expliquions ici l’intérêt qui s’attachait au rappel des lois sur le blé ni les difficultés presque insurmontables que les adversaires des corn-laws avaient à vaincre. Nous sommes heureux d’avoir été prévenu sur ce point par un homme d’état dont le public respecte la grande autorité et admire le talent. Ce n’était pas seulement la puissance des premières maisons territoriales qu’il fallait forcer, toute l’aristocratie d’Angleterre qu’il fallait amener à signer la dépréciation de ses métairies et de ses domaines : l’agriculture était en question, c’est-à-dire l’Angleterre elle-même, tous ses souvenirs, toute son histoire ; l’Angleterre des Bretons et des Saxons, l’Angleterre de Chatam et de Pitt, l’Angleterre agricole qui avait perdu l’Amérique, mais qui avait soutenu quinze ans la guerre contre Napoléon ; l’Angleterre qui ne voulait pas devenir une grande usine, mais qui voulait conserver quelques-unes de ces riches campagnes qu’elle cultive si bien et de ces vertes prairies qu’elle aime tant.

Ceci nous ramène à la question littéraire. De même que l’intérêt des ouvriers était en présence de l’Angleterre agricole, cette poésie politique qui s’introduisait d’une manière si imprévue était en contraste complet avec la poésie de la vie champêtre, si féconde en Angleterre. Il y a dans le poème de l’Excursion, de Wordsworth, une belle page sur les solitudes de la campagne, qui perdent sans cesse du terrain et reculent devant des villages devenus en vingt ans des villes immenses. Toutes les richesses que représentent ces maisons accumulées, ces grandes fabriques, ces fourneaux qui ne s’éteignent jamais, ne rassurent pas le poète philosophe, le fils de la vieille Angleterre des comtés ; une inquiétude confuse qui se glisse dans son cœur lui inspire des vers qui peuvent être mis au rang de ses meilleurs. Nous avons dans les poètes des pauvres la contrepartie de ces méditations champêtres et solitaires : c’est la poésie de Sheffield et de Manchester opposée à celle des lacs.

Elliott doit presque toute sa réputation à son poème du Ranter et aux Corn-Law Rhymes. Le premier est un sermon en vers ; il est tout rempli des sentimens d’un christianisme radical. La composition n’en est pas assez remarquable pour qu’il soit nécessaire de s’y arrêter. Quant aux Corn-Law Rhymes, on suppose bien sans doute que des chansons politiques perdent beaucoup de leur intérêt quand les temps sont changés. Aujourd’hui que le blé entre librement dans les ports d’Angleterre, les poésies d’Elliott sont devenues des refrains de l’ancien régime, et le vote des chambres qui abolit les lois des céréales abolit en quelque sorte du même coup les chansons d’Elliott.

Toutefois, si l’objet politique des Corn-Law Rhymes n’a plus le même intérêt, ce qui en a toujours, ce qui doit survivre aux débats dont elles furent un épisode, c’est l’image de la pauvreté dont le poète s’était fait l’avocat. Comme œuvre de circonstance, les poésies d’Elliott doivent vieillir ; comme témoignage de souffrances, de courage, de passions politiques, comme expression d’un certain état social, elles vivent encore, et il est bon d’y revenir. La vie et les œuvres d’Elliott n’auraient pas beaucoup de sens pour nous, si l’on n’y trouvait un certain pauvre dont quelques traits sont déjà dans Bamford, mais qui est ici plus complet, plus vivant, plus agissant.

