Les Pléiades/Livre deuxième

Jos. Müller & Cie / E. Plon & Cie (p. 113-221).

LIVRE DEUXIÈME


CHAPITRE PREMIER

Après la scène avec Conrad, Jean-Théodore avait regagné le château au travers des allées tortueuses du parc anglais, le front baissé, triste, songeur. En entrant dans le petit salon tendu de perse, qui fait suite à son cabinet, il avait trouvé la comtesse. Elle venait d’arriver. Elle était assise sur un canapé. Elle gardait son chapeau, ses gants, et se tenait les mains croisées, regardant droit devant elle.

— Je suis née pour mon malheur et celui des autres, murmura-t-elle, en réponse aux paroles affectueuses de Jean-Théodore.

— Que voulez-vous dire ?

— Je vais vous affliger !

— Mais encore ?

— Quittons-nous et pour toujours ! Je pars dans quelques heures.

— Y songez-vous ?

— Je songe à tout. Je vous aime, Théodore ! Vous le savez. Je ne me le cache pas à moi-même, je ne veux pas vous le taire.

Elle lui tendit les mains. Il les prit et les baisa. Elle les retira de suite, et le considérant avec un sourire douloureux :

— Oui, je vous aime, mon ami, mon meilleur, mon plus cher ami, et si je ne vous en ai jamais donné d’autres preuves que des paroles, croyez-moi…, oui ! croyez-moi ! c’est que j’étais avertie par un instinct infaillible que ce cher lien serait tôt ou tard brisé par la fatalité qui me suit !

— Enfin ! expliquez-vous ! Vous m’effrayez ! Est-ce un caprice ?

— Un caprice ? Je n’en ai pas ! De l’affection, oh ! oui, plein le cœur et pour vous, pour vous seul et toujours, toujours, entendez-vous bien ? Ce sentiment unique me dominera, me conduira, m’aveuglera, fera à la fois mon désespoir et mon bonheur, aussi longtemps que je vivrai !

Jean-Théodore s’assit sur le canapé et prit de nouveau une main qui cette fois ne lui fut pas retirée.

— Au nom du ciel, Sophie, avouez vite ce qui vous trouble ! Quel obstacle si puissant s’élève entre nous ? Quel désastre vous arrache à moi, au moment où j’espérais vous toucher ?

— Le devoir, répondit madame Tonska, d’une voix ferme.

— Quel devoir ?

— Mon ami, ne vous affectez pas ! Vous êtes pâle, agité… Vous me tuez ! J’ai besoin de mes forces. Je suis plus à plaindre que vous !

Elle cacha sa tête dans les coussins du canapé, et de longs sanglots sortirent de sa poitrine. Un moment passa ainsi ; quand elle se releva, elle avait son beau visage inondé de larmes. On peut penser quel était l’état du prince. Il suppliait, il conjurait.

— Je vais rejoindre mon mari, dit-elle.

— Votre mari ! Il fut stupéfait.

— Oui, cette parole doit vous surprendre. Cet homme, qui ne m’a épargné aucune douleur, aucune humiliation, je suis à lui, pourtant, Théodore, et je quitterai pour lui le meilleur, le plus délicat, le plus chevaleresque des amis ! Vous devez estimer, vous, tout ce qui sort du sentier commun et savoir que plus une tâche est difficile, plus aussi elle s’impose à des consciences comme les nôtres.

— Je ne comprends pas un mot à ce que vous me dites ! s’écria enfin le prince, et je vous supplie de vous expliquer. Depuis quand votre mari a-t-il un droit quelconque sur vos résolutions ?

— Depuis qu’il a atteint le fond de l’abîme où ses vices et ses erreurs l’ont précipité. Vous savez que, pour certaines raisons inutiles à vous rappeler, il avait été exilé de Pétersbourg, il y a un an, et envoyé comme major à l’armée du Caucase. Ce châtiment ne l’a pas corrigé. Il a continué son genre de vie. Il a joué, il a perdu, il a forcé la caisse de son régiment, il a dissipé ces dernières ressources.

Appelé en présence du général pour rendre compte de sa gestion, comme il était ivre, il a insulté son supérieur. Celui-ci, généreusement, a cherché à étouffer l’affaire. Il a nié ce que chacun savait ; mais, comme le scandale était immense, M. Tonski a été envoyé, simple soldat, à la frontière persane. Mon ami, c’est un lieu redoutable ! La fièvre y sévit toute l’année. À peine les tempéraments les plus robustes y tiennent-ils deux ans ; bon gré mal gré, on meurt. M. Tonski le sait. Il m’a écrit ; le repentir le plus amer, la douleur la plus poignante respirent dans cette lettre. Tenez, la voilà, prenez, lisez ! Pour moi, je pars, et j’irai consoler l’auteur de mes misères.

Le prince saisit le papier que lui tendait Sophie. Ce qu’il y trouva, ce fut l’accablement, ou, pour mieux dire, la prostration d’un homme sans nerf et sans courage qui, chargé du loyer de ses fautes, succombe sous le poids, et crie bonnement aux échos, demandant merci et de l’aide.

Il s’efforça de faire passer sa conviction dans l’âme de son amie. Mais il n’y réussit à aucun degré. Si le comte Tonski avait été simplement un malheureux, n’ayant de torts que ce qu’il en faut pour rendre légitimes les rigueurs du destin, sa femme se serait peu préoccupée de lui ; c’était précisément, uniquement la perversité excessive du cas qui allumait son imagination. Elle était d’autant plus emportée à un dévouement extraordinaire, que celui pour lequel elle le méditait le méritait moins ; de sorte que plus le prince la raisonnait, mieux il lui démontrait l’infamie de son mari, aussi plus il fortifiait sa romanesque résolution. Une sainte n’eût pas mieux fait. Elle était charmée de dépasser les saintes.

— Adieu, dit-elle, ne me pressez pas davantage. Adieu. Tout est inutile. Je suis résolue. Comme la Cour sera étonnée demain, n’est-ce pas ? Que de commentaires ! Les bonnes langues de la Résidence ne vont guère m’épargner ! Ne vous en occupez pas. Laissez dire ! Une sorte de joie mélancolique résulte d’être mal jugé. Rappelez-vous toujours que je vous aime. Oui, Théodore, vous étiez l’époux de mon âme.

