Les Plantes potagères/Introduction

Vilmorin-Andrieux
Vilmorin-Andrieux & Cie (p. v-xiv).

INTRODUCTION




En préparant le travail que nous mettons aujourd’hui entre les mains du public, nous n’avons jamais eu la prétention d’écrire un traité complet sur les plantes potagères. Un tel ouvrage serait au-dessus de nos forces, et ne répondrait pas au programme que nous nous sommes tracé et qui est celui-ci : appeler l’attention du plus grand nombre de lecteurs possible sur l’extrême diversité des plantes potagères connues et sur l’utilité qu’il y a à faire un bon choix parmi elles ; rappeler brièvement les aptitudes variées et les qualités principales de chacune, et surtout indiquer les caractères au moyen desquels on peut distinguer les diverses variétés les unes d’avec les autres. C’est ce cadre modeste que nous nous sommes efforcés de remplir de notre mieux, cherchant autant que possible à n’en pas sortir.

Nous avons eu quelque embarras, tout d’abord, pour en tracer les limites. Il n’est pas toujours aisé de définir exactement ce qu’est un légume, et de déterminer quelles sont les plantes auxquelles cette désignation s’applique et celles qu’elle exclut. Il nous a semblé qu’à ce point de vue, il valait mieux être un peu trop accueillants que trop sévères, et nous avons fait place dans cet ouvrage non seulement aux plantes qui sont usuellement cultivées pour la consommation à l’état frais, mais à celles aussi qui servent simplement à l’assaisonnement des autres, et à quelques-unes même de celles qui ont ea général disparu aujourd’hui des cultures potagères, mais que l’on trouve mentionnées comme plantes légumières dans les anciens ouvrages d’horticulture. Cependant nous avons borné notre énumération aux plantes des climats tempérés, laissant en dehors les légumes exclusivement tropicaux, avec lesquels nous ne sommes pas suffisamment familiers, et qui n’intéresseraient, au surplus, qu’une classe restreinte de lecteurs. Il est à peine nécessaire d’ajouter que dans tout le cours de cet ouvrage nous avons lâché de proportionner le développement de la notice consacrée à chaque plante à son intérêt réel et pratique.

Le peu de fixité et de précision qu’ont en général les dénominations horticoles, lesquelles ne sont le plus souvent que des désignations empruntées au langage vulgaire, nous a engagés à préciser immédiatement, par l’emploi du nom scientifique de l’espèce dont elle dérive, l’identité botanique de toute plante dont nous parlons dans cet ouvrage. — Non pas que nous forgions un nom latin, d’aspect scientifique, pour chaque variation, comme on a proposé de le faire il y a quelques années : nous voulons dire qu’avant d’aborder la description d’aucune forme végétale cultivée, nous tenons à indiquer d’une façon rigoureuse la place occupée dans la classification botanique par le type sauvage ou primitif d’où cette forme est regardée comme procédant. — Nous commençons donc tout article consacré à une ou plusieurs plantes domestiques en donnant un nom botanique à l’ensemble des êtres réunis dans cet article, nom qui indique le genre et l’espèce auxquels toutes ces formes plus ou moins modifiées par la culture doivent être rapportées. Ainsi toutes les races de pois potagers, toutes nombreuses qu’elles sont, se rapportent au Pisum sativum L. ; celles de betteraves au Beta vulgaris L. ; celles de haricots aux Phaseolus vulgaris L., Ph. lunatus L., et Ph. multiflorus Willd., et ainsi des autres.

Et à ce propos il nous sera permis de faire la réflexion que la fixité de l’espèce botanique (quelle qu’en soit la valeur absolue si on la considère dans l’ensemble des temps) est bien remarquable et bien digne d’admiration si on l’envisage seulement dans la période que nos investigations peuvent embrasser avec quelque certitude. Nous voyons en effet des espèces soumises à la culture dès avant les temps historiques, exposées à toutes les influences modificatrices qui accompagnent les semis sans cesse répétés, le transport d’un pays à un autre, les changements les plus marqués dans la nature des milieux qu’elles traversent, et ces espèces conservent néanmoins leur existence bien distincte, et, tout en présentant perpétuellement des variations nouvelles, ne dépassent jamais les limites qui les séparent des espèces voisines.