Elliott a ceci de particulier, qu’il oppose sans cesse à la peinture de la pauvreté l’image d’une certaine richesse dont il est l’ennemi. Ce n’est pas toute espèce de fortune et d’opulence qui est en butte à ses attaques, et il ne s’agit pas ici simplement de la haine du pauvre contre le riche. Le pauvre d’Elliott n’en veut qu’à la propriété territoriale, qui s’enrichit de la taxe sur le blé. Ôtez la taxe, vous ôtez son grief ou tout au moins son prétexte. Ce pauvre est un ouvrier des villes manufacturières, qui salue son maître quand la manufacture ne chôme pas, et qu’il n’y a pas de grève. Il lui permet une voiture commode, il pardonne même à son fils le phaéton qui l’entraîne au galop à travers une rue populeuse ; mais ce qu’il ne pardonne pas, c’est la voiture à quatre chevaux, coach-and-four, du baronet, du propriétaire de campagne. On peut voir une scène de rue fort animée dans le Village Patriarch, où le contraste de la pauvreté citadine et de la richesse en biens-fonds est vivement peint. Le malheureux cul-de-jatte rampe le long du mur, l’artisan sans ressources rôde autour de la taverne de bas étage ; les rejetons de la mendicité jurent après leur père, ou poussent des cris pour que leur mère leur cède son verre de genièvre ; le tisserand affamé, avec ses trois enfans, chante des hymnes pour avoir du pain ; le soldat qui n’a plus de jambes, traîné dans sa petite charrette par un chien, demande l’aumône, tandis que le voleur se sauve avec une tranche de viande qu’il a dérobée au boucher. Cependant le propriétaire, soutenu par l’état, landed pauper, dans sa voiture à quatre chevaux, regarde avec mépris la foule qui maudit sa puissance ; son cocher ricane, et sa femme de chambre regarde avec mépris les pauvres ouvriers qui paient la taxe du pain.

Ce pauvre, ennemi si déclaré des corn-laws, a la fierté de l’ouvrier des manufactures ; il méprise l’Irlandais et même le paysan anglais qui combattent entre eux pour des pommes de terre. Aristocrate de l’indigence, il ne plie pas facilement devant ce qu’il appelle la rapine privilégiée. Il sera le dernier à embrasser le métier du paupérisme, pauper’s trade ; il ne veut ni le salaire du workhouse, ni la ressource affreuse de l’exil ; il ne renoncera jamais à son morceau de bœuf ni à sa pinte d’ale ; en d’autres termes, c’est la pauvreté ouvrière et la misère des villes. Ce pauvre est fier de sa ville enfumée ; il sent confusément que la manufacture est sa forteresse. Une ville d’usines et de forges est à ses yeux le rempart de son indépendance, parce qu’elle contient des milliers d’ouvriers intelligens, soldats redoutables de la réforme. Il aime cette vaste colonne de fumée qui s’élève au-dessus d’elle, et que son poète nomme le drapeau de la liberté : drapeau sinistre, drapeau noir, mais qui devient une colonne de feu pendant la nuit, et rappelle à son imagination la colonne qui dirigeait le peuple de Dieu dans le désert.

Le sentiment religieux n’est pas effacé de son cœur, il est dissident, peu attaché même à quelque secte que ce soit ; mais il aime la Bible de ses pères. Ce reste de culte, qui survit dans les fourmilières industrielles, est indiqué d’une manière touchante dans le morceau suivant.

« Il est des chagrins qui pourraient ébranler l’âme la plus forte, et les miens sont de ce nombre. Mon cerveau est brûlant ; mais ils se trompent, ceux qui me croient folle. Mon père est mort, ma mère est morte, et nous étions quatre pauvres orphelins. Mon frère John travailla à l’excès, et s’efforça de nous sourire à Jane et à moi ; mais le travail devint rare, et le pain bien cher, et le salaire diminua en même temps, car des tribus d’Irlandais vinrent sous-enchérir pour faire notre ouvrage à moitié prix. Cependant il luttait toujours, épuisé, les joues creuses, afin de sauver Jane, pauvre phthisique, d’une mort prématurée. Enfin il la rejoignit dans la tombe. Je pris sa main humide dans ma main, et je l’embrassai jusqu’à ce qu’il se fût endormi pour toujours. Oh ! je vois encore son regard mourant ! Il essaya de sourire, et pleura ! J’achetai son cercueil avec mon lit ; ma robe servit à payer pour lui un peu de terre et de prières. J’ai engagé l’anneau de ma mère pour avoir du pain,… j’ai engagé la chaise de mon père… Il me resterait ma Bible à vendre… je ne la vendrai pas ; cependant les paroles manquent pour dire ce que je souffre ; je ne trouve pas même une miette de pain. »

Cette pauvre fille qui souffre de la faim et qui ne vend pas sa Bible n’a-t-elle pas inspiré à Mme  Gaskell sa Bessy du roman de North and South[2] ? Bessy a sa Bible, qu’elle aime, et qui la console ; elle aussi a le cerveau brûlant, et quelques-uns la prennent pour folle : elle a des visions, elle voit des cités de Dieu et des Jérusalem triomphantes. Il y a toujours de ces femmes pieuses et douces au milieu de ces ouvriers aigris qui murmurent ou qui conspirent. Nous cherchons l’esprit d’une école plutôt que nous ne pesons la valeur de quelques poèmes ; la célébrité d’Elliott justifie cependant assez l’importance que nous lui accordons, sans qu’il soit nécessaire de surfaire son mérite. Nous voulons tirer du Ranter un seul passage dont le sujet est caractéristique ; c’est le libre-échange mis en vers.