Il faut l’avouer : le prince était plus étonné, et, en vérité, plus blessé, plus irrité qu’attendri. Ce que la comtesse considérait comme surhumain et sublime lui semblait insensé et presque odieux. Au bout d’un quart d’heure, la colère prit chez lui le dessus. Des supplications, des raisonnements tendres, il en vint aux apostrophes véhémentes et ne ménagea pas les sarcasmes. Sur ce terrain, il trouva une digne adversaire. Un orgueil de fer heurta le sien, et la plus violente des altercations éclata comme une tempête. Ce fut un tournoi à fer émoulu où les deux tenants firent merveille. Des deux parts, on se visa en pleine poitrine. Le prince malmena rudement les comédiennes de vertu, récrimina sur un besoin d’émotions qui se satisfaisait par des scènes constantes et déplacées, et dénonça une coquetterie froide qui conduisait à des aventures comme celles de Conrad Lanze.

L’amante, pâle de fureur et se prenant au style le plus serré de l’étiquette, ne parlant plus ni à Théodore, ni à l’ami, ni à l’époux de son âme, mais à Monseigneur, à Son Altesse Royale, proclama en termes outrageants la bassesse bien connue des souverains, et étala avec raffinement la fameuse anecdote en faveur de laquelle Dieu, après avoir créé l’homme, trouvant un reste de boue à sa disposition, en fit les laquais, puis les princes. Elle déclara que ce qui était généreux n’était pas du ressort de Son Altesse Royale. Elle avoua que si elle avait congédié Conrad, c’était pour son propre honneur ; mais qu’au fond elle l’aimait et regrettait de n’avoir pas suivi son penchant pour une créature si noble ; enfin, elle termina sa péroraison. Jean-Théodore, réduit au silence, n’ayant plus d’autre ressource que de se ronger les poings, était tombé morne dans un fauteuil.

— Monseigneur, un mot encore ! Bien que le plus parfait mépris ait succédé à une erreur que je pleurerai toute ma vie, je supplie Votre Altesse Royale de peser le dernier conseil d’une personne qui lui veut du bien. Je vous dois la vérité. L’illusion qui me faisait croire à vos qualités ne m’a jamais aveuglée sur l’insuffisance de votre génie. Vous ne comprenez pas votre époque, et la façon dont vous gouvernez ruinera et vous et votre famille. Vous courez les yeux fermés à une révolution ! Oh ! ne souriez pas ! N’affectez pas de me faire comprendre par ce haussement d’épaules votre dédain bien connu pour les femmes politiques ! Je ne suis pas à l’apprendre. Chaque fois que j’ai voulu, avec les ménagements de l’affection la plus méconnue mais la plus fidèle, vous amener devant la vérité, vous avez fermé les yeux davantage et affiché, avec moi, des airs de supériorité et essayé des railleries dont je ne m’offense plus désormais. Vous n’avez nul sujet de m’accuser de jouer à la Maintenon, puisque je vous quitte pour ne jamais vous revoir. Vous savez, vous sentez trop que la conviction la plus franche m’arrache seule mes paroles. Faites donc un effort ; rentrez en vous-même ; changez de système, renvoyez vos laquais qui vous servent de ministres, et faites en sorte que, bientôt, du fond de mon exil, je puisse apprendre que l’homme qui m’a intéressée pendant quelques jours, n’était pas indigne de tout point du sentiment que j’abdique à cette heure !

En écoutant ces paroles, Jean-Théodore, froissé, redevint par ce seul motif maître de lui. Il regarda froidement la pythonisse, et quand, à la fin de son discours, elle lui fit une profonde révérence et marcha à reculons vers la porte, il se leva, et salua à son tour, comme s’il mettait fin à une audience ordinaire.

Sur le seuil, la comtesse s’arrêta ; l’indignation enflamma ses yeux, gonfla ses narines, et voyant le prince impassible et ne lui disant mot, elle éleva les deux bras comme pour le maudire, et s’écria d’une voix stridente :

— Vous êtes un misérable !

Puis elle sortit. Il est fâcheux pour les sentiments tragiques que les formes de la vie moderne ne s’y prêtent pas. Quand madame Tonska arriva dans la salle d’attente, elle n’y rencontra personne. Une lampe fumeuse éclairait fort mal, et elle eut quelque peine à trouver l’issue par laquelle elle devait sortir. Elle arriva comme à tâtons dans l’antichambre déserte. C’est qu’il était trois heures du matin. Elle dut aller de droite et de gauche, ouvrant les portes dans les ténèbres. Il lui fallut appeler. On peut s’imaginer ce que furent ces diverses opérations pour une personne dans sa disposition d’esprit et qui eût voulu garder sa dignité. À la fin, un valet de pied se montra. La comtesse demanda ses gens ; on réveilla les uns, on chercha les autres à l’office. L’empressement même qu’on mettait à se hâter rendait la situation plus prosaïque. Enfin, la voiture arriva sous le perron, madame Tonska y monta et partit, dans un désordre de sentiments, grands, petits, agacés, exaspérés, qui seraient extrêmement difficiles à débrouiller et à décrire.

Pour Jean-Théodore, une fois seul, il avait repris sa promenade.

Quand on a du chagrin, quand on a de la joie, c’est également alors que se font les examens de conscience. Le prince se trouva fort à plaindre. Tout revenait pour lui à dire : Je voudrais être aimé. Il ne l’était pas. Il avait donné beaucoup et rien reçu. Tandis qu’il livrait son cœur, on jouait avec. L’indignation ne le tirait pas d’affaire. Il avait beau se répéter : Je me consolerai ; en attendant, il souffrait.

Puis, qu’est-ce que c’est qu’un prince devant les soucis de l’existence commune ? Le plus désarmé des êtres. Il ne peut pas courir après celle qu’il veut ramener ; il ne peut pas crier quand on lui fait mal ; il ne peut pas demander ce qui lui manque. Il faut, bon gré mal gré, qu’il se prélasse noblement au travers de la vie, réglant la cadence de ses pas sur un air majestueux exécuté par l’orchestre des convenances, et, pour peu qu’il se hâte ou s’arrête, il fausse son métier, ce qui le déshonore. Ce n’est pas ainsi que régnaient jadis Théodoric, roi des Goths, ou le khalife Mansour ; mais c’est la mode actuelle, il faut s’y soumettre, et, plus un prince agrée à son entourage, plus on peut être convaincu qu’il ressemble de près à une poupée dont les ressorts admirables disent : Mon peuple et ma dignité. On lui voit aussi remuer les yeux ; mais, sous la peau, il n’y a que du son.

Hélas ! le prince de Burbach était un homme ! Pendant une heure, il se débattit contre cette vérité ; mais il la sentait. Il la subit.