Dans les courges, par exemple, plantes annuelles si anciennement cultivées, qu’elles ont vu assurément plusieurs milliers de générations se succéder dans les conditions les plus propres à amener des modifications profondes de caractères, on retrouve, pour peu qu’on veuille y regarder, les trois espèces qui ont donné naissance à toutes les courges comestibles cultivées ; et ni les influences de la culture et du climat, ni les croisements qui peuvent se produire de temps en temps, n’ont créé de type permanent ni même de forme qui ne retourne promptement à l’une des trois espèces primitives. Dans chacune, le nombre des variations est presque indéfini ; mais la limite de ces variations semble fixe, ou plutôt elle semble pouvoir se reculer indéfiniment sans jamais atteindre ni pénétrer les limites de variation d’une autre espèce.

Est-il une plante qui présente de plus nombreuses et de plus grandes variations de forme que le chou cultivé ? Quelles plus profondes dissemblances que celles qui existent entre un chou pommé et un chou-navet, entre un chou-fleur et un chou de Bruxelles, entre un chou-rave et un chou cavalier ? Et cependant ces variations si étonnamment amples des organes de la végétation n’ont pas influé sur les caractères des organes essentiels de la plante, sur les organes de la fructification^ de façon à masquer ni même à obscurcir l’évidente identité spécifique de toutes ces formes. Jeunes, on pourra prendre ces choux pour des plantes d’espèces différentes ; pris en fleur et en graine, ce sont tous des Brassica oleracea L.

Il nous semble que la culture prolongée d’un très grand nombre de plantes potagères, en même temps qu’elle fait toucher du doigt l’extrême variabilité des formes végétales, confirme la croyance dans la fixité des espèces contemporaines de l’homme, et les fait concevoir chacune comme une sorte de système ayant un centre précis, quoiqu’il ne soit pas toujours représenté par une forme type, et autour de ce centre un champ de variation presque indéfini et cependant contenu dans des limites positives, tout en étant indéterminées.

Mais revenons au plan de notre ouvrage. Après avoir fait connaître la place qu’occupe dans la classification des espèces végétales chacune des plantes dont nous parlons, nous nous efforçons d’indiquer les différents noms sous lesquels la plante en question est connue, tant en France que dans les principaux pays étrangers. Vu le peu de rigueur des dénominations usuelles, cette synonymie nous a paru indispensable dans un ouvrage qui a pour but de faire connaître un peu partout les plantes potagères. Il ne faut pas que nos descriptions et les renseignements que nous donnons profitent uniquement aux Parisiens ; il faut que les horticulteurs et amateurs disséminés dans la France entière puissent reconnaître dans nos articles les légumes qui leur sont familiers, et pour cela il faut qu’ils les trouvent sous leurs noms locaux, qui parfois sont tout à fait différents des dénominations parisiennes.

Nous avons fait de même pour les noms étrangers, nous appliquant par-dessus tout à ne donner que des noms réellement usuels et répandus, et non pas de simples traductions du nom français. Il y a bien des cas cependant où les noms vulgaires étrangers ne sont que le nom français traduit, c’est lorsqu’une race française a été adoptée à l’étranger. Le même cas se présente en sens inverse quand une race étrangère est devenue usuelle en France ; dans ce cas, le nom est adopté en même temps que la plante. Mais fréquemment aussi les races potagères ont à l’étranger des noms tout à fait différents de leur appellation française. On trouvera dans l’ouvrage que nous publions aujourd’hui des indications que ne pourrait fournir aucun livre qui nous soit connu, indications de synonymie et de concordance entre les divers noms de variétés et de sous-variétés qui sont extrêmement difficiles à obtenir autrement que par des relations internationales très étendues et très prolongées.

Dans la publication des synonymes, tant français qu’étrangers, nous avons été très circonspects, nous attachant par-dessus tout à n’accepter que des synonymies parfaitement établies et le plus souvent vérifiées par une culture comparative des plantes que nous croyions identiques. Le temps et l’expérience n’ont fait que fortifier chez nous l’opinion déjà exprimée en 1851 par M. Louis Vilmorin dans l’Introduction à son Catalogue synonymique des Froments, à savoir, que, dans l’étude des races végétales cultivées, il y a moins d’inconvénient à distinguer inutilement qu’à réunir à tort.

L’identité de la plante à l’étude se trouvant bien précisée et déterminée par son nom botanique et ses divers noms vulgaires, nous en faisons connaître le pays d’origine et en quelques mots l’histoire, quand nous possédons à ce sujet quelques données positives. Nous devons exprimer à ce propos un vif regret, c’est que notre ouvrage se soit trouvé presque complètement imprimé quand a paru le très remarquable livre de M. A. De Candolle sur l’Origine des plantes cultivées. Nous y aurions puisé de précieux renseignements, de nature à nous permettre de rectifier quelques indications inexactes données sur la foi d’auteurs moins bien informés.

