Traduction par Marcel Ray.
Les Cahiers d’aujourd’hui (p. 409-410).

LES PLUS HEUREUX


Les plus heureux sont les cygnes du lac de Gmunden. Ils jouissent de tous les bienfaits de la civilisation, de la généreuse protection des hommes, et en même temps de tous les avantages de la liberté, puisqu’ils habitent les roseaux d’un lac de douze kilomètres de long. En hiver, la commune prend soin de les nourrir ; en automne, ils volent au-dessus du lac à grands coups d’ailes rythmés et vibrants ; on ne viole pas leurs cachettes ; on traite leurs petits avec respect. Ils jouent leur rôle d’ornements du paysage, et sans être jamais utiles à personne, ils sont aimés de tout le monde. On ne les poursuit jamais, on ne tire pas sur eux, on ne les met pas à la broche, et chacun dit d’ailleurs qu’ils ont une chair coriace et détestable. On renonce même à leur prendre leur duvet, dans l’intérêt du paysage, qu’ils décorent consciencieusement, sans peine ni mérite. Ils sont les « favoris » du public, et leur duvet inutilisé flotte comme une neige d’été sur le miroir du lac. Un seul d’entre eux fut tué d’un coup de fusil par le garde forestier, parce qu’il s’était montré trop agressif contre une petite barque et avait mortellement effrayé avec ses grandes ailes, les jeunes dames qui s’y trouvaient : la barque et les rames avaient dérangé, sans intention d’ailleurs, sa femelle et cinq petits cygnes gris clair. Il mourut donc, lui aussi, en plein bonheur, en combattant pour ce qu’il aimait ; il mourut d’une mort héroïque, noble et enviable, dans un spasme de passion déchaînée, dans une extase qui le rendait sans doute insensible à toute douleur.

— Un des plus heureux est encore Ali Baba, l’admirable étalon blanc du haras de Kladrup. Toutes ses énergies vitales sont tendrement entretenues et soignées, afin qu’il les conserve pour ses magnifiques maîtresses, les juments pur-sang. Autour de lui, dans le monde, on maltraite tous les jours des milliards d’animaux, on les torture pour mille besoins divers, on les assomme, on les châtre, on les gave, on leur prépare des maladies de foie artificielles. Mais lui, l’étalon blanc, on le panse ou le soigne, et en échange de ces services qui n’auront été que des joies, il recevra sur ses vieux jours, quand il aura perdu sa force, une généreuse provende.

— Un des plus heureux est encore Beethoven. Sourd aux bavardages misérables des autres hommes, il put, sans être dérangé, laisser chanter en lui la symphonie du monde. Il pêchait à la ligne dans le Danube, passionnément, et il était heureux, lorsqu’après des heures d’attente un méchant poisson mordait à son fil. On le tenait pour un poète toqué, mais on le saluait respectueusement. Personne ne le dérangeait ; il pleurait sa peine dans ses adagios, se démenait dans ses finales, souriait mélancoliquement de lui-même et du monde dans ses scherzos. Il goûtait la joie du donateur, du bienfaiteur magnifique de l’inventeur, du créateur, bien qu’il n’en eût pas tout à fait conscience et qu’il pêchât à la ligne dans le Danube.

Au nombre des plus heureux il faut mettre encore les chiens chasseurs de loutres, que de riches propriétaires anglais lâchent en meute le long des ruisseaux. Ils poursuivent les loutres, avec une fureur sauvage, et ne craignent pas de mourir sous leurs dents coupantes comme des rasoirs. Ils ont une haine pathologique pour les loutres qui ne leur ont jamais rien fait, et quand on les lâche, ils sont heureux ! C’est leur volupté de crever sous l’impitoyable dent pointue. À quoi leur servirait leur force, s’ils ne l’usaient dans la chasse aux loutres ? Les chiens sont vraiment les plus heureux, car ils ne connaissent que la haine et la passion. Et quand une loutre leur échappe, leurs yeux sont aussi tristes qu’un adagio de Beethoven. Ils rêvent jour et nuit de la mort des loutres. Ils sont grands, ils ont le poil, sale et hérissé, et des yeux où étincelle leur effroyable et mystérieuse mission. Ces chiens aussi sont organisés pour le bonheur.

— Mais les autres, les infirmes, qui sont tiraillés par le besoin de chaque jour sur le lit de Procuste de la vie, ne peuvent jamais être heureux même pendant une heure. Ils meurent lentement en esclavage, et portent, douloureux et inconscients, le deuil de leur force domptée.

PETER ALTENBERG.
(Traduction Marcel Ray.)