Les Plateaux de la balance/Lettre qu’un docteur


LETTRE

QU’UN DOCTEUR, HOMME TRÈS SÉRIEUX, DUT ÉCRIRE À CHRISTOPHE COLOMB AU MOMENT OÙ CELUI-CI S’EMBARQUAIT POUR L’AMÉRIQUE


J’apprends, mon jeune ami, que vous avez le projet de découvrir un nouveau monde, et je vous dirai sans détour que je ne vous en félicite pas. Votre projet me remplit d’alarme. Il dénote, je ne crains pas de vous le dire, un orgueil inconcevable. Comment ! Ne trouvez-vous pas la terre assez grande ? Voyez les hommes des temps passés. Ont-ils jamais songé à découvrir un continent nouveau ? Et vous, vous jeune homme, sans expérience, sans autorité, vous avez nourri cette folle ambition. Comment ! ni les conseils de tous vos vrais amis, ni les menaces de la destinée qui vous devient contraire, rien ne peut vous décider à vivre tranquillement en Europe, comme chacun de nous. Vous vous noyez donc bien au-dessus des autres hommes, puisque ce qui leur suffit ne vous suffit pas ? Tous les gens éclairés vous le diront, mon jeune ami, votre orgueil vous perdra.

Je suis d’autant plus chagriné de votre fâcheux entêtement que j’ai toujours eu pour vous une affection véritable. Tout enfant, vous me plaisiez. J’aimais la finesse et la promptitude de vos saillies. Jeune homme, vous aviez une imagination qui me séduisait. Car j’aime l’imagination chez un jeune homme, pourvu toutefois qu’il n’en ait pas trop. Vous me disiez quelquefois : J’aime l’Océan ! et je vous engageais, mon enfant, à faire sur l’Océan quelques vers latins, pour vous exercer. Pouvais-je me douter que vous alliez prendre au sérieux la poésie ? Si vous aviez, du reste, un goût si prononcé pour la navigation, je ne vous aurais pas dissuadé de faire de temps à autre quelques petits voyages : les voyages forment la jeunesse. Mais, mon jeune ami, permettez-moi de vous le demander : n’est-ce pas aller un peu loin que d’aller chercher un nouveau monde ?

Et pourquoi donc ne pas vous contenter de l’ancien, puisque nous, nous savons nous en contenter ? Pourquoi ne pas entrer tout simplement dans une de ces carrières libérales auxquelles votre éducation vous donne le droit de prétendre ? Pourquoi cette folle et ridicule ambition ? Ah ! quand vous aurez mon âge !

À cela vous avez déjà répondu qu’il y a là-bas des hommes qui sont vos frères, avec qui vous voulez unir l’ancien continent.

Je sais par cœur toutes vos grandes phrases. Vous pensez, n’est-ce pas ? que quand vous aurez traversé l’Océan qui essaye de séparer les mondes, vous planterez la Croix sur la terre nouvelle.

Ce sont là, mon enfant, des paroles creuses ; permettez à un homme plus âgé que vous, de vous le faire observer. Vous savez que j’aime les arts, et que je respecte la religion, mais je n’aime pas les saints et les hommes de génie : les uns et les autres vont trop loin, ils exagèrent continuellement.

L’Europe en a déjà fourni assez et même trop, ils ne sont bons qu’à agiter le monde. Quelle folie d’aller là-bas, au risque de vous casser le cou, grossir le nombre des rêveurs ! Prenez garde, mon enfant, vous allez devenir ridicule. Croyez à la sincère affection qui me dicte les paroles que je vous adresse. Je ne puis vous cacher le regret que j’éprouve quand je vois perdu, dans les songes creux d’un orgueil insensé, un jeune homme pour qui je me plaisais à rêver un meilleur avenir.

Oui, mon enfant, j’ai le cœur navré, quand je vois que vous allez de porte en porte mendier des secours qu’on vous refuse. Qu’avez-vous fait de votre dignité ? L’honneur de votre famille a été sans tache jusqu’à ce jour.

N’avez-vous donc plus d’amour-propre ?

L’amour-propre, mon enfant, est le gardien de la dignité, et pour un homme bien né, la dignité est ce qu’il y a de plus précieux. Sans doute (car je ne veux rien exagérer), il ne faut pas avoir trop d’amour-propre, l’excès en tout est un défaut, mais il faut en avoir un peu, et, si vous continuez, vous me ferez croire que vous n’en avez plus ; prenez, parmi nous, quelques-unes de ces fonctions honorables que votre jeune intelligence vous rendait capable de bien remplir : ainsi vous ne contristerez plus vos amis. Autour de vous nous serons tous d’accord ; nous encouragerons vos essais, et nous tuerons le veau gras, en voyant revenir l’enfant prodigue.