Il prit un flambeau, passa dans son cabinet, et s’asseyant devant une table, se mit à lire des rapports militaires, des documents sur l’agriculture, un projet d’agrandissement pour la promenade, et en lisant il annotait. Par ce procédé appliqué obstinément et avec une ténacité cruelle, il parvint à maîtriser son agitation, assez pour qu’elle ne parût pas au dehors. Mais, au dedans, quels ravages !

Le jour était venu, et l’amant malheureux continuait sa tâche ; huit heures sonnèrent. Un valet de chambre entra discrètement, apportant du thé, et avertit Son Altesse Royale que M. le professeur Lanze arrivait. C’était l’heure de la visite quotidienne, aussi nécessaire à la vie du docteur, et à celle du souverain, que le pouvaient être les retours périodiques de la lune et du soleil pour l’ensemble de la nature.

— Bien, dit Jean-Théodore ; qu’il entre.

Le professeur Lanze se présenta. Jean-Théodore lui fit un signe amical et acheva d’écrire la phrase commencée. Quand ce fut fait, il se tourna vers son homme lige.

— Altesse, lui dit celui-ci, je suis allé vous chercher en ville. On m’a assuré que vous aviez dû coucher ici. Je suis venu ici. Je le vois avec plaisir : vous avez daigné vous occuper cette nuit du bonheur de notre contrée et je vous en remercie. Ne pas se coucher du tout serait malsain pour de pauvres diables comme moi ; mais je n’hésite pas à penser que c’est une précaution admirable pour un prince et qui indique à coup sûr, chez lui, un excellent état de santé physique et morale, ce dont je vous fais mon sincère compliment.

— Je ne l’accepte pas, docteur ; je ne me suis pas couché, simplement parce que je n’aurais pu dormir.

— C’est un effet que j’oserais dire galvanique, répliqua Lanze. Il n’est guère possible qu’une étoile se déplace sans qu’il en résulte un choc d’électricité.

— Cette façon tend à indiquer, sans doute, qu’à ta connaissance la comtesse Tonska est partie cette nuit ?

— Vous me devinez parfaitement, Altesse. Cette dame est pour moi l’objet d’un intérêt particulier. Sujet précieux ! Elle a manqué rendre mon fils imbécile et porte mon souverain à s’exagérer ses devoirs envers ses humbles sujets au point de ruiner sa santé ! Je lui reconnais une influence supérieure à celle des tables tournantes.

— Comment as-tu su qu’elle était partie ?

— Ah ! mon Dieu ! j’ai honte de le confesser. Vous paraissez me considérer, en ce moment, comme un familier du Conseil des Dix. Mon Dieu, non ! La laitière l’a dit à ma femme qui vient de me le raconter tout à l’heure, en me donnant ma tasse de café matinale. C’est prosaïque, et je vous en demande infiniment pardon.

— Laissons ce sujet, j’ai quelque chose d’important à te communiquer. Mon ministère n’a plus la majorité dans les chambres. Il ne l’a plus, parce qu’on veut le renvoi du baron de Storch.

— Pure sottise ! s’écria le docteur. Le baron est un digne homme et un homme de mérite. Je le considère comme le personnage le plus instruit et le meilleur administrateur que vous ayez. Sa grande fortune, il l’emploie à des fondations dont profitent les basses classes. Enfin, il est adoré des paysans, et je ne vois pas pourquoi vous lui donneriez son congé.

— Je lui donne congé, parce que l’avocat de bailliage Strumpf a ameuté tous les inutiles de notre Diète, et, comme c’est le plus grand nombre, il a avec lui ce plus grand nombre pour déclarer que Storch n’a plus la confiance du pays.

— Qu’est-ce qu’il a donc fait, ce malheureux Storch ?

— On n’allègue pas contre lui d’avoir fait précisément quelque chose de répréhensible ; mais on dit qu’il est usé.

— Je ne serais pas fâché d’apprendre ce que c’est que d’être usé. Car, pour autant que je pénètre le sens des mots, cette façon de s’exprimer n’indique pas une raison, c’est une comparaison. Si Storch avait quatre-vingts ans, je dirais : Storch est usé, parce que ses facultés ont diminué avec l’âge. Mais Storch a quarante-cinq ans, il se porte comme un charme et vient d’écrire un gros livre qui passe pour un chef-d’œuvre dans son genre.

— Tu peux avoir raison ; mais cela n’empêche nullement de dire qu’il est usé. Si ce mot ne te convient pas, je vais t’en dire un autre et t’affirmer que Storch n’est plus l’homme de la situation. Si tu m’objectes encore que tu ne sais pas ce que signifie : être l’homme de la situation, et que, sans être une raison, ça n’a plus même le mérite d’être une comparaison, je pousserai la condescendance jusqu’à l’excès en t’assurant que Storch ne répond pas aux aspirations et aux besoins de l’époque.

— Je donne ma langue aux chiens, j’avoue mon insuffisance et je m’obstine à ne pas pénétrer pourquoi le baron de Storch, qui administre le pays depuis quinze ans, qui, depuis quinze ans, a créé une foule d’établissements utiles et fait naître une prospérité dont chacun se rend compte, est usé, n’a plus la confiance du pays, n’est plus l’homme de la situation et ne répond pas aux aspirations et aux besoins de l’époque. S’il a tous ces torts mystérieux, existe-t-il, du moins, quelqu’un qui ne les ait pas ?

— Évidemment !

— Et quel est ce mortel fortuné ?

— Strumpf. Comment tu ne vois pas que Storch n’est tout ce que je viens de t’expliquer que parce que Strumpf veut prendre sa place ?

— Et vous allez mettre à la tête de nos intérêts et des vôtres un fripon, un coquin, perdu de dettes, séparé de sa femme qu’il battait ignominieusement, un joueur, un…

— Non… non… Calme-toi, je ne donnerai pas ce plaisir à Strumpf ; mais s’il n’est pas assez fort pour me forcer la main à ce point, il l’est suffisamment pour me l’ouvrir et me contraindre à laisser aller l’excellent serviteur que je voudrais conserver. Il me faut donc former un nouveau cabinet et j’ai fait choix d’un homme tout à fait propre à y remplir le premier rôle.

— Qui donc ?

— Toi.

Le docteur bondit sur son siége. La consternation et la surprise se peignirent dans ses traits d’une façon si éloquente, que Jean-Théodore ne put s’empêcher de sourire.