Après les données sur la patrie et l’histoire de la plante vient l’indication de son mode de végétation, selon qu’elle est annuelle, bisannuelle ou vivace. On doit remarquer ici que bien des plantes sont cultivées comme annuelles dans le potager, qui sont bisannuelles ou vivaces au point de vue de la fructification. Il suffit pour cela qu’elles atteignent dans le cours de la première année le degré de développement où elles sont utilisables comme légumes. C’est le cas notamment de la plupart des plantes dont on consomme la racine, carottes, betteraves, navets, radis d’hiver, etc.

Les descriptions proprement dites des diverses plantes potagères ont été pour nous l’objet d’un long travail et de beaucoup de soin. Quelques personnes les trouveront peut-être un peu vagues et élastiques dans leurs termes. Nous reconnaissons que pour beaucoup d’entre elles cette remarque est juste ; mais, d’un autre côté, nous affirmons que plus précises et formulées en termes plus absolus, les descriptions auraient été moins vraies. Il faut en effet tenir compte de la variabilité d’aspect des plantes cultivées suivant les conditions diverses dans lesquelles elles se sont développées. Une saison plus ou moins favorable, ou, dans la même saison, un semis plus ou moins tardif, suffisent à modifier assez profondément l’aspect d’une plante, et alors une description trop précise semble exclure des formes qu’elle aurait dû embrasser. Rien n’est plus facile que de décrire de la façon la plus rigoureuse un individu unique, de même qu’il est extrêmement aisé de tirer des conclusions précises d’une seule expérience ; mais, quand la description doit s’appliquer à un grand nombre d’individus, fussent-ils d’une même variété et d’une même race, la tâche est plus difficile, comme lorsqu’il s’agit de conclure à la suite d’une série d’expériences donnant des résultats divergents et parfois opposés. Presque toutes nos descriptions, faites une première fois avec les plantes vivantes sous les yeux, ont été, à plusieurs reprises, et dans des saisons successives, relues en présence de nouvelles cultures des mêmes sujets, et ce sont les variations constatées dans les dimensions et dans l’aspect de plantes identiques, mais s’étant développées dans des Conditions différentes, qui nous ont amenés à donner aux descriptions une largeur qui leur permît d’embrasser les formes diverses que revêt une même race végétale suivant les circonstances variables qui en accompagnent la croissance.

Quand nous avons pu saisir un trait saillant et tout à fait fixe dans les caractères d’une race, qu’il résidât dans une particularité matérielle ou dans un rapport constant entre les dimensions ou les formes d’organes variables, nous nous sommes attachés à le mettre en relief comme le plus sûr moyen de reconnaître la variété en question. Le plus souvent, en effet, le véritable connaisseur en plantes potagères reconnaît les différentes variétés les unes d’avec les autres à un certain aspect d’ensemble, à un faciès particulier qui tient plus souvent à de certains rapports dans la situation et les proportions relatives des divers organes qu’à des caractères de structure précis. Ces signes distinctifs auxquels ne se trompe pas un regard exercé échappent en général à la description et à la définition ; l’observation et l’habitude peuvent seules enseigner à les percevoir et à les reconnaître sûrement : aussi est-on heureux, quand une race est distinguée par un caractère fixe et tangible, de pouvoir la différencier des autres par un seul mot ou par une courte phrase. On tire des indications caractéristiques de ce genre de la présence des épines sur la feuille du cardon de Tours, de leur absence sur celle de l’ananas de Cayenne, de la courbure renversée des cosses dans le pois sabre, de la couleur verdâtre des fleurs dans le pois nain vert impérial, et ainsi de beaucoup d’autres.

