Les Poètes contemporains - La poésie intime

Les Poètes contemporains - La poésie intime
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 10 (p. 684-697).
POETES CONTEMPORAINS

LA POESIE INTIME


I

Il y a des générations privilégiées entre toutes, à qui cette fortune est donnée, si l’on peut s’exprimer ainsi, de vivre et de se mouvoir dans la poésie comme dans leur élément naturel ; heureux le poète qui naît et qui chante alors ! C’est l’âme de toute une race qui passe dans ses vers ; c’est le rêve de tout un âge d’histoire qui prend corps et s’anime dans l’épopée d’Homère ou dans le drame de Shakspeare. Moins naïves déjà, moins naïvement abandonnées au hasard changeant de leurs impressions, mais non pas cependant moins heureuses, d’autres générations ont fait de la poésie le délassement de l’œuvre monotone de la vie, le charme de l’existence : ni les Sophocle, ni les Virgile, ni les Racine n’ont à se plaindre d’avoir vécu de leur temps ; pratiquant la liberté sous la règle, ils ont atteint le plus haut point de l’art, la perfection dans la mesure. Il est enfin des générations malheureuses, déshéritées avant même que de naître, plus sûres en quelque sorte de la souffrance que de la vie, pour qui la poésie n’est et ne peut plus être, comme on l’a si bien dit, « qu’une maladie pénétrante, subtile, une affliction plutôt qu’un don, une rosée amère à des tempes douloureuses[1]. » Elles ont vu le souffle du scepticisme dessécher jusque dans ses racines la foi robuste des vieux âges : illusions et croyances, elles ont tout vu se flétrir autour d’elles et tomber. Alors elles se sont repliées sur elles-mêmes, et, comme un homme né pour l’action, si le sort lui refuse l’occasion propice, et que les circonstances lui lient les mains, se réfugie du spectacle des choses contemporaines dans la froide et immobile contemplation de l’histoire, ainsi les poètes, se désintéressant de l’œuvre commune et du combat de la vie, ramenés en eux, n’ont plus demandé qu’à l’inspiration solitaire ce qu’en des temps meilleurs ils empruntaient de flamme au foyer des inspirations généreuses et de l’universel idéal. De là, dans le siècle où nous sommes, la prédominance de la poésie lyrique ; de là, depuis quelques années déjà, cette forme presque nouvelle que nous lui voyons revêtir et qu’on peut appeler du nom de poésie intime.

Ce n’est pas sans doute qu’on n’ait essayé plus d’une fois de faire porter à la lyre le fardeau du drame ou de l’épopée : les Byron, les Lamartine, les Victor Hugo mieux que personne ont senti que la poésie lyrique, si haut d’ailleurs qu’on l’élevât, demeurait toujours circonscrite comme elle est à la personnalité du poète, une forme de la poésie secondaire, pour ne pas dire inférieure. Le grand art, l’art suprême est d’évoquer du néant ces immortelles figures du drame ou de l’épopée, vivantes de leur vie propre, et dont le souvenir s’imprime plus profondément dans la mémoire des hommes que la réalité même. Ce n’est pas non plus que nos poètes contemporains n’aient tenté de s’approprier les conquêtes de la science et de l’érudition, — celui-ci chantant l’origine des espèces et le système de Darwin, celui-là mettant en vers les négations du positivisme, cet autre encore, le chef proclamé, le maître vénéré, comme on l’appelle dans les dédicaces, de toute une école descriptive, s’essayant à ressusciter les civilisations disparues du vieux monde oriental ; mais quelques différences qu’on croie surprendre entre eux au premier abord, si diverses que semblent leurs sources d’inspiration, il n’importe, ce sont des poètes intimes :

Le masque a beau mentir, la blessure est au fond ;


la blessure, je ne sais quel découragement de la lutte avant que de l’avoir seulement entreprise, je ne sais quelle lassitude infinie du fardeau de l’existence. Aussi bien le mal n’est pas d’hier : déjà vers 1830, aux jours bruyans de la rénovation romantique, les plus délicats en avaient ressenti comme les premières atteintes, et déjà les Sainte-Beuve, les De Vigny, — quelques autres encore, aujourd’hui rentrés dans l’ombre, — touchés du même aiguillon de souffrance, avaient abordé la poésie intime. Tous deux ils avaient tiré quelques accens sincères, Sainte-Beuve, plus encore peut-être d’une discrète imitation des lakistes anglais que d’un fond d’originalité personnelle, Alfred de Vigny d’une hauteur d’orgueil et d’estime de soi plus qu’aristocratique. Si je ne parle pas d’Alfred de Musset, c’est que les Nuits ont chanté l’homme universel ; mais les Confessions de Joseph Delorme n’ont raconté que Sainte-Beuve ; Moïse et surtout Stello n’ont raconté qu’Alfred de Vigny. Le temps a marché depuis lors : l’envahissante démocratie, qui ne pardonne pas au talent d’être une distinction, au génie d’être une royauté, depuis lors a marché d’une allure qu’il n’est plus au pouvoir de personne de ralentir désormais, et chaque pas en avant qu’elle faisait resserrait plus étroitement la muse dans cette solitude où Sainte-Beuve l’avait jadis rencontrée[2].