CHAPITRE DEUXIÈME

— Je vois, continua Son Altesse Royale, que ma proposition te surprend plus qu’elle ne t’agrée, et, je te l’avoue, je m’y attendais un peu. Je vais donc t’exposer ce que, de toi-même, tu ne me parais pas saisir clairement. Indépendamment des visées particulières de Strumpf, ce qu’il appelle son parti, j’imagine qu’un étranger à la Cour est devenu indispensable. Or, tu es étranger à la Cour. Tu appartiens à la bourgeoisie, tu es professeur à l’Université, une des notabilités du pays, pour parler le langage adopté, et même j’ai lu quelquefois dans les journaux que tu étais remarquable par le libéralisme de tes idées.

— L’origine de ce compliment est, par parenthèse, assez curieuse, répliqua le docteur. J’ai empêché de mettre à la porte de l’hôpital militaire un interne bon travailleur et réellement très-instruit, mais nourri d’idées socialistes. J’y ai tenu, parce qu’on prétendait le remplacer par un petit jeune homme fort sage, à qui l’on ne pourrait sans imprudence confier la guérison d’un panaris. Depuis ce temps, je suis devenu un ami avéré du peuple. C’est un axiome. Le fait est que je méprise souverainement la politique.

— Tu vois, tu en conviens toi-même, tu es populaire. Tu seras donc ministre de l’intérieur et président du conseil.

— Altesse, je vous supplie d’y réfléchir à deux fois : si je mettais jamais le doigt dans la machine gouvernementale, il est probable que j’en casserais tous les ressorts avant qu’il fût une heure. À mon sentiment, personne n’a tort aujourd’hui autant que les gouvernements, lesquels font semblant de s’imaginer que les émeutes se calment avec de bonnes manières, que les drôles se désarment en leur opposant des machines en papier, et que les scélérats renoncent à leurs projets quand on leur fait des discours. Sachez, Altesse, qu’en 1674, tout le personnel d’une bonne et vraie révolution était sur pied en France. Il n’y manquait rien ; on y comptait un théoricien, Van den Enden ; un fier-à-bras, le sieur Latréaumont ; un intrigant, ma foi, très-actif et de race classique, Sardan, le neveu d’un huissier ; enfin un grand seigneur pour mettre les choses en train et être pendu après, nommé le chevalier de Rohan. La Gazette de Hollande, beaucoup d’autres gazettes encore soutenaient le tout avec renfort de libelles bien gentils, dans lesquels on ne ménageait pas le Grand Turc français, et même le régicide y fut prêché ouvertement en des termes comme ceux-ci : « Dieu ne tardera pas à rompre une tête si chargée de crimes énormes. »

— Pourquoi fallut-il attendre un siècle encore pour éclater ? Uniquement parce que la société de ce temps-là ne cédait rien à la canaille. Celle-ci levait la tête, on mettait le talon dessus. Elle allongeait une main, on la coupait. Nul gouvernement n’est possible à d’autres conditions, et c’est une chimère, et la plus inepte des chimères, que la créance en un futur état de choses où il n’existera que des gouvernés doux, patients, modérés, pleins de bon sens, de raison, d’instruction, et sachant la vérité des choses pour s’embrasser avec des gouvernants intègres. Quant à moi, je refuse de passer mes journées à combiner des niaiseries dangereuses ou stériles, et vous ne me permettriez pas assurément de suivre la ligne de conduite tracée par mes convictions.

— Mon pauvre Lanze, si c’est ainsi que tu raisonnes, tu es propre à enfermer ! Admettons un instant que j’aie la moindre tentation de mettre le feu dans la principauté en appliquant des doctrines comme les tiennes ; les États voisins me laisseraient-ils faire ? Je recevrais conseils sur conseils, injonctions sur injonctions, et, si je m’obstinais, on mettrait garnison chez moi. Chaque temps a ses problèmes ; le nôtre est de placer en haut ce qui autrefois était en bas ; de confier la force aux faibles, et de dénouer ou, suivant ce que je vois dans tes yeux, de prétendre dénouer les situations malaisées avec des calembours. Que veux-tu ? Il faut se résigner, et c’est pourquoi M. le docteur Lanze, professeur à l’Université, l’ami du peuple et le coryphée du parti libéral conservateur, le docteur Lanze, dis-je, le partisan d’une sage liberté, s’appuyant sur le maintien loyal de nos institutions et de nos droits, va paraître ce soir dans la gazette officielle comme chef du nouveau cabinet.

— Altesse, je vous promets qu’une heure après, Strumpf est arrêté, deux heures après interrogé par une chambre étoilée, et, au petit jour, pendu sur les glacis de la citadelle ! Si cela vous convient, j’accepte ; sinon, je refuse.

— Voyons ! tu plaisantes, n’est-ce pas ?

— De ma vie je n’ai été si sérieux, et ce que j’en fais est uniquement pour démontrer à Votre Altesse l’impropriété de confier de grandes affaires à un être qui n’est pas un âne, ni un serpent, ni une oie, et qui a deux travers : d’aimer la vérité et son maître. Mais ne vous dépitez pas, Altesse ! Si je ne conviens pas à la place, elle convient à d’autres, et j’ai justement quelqu’un sous la main.

— Qui donc ?

— Le conseiller de commune Martélius.

— Il est très-lié avec l’opposition.

— C’est son principal mérite. Vous n’aurez d’autre difficulté que de modérer son zèle pour votre service, et il jouera à colin-maillard avec tous les partis.

— S’il en est ainsi, ton avis vaut la peine d’être médité.

— Considérez attentivement la question sous chacune de ses faces. Martélius parle bien, pas trop bien ; il est intelligent, pas trop, et ne portera, pour ces deux chefs, d’ombrage à personne. Comme il ne connaît réellement aucune question, il n’a formulé, sur quoi que ce soit, une de ces opinions tenaces qui sont gênantes. Avec n’importe quel collègue, il s’entendra suffisamment, et en établissant les choses sur un tel pied qu’il soit bien convaincu de gagner plus à vous servir qu’à se mettre à la suite d’un autre intérêt, je crois qu’en le surveillant vous pourrez avoir en lui une confiance limitée.

— Ce que tu me dis là est de fort bon sens, et puisque tu ne veux pas payer de ta personne…

— Comment, Altesse, au moment où je vais enrichir ma patrie d’un homme d’État, vous me traitez de citoyen inutile !

— C’est bon, c’est bon, mais j’attendais mieux de toi.

En ce moment, la porte du cabinet s’ouvrit et un nouvel interlocuteur parut sur le seuil. Il hésita une minute, regarda le souverain et Lanze, puis il entra. C’était le frère puîné de Son Altesse Royale, le prince Maurice.