Une partie de la description à laquelle nous avons donné une grande attention, c’est celle qui concerne la graine. Outre ses caractères d’aspect extérieur, nous avons tenu à en indiquer aussi exactement que nous avons pu le faire le volume réel et le poids spécifique ; enfin, nous avons fait connaître la durée de la faculté germinative de chaque espèce. Ce renseignement, comme on le comprendra facilement, ne peut être exprimé que par un chiffre représentant une moyenne. La durée de la faculté germinative dépend grandement en effet des conditions plus ou moins favorables dans lesquelles les graines ont été récoltées et conservées. Les chiffres que nous publions sont la moyenne d’essais extrêmement nombreux et faits avec le plus grand soin. Le nombre d’années indiqué est celui pendant lequel les graines en expérience ont continué à germer d’une façon tout à fait satisfaisante. Nous avons considéré, pour l’objet que nous avons ici en vue, les graines comme ne levant plus quand il en germait moins de 50 pour 100 reconnues bonnes par le premier essai, fait l’année même de la récolte. Si, par exemple, un lot de graines germait à raison de 90 pour 100 la première année, nous le regardions comme ne levant plus quand il commentait à ne germer qu’à raison de moins de 45 pour 100. Dans un tableau qu’on trouvera à la fin du volume nous indiquons, à côté de cette durée germinative moyenne, les durées extrêmes que nous avons constatées en semant les mêmes graines jusqu’au moment où elles n’ont plus levé du tout. On arrive de cette façon à des chiffres bien autrement élevés. Telle graine dont la faculté germinative se conserve en moyenne quatre ou cinq ans ne l’a pas encore complètement perdue au bout de dix ans et plus. Il convient d’ajouter que les essais ont été faits sur des graines bien conservées. Rien, en effet, ne contribue plus à faire perdre aux semences leur faculté germinative que l’influence de l’humidité et* de la chaleur ; c’est ce qui fait que le transport à travers les régions tropicales est si souvent fatal à la bonne qualité des graines. On n’a pas jusqu’ici trouvé de meilleur procédé de conservation que de mettre les graines, enfermées en sacs de toile, dans un endroit sec, frais et bien aéré.

Le plus souvent que nous l’avons pu, nous avons complété nos descriptions par une figure de la plante elle-même. Le format du livre ne nous a pas permis de donner en général de grandes dimensions à ces figures, mais nous avons tâché de les rendre au moins comparatives, en ce sens que les diverses variétés d’un même légume ont été, autant que faire se pouvait, représentées avec une échelle de réduction uniforme. La réduction a dû nécessairement être plus forte pour les très gros légumes, comme les betteraves, les choux et les courges, que pour les plantes de petit volume ; cependant nous espérons que, grâce au talent du dessinateur, M. E. Godard, les figures même les plus réduites donneront encore une idée suffisamment exacte de la plante qu’elles représentent. Les fraises, les pois en cosses et les pommes de terre sont à peu près les seuls objets qu’il ait été possible de reproduire en grandeur naturelle. Nous indiquons, au reste, sous chaque figure, l’échelle de réduction en fractions du diamètre réel de la plante : quand un objet est dit réduit au sixième, par exemple, cela veut dire que dans la nature il est six fois aussi haut et six fois aussi large que la figure que le lecteur a sous les yeux. Nous nous sommes attachés à ne prendre comme modèles pour nos figures que des individus parfaitement caractérisés et de dimensions moyennes. Il peut se faire que là, comme dans l’appréciation des caractères, nous nous soyons quelquefois trompés. Nous reconnaîtrons volontiers nos erreurs et les rectifierons quand ce sera possible. Notre seule prétention, en rédigeant cet ouvrage, a été de le faire de bonne foi et sans aucun parti pris.

Longtemps nous avons hésité à donner des indications sur la culture des divers légumes. La Description des plantes potagères publiée en 1855, qui était l’ébauche plutôt que la première édition de notre travail actuel, ne contenait pas de renseignements culturaux et renvoyait aux articles consacrés à chaque légume dans le Bon Jardinier. Depuis lors l’industrie horticole, comme toutes les autres, s’est spécialisée : il a paru un bon nombre de traités sur la culture de certaines espèces ou de certains groupes d’espèces de plantes potagères ; il s’est formé, en un mot, une bibliothèque horticole spéciale, qui oblige à des recherches assez longues si l’on veut réunir, en les prenant aux meilleures sources, toutes les indications nécessaires à la conduite d’un potager. Nous avons pensé rendre service à nos lecteurs en leur donnant très brièvement, en tête de l’article concernant chaque légume, des indications sommaires sur les principaux soins de culture qu’il exige ; mais nous nous empressons d’ajouter que ces indications ne doivent être considérées que comme un aide-mémoire, et que nous ne les donnons en aucune façon comme propres à suppléer aux enseignements des ouvrages classiques d’horticulture, ni à ceux des traités spéciaux dont nous parlions tout à l’heure.

