Les Plaisirs et les jours/Envoi

Calmann Lévy (p. envoi).
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lettre-dédicace à pierre lavallée

Mon Cher Pierre,

Comme celui dont le nom figure seul au bas d’une souscription dont plusieurs de ses amis ont fait les frais, je me sens un peu honteux d’entendre appeler mon livre, d’avoir à te dédier un livre qui pourrait être aussi bien le tien, si l’ayant comme moi, mieux que moi toute ta vie rêvé, tu avais pris la peine, au lieu de moi de l’écrire. Si même les choses auxquelles j’attache le plus de prix, — un certain sentiment des métempsychoses que je n’ai pas besoin de définir davantage quand c’est à toi que je parle — j’ai su les y mettre, qu’y peut-on aimer qui ne se rencontre, et avec plus de distinction et de pureté, en toi-même, et qui, héritage commun de nos âmes, ne soit pour nous ce terrain natal où nos sympathies se sont conjointes, le fond même, plus ancien, plus durable que nous et qu’elle-même de notre amitié. Mais en tous cas cet exemplaire particulier méritait une dédicace spéciale. Un exemplaire que tu lis, surtout si c’est un exemplaire de mon livre ne saurait ressembler aux autres. Que de sens cachés aux autres, de profondeurs — relatives — connues de toi seul se découvrent si c’est toi qui lis. Je dis mon livre comme si je n’en devais jamais écrire d’autre. Tu sais bien que ce n’est pas vrai. Si je puis terminer celui qui est entrepris et en commencer d’autres, ne me ménage pas, je t’en prie, l’inspiration de ta tendresse, la récompense de ta compréhension. Féconde et aime en moi mes défauts qui te sont le meilleur de moi-même. Nos qualités nous appartiennent moins et il n’y a pas besoin d’une tendresse aussi familière, d’une ressemblance aussi intime pour les goûter.

Ton ami reconnaissant, Marcel Proust