Un charmant jeune homme ! Il avait de jolis yeux bleus à fleur de tête, le front un peu gros, le nez un peu gros, les joues un peu grosses, mais tout cela d’un rose, d’un frais, d’un velouté délicieux ! Et de jolies moustaches blondes, et une jolie barbe blonde, et de jolis cheveux blonds, avec de si jolies boucles ! Sa taille moyenne, bien prise, annonçait devoir épaissir promptement, mais était encore à une rondeur très-agréable. Monseigneur le prince Maurice portait une jaquette de drap bleu, un gilet blanc, un pantalon gris, une cravate bleu de ciel, des bottines vernies à guêtres, un chapeau blanc ; à la cravate, une épingle d’or en fer à cheval ; au gilet, une double chaîne d’or tenant la montre avec quelques breloques d’un goût exquis, et, à la main, une paire de gants de fantaisie, comme il convient le matin.

Le prince Maurice s’avança jusqu’à la table devant laquelle Son Altesse Royale était retournée s’asseoir, de sorte que ce meuble était entre eux. Il avait l’air embarrassé, et, voyant que son auguste frère ne lui disait mot, il se décida à parler :

— Tu m’as fait demander ; eh bien ! me voici. Ça n’en est pas moins contrariant, parce que j’allais ce matin chez le photographe pour me faire prendre dans cet habit-là. Enfin, si tu n’en as pas pour longtemps…

— J’en ai pour longtemps ! répliqua rudement le prince en jetant la tête en arrière avec une expression de hauteur et de commandement. Je vous ai averti deux fois déjà de rompre des habitudes qui me déplaisent. Vous avez cru devoir persister ; vous ferez six semaines d’arrêts forcés.

— Tu trouves cela juste, toi, Lanze ? dit le jeune prince en se tournant vers le docteur.

Celui-ci attacha ses yeux sur le tapis et suivit les contours des fleurons avec le bout de sa canne.

— Qu’est-ce que c’est qu’une conduite comme la vôtre ? reprit Son Altesse Royale. Vous faites venir de Vienne une voiture d’un luxe absurde… Je dis absurde ! car vous n’avez pas le sou ! C’est à peine si, en mettant tout bout à bout, vous vous trouvez quinze mille livres de rentes ! Je vous donne, comme aide de camp général, vingt mille francs sur ma cassette, mais ça ne fait jamais que trente-cinq mille francs, et je peux cesser demain. Que signifient donc ces inepties ? Une voiture ! Mais il y a un mois, vous en receviez deux de Berlin ! il y a trois semaines, une de Paris ! Croyez-vous que je ne m’aperçoive pas que vous éparpillez vos dettes pour les faire plus grosses ? Et ce mémoire de tailleur qu’on m’envoie de Londres ? Et qu’est-ce que cette note de fabricant de nécessaires ? Et ce bijoutier qui vous vend une quinzaine de bracelets, puis je ne sais combien de médaillons ? Vous portez des médaillons et des bracelets, vous ? Pourquoi tout ce commerce ?

Monseigneur avait tour à tour saisi sur la table les mémoires accusateurs, et, à mesure, il les présentait au prince Maurice, qui, ne semblant éprouver aucun genre de plaisir à cet aspect, baissait la tête d’un air contrit. Comme il ne faisait aucune observation et ne soufflait mot, Monseigneur détacha de lui son regard sévère et inquisitif et, rejetant les mémoires de créanciers sur son bureau, se mit à marcher dans le cabinet en continuant son discours :

— Je pourrais admettre les dettes, mais je n’admets pas la sottise qui les a causées. Je ne prends pas mon parti de voir mon frère, de voir un homme de mon sang, un prince ! qui mange ce qu’il a et ce qu’il n’a pas, et qui, un beau jour, aura recours aux usuriers, ou fera des indélicatesses pour le beau dessein de se harnacher de chiffons et de se produire à la vue du public en équipage de garçon tailleur ! Vous vous êtes peint tout entier dans le premier mot que vous avez prononcé en entrant : vous alliez faire faire votre photographie dans un nouveau costume ! Et c’est là l’emploi de vos journées !

— Il faut bien que je me distraie, ce pays-ci est ennuyeux et tu ne veux pas que je voyage.

— Voulez-vous voyager pour quelque sujet utile ? Je vous fais partir demain !

— Je ne suis pas un manœuvre.

— Non, mais vous êtes… Tenez ! je m’emporte et j’ai tort. Un seul mot ! Je vous défends de revoir de votre vie la femme avec laquelle vous avez soupé hier au café Suisse après avoir ricané au théâtre.

— Je savais bien que je verrais arriver cette histoire ! Je t’en fais juge, Lanze ; miss Turtle et moi, nous sommes allés au spectacle, nous avons soupé, nous n’avons pas fait le moindre bruit, ni rien dit à personne ; nous sommes rentrés. Si on nous a vus, ce n’est pas de notre faute, mais je défie qu’on puisse nous accuser de nous être fait remarquer !

Jean-Théodore donna un coup de poing violent sur son bureau et fit sauter ce qui était dessus.

— Tenez ! je ne sais qu’admirer le plus ou de votre bassesse ou de votre ineptie ! Il n’y a rien à espérer de vous. Vous êtes aux arrêts, rendez-vous-y !

Le prince Maurice s’excita un peu, et avec une sorte d’animation qui le rendit tout rouge :

— C’est de la tyrannie ! s’écria-t-il ; tu n’as pas à te plaindre de moi ! Je ne me conduis pas comme Ernest. Si je vais voir Isabella Turtle, c’est absolument comme toi-même tu vas voir la comtesse Tonska. Ce que tu fais, je peux bien le faire !

Le docteur Lanze se leva précipitamment et n’eut juste que le temps de se mettre entre les deux frères. Jean-Théodore, pâle comme un mort, était saisi d’un de ces accès de fureur assez fréquents chez les meilleurs princes de sa famille, et dont on disait que, dans cet état, un Wœrbeck était capable de tout. Il semblait, en effet, sur le point de se livrer aux dernières violences contre le maladroit enfant qui venait, sans le savoir, sans le vouloir, sans y prétendre le moins du monde, d’enfoncer le doigt à l’endroit le plus sensible de sa plaie.

Le docteur lui dit à demi-voix et les mains jointes :

— Regardez-le bien, monseigneur ! Un tel avorton !

À cette parole, Jean-Théodore s’arrêta et montra la porte au prince Maurice qui s’en alla tout contrit, sans se rendre compte aucunement de la tempête qu’il venait d’exciter, ni même chercher, il faut lui rendre cette justice, à en pénétrer la cause.