Enfin, nous terminons l’article consacré à chaque plante par quelques données sur l’usage auquel on l’emploie et sur les parties de la plante qui sont utilisées. Dans bien des cas ce renseignement peut paraître oiseux, et pourtant il aurait été utile quelquefois de l’avoir dès les premiers essais de culture de plantes nouvelles. C’est ainsi que pendant longtemps on a traité de détestable épinard la bardane géante du Japon, parce qu’on voulait en utiliser les feuilles, tandis qu’elle est cultivée dans son pays pour ses racines tendres et charnues.

Voilà le plan que nous avons suivi dans la rédaction de l’ouvrage que nous présentons aujourd’hui au public. Nous n’avons pas réussi, nous le savons bien, à donner un tableau exact de ce qu’est l’ensemble des plantes potagères connues, et cela par la simple raison qu’on ne saurait fixer par le langage, pas plus que par le dessin, ce qui est par son essence instable et perpétuellement changeant. Si le règne végétal présente sans cesse à l’observateur le spectacle de modifications de toutes sortes dans les caractères des plantes, c’est surtout dans les végétaux soumis à la culture que ces changements de forme, d’aspect, d’importance relative des différents organes sont principalement remarquables et importants. Profitant de la tendance qu’ont tous les végétaux à varier sous l’influence des conditions extérieures où ils se trouvent placés, mettant en œuvre l’action de la reproduction sexuelle, qui combine et parfois exagère dans le produit les particularités individuelles de structure ou d’aptitudes des deux auteurs, l’homme pétrit, pour ainsi dire, à son gré la matière vivante, et façonne les plantes suivant ses besoins ou ses caprices, les pliant aux formes les plus imprévues et leur faisant subir les transformations les plus étonnantes ; mais toujours dans les limites de variation de l’espèce. Cette action de l’homme n’a en définitive pour résultat que la production et la fixation de races plus ou moins différentes de celles que l’on connaissait antérieurement ; elle ne modifie en rien le nombre ni la position des espèces botaniques légitimes. L’espèce, en effet, est fondée sur ce fait que tous les individus qui la composent sont indéfiniment féconds entre eux et ne le sont qu’entre eux. Or, tant qu’on n’aura pas prouvé qu’une race produite de main d’homme a cessé d’être féconde croisée avec des individus de l’espèce dont elle est sortie, tandis qu’elle se reproduit indéfiniment fécondée par elle-même, on ne pourra pas dire qu’on a créé une espèce nouvelle, — et jusqu’ici personne, que nous sachions, n’a avancé chose semblable.

Au contraire, cette fécondité par elle-même, et seulement par elle-même, c’est pour ainsi dire l’espèce tout entière. C’est à la fois ce qui assure sa perpétuité, sa flexibilité et sa faculté d’adaptation aux divers milieux où il lui faut vivre. On peut concevoir que, dans les conditions ordinaires de l’habitat primitif d’une plante, l’espèce se maintient semblable à elle-même par le fait de fécondations croisées continuelles, qui noient, pour ainsi dire, les quelques cas rares et faibles de variation qui peuvent se produire (car partout et toujours les êtres vivants tendent à varier). Dans le cas d’un transport de l’espèce vers une localité nouvelle, où les conditions de vie sont un peu différentes, des caractères nouveaux, en harmonie avec le milieu, se manifestent chez un certain nombre d’individus, et du croisement des mieux adaptés devra sortir, semble-t-il, une race locale qui se fixera par l’influence de l’hérédité agissant dans le même sens que celle du milieu. Mais, dans notre hypothèse, cette race reste intimement liée à l’espèce dont elle est sortie, en ce sens qu’elle est toujours féconde avec elle. Du croisement des deux formes naissent des individus intermédiaires à divers degrés entre leurs parents, mais aussi, nous croyons en être surs par de nombreuses observations, quelques-uns chez lesquels les variations déjà survenues dans les caractères primitifs sont amplifiées et pour ainsi dire exagérées par la fécondation croisée. Dans l’état spontané, la plupart de ces formes nouvelles, sans doute, sont perdues et disparaissent, ou elles rentrent graduellement dans le niveau commun de l’espèce ou de la race dont elles sont sorties ; mais dans les cultures elles sont conservées, protégées, multipliées à l’abri de l’influence d’individus de la même espèce qui les solliciterait à retourner au type primitif, et alors les variations qu’elles ont présentées sont fixées par l’intervention de l’homme, quand elles lui sont utiles ou agréables. Voilà, croyons-nous, pourquoi tant de races nouvelles ont pour point de départ une fécondation croisée.