« Regardez les nuages, les rivières, la terre, le ciel ; voyez ! tout est échange et harmonie. Qu’est devenue la riche draperie de couleur d’ambre dont les plis entouraient l’orbe du soleil hier matin ? Voyez, elle s’est confondue maintenant avec les ondes bleues du Rivelin pour alimenter la mer qui alimente tout à son tour ! Tout cet or fondu a perdu ses couleurs et coule avec le froid cristal du Loxley[3]. Pour allumer l’étincelle de la beauté dans l’arbre et dans la fleur, pour éveiller à la vie du printemps la montagne, la plaine et la vallée, le nuage est en çommerce avec la rivière ; l’échange, c’est le pouvoir et la force. Mais si les nuées, les arbres, les vents dédaignaient leur harmonieuse correspondance, ni la rosée, ni la pluie ne donneraient aux montagnes leur couronne de forêts ; un air étouffant ternirait l’éclat des fleurs de bruyère sur le Kinderscout ; on ne verrait pas la verdure pourprée s’adoucir au regard sur le Don vers le soir ; la vallée au-dessous, triste comme la tombe, ne serait pas réveillée par la chute de la rivière. »

Les Corn-Law Rhymes sont des prières courtes, des chansons ou des épigrammes dans toutes les mesures et dans tous les styles, aussi bien faites pour être lues et déclamées que pour être chantées. L’auteur y met sa pensée sous une forme rapide et concise ; souvent c’est la pensée d’un autre dont il s’empare. Toutes les fois qu’un publiciste, un orateur radical a lancé quelque trait dont il puisse grossir son carquois, il aiguise cette flèche ; il y ajoute le tranchant du vers et la légèreté de la chanson. C’est ainsi qu’il se contente en beaucoup d’endroits de versifier les maximes d’un écrivain du libre-échange, député célèbre parmi les radicaux, le colonel Thompson. Eliiott, vrai poète ouvrier, fait arme de tout ; il s’attaque à tous ceux qui lui paraissent, de loin ou de près, faire obstacle an bon marché du pain. Il mord à droite et à gauche, sans y regarder de trop près. Il ne souffre aucun tempérament : « Que la prière soit muette, s’écrie-t-il, quand la charité est sourde ! » Sa muse a l’emportement d’un malheureux famélique. Eliiott manque absolument de ce qui n’abandonne jamais Thomas Hood, le don merveilleux et si rare de la grâce. Qui peut se souvenir du Chant de la Chemise sans attendrissement ? Dans cette misérable couturière, glacée, affamée, d’une maigreur hideuse, couverte de haillons, il y a pourtant je ne sais quelle grâce. Ah ! c’est que Thomas Hood connaissait la Niobé d’Homère, et voilà ce qui fait le désavantage de nos poètes sans éducation ; mais, hélas ! les poètes politiques de cette famille ont bien autre chose à faire qu’à lire Homère. Il faut que leurs feuilles hâtives courent dans les manufactures, il faut que leur vers trouve une entrée dans ces oreilles endurcies par le grincement des roues et par le bruit des machines à vapeur. La colère, la haine et la faim sont ici plus efficaces que la grâce. Voici un échantillon des ardentes invectives du poète du pain à bon marché. Les paroles, dans le texte, se chantent sur l’air de l’un des chants les plus célèbres de Robert Burns :

« D’autres marchent à l’avant-garde de la liberté ; ne peux-tu pas ce que d’autres peuvent ? Toi, un Breton ! toi, un homme ? Que sont donc les vers de terre si tu appartiens à l’humanité ?

« Sourd aux sifflets et aux gémissemens, veux-tu engendrer des esclaves blancs pour tous les climats ? Contrains ce voleur de se nourrir lui-même ; alors proclame-toi un homme.

« De chétifs tyrans feront-ils savoir à des hommes libres quand ils pourront acheter et vendre ? Loin de toi les lâches pensées ! Dis aux mécréans les noms qu’ils méritent.

