Les Plaintes de la lyre

LES PLAINTES DE LA LYRE


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Sur ces rocs, pauvre lyre,
Où, muette, tu dors,
Quel caprice t’inspire
Ces sauvages accords.

Est-ce un cri qui m’accuse,
Un appel douloureux,
Un reproche à la Muse
Qui t’oublie en ces lieux !

Eh oui ! ces ondes claires,
Ces cieux resplendissans,
Ces bois si solitaires,
Demanderaient des chants ;
Mais les bois, la nature,
Mais les cieux enchantés,
Mais l’onde et son murmure,
Qui ne les a chantés ?

Sur ta corde muette
Réveillant ma langueur,
Faut-il que je répète
Les ennuis de mon cœur ?
Mais, sincères ou feintes,
Dans ce siècle du faux,
Qui de ses tristes plaintes
N’a lassé les échos ?


Demande, pauvre lyre,
Aux ménestrels du jour,
S’il faut qu’amour inspire
Ceux qui parlent d’amour ;
Si, quand leur voix répète
Des hymnes au malheur,
La lèvre du poète
Est l’écho de son cœur.

La Nouveauté légère
Leur a dit : Ménestrels,
Changez, pour me complaire,
Vos refrains éternels.
Et soudain leur sourire
Expirant sous leurs pleurs,
Ils ont frappé leur lyre,
Et chanté les douleurs.

Écoutez-les : « La vie
« Les a déshérités ;
« Leur jeunesse est flétrie,
« Leurs cœurs désenchantés.

« A d’autres l’Espérance,
« Le Bonheur, le Désir !
« Pour eux, l’âge a d’avance
« Dévoré l’avenir. »

Vains mots ! néant sonore !
Sous leur crêpe de deuil,
Leurs yeux brillent encore
D’allégresse et d’orgueil.
Ce crêpe, sur leur tête,
N’est qu’un faux ornement,
Un masque pour la fête,
Qu’on jette en la quittant.

Que sert au cœur timide
Que la vie a blessé,
D’avoir, au sein du vide,
Aimé, souffert, pensé ;
Si, sans honte et sans crainte,
D’insipides jongleurs
Lui ravissent la plainte,
Et s’ornent de ses pleurs ?


Ah ! l’être qu’en ses chaînes
Enlaça la douleur,
Est jaloux de ses peines
Plus que de son bonheur.
Au sarcasme, aux risées,
Verra-t-il sans frémir,
Condamner les pensées
Qu’il apprit à chérir.

Le rossignol sauvage,
Ermite ailé des bois,
Aux cent voix du bocage
Ne mêle pas sa voix ;
Sur son pin solitaire,
Il attend qu’à son tour
La Nuit sombre ait fait taire,
Tous les chantres du jour.

Le Siècle, dans sa course
Emporté par le Temps,
Peut-il sonder la source
D’où découlent nos chants,

Lui, que tout vient distraire,
Qui voit tout au hasard,
A travers la poussière
Que soulève son char ?

Non, non ! — Bravant encore
La foule et ses clameurs,
Si ta corde sonore
Redisait mes douleurs,
Tu verrais, tendre amie,
Notre essor arrêté
Par la froide Ironie,
Ou l’Incrédulité.

Ah ! plutôt, suspendue
A ces rochers déserts,
Reste, reste inconnue
Au monde, à l’univers !
Puisqu’il faut qu’on oublie
Nos stériles accens,
Mieux vaut l’âpre harmonie
Que t’arrachent les vents.