… Quand seule au bois votre douleur chemine,
Avez-vous vu là-bas, dans un fond, la chaumine
Sous l’arbre mort ? Auprès un ravin est creusé,
Une fille en tout temps y lave un linge usé,
Peut-être en vous voyant elle a baissé la tête.
……..
C’est là ma muse, à moi !


Trop grand seigneur pour frayer avec cette humble muse, c’était cependant le même cri vers la solitude que poussait Alfred de Vigny, du créneau de cette tour d’ivoire où il s’était retiré, loin des bruits du monde et des applaudissemens de la foule : « la solitude est sainte, — c’est lui qui soulignait, — les poètes et les artistes ont seuls parmi tous les hommes le bonheur de pouvoir accomplir leur mission dans la solitude. Qu’ils jouissent de ce bonheur de ne pas être confondus dans une société qui se presse autour de la moindre célébrité, se l’approprie, l’enserre et dit : Nous ! » Plus près encore de notre temps, quand le poète des Fleurs du Mal écrivait :

Je sais que la douleur est la noblesse unique,


n’était-ce pas quelque chose encore du même sentiment qu’il exprimait à sa manière ? À ces noms connus si nous ajoutons quelques noms de femmes, celui de Mme Desbordes-Valmore par exemple, nous aurons indiqué les origines de la poésie intime. Si l’on considère en effet que les femmes ne se trouvent guère mêlées à la vie publique autrement que par leurs douleurs et leurs larmes, on pourra mesurer aisément la part qu’elles ont prise à cette transformation de la poésie.

Deux noms aujourd’hui, ceux de MM. Sully-Prudhomme et François Coppée, représentent ce que nous appellerons cette crise plutôt que cet état de la poésie ; nous y joindrons, à distance, le nom d’un débutant, M. Paul Bourget, dont le premier volume n’est à la vérité qu’une promesse, mais de celles qui donnent désormais quelque droit à la critique de se montrer exigeante et sévère. Comment les mêmes influences du dedans et du dehors, agissant sur eux de la même manière, leur ont imposé la même façon, non pas seulement de sentir, mais presque de s’exprimer, sans altérer toutefois l’originalité de chacun, c’est ici ce qu’on voudrait essayer d’indiquer.


II

Le grand mérite de cette poésie, c’est l’accent d’émotion vraie qui la distingue de la poésie descriptive, — telle du moins que nous voyons qu’on la pratique aujourd’hui, — son défaut, celui qui frappe les yeux même du lecteur superficiel, c’est qu’elle est manifestement inhabile aux grandes créations et condamnée par suite à l’éternelle infériorité. Pour créer, il faut sortir de soi-même, et, se répandant au dehors, animer la réalité d’un excès de vie qu’on se retranche ; mais le propre de la poésie intime est de se renfermer et de se concentrer dans la personnalité du poète. Elle ne chante jamais qu’un homme : c’est lui, toujours lui, don Juan, Manfred, Childe-Harold, Lara, de quelque nom qu’on l’appelle, sur quelque théâtre lointain qu’on le transporte, sous quelque déguisement qu’on le masque, c’est Byron, toujours Byron. Aussi bien n’en peut-il guère aller autrement, car, tandis qu’on ne saurait épuiser la fécondité de la nature, égaler son infinie diversité, chacun de nous au contraire, heureux ou malheureux, à bientôt fait le tour et comme touché le fond de soi-même. De là résulte aisément une monotonie d’inspiration coutumière. Qu’il y ait sans doute un charme subtil, un plaisir curieux et délicat à suivre les imperceptibles retouches qui font un à un ressortir quelques traits jusqu’alors inaperçus de la physionomie, et que la méditation du moraliste s’intéresse à ces analyses déliées du sentiment qui s’aiguise et de la pensée qui s’affine, on ne le niera pas ; mais ce chant toujours tendu, si passionné qu’il soit, sur une corde unique, il est à craindre que tous les cœurs ne vibrent pas à son unisson. L’œuvre ne s’explique plus d’elle-même, il s’y glisse un je ne sais quoi de mystérieux, d’énigmatique, elle a besoin de l’histoire de la vie du poète comme de son commentaire perpétuel. Quelque sujet en effet qu’on choisisse, ou plutôt que le hasard d’une rencontre, de la lecture, de la vie familière, vous apporte, il n’a de valeur que celle qu’il emprunte aux impressions qu’il éveille chez le poète, or comment et pourquoi celui-ci n’accorderait-il pas à ses moindres impressions un égal intérêt ? Comment ne leur attribuerait-il pas une même importance dès qu’elles l’ont également intéressé ?