« Veux-tu ramper à terre sous les menaces de tes ennemis ? N’as-tu pas reçu une âme à ta naissance ? Les chiens mangent, sont fouettés et hurlent, et toi, chien, tu meurs de faim et tu es fouetté !

« Veux-tu donc encore nourrir des coquins entretenus dans des palais ? Tes fils seront-ils les esclaves de traîtres ? Reposeront-ils dans la fosse du workhouse ? Travailleront-ils pour gagner la paie de la paroisse ?

« Pourquoi aimer ? pourquoi te marier ? pourquoi prendre Marie pour ta fiancée ? Faudra-t-il, en mourant, qu’elle maudisse ton lit ? Non, tyrans ; non, par le ciel ! »

Les libertés varient selon les pays ; il faut que les libertés anglaises aient le tempérament bien robuste pour résister à de tels excès. Ce qui nous étonne ici, ce n’est pas la violence de ces chants : les paroles ne sont que du vent ; elles n’ont de force que lorsqu’elles trouvent un point d’appui ; mais conçoit-on que ces refrains séditieux aient été répétés par des milliers de voix sans émouvoir d’autres tempêtes que celles des cris et des grognemens ? Conçoit-on qu’il les fallut chanter quinze ans pour qu’ils produisissent quelque chose ?

On a remarqué sans doute cette aménité à l’adresse des riches, ces coquins entretenus dans des palais. C’est là un des lieux-communs d’Elliott, c’est son injure de prédilection ; elle exprime d’un mot tous ses griefs ; elle rappelle d’un seul coup les intérêts qui attachent les grands propriétaires aux lois sur les céréales. Le blé est arrêté dans les ports afin que les récoltes des ducs se vendent bien ; le pain est cher afin que les marquis conservent de gros revenus. Riches à la charge de l’état, opulens par la charité publique, ils forment ce qu’Elliott appelle un paupérisme d’un genre nouveau. Vivant sur une taxe particulière, ils sont des pauvres d’une nouvelle espèce, pour lesquels la langue anglaise a le mot de paupers, qui ne désigne que les pauvres reconnus, les pauvres officiels, ceux de la statistique et de la taxe. Ce mot manque à notre langue ; puisse-t-elle rester longtemps dans cette heureuse pénurie ! Cependant la muse des Corn-Law Rhymes n’est pas toujours celle de l’insulte, et tous ses vers ne sont pas écrits avec du fiel. Voici, par exemple, la Prière du Jacobin, qui respire des sentimens chrétiens que le titre ne promet pas.

« Venge le pauvre dépouillé, ô Seigneur ! mais non par le feu, ni par l’épée, ni par la mort dont périrent les victimes de Peterloo, écrasées au sabot des chevaux par une lâche tyrannie. Venge nos haillons, nos chaînes, nos soupirs, la famine qui est dans les yeux de nos enfans ! Châtie les sauterelles de la Grande-Bretagne, mais non par l’épée, ni par le feu ! Seigneur, qu’ils ressentent tout le poids de ta colère ; châtie-les, Seigneur, avec le fouet de la pauvreté ! Alors, le froid dans l’âme et glacés comme la poussière du cercueil, que leurs cœurs desséchés et mourans d’angoisse n’aient d’autre refuge que dans la pitié outragée par eux, et qu’ils trouvent cette pitié qu’ils refusent aux autres ! »

Après les Corn-Law Rhymes, l’ardeur d’Ebenezer Elliott se calma peu à peu ; la politique se retira par degrés de ses poésies. En quittant son magasin de fer, il se laissa gagner aux enchantemens de la campagne, et fit à son tour des méditations et de la pastorale. Une crise commerciale, en lui faisant perdre un tiers de ce qu’il possédait, l’avait averti de se retirer pour conserver le reste. Cette perte, sensible pour le père de sept enfans, inspira la vengeance au poète et la prudence au négociant. Le poète publia ses poésies politiques, le négociant chercha une maison de campagne. Ebenezer laissait au cœur de l’ennemi des traits lancés d’une main sûre ; il lui léguait les Corn-Law Rhymes, qui devaient l’abattre un jour.