Il rentra au palais de la résidence, prit les arrêts comme un bon enfant qu’il était, écrivit à mademoiselle Isabelle Turtle une lettre de rupture, et sonnant son valet de chambre, se mit à étudier avec cet homme de confiance le problème suivant :

— Quels vêtements est-il convenable de porter quand on est aux arrêts ?

Après avoir retourné cette question sous toutes ses faces et sur l’insinuation discrète de son conseiller, il ne résista pas à la tentation d’écrire un véritable mémoire, long et raisonné, à son tailleur, afin de lui indiquer des coupes et un choix de couleurs des plus propres à faire reconnaître au premier abord que l’infortuné qui en était recouvert ne pouvait se trouver que dans la position déplorable qui était la sienne.

Quand le prince se vit de nouveau seul avec son confident, il ne revint pas sur ce qui venait de se passer, mais prenant le ton le plus affairé, il lui parla du conseiller de commerce Martélius et chargea Lanze de se rendre immédiatement chez l’indispensable personnage ; puis, ces mesures prises, il alla se mettre au bain, dans l’intention de monter ensuite à cheval pour visiter une nouvelle caserne.

Dix heures sonnaient précisément quand le professeur rentra chez lui, n’ayant eu aucune peine à faire accepter le ministère au grand Martélius et à le décider à courir chez le souverain. Ce service éminent une fois rendu à la chose publique, le négociateur demanda sa robe de chambre, que madame la docteur Lanze s’empressa de lui apporter et dont elle lui aida à passer les manches. Cela fait, il décrocha une de ses pipes, celle qui servait le mercredi (on était, en effet à ce jour-là), il la bourra, l’alluma, ouvrit le troisième volume d’un nouvel ouvrage sur les maladies nerveuses à la page 549, et s’engloutit à un nombre incalculable de pieds de profondeur au sein d’une lecture méditative.

Pendant ce temps, sa fille Liliane ayant achevé de ranger les tasses et les soucoupes et de peser le sucre à la cuisinière, avait ôté son tablier de ménagère, l’avait plié et serré dans sa chambre, avait mis son chapeau et ses gants, son ombrelle et un petit châle sur son bras, et se dirigeait vers la porte, quand sa mère qui avait ressaisi ses lunettes et son tricot et jetait de temps en temps un regard vers le double miroir placé en face d’elle en dehors de la fenêtre, ce qui lui montrait, sans qu’elle se dérangeât, le spectacle des deux bouts de la rue, quand sa mère lui dit avec une douceur indifférente :

— Reviendras-tu dîner, Liliane ?

— En vérité, je n’en sais rien. Cela dépendra des endroits où j’irai et il se peut que j’accepte une invitation.

Là-dessus la mère n’ajoutant quoi que ce soit et n’en pensant pas davantage, mademoiselle Liliane Lanze sortit de sa cage et s’envola.

C’était un des plus jolis petits oiseaux que l’on pût voir que mademoiselle Lanze. Elle avait dix-sept ans et était mince, fine, légère comme une fée ; ses beaux yeux bruns candides et curieux, sa bouche sérieuse, ses cheveux châtains ondulés et crépelés, tout en elle était délicat, mignon et respirait la grâce. Elle remontait la rue Frédéric en admirant l’épanouissement de la végétation. La rue Frédéric, à Burbach, possède beaucoup de fort jolies maisons dont la plupart ont leurs façades à doubles fenêtres peintes en rose ou en bleu clair ; d’ailleurs, on y admire encore, placé en face du chemin de fer, l’hôtel de Bellevue, connu si avantageusement dans toute l’Europe comme un véritable palais, et, à côté, le Petit Parc, admirable succession de pelouses semées de bouquets de hêtres et de bouleaux, dont les feuilles minces et frêles produisent le plus ravissant effet au-dessus des massifs de fleurs.

Le temps était chaud ; on ne voyait pas un nuage au ciel. Les pinsons témoignaient leur joie dans les arbres ; sur la terre, couraient les petites filles de magasin portant leurs paquets, marchaient gravement les employés en route pour leurs ministères, passaient avec dignité des dames que Liliane saluait, sans s’arrêter, d’un petit signe de tête très-gracieux et déférent, enfin circulaient, sans se presser et comme gens chargés d’examiner l’humanité sous ses différentes manifestations, messieurs les lieutenants de la garde, en petite tenue, tirés à quatre épingles.

À l’aspect de ces groupes belliqueux, mademoiselle Lanze se revêtit et s’arma de toute sa gravité. Il se trouvait que c’était une bonne, petite, gentille gravité qui la rendait plus adorable, de sorte que messieurs les lieutenants étaient transpercés à travers leurs plastrons et ne savaient quelle contenance tenir. Les uns devenaient rouges, les autres pâlissaient légèrement, quelques-uns prenaient un air victorieux ; mais ceux-là n’étaient pas les meilleurs sujets de l’arme. Il y en eut, et plus d’un, qui se jurèrent de passer la nuit à faire des vers, et deux seulement tinrent parole, parce que les autres ne purent jamais trouver que le premier hémistiche : « Ô Liliane ! »

Parmi ces admirateurs exaltés, mademoiselle Lanze ne voulut en distinguer qu’un seul, et son choix tomba sur le lieutenant de Schorn. Elle répondit à son profond salut par une inclinaison de tête à peine marquée, mais accompagnée d’un regard chargé de quelque chose de solennel. Il parut, du reste, le comprendre ainsi, car il prit immédiatement, pour sa part, un air pénétré, et, quand la jeune merveille eut tourné l’angle de la rue du Commerce, il s’arrêta, regarda sa montre, prit son portefeuille et écrivit : « 26 juin 185… 11 heures 40 minutes du matin ! ma vie a désormais sa raison d’être ! »

Qu’elle l’eût ou non, il n’en est pas moins vrai qu’arrivée en face du palais, mademoiselle Lanze traversa la rue, passa la grille au-dessus de laquelle se voyaient, au milieu d’un entrelacement de feuillages en fer doré, l’écusson des armoiries souveraines, et se dirigea vers l’entrée de gauche. Un chasseur et deux valets de pied se levèrent, saluèrent profondément, et le chasseur, précédant Liliane d’un pas noble et digne, monta un escalier, passa une antichambre, traversa un salon, et, ouvrant la porte d’un boudoir, annonça : Mademoiselle Lanze !