Il croira donc avec une candeur d’ordinaire naïve, mais qui parfois aussi respire une légère fatuité, qu’il n’est rien de ce qui le touche à quoi nous puissions demeurer indifférens, ni surtout étrangers. De là tant de pièces bizarres, et chez les plus grands : A une jeune fille qui me demandait de mes cheveux[3], et chez les plus fins : En m’en revenant un soir d’été, vers neuf heures et demie[4]. De là chez nos contemporains tant de pièces insignifiantes : M. Sully-Prudhomme va au bal, et il y valse, — sonnet ; M. Coppée fait une promenade en foire, — autre sonnet ; M. Bourget fait un tour de terrasse, — trois quatrains. De là surtout tant de pièces obscures, incompréhensibles, qui se déploient à travers un ordre d’idées et de sentimens si personnels au poète, si exclusif de tout ce qui n’est pas lui, que les mots de l’usage courant ne suffisent plus à les exprimer. Nul n’a peut-être moins habilement évité l’écueil que M. Sully-Prudhomme. On citerait aisément dix pièces de son dernier volume, les Vaines Tendresses, qui sont, comme le Pèlerinage, de véritables énigmes. Encore ne voulons-nous pas faire à M. Sully-Prudhomme la méchante plaisanterie de citer l’un quelconque des quatorze sonnets qu’il a réunis sous le titre de France. Certes, pour comprendre, pour aimer le poète, il faut aussi franchement qu’il se livre à nous s’abandonner à lui ; mais du moins qu’il nous y aide, qu’il n’affecte pas systématiquement de vouloir enchaîner nos sympathies à ses prédilections particulières, qu’il nous parle enfin de nous, je veux dire de l’humanité, en nous parlant de lui-même. Pour me tirer des pleurs, il ne suffit pas que vous pleuriez, si les larmes ne vous sont pas arrachées par quelqu’un de ces maux bien connus des hommes, un de ces coups qui menacent toutes les fortunes et qui torturent tous les cœurs. C’est que l’œuvre poétique ne consiste pas, comme quelques-uns semblent le croire, à traduire dans un langage d’initiés les singularités du rêve ou de l’hallucination, ni même à découvrir, grâce à je ne sais quelle perversion laborieuse des sens, un monde inexploré de choses fantastiques. Il s’agit de dégager du demi-jour de l’inconscience et de marquer, pour l’éternité, d’une expression définitive ces idées qui sont en quelque manière le patrimoine commun des intelligences humaines, ces sentimens qui ne sont la chose de personne, parce qu’ils sont la chose de tous, res nullius, et qu’il appartient tour à tour, à quiconque en est capable d’empreindre du sceau de sa personnage.

Autrement, dans cette recherche, il advient, comme de M. Coppée, qu’on abuse d’une habileté de main naturelle ou lentement acquise, car elle s’acquiert, pour promener sa fantaisie à vide sur les plus étranges objets ; on écrit le Bon Fils ou le Petit Épicier :

C’était un tout petit épicier de Montrouge,
Et sa boutique sombre, aux volets peints en rouge,
Exhalait une odeur fade sur le trottoir[5]

Il paraît, — le bruit en court au Parnasse, — qu’il faut une adresse toute particulière pour exécuter de ces sortes de vers. Ce serait une preuve qu’en poésie, comme en bien d’autres choses, l’habileté suprême est peut-être de n’en pas avoir. On trouvera dans le volume de M. Bourget plus d’une petite pièce conçue et exécutée dans le même système précieux :

Charmante fille impitoyable,
Elle aura vingt ans à l’été,
Et le diable de la beauté
Lui donna la beauté du diable.

Je ne sais ce qu’eût dit Alceste de la chute, mais Bélise eût pâmé d’aise. Pour nous, et nous souhaiterions que M. Bourget, puisqu’il est d’âge à souffrir la critique, en acceptât l’avertissement, petits dessins très compliqués, légères aquarelles, colifichets d’éventail, ce sont là de ces essais qu’il faut peut-être qu’on fasse pour se rompre la main, pour s’instruire à la pratique des secrets du métier, surprendre le fin de son art, mais dont il n’est pas bon de faire confidence au public. On ne prend pas garde en effet que le résultat le plus certain du labeur qu’on dépense à ces minces bagatelles, — sans compter qu’elles déshabituent de l’effort viril de penser, — est d’accuser plus évidemment le défaut de composition des ensembles, car plus finement est sertie chacune de ces petites pièces, plus indépendante nécessairement elle se détache de celle qui précède et de celle qui suit, plus brusque est le passage de l’une à l’autre, et partant plus indécise l’impression générale qu’on reçoit du volume ; mais c’est bien le moindre souci de l’art contemporain que de poser des ensembles.