Il y a dans Elliott deux poètes : l’un qui s’adresse au pays tout entier et maudit des lois dont l’effet est ressenti par tout ce qui est pauvre, l’autre qui s’attache à des peintures plus particulières, celles de la souffrance dans les contrées industrielles où il vit, et qui prête son imagination et son éloquence à la pauvreté de sa ville et de son canton. Le premier pour nous efface entièrement le second ; mais ce dernier a laissé une page qui doit tenir sa place dans l’ensemble que nous cherchons à construire. Ces ouvriers faiseurs de livres et de vers se décrivent eux-mêmes en quelque sorte, et chaque industrie a son portrait, chaque métier a son texte classique. Nous citerons pour exemple ce profil de l’émouleur de Sheffield que trace Elliott dans le Village Patriarch. Disons d’abord que les environs de Sheffield sont remplis de petits cours d’eau où l’on voit des moulins destinés à faire tourner des meules pour la coutellerie, mais qui sont abandonnés et tombent en ruines. Depuis que la vapeur a remplacé les moulins, les fabriques sont à l’intérieur de la ville ; on les reconnaît à la couche de poussière brune sortie de leurs fenêtres, et qui se dépose de tous côtés sur les murs. Cette poussière est celle que le fer enlève à la meule en s’aiguisant ; elle est mortelle à l’ouvrier. Dans le rapport d’une commission d’enquête sur la condition des ouvriers des mines et des manufactures en 1841, il est établi que les repasseurs de couteaux de table atteignent rarement l’âge de quarante-cinq ans ; les émouleurs de fourchettes ne dépassent pas celui de trente-cinq. La première de ces opérations se fait avec une meule arrosée d’eau, la seconde se fait à sec. L’émouleur commence à quatorze ans ce métier fatal. Il succède à son père sur le billot de bois, grinding-horse, en face de la meule ; il pose l’acier sur la pierre emportée par la vapeur, et soulève des bouquets d’étincelles, en même temps que des flots d’une pesante poussière, au milieu desquels il respire la mort. À vingt ans, il est asthmatique et commence à marcher rapidement vers le tombeau. On a imaginé d’adapter à la meule des tuyaux pour conduire cette poussière, mais l’ouvrier ne peut souffrir qu’on le sauve ; il arrache, il foule aux pieds l’appareil préservateur ; il craint que le métier, devenu moins périlleux, n’attire plus de monde et ne diminue le salaire ; il aime mieux qu’il soit mortel et bien payé. Ce qu’il y a de plus lamentable, c’est que le père de famille sobre et laborieux est le plus vite emporté. L’ouvrier qui boit vit plus longtemps, parce qu’il est moins souvent à l’ouvrage. La débauche est pour ces malheureux un moyen de conservation. Voici maintenant le texte d’Elliott :

« Là est rémouleur à la pénible respiration ; il est là, toussant, penché sur son travail mortel. Né pour mourir jeune, il ne craint ni aucun homme ni la mort. Se riant de l’avenir, il dépense tout ce qu’il gagne : la débauche et la querelle sont ses amis de cœur. Il joue le tory et le sultan. Malheur au traître qui ose désobéir au dey gagne-petit ! Le dégât qu’il fait montre les effets de sa colère. Une foule de boutades de grand seigneur, boutades de nuit et de jour, illustrent glorieusement sa puissance, qui ne connaît pas de loi. Voilà ses erreurs : n’a-t-il pas des vertus ? C’est un vaurien, mais il n’est pas inscrit à la taxe des pauvres. Il sait fort bien ce que peuvent des hommes qui s’associent, il sait maintenir son droit : il est libre, et, le défi dans ses yeux, il déconcerte le monopole. Cependant Abraham et Elliot[4] s’efforcent avec leur science de prolonger sur ses joues l’éclat de la santé. Il ne veut pas vivre ! il semble pressé de gagner l’asile inviolable de la tombe, et, vieillard à trente-deux ans, il succombe ! »

Ebenezer Elliott finit par devenir tout à fait campagnard, il quitta les environs de Sheffield pour un paysage où il ne voyait plus que des fermes, des cultures et des champs de ce blé indigène auquel il avait fait une si rude guerre. Il se bâtit une maison, un cottage. Le cottage est l’alpha et l’oméga des poètes anglais ; quand ils ne commencent pas par là, c’est par là du moins qu’ils finissent. Dans les Corn-Law Rhymes, il y a une prière du poète qui faisait pressentir qu’il chercherait un jour le repos des champs et la solitude. Il demandait une tombe dans une silencieuse campagne et priait le rouge-gorge d’y venir chanter quelquefois. Par une touchante coïncidence, le rouge-gorge vint chanter à sa fenêtre, quand il était sur son lit de mort, et les derniers vers du poète ouvrier furent adressés à son oiseau favori. On ne peut imaginer pour un poète une fin plus douce ni plus pastorale.