Aussitôt une grande jeune fille, habillée de noir, qui lisait dans un livre noir, se leva avec vivacité, et, se jetant au cou de Liliane, s’écria :

— Sois mille fois la bienvenue !

Cette grande jeune fille était Son Altesse la princesse Amélie-Auguste, fille unique de Jean-Théodore.

Elle était jolie, avait dix-neuf ans, s’habillait aussi mal qu’elle pouvait, toujours en noir, en couleur capucine ou lilas foncé, et, quand son père n’était pas présent, mettait des lunettes bleues. Elle se faisait gloire d’appartenir, et il est désolant d’arriver à convenir que Liliane, la ravissante Liliane, appartenait également à une secte protestante assez particulière.

Cette secte avait été importée à Burbach par un faquin appelé Schmidt. Dans certains pays, on appelle ceux qui en font partie « les Chrétiens gais », parce que, à propos de tout et de rien, ils se mettent à crier comme des échaudés sous prétexte de chanter des psaumes. Ils assurent que le cœur seul et l’amour de Dieu sont nécessaires pour le salut. La science n’est bonne qu’à développer l’orgueil, et, en conséquence de cette maxime, la police avait un jour surpris, au dire des méchantes langues, le sieur Schmidt au milieu d’une bande de ses partisans, tous se tenant par la main, dansant, gambadant et chantant autour d’un amas de livres d’école auxquels ils avaient mis le feu.

Naturellement, les Chrétiens gais se récriaient et traitaient cette allégation de fable. Ce qui est incontestable, c’est que Schmidt avait de l’éloquence et de l’onction. Il était maigre comme un clou, noir comme une taupe, avec de grands yeux égarés ; mais, on ne sait comment, il plaisait aux femmes, et surtout aux jeunes filles. Ses adhérents, et surtout ses adhérentes, le comparaient aux vénérables personnages de la primitive Église ; les plus zélées, parmi ces dernières, n’y allaient pas de main morte et l’égalaient à saint Jean l’Évangéliste, à qui, suivant elles, il ressemblait trait pour trait. Il est lamentable d’arriver à convenir que la princesse Amélie-Auguste et Liliane étaient parfaitement de cet avis. Comme de l’exaltation des uns et des unes et de l’incertitude des autres il ne laissait pas que de résulter un certain trouble dans les familles, la justice avait mis plusieurs fois en délibération de prier poliment saint Jean d’avoir à s’en retourner à Pathmos ou dans tout autre séjour de son choix, hors des limites de la principauté ; mais le souverain, dont l’esprit était aussi modéré que le cœur était véhément, ordonnait encore d’attendre.

Néanmoins, il avait sévèrement défendu, la veille au soir, à la jeune princesse d’assister aux sermons de Schmidt, et plus sévèrement de le laisser paraître au palais. C’était pour pleurer sur cette tyrannie, que Son Altesse avait écrit le matin à Liliane de venir la voir ; elle voulait consulter avec elle sur les moyens à employer pour obéir plutôt à Dieu qu’aux hommes.

Les deux jeunes néophytes eurent à cet égard une bien longue conversation, et, malheureusement, ne purent imaginer aucune ressource. Leurs deux petites têtes, en révolte théorique aussi flagrante que possible, ne leur fournirent absolument rien pour sortir de peine ; car le prince leur faisait, à l’une et à l’autre, une peur horrible, et, d’autant plus, surcroît de peine intolérable, qu’il avait exigé de la pauvre princesse Amélie-Auguste, d’avoir à s’habiller à l’avenir d’une tout autre manière que sainte Paule ou sainte Monique.

Quand Son Altesse et sa confidente eurent beaucoup pleuré et déclamé contre l’injustice et l’aveuglement des esprits engagés dans les voies du siècle, elles résolurent de dîner ensemble, et se donnèrent le plaisir d’un repas tout à fait conforme aux saines doctrines, en ce qu’il n’y parut rien qui ait eu vie. Elles firent entrer modestement dans leurs petites bouches une quantité étonnante de gâteaux au beurre, et de confitures avec des flots de thé et de lait. Et toujours dissertant sur les habitudes bien connues des vrais chrétiens, lesquels vivaient, comme on sait, au fond des déserts, seul séjour possible pour une âme pieuse ; elles avaient enfin l’ineffable bonheur de se sentir dans un tel état de sainteté, qu’elles en pleuraient d’attendrissement l’une sur l’autre, quand la princesse régnante entra chez sa fille et trouva les deux amies en larmes et s’embrassant à cœur joie. Son apparition fit l’effet d’un verre d’eau glacée jeté sur la tête des jeunes enthousiastes.

Son Altesse Royale, la princesse régnante de Wœrbeck-Burbach, née duchesse de Comorn, ressemblait à une incarnation de l’almanach de Gotha. Ce n’était pas parce qu’elle savait par cœur ce livre excellent, ce n’était pas qu’elle fût trop vaine de son origine, que, naturellement, elle mettait au-dessus de toute comparaison, c’était parce qu’elle ne connaissait que les rangs et n’apercevait dans les gens que leurs alliances. Elle se montrait assez bienveillante pour Liliane et pour toute sa famille, les considérant comme des meubles du palais ; seulement, il ne lui venait pas à l’esprit que ces meubles, parlant et se mouvant, fussent, pour ces causes, plus précieux ou à considérer autrement que les autres meubles. Le degré d’intérêt qu’elle portait aux mortels, se mesurait sur leur situation à la Cour, et son histoire naturelle se classifiait ainsi : les empereurs et les rois représentaient les grands mammifères ; les gentilshommes s’associaient aux quadrupèdes de moindre taille ; ce qui était fonctionnaire non noble dans l’État, s’assimilait naturellement aux oiseaux et aux poissons, et tout le reste était inerte. La chère princesse ne voulait d’ailleurs aucun mal à pas une des créatures de Dieu ; elle ne leur voulait pas de bien non plus ; néanmoins, il ne lui tombait aucunement dans l’esprit d’incriminer un négociant sous prétexte que c’était une fourmi, ni un artiste, parce qu’il était l’équivalent d’un hanneton. Ce n’était pas elle qui avait arrangé les choses ainsi ; elle se bornait à adorer les ordonnances de la Providence divine et à en admirer les œuvres. Du reste, elle ne réfléchissait à quoi que ce soit et se laissait aller, une bonne partie du jour, à sa passion pour la tapisserie et la broderie au crochet. Elle ne détestait pas l’Opéra ni les grandes réceptions, attendu que beaucoup de lumières, des appartements ou un théâtre dorés lui paraissaient les milieux les plus naturels pour le développement de la vie de ses grands mammifères et de ses quadrupèdes ; seulement, aux pièces jouées devant elle, jamais elle n’avait soupçonné qu’il pût être utile de chercher un sens, et, quant aux personnes présentées, quand elle leur avait demandé des nouvelles de leur santé ou fait quelque observation sur l’état de la température, et accordé enfin les marques d’attention légitimement dues à leur rang sur l’échelle des êtres, elle tombait dans un mutisme souriant qui lui paraissait une juste récompense de la manière consciencieuse dont elle s’acquittait de ses devoirs. C’était une âme parfaitement d’accord avec elle-même, une âme exactement équilibrée ; c’était une femme heureuse.

Elle n’avait jamais éprouvé pour son mari un autre sentiment que celui d’une véritable répulsion. Jean-Théodore l’inquiétait ; elle ne comprenait pas un mot à sa façon de penser et d’agir. Elle n’entrait par aucun endroit dans ses idées. Elle aimait la paix, ou plutôt la torpeur ; et elle éprouva un soulagement sensible quand elle vit ce turbulent personnage se détacher d’elle et aller porter ses flammes ailleurs. Elle ne souffrit aucunement de ses infidélités ; bien au contraire, car elle eut une révélation que beaucoup de gens la plaignaient, et, certainement, unir aux bénéfices de l’insensibilité ceux de la sympathie qu’on vous porte pour un malheur qui ne vous cause aucune souffrance, il n’y a rien de plus complétement agréable.

Elle n’aimait pas sa fille, elle ne la détestait pas non plus ; en somme, elle soupçonnait chez la jeune princesse des affinités choquantes avec Jean-Théodore. De toute la famille, celui qui lui agréait davantage et la dérangeait le moins, c’était le prince Maurice, parce qu’il arrivait quelquefois à celui-ci de passer une heure ou deux avec elle à dévider de la laine.

Son Altesse Royale, enfin, pour achever un portrait qui ne saurait être fait avec trop de soin, en raison du respect dû à l’auguste modèle, possédait un moyen unique, mais bien puissant et bien précieux, de communiquer avec l’univers pensant ; elle était extrêmement cancanière.

En entrant chez sa fille, elle daigna répondre à la profonde révérence de Liliane, en embrassant sur le front la fille du docteur.

— Bonjour, ma petite, dit-elle avec un sourire éteint ; on m’a dit que tu étais chez Auguste et je suis venue précisément pour te parler.

Liliane prit l’attitude de l’obéissance passive.

— Mon Dieu ! ce n’est pas que je m’intéresse le moins du monde à ce que je vais te demander. Cependant on n’est pas fâché de savoir ce qui se passe.

Sur ces assurances de détachement, la princesse commença un interrogatoire, tout en continuant à faire mouvoir son crochet.


CHAPITRE TROISIÈME

— Pourrais-tu me dire s’il est vrai que ton frère soit allé à Londres acheter des chevaux pour le prince ?

— Non, Altesse Royale. Monseigneur l’a envoyé à Florence. Je pense qu’il s’agit d’y faire des études pour la nouvelle salle du Musée.

— Je te dirai, petite, que c’est la comtesse Dalburg qui est venue me faire ce ragot. J’étais sûre qu’il ne pouvait y avoir un mot de vrai là dedans, car ton frère ne doit pas s’entendre en chevaux. Je l’ai dit à la comtesse et lui ai soutenu qu’il en est tout à fait ainsi. Mais, dis-moi, que signifie ce départ subit de madame Tonska au milieu de la nuit ? On prétend qu’un postillon a failli écraser une sentinelle dans l’obscurité, et cela ne m’étonnerait pas. Est-il vrai que la comtesse ait été mandée en toute hâte à Pétersbourg, afin d’y devenir gouvernante d’une des jeunes grandes-duchesses ? Je croirais plutôt qu’elle s’est mise en route pour l’Italie, à la suite de ton frère ; car, entre nous, les gens bien renseignés assurent qu’il ne lui déplaît pas.

La fierté de Liliane fut blessée. Cette petite âme sentit qu’il lui était fait là des confidences assez mal placées. La princesse Amélie-Auguste devint toute rouge, et une étincelle qui ressemblait au feu de la colère s’alluma dans ses yeux. Mais elle se mordit la lèvre avec force et ne dit rien. Mademoiselle Lanze, après un instant de silence, répondit à Son Altesse Royale d’un ton respectueux, mais assez sec :

— Altesse, je ne crois pas ces choses-là ; dans tous les cas, personne ne m’a dit rien de semblable.

— À ton aise, mon enfant, repartit la souveraine ; si tu ne veux pas parler, je ne te forcerai pas ; je t’avertis seulement que c’est le bruit de la ville, et on ne s’entretient d’autre chose.

— Il est tard, répliqua Liliane, avec un redoublement de roideur, et je dois rentrer à la maison. Je demanderai à Votre Altesse Royale la permission de me retirer.

— Fais ce qui te plaît, chère petite, et ne manque pas de transmettre mes amitiés à madame la docteur Lanze. Je sais qu’elle a fait choix d’une nouvelle cuisinière qui sort de chez madame la comtesse Dalburg. Puisse-t-elle en être plus satisfaite que celle-ci ne l’a été !

Liliane avait mis son chapeau, pris son châle et son ombrelle. Elle baisa la main de la princesse, Amélie-Auguste la serra vivement sur son cœur, et elle sortit.

Elle était révoltée, et considérait son frère comme une victime de la plus odieuse calomnie. Elle regretta amèrement, à cette heure, que des principes religieux pareils aux siens ne fussent pas présents au cœur de Conrad, pour le soutenir dans ce qu’elle considérait comme une terrible épreuve. Elle s’imaginait, en effet, que la ville entière était occupée, comme la princesse le lui avait fait entendre, à raisonner sur l’aventure du jeune sculpteur et de la comtesse polonaise, et elle voyait d’avance le pauvre jeune homme blâmé par chacun et en butte à la disgrâce du prince. En traversant la rue du château, elle aperçut de loin, dans le grand café, sous les arbres et au milieu des jardins, le professeur Lanze, qui buvait de la bière et parlait science avec plusieurs de ses graves amis. Elle reconnut également le prince, accompagné d’une aide de camp et portant, comme à l’ordinaire, l’uniforme de petite tenue de son régiment de hussards ; il venait de s’asseoir à une table pour prendre du café. Elle distingua encore beaucoup de jeunes gens de sa connaissance et répondit à leurs saluts avec sa