La pratique horticole a depuis longtemps mis ce fait à profit pour l’obtention des variétés, appelant à tort hybrides les formes qui proviennent d’un simple métissage, mais reconnaissant avec raison la tendance à varier de la descendance de parents un peu différents l’un de l’autre. Or il est facile de s’expliquer, dans cet ordre d’idées, pourquoi l’apparition des races et variétés nouvelles est aujourd’hui plus fréquente que jamais : c’est que la facilité des échanges entre les divers pays rend beaucoup plus communs les croisements de races diverses d’une même espèce, croisements qui ont lieu dans les cultures, soit spontanément, soit par la volonté de l’homme, et qui sont le point de départ de variations sans nombre, parmi lesquelles celles qui ont un intérêt quelconque ont de grandes chances d’être remarquées et propagées.

Mais il y a une erreur contre laquelle doivent se tenir en garde les semeurs de profession et les amateurs, ceux surtout qui n’ont pas encore beaucoup d’expérience. C’est l’illusion qui consiste à se figurer qu’on est en possession d’une race nouvelle parce qu’on a trouvé dans un semis une forme qui parait intéressante. Les individus issus d’un semis de graines obtenues par croisement ne doivent être d’abord considérés que comme des unités, pouvant avoir une certaine valeur s’il s’agit d’arbres ou de plantes à existence prolongée et se multipliant par division, mais enfin comme de simples unités. Leur ensemble ne mérite le nom de race ou de variété que si la reproduction s’en fait, pendant plusieurs générations, avec un certain degré de fixité dans les caractères ; et presque toujours le travail vraiment difficile et méritoire, c’est celui de la fixation, travail long et délicat, par lequel on parvient, quand il est couronné de succès, à donner à la race nouvelle la régularité et l’uniformité de caractères sans lesquelles elle ne mérite pas d’être décrite et mise dans le commerce.

Beaucoup de races ainsi obtenues restent locales faute d’être connues suffisamment ; quelques-unes ne peuvent pas se reproduire fidèlement en dehors des conditions où elles ont pris naissance, et doivent être tirées à nouveau de leur lieu d’origine si l’on veut les conserver bien pures ; de là ces réputations locales qui sont un des ressorts du commerce horticole. On peut dire d’une façon générale, que la plupart des races domestiques, tout en se conservant suffisamment pures et franches quand elles sont cultivées et reproduites avec soin, gagnent néanmoins à être rajeunies de temps en temps par l’importation de semence reprise au berceau même de la race, ou dans l’endroit où l’expérience a démontré qu’elle se conserve le plus pure et le plus semblable à elle-même.

On peut se figurer aisément à combien de races diverses les plantes potagères les plus usuelles, répandues avec la civilisation sur la surface de la terre entière, ont dû donner naissance sous l’influence de climats si variés. Il serait impossible d’en dresser une liste tant soit peu complète ; aussi n’avons-nous cherché à décrire que les plus distinctes et les plus dignes d’être cultivées, mentionnant en outre quelques-unes des plus intéressantes à divers titres, parmi celles que nous ne pouvions décrire.

Autant que possible nous avons cultivé et vu vivantes les variétés décrites ou même simplement mentionnées ; mais aux renseignements ainsi recueillis de visu nous avons dû en joindre d’autres que nous avons puisés auprès des autorités horticoles et botaniques des divers pays, ainsi que dans les publications spéciales tant étrangères que françaises. Nous devons en particulier des remercîments, et nous sommes heureux de les exprimer ici, à M. le docteur Robert Hogg, secrétaire général, et à M. A. F. Barron, jardinier en chef de la Société Royale d’horticulture de Londres, pour l’obligeance avec laquelle ils nous ont aidés à éclaircir les questions de synonymie des diverses variétés anglaises et françaises ; nous avons les mêmes obligations à M. G. Carstensen, de Copenhague, pour les synonymies danoises. Nous donnons en outre, ci-après, la liste des principaux ouvrages que nous avons consultés utilement pour la rédaction de notre travail.

Bien loin de nous dissimuler les imperfections du livre que nous offrons au public, nous avons commencé, avant que l’impression en fût achevée, à prendre des notes pour le corriger, si nous en avons plus tard l’occasion. C’est dire que nous serons reconnaissants à tous ceux de nos lecteurs qui voudront bien nous faire part de leurs observations et de leurs critiques, nous donnant ainsi le moyen de faire disparaître non seulement les fautes que nous aurons remarquées nous-mêmes, mais aussi celles qui nous auraient échappé.



               Paris, 31 octobre 1881.