La Vie d’Ebenezer Elliott était dédiée par M. Watkins à sir Robert Peel ; mais ce grand homme d’état mourut au moment même où il allait recevoir cet hommage. Celui qui prépara de longue main la suppression des lois sur le blé fut suivi de près dans la tombe par celui qui l’accomplit. On évaluait récemment à deux cent cinquante mille le nombre de pages que la ligue pour la suppression des lois sur les céréales avait fait éclore, en promettant un prix au meilleur livre touchant cette matière. Les Corn-Law Rhymes, bien antérieures à cet appel, ont fait toutes seules beaucoup plus pour la cause du pain à bon marché que le quart de million de pages qui furent imprimées depuis. Elliott forma dans Sheffield la première association contre la taxe du pain, Antibread-tax Society. Comme elle n’était composée que d’ouvriers, toute la peine et tous les soins étaient pour lui. Le torrent qui devait emporter les lois sur les céréales n’était alors qu’un ruisseau. Après avoir coulé quelque temps dans son propre lit, ce ruisseau se mêla à d’autres courans. Elliott, avec son bagage d’idées économiques et de chansons, passa du côté de la ligue qui travaillait à la réforme parlementaire ; mais on sait que cette réforme, objet d’espérances et de craintes également immodérées, trompa un peu tout le monde : Elliott ne fit pas exception à la loi générale, et le mouvement politique de la ligue le jeta de côté avec son libre-échange du blé. Il ne se laissa pas abattre ; ramassant les débris de son naufrage, il recommença ses assemblées sous un autre nom, Anti-Corn-Law Association, publia ses Corn-Law Rhymes au moment où il se trouvait le plus abandonné à lui-même, et attendit qu’un autre mouvement dans le pays lui permît de relever son drapeau. Cette agitation nouvelle, qui le trouva tout prêt, mais qui le devait tromper encore, c’était le chartisme.

Ebenezer Elliott n’était pas chartiste : il fut simplement un partisan du pain à bon marché. Il se distinguait des radicaux, comme un médecin entêté d’une panacée universelle se distingue des autres médecins. Celui-ci, par exemple, croit à la puissance illimitée de l’eau. Prenez son remède, buvez de l’eau, vous guérirez de toutes les maladies. Les autres ne méprisent pas ce moyen, ils le réclament, ils l’imposent, mais ils ne croient pas que l’eau soit toute la médecine. Elliott était le médecin à la panacée universelle. Les radicaux demandaient comme lui le rappel des lois des céréales, mais « gardez-vous, disaient-ils, de trop compter sur ce moyen ; c’est un remède qui ne guérit qu’une maladie, et quand on l’emploie seul, il arrive bientôt un temps où il ne la guérit même plus. L’industrie s’est tramportée de notre temps des comtés où la vie était chère dans ceux où elle était à vil prix. Elle a fait comme les familles nombreuses qui émigrent à la recherche du bon marché. Maintenant elle occupe le Lancashire et le West-Riding, où elle a fait monter toutes les denrées. Nous pouvons rappeler aujourd’hui les lois des céréales, mais si nous ne voyons pas plus loin, que ferons-nous quand l’industrie émigrera sur le continent ? — À chaque jour suffit sa peine, répondait Elliott aux radicaux ; contentez-vous du rappel des corn-laws. »