Il ne faut pas chercher d’explication plus lointaine à cette dispersion d’intérêt et à cette absence d’unité dans la composition qu’on remarque dès qu’on ouvre un recueil de poésies du jour, dès qu’on en lit seulement le titre. Autrefois, à défaut d’un nom qui résumât le volume tout entier, il semble que, quand le poète écrivait à la première page les Orientales ou les Contes d’Espagne et d’Italie, on prît au moins une idée générale de ce qu’il avait voulu faire et de la note dominante de son inspiration : aujourd’hui ce sont les Vaines Tendresses ou le Cahier rouge. On parcourt la table des matières, on y lit : Les Fils, sonnet, — fort beau sonnet d’ailleurs sur ceux qu’accable de son éclat la gloire de leurs aïeux, — puis aussitôt le Conscrit, histoire d’un chien savant qui faisait l’exercice à la barrière de l’Étoile. Il faut aller ainsi jusqu’au bout, à l’aventure, où il plaît à la fantaisie désordonnée du poète de promener son lecteur. Il y a plus, prenons ces deux strophes :

L’automne ! l’automne ! les routes
Sont désertes sous l’air glacé,
Et les feuilles s’amassent toutes
Dans les profondeurs du fossé !
L’automne ! l’automne ! les haies
Et les arbres sont effeuillés,
A peine quelques rouges baies
Tremblent aux buissons dépouillés[6].


Les vers sont agréables, mais je défie le plus expert de décider laquelle des deux strophes doit marcher la première. Ce sont là toujours autant de cahiers rouges qui traîneraient négligemment, et sur lesquels, au jour le jour, à ses heures perdues, on se délasserait des soucis de la vie quotidienne à noter l’impression fugitive d’un coin de paysage entrevu, d’un profil resté dans la mémoire, d’un soupir étouffé, d’un sourire à travers les larmes ; nous en recueillons l’aveu de la bouche de M. Coppée. Quant à croire maintenant qu’on livre au caprice du vent les fragmens achevés, qu’on se soucie des vers échappés au hasard de la plume « comme des feuilles du dernier automne, » ce sont là façons de grand seigneur de tout temps chères aux poètes, mais qui ne vont guère avec ce que leurs moindres esquisses révèlent de labeur patient et de recherche obstinée. On sait assez en effet que nulle époque n’a professé pour la forme un culte plus superstitieux, une adoration plus servi le que la nôtre. Il ne faut pas s’en étonner, c’est un moyen tel quel d’exprimer ce qui ne vaudrait pas autrement la peine d’être dit. Sous cette préoccupation de la césure et de l’enjambement, de la rime forte et de la consonne d’appui, sous cette prétention puérile de rivaliser en poésie de plénitude et de relief avec la sculpture, de perspective et de coloris avec la peinture, ce n’est pas le lieu de rechercher ce qui se dissimule de faiblesse et de pauvreté de pensée. Toutefois il ne saurait être mauvais de rappeler, comme autant de principes qu’on ne viole pas impunément, que le souci du détail est un infaillible moyen de rompre l’harmonie des ensembles, que dans toute composition fortement conçue le principal, par une sorte de nécessité secrète, entraîne et détermine l’accessoire, et que c’est enfin réduire l’art à des formules d’école et des paradoxes d’atelier que de donner à croire aux bonnes gens qu’il existerait une perfection de la forme indépendante de la valeur de la pensée qu’elle traduit. « Aujourd’hui le mérite technique préoccupe avant tout, et messieurs les critiques se mettent à murmurer si l’on fait rimer un s avec un ss ou un sz. Si j’étais encore assez jeune et assez hardi, je violerais à dessein toutes les lois de fantaisie,… je ne m’occuperais que du principal, du sens, et je tâcherais de dire ainsi des choses assez bonnes pour que tout le monde en fût enchanté et voulût les apprendre par cœur. » C’est quelqu’un, j’imagine, qui s’y connaissait, ou du moins qui, dans son temps, passa pour s’y connaître, puisque c’est Goethe qui parle ainsi ; — ce qui se résume à dire qu’il y a des recettes pour devenir parnassien, mais qu’il faut naître poète, et qu’un poète, sans la chercher, trouve toujours sa forme.

On ne saurait maintenant méconnaître qu’à défaut d’unité dans les œuvres, il y ait au moins communauté d’inspiration chez les poètes dont nous parlons. Ce n’est pas, — en dépit des dédicaces, — qu’ils jurent sur la parole d’un maître, et qu’ils suivent un chef à la trace en disciples respectueux, il faut même leur savoir gré de ne se confondre en génuflexions devant personne. Comment d’ailleurs le pourraient-ils, si la source de leur poésie n’est qu’en eux ? Aussi bien vivons-nous dans un temps où chacun revendique hardiment le droit de sentir, de penser d’une façon toute personnelle, ce qui est bon, et, ce qui l’est moins, où la critique elle-même semble avoir fait du mépris de toute tradition, de toute autorité, de toute loi, la première condition de l’originalité. Toujours est-il qu’on trouvera le caractère commun des initiés de la jeune poésie dans une habitude contractée de ne saisir les choses que par leurs côtés douloureux et maladifs. Il y a des poètes que gouverne une faculté de tourner tout au rire : ce sont les comiques ; encore qu’ils n’aient pas toujours éprouvé les choses de la vie par ce qu’elles ont de divertissant et de joyeux, c’est par ce côté toutefois qu’ils nous les traduisent, comme frappés de la sottise plutôt que touchés des maux de l’humaine nature. Et cependant, allez au fond des choses, quoi de plus triste et souvent quoi de plus odieux que ce répertoire de fripons triomphans et de dupes bafouées qui fournit à la comédie son éternel aliment ? Les autres au contraire subissent la fatalité précisément inverse d’une imagination qui ne leur laisse rien entrevoir du monde que comme à travers un voile de souffrance et de larmes. Le sentiment le plus banal, la rencontre la plus insignifiante, l’attitude la plus simple et la plus naturelle, ils sont ainsi faits qu’ils parviennent à les torturer et les interpréter dans le sens de la douleur. Ils accomplissent autour du monde un Voyage sentimental, s’apitoyant à volonté sur les moindres accidens de la route, sur eux-mêmes surtout et leur exquise sensibilité. O poètes, que vous avez les larmes et l’exclamation faciles ! Et quand, au lieu de gémir sur un mal imaginaire, vous pleurerez sur une douleur vraie, quels accens trouverez-vous donc ? Encore si de loin en loin, par échappées, par éclaircies, une pointe d’humour égayait, relevait cette lamentation monotone ; mais on dirait un excès de surexcitation nerveuse qui ne leur permet à tous de sentir du désir que sa disproportion avec la réalité, du plaisir que l’amertume qu’il laisse derrière soi. D’ailleurs, comme il y a des malades qui chérissent leur douleur, ils entretiennent soigneusement cette espèce de surexcitation, et qui s’aviserait de les en vouloir guérir ou seulement distraire risquerait fort qu’ils lui répondissent : « Et s’il nous plaît d’être battus ! » C’est pourquoi de cette disposition contrariante et de cette hypocondrie constitutionnelle, ni la sérénité de la nature, ni la contemplation de la beauté, ni les joies de l’amour, ni quoi que ce soit enfin ne saurait les détourner un instant. Il serait fastidieux de s’attarder à rechercher une à une dans leurs vers les traces de cette sensibilité maladive, et de vouloir démêler, comme ils disent, « les innombrables liens frêles et douloureux qui vont de leur âme aux choses. » Citons cependant un sonnet de M. Sully-Prudhomme dont la sombre inspiration ne manque pas d’une certaine grandeur :


LA VOLUPTÉ.
Deux êtres asservis par le désir vainqueur
Le sont jusqu’à la mort, la volupté les lie,
Mais parfois un instant la geôlière s’oublie
Et leur chaîne les serre avec moins de rigueur.
Aussitôt se dressant tout chargés de langueur,
Ces pâles malheureux sentent leur infamie,
Chacun secoue alors cette chaîne ennemie
Pour la briser lui-même ou s’arracher le cœur,
Ils vont rompre l’acier du nœud qui les torture,
Mais elle, au bruit d’anneaux qu’éveille la rupture,
Entr’ouvre ses longs yeux où nage un deuil puissant,
Elle a fait de ses bras leur tombe ardente et molle,
En silence attiré le couple y redescend…
Et l’éphémère essaim des repentirs s’envole.

Je n’insiste pas sur les critiques de détail, je ne demande ni ce que ce sont que « des yeux où nage un deuil puissant, » ni ce que c’est « qu’une tombe ardente et molle, » on me renverrait sur les bancs en me disant » que ce sont les membres épars du poète. Reconnaissons plutôt qu’il y a dans ces vers une expression sincère de fatalisme et de résignation douloureuse, qui trahit chez le poète une résolution fermement prise de ne pas livrer son cœur aux orages de la passion, de ne pas l’exposer aux dégoûts de soi-même et du monde qui la suivent. Il faut en convenir : en dépit de l’affectation dont ils se font une nature, et, selon un mot de Sainte-Beuve, encore qu’avec trop de complaisance ils pétrarquisent sur leur désespoir, ce ne sont pas là jeux d’esprit chez nos poètes, ce ne sont pas toujours impressions passagères. Ils souffrent, cela est certain, et ce cri de souffrance est la note dominante, la note originale, disons la note unique de leur inspiration ; mais de quoi souffrent-ils ? Hélas ! s’ils le savaient eux-mêmes ! Spleen et idéal, dit l’un, Désir dans le spleen, dit l’autre, Défaillance et scrupule, répond celui-ci, Obsession, nostalgie, répond celui-là. Quoi qu’il en soit, impuissance ou dégoût, car entre les deux on ne saurait aisément décider, il faut bien voir là quelque chose qui jamais encore n’avait, comme depuis quelques années, tyrannisé le poète. C’est l’incurable maladie du siècle, et c’est parce que leurs vers en traduisent la mélancolie que nos poètes obtiennent auprès de quelques-uns une apparence de succès que justifie rarement la valeur propre des œuvres. Il y manque en effet, indépendamment de bien d’autres qualités, cette clarté supérieure, cette netteté du sentiment, cette précision de l’idée, cette égalité soutenue de l’expression et de la pensée qui fait les œuvres vraiment belles. Poètes, nos poètes le sont assurément, mais ce sont de petits poètes, poète minores. On entend par là ceux qui n’ont pas reçu d’en haut le don de se dégager d’eux-mêmes, dont les ailes aspirent, mais ne parviennent pas à se déployer et conquérir le plein ciel ; ils s’élancent, le souffle leur manque, ils retombent et finissent par se résigner à ne plus sortir de leur coque natale. Ils en font le tour, mais ils ont tort de s’imaginer que ce soit le tour du monde.

III

On pense qu’il n’est pas facile de tirer de cette poésie sinon des leçons, du moins cette conception générale de la vie qui juge la valeur esthétique et morale des œuvres : non que nous prétendions restreindre le domaine de l’art à celui de la morale stricte ou borner la liberté du rêve aux nécessités de l’action, nous ne demandons à la poésie ni de prouver, ni même d’enseigner quelque chose ; encore ne faut-il pas que l’intention et la pensée en soient absentes. Ce n’est pas assez que le poète voie, ni même qu’il sente, — nous lui demandons quelque chose de plus que d’être un miroir fidèle de la réalité fuyante, et je ne sais si nos poètes s’en sont toujours assez souvenus.

Il en est un du moins dont on chercherait vainement à connaître les conclusions sur l’homme, sur le monde, sur la vie. Jamais virtuose du vers, sous la science du rhythme et les surprises de la facture, sous l’abondance et le pittoresque da mot, n’a peut-être dissimulé pire faiblesse de la pensée. Si M. Coppée n’était encore qu’un débutant, on s’en remettrait à l’avenir de lui apprendre le monde, au temps de donner à son vers cette plénitude de sens et cette maturité de réflexion qu’on ne saurait acquérir que de l’expérience personnelle de la vie ; mais il est depuis quelques années dans la force de son talent. S’il était de ces poètes encore dont chaque œuvre nouvelle marque un progrès sur eux-mêmes et vers une forme plus haute de la poésie, on pourrait l’excuser sur les tâtonnemens d’une originalité qui cherche dans quel sens elle produira l’œuvre maîtresse qui doit la placer à son rang ; par malheur le Cahier rouge n’est pas un progrès sur les Humbles, dont j’hésiterais à dire qu’ils fussent eux-mêmes un progrès sur les Intimités. Attendrons-nous les « travaux importans » que promettait M. Coppée dans une préface récente ? A quelles qualités M. Coppée doit-il donc le bruit qui s’est fait autour de son nom ? A son habileté de main sans doute, à son adresse de versificateur, à un talent curieux de donner en quatre vers aux sujets les plus vulgaires quelque chose du mordant de l’eau-forte. En voici un exemple :

C’est régate à Joinville. On tire le pétard,
Les cinq canots, trois en avant, deux en retard,
Partent, et de soleil la rivière est criblée.
Sur la berge, là-bas, la foule est assemblée,
Et la gendarmerie est en pantalon blanc.

A coup sûr, ce n’est pas là de la poésie ; sont-ce seulement des vers ? mais l’ensemble est d’un rendu surprenant. Ces sortes d’esquisses abondent chez M. Coppée, dont elles caractérisent la véritable, l’unique originalité. D’ailleurs il met au service de cette faculté de voir une langue non pas sans doute d’une correction classique, mais au moins d’une limpidité parfaite, et ce n’est pas un mince éloge que de dire aujourd’hui d’un poète qu’il parle à peu près son français. Avec cela, M. Coppée, quoique dans les Intimités il ait avoué Baudelaire pour maître, n’a guère emprunté de lui que sa sensibilité maladive, et depuis lors, puisant toujours aux sources d’une honnêteté bourgeoise, on signalerait malaisément dans les Poèmes modernes, les Humbles, le Cahier rouge, la trace d’une influence profonde de l’auteur des Fleurs du Mal. C’est aussi bien dans celles de ses pièces d’où s’exhale l’humble parfum de cette honnêteté modeste qu’on pourrait, en cherchant bien, découvrir sa conception de la vie, celles par exemple qu’il intitule Petits Bourgeois ou Simple ambition :

Ceux-là seuls ont raison, qui dans ce monde-ci,
Calmes et dédaigneux du hasard, ont choisi
Les douces voluptés que l’habitude engendre.
Chaque dimanche, ils ont leur fille avec leur gendre,
Le jardinet s’emplit du rire des enfans…
………
Et quand le pâtissier survient avec la tourte…

C’est à croire en vérité qu’il y aurait deux hommes dans M. Coppée : le poète ou plutôt l’artiste à la surface et le bourgeois au fond, dont on ne saurait dire si c’est le bourgeois qui raille l’artiste ou l’artiste qui moque le bourgeois.

C’est au contraire une haine profonde de l’étroitesse et de la vulgarité de la vie qui caractérise M. Sully-Prudhomme. Aucun des poètes contemporains n’a certainement plus sacrifié, ni plus religieusement, sur les autels de la métaphysique, et ne s’est nourri de plus hautes ni de plus nobles ambitions. La description ne tient chez lui que peu de place, et l’attention qu’il donne aux crises de la vie du dedans a comme déshabitué ses yeux du spectacle des choses extérieures. Il est permis toutefois de croire qu’il se renferme en soi trop obstinément, et que sa poésie gagnerait tout à descendre des hauteurs d’abstraction où il s’est fait un système, une manière de la maintenir. On peut s’inspirer de la métaphysique, puisqu’après tout dans l’avenir elle paraîtrait destinée, comme la poésie même, à n’être plus qu’une forme du rêve et de l’illusion, seulement elle en est la forme abstraite et contemplative ; le rôle de la poésie au contraire est d’en être la forme active et vivante.

Sans doute au premier abord, l’entreprise a des séductions merveilleuses, sinon de vouloir mettre en sonnets l’Ethique ou la Critique de la raison pure, du moins de chercher au développement poétique un thème nouveau tantôt dans l’immensité de ce système du monde tel que l’ont élargi jusqu’à l’infini les découvertes de la science moderne, et surtout les inductions qu’elles autorisent, tantôt dans ces affinités mystérieuses qui semblent prêter aux objets eux-mêmes de la nature inanimée quelque chose du langage des passions humaines. « Il y a, disait Kant, deux choses qui remplissent le cœur d’une admiration toujours nouvelle : le ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la loi morale dans le fond de nos cœurs. » Quoi de plus élevé que d’essayer de faire parler au spectacle de ce grand univers le langage qu’à d’autres époques le poète a fait parler aux lois de la morale éternelle ? Par malheur, ni l’habileté, ni le talent, ni le génie, toutes les fois que le poète en a conçu la pensée, n’y ont pu parvenir. Lucrèce lui-même, que M. Sully-Prudhomme a traduit, n’a été vraiment poète que dans l’observation du cœur humain, et quand, — la science imparfaite de son temps venant à lui manquer, — il complétait les lacunes de son système par quelque ingénieuse ou grandiose hypothèse. Quoi qu’il en soit, cette préoccupation des grands problèmes donne le trait original de la poésie de M. Sully-Prudhomme ; elle explique aussi ses défauts, l’obscurité fréquente de la pensée, la tension violente du style, la langue souvent énigmatique.

Splendeur excessive, implacable,
O beauté, que tu me fais mal !
Ton essence incommunicable,
Au lieu de m’assouvir, m’accable.

Voilà de ces strophes qui rendent quelquefois M. Sully-Prudhomme singulièrement difficile à lire. Le plus curieux, c’est que cette obscurité procède manifestement du soin excessif de la forme. Il semblerait que le poète commençât par exprimer sa pensée comme tout le monde et qu’il en cherchât ensuite mot par mot l’expression plus personnelle. De là les vers très faibles qu’on a relevés chez lui : ce sont ceux qu’il n’a pas pu reprendre et refaire en détail ; de là les vers indéchiffrables, ce sont ceux où la rigueur artificielle de la forme est venue comme étouffer la liberté première de la pensée ; de là les beaux vers enfin qui, comme on a pu voir, ne manquent pas dans les Vaines Tendresses, ce sont ceux où l’inspiration, toujours plus habile que le plus habile ouvrier, a trouvé du premier coup l’accord parfait de l’expression et de la pensée. L’étoffe du vers est ample et solide chez M. Sully-Prudhomme ; il serait à souhaiter qu’elle tombât à plis plus larges, d’un mouvement général plus libre, plus négligemment jeté ; il y a une symétrie du détail qu’il faut savoir sacrifier à l’harmonie de l’ensemble. Malheureusement la plus grave erreur de cette poésie, c’est qu’elle ne se mêle pas à la vie commune et qu’elle laisse derrière elle une impression funeste de découragement et de lassitude. Sans y appuyer, qu’il suffise de rappeler qu’il n’est pas bon de trop montrer à l’homme sa misère et que c’est par excellence la tâche du poète que de relever les cœurs abattus du fond de leur désespérance. Goethe allait plus loin, qui voulait que la poésie se proposât d’armer l’homme de courage pour les luttes et les combats de la vie.

C’est à ce point de vue qu’on ne refusera pas à la dernière partie du volume de M. Bourget les éloges qu’il serait difficile d’accorder à la première qu’il intitule Au bord de la mer, et qui témoigne de plus de coquetterie que d’émotion sincère, de délicatesse nerveuse et de sensibilité maladive que de force. On ne saurait donner à M. Bourget de meilleur conseil ni d’avertissement plus sincère que de se garder d’un goût naturel du précieux et du contourné. Néanmoins dans la troisième partie l’inspiration personnelle cherche à se dégager, l’originalité du poète aspire à se débarrasser des formules d’école et de la réminiscence involontaire. Sans doute il n’est pas maître encore de sa forme ni de son inspiration comme le poète des Solitudes ou des Humbles, — il n’a pas borné encore comme eux son domaine, et son errante fantaisie, s’éprend de bien des choses et s’en dégoûte tour à tour. Le titre lui-même du volume, la Vie inquiète, dit assez ce qu’il y a de flottante indécision dans la pensée ; mais il ressort cependant de ces vers une conception sinon très nette, au moins courageuse de la vie. Il sied aux poètes d’aimer la gloire, et nous aimons à leur entendre pousser de ces cris :

Je hais plus que la mort ces cœurs étiolés
Qui, sans orgueil, ayant borné leur destinée
Au travail qu’apportait avec soi la journée,
Ont vécu sans génie, et se sont consolés.

Nous aimons qu’ils comprennent que le rôle de l’homme ici-bas n’est pas de s’abandonner au fil des circonstances, et que toute dignité sur terre ne relève que de l’action et de la pensée :

Meurs, mais agis ; dis-moi, que perds-tu pour oser ?
Toute la question n’est que d’un peu de vie
Qu’un jour nous a donnée, et qu’un jour va briser.


Il y a là quelque chose de généreux et de viril, et comme un accent de fierté dont nous aimons à croire que M. Bourget ne démentira pas les promesses. Un mot seulement de la forme, que nous le féliciterons de n’avoir pas asservie aux prescriptions du Parnasse contemporain.

De ces observations, il serait peut-être prématuré de vouloir tirer dès à présent une conclusion générale. Il faudrait avoir fait leur part dans la poésie contemporaine, tant à la poésie descriptive qu’à cette « poésie de la vie réelle » ou « poésie populaire » dont M. Manuel s’est proclamé l’initiateur. Elle prendra pour thème dans l’avenir « la pauvreté, l’ignorance, le travail pénible, le vice dégradant, l’héroïsme obscur, toutes les inégalités, toutes les détresses et toutes les résignations, » toutes :

Ah ! c’est beaucoup nous dire en peu de mots.


Ce n’est pas d’ailleurs jusqu’ici qu’elle ait produit rien de bien remarquable, mais enfin l’Académie française a couronné les Humbles de M. Coppée, les Poèmes populaires de M. Manuel, et sans doute il est d’une indiscrétion naturelle de chercher à savoir quelles considérations ont bien pu la faire passer sur ce soleil couchant :

Je traverse un jardin et j’écoute en marchant
Les adieux que les nids font au soleil couchant,
Bruit pareil à celui d’une immense friture[7],

ou sur ce retour du beau temps après l’orage :

Le crapaud dans l’ornière ébauche son profil,
Et le bousier, volant aux ordures lointaines,
Y plonge plus joyeux sa corne et ses antennes[8].

Ce qu’il y a de certain, c’est que la poésie, comme aussi bien l’art en général, comme la philosophie, comme la religion, traversent en ce moment une crise dont il serait présomptueux de vouloir prédire ce qui en sortira ; nous espérons du moins qu’il en sortira quelque chose, car, parce que l’éclat jeté sur notre poésie par la génération de 1830 éclipse encore du feu de ses derniers rayons la poésie des générations actuelles, et parce qu’il n’est pas de nom que nous puissions comparer, même de loin, à ceux des Lamartine, des Musset, des Victor Hugo, il nous répugnerait cependant de crier à la décadence. Sans doute il y a des symptômes graves, et qui donnent à réfléchir. L’occasion est belle aux prophètes de malheur quand l’indifférence universelle remplace, comme de notre temps, ces élans de générosité qui faisaient tressaillir autrefois l’humanité tout entière pour une cause sainte. Il faut beaucoup de bonne volonté pour augurer favorablement de l’avenir, quand, la pensée se reportant aux événemens douloureux que nous avons traversés d’hier à peine, on remarque que nous n’avons pu tirer ni de la profondeur de l’humiliation ni de l’exaltation du désespoir quelqu’une de ces inspirations vengeresses qu’avaient rencontrées autrefois les Arndt et les Körner, quelques-uns seulement, puisque c’est le règne du sonnet, de ces sonnets cuirassés qu’avait trouvés l’Allemagne de 1813 ; mais il convient de ne pas oublier que la tâche est autrement difficile de nos jours qu’il y a seulement trente ou quarante ans. Et c’est pourquoi, — bien qu’en littérature il n’y ait peut-être rien qui soit au-dessous d’un poète médiocre, — on ne peut se défendre de quelque indulgence et de quelque sympathie secrète pour ceux qui de loin en loin font vibrer dans leurs chants quelque accent des anciens jours, alors qu’on n’avait pas fait encore à l’homme une loi de ne plus croire à l’illusion dont il avait bercé sa jeunesse,

Qu’il est un dieu tombé qui se souvient des cieux.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Sainte-Beuve, Portraits contemporains, — Alfred de Vigny.
  2. Sainte-Beuve, Joseph Delorme, p. 85, 86.
  3. Lamartine, Recueillemens poétiques.
  4. Sainte-Beuve, Joseph Delorme.
  5. François Coppée, les Humbles.
  6. Paul Bourget, la Vie inquiète.
  7. François Coppée, les Humbles.
  8. Eug. Manuel, Poèmes populaires.