Elliott s’éloignait encore plus des chartistes. Ceux-ci, à la vérité, étaient aussi des médecins ; mais plus intrépides que les précédens, qui déclaraient la société bien malade, ils se montraient déterminés à la guérir, même par le fer et par le feu. Elliott s’entendit d’abord avec eux. Les guérisseurs du corps social s’entendent toujours tant qu’il s’agit de constater des maladies dans le patient. Elliott parla dans les réunions chartistes, il siégea même quelquefois au bureau ; l’union et la concorde étaient d’abord édifiantes. Parmi les bannières que l’on déploya dans un meeting de Birmingham, on en remarquait une où étaient représentés trois pains taxés au même prix ; le premier était un pain anglais tout petit, le second un pain français de raisonnables dimensions, le troisième un pain russe d’une grosseur triomphale. On lisait cette légende au-dessous : Effets des lois sur les céréales. Mais quand les docteurs de médecine sociale ont achevé de consulter, quand ils veulent commencer d’agir, la discorde se met de la partie. Ce que voulaient Elliott et les chartistes, une partie des classes moyennes le voulait aussi, et quand les chartistes virent les classes moyennes le vouloir, ils ne le voulurent plus. C’est ici que les principes différens de l’école chartiste et de l’école radicale se trahirent. Les classes moyennes, émues par le mouvement chartiste, avaient cherché dans cette agitation quelque idée raisonnable ; elles s’étaient rattachées à la mesure pratique du rappel des lois sur les céréales. Les fabricans chantèrent les Corn-Law Rhymes avec leurs ouvriers. Les vers d’Elliott avaient le même sort que ceux de Bamford ; ils unissaient à leur tour des classes sociales au lieu de les diviser. De leur côté, les chartistes, fidèles à leur esprit de séparation, prirent en dégoût ce que les bourgeois demandaient comme eux. « Les fabricans, disaient-ils, ne demandent le rappel des corn-laws que pour faire pièce aux propriétaires, ils sont généreux avec la bourse de leurs rivaux ; c’est le coton qui dépouille le blé pour nous faire l’aumône. Nous ne serons pas ses dupes, nous ne lui prêterons pas nos bras pour faire ce beau coup ; nous ne voulons pas de son hypocrite bienfait, timeo Danaos. » C’est ainsi que la haine du coton et de ce qu’on appelle la cotonocratie brouilla le parti chartiste avec Ebenezer Elliott et les Corn-Law Rhymes. On dressa autel contre autel. Les chartistes sifflèrent le pain à bon marché dans les meetings ; mais c’étaient les insultes du soldat romain sur le passage des triomphateurs.

EHiott a fait une sorte d’hymne sur la liberté de la presse ; il la compare à la lumière créée par la parole de Dieu. La confiance dans la presse est un dernier trait de ces ouvriers pour qui le fondeur de Sheffield écrivait, et qui répétaient ses chants en chœur. Le pauvre ne conspire pas, lorsqu’il croit à la puissance de la publicité ; il ne fait pas d’appel à la force, mais à la raison et à la pitié. Dieu dit : « Que la lumière soit ! » Aussitôt l’ordre et la beauté paraissent dans le monde. Les mers et les montagnes tressaillent et s’écrient : « Il fait jour ! » Les fleurs se couvrent de leurs vives nuances, le blé pousse dans le sillon, les oiseaux fendent l’air, le ciel est pur et brillant, tout rit dans la nature. Le poète et ses disciples saluent la presse comme la lumière nouvelle :

« Une sainte lumière pénètre dans nos âmes ; le mal et la corruption sentiront sa puissance.

« Par la terre, par le ciel et l’enfer ! le linceul des âmes est déchiré. L’intelligence, la seule intelligence, voilà la lumière et l’espérance, voilà la force et la vie ! La nuit des esprits, la nuit la plus ténébreuse de toutes, est dissipée !

« La presse ! toutes les régions chanteront la presse ! Nous apportons la presse !… Pâle indigence ! travail douloureux ! regardez, nous portons la seconde arche, la presse ! la presse ! la presse ! »

Faire la part de l’illusion dans cet excès d’espérance nous mènerait trop loin. Il n’est pas nécessaire non plus d’insister pour montrer que la confiance du pauvre dans la presse exclut les surprises de la force et même les tentatives révolutionnaires. En cessant de compter sur la presse, il sortirait des limites du radicalisme. Cet enthousiasme pour une liberté abstraite nous a cependant paru caractéristique. Il n’y a peut-être que le pauvre anglais qui compte sérieusement sur la presse pour améliorer sa condition, et cette conviction est une de celles qui l’honorent le plus. C’est appuyée sur elle qu’a grandi la poésie des pauvres depuis Crabbe jusqu’à Elliott, et, pour avoir fait appel à d’autres armes, le chartisme me semble beaucoup moins généreux, et j’ajouterai moins anglais.

L. Étienne.
  1. Runnymead, village près de Windsor, rendez-vous de chasse, où les barons anglais forcèrent le roi Jean à signer la grande charte.
  2. Voyez sur le roman de North and South, la Revue du 1er octobre 1855.
  3. Le Rivelin, le Loxley, plus bas le Don, sont des rivières des environs de Sheffield.
  4. M. Elliot, qui n’est pas le poète, inventa le tuyau préservateur ; M. Abraham le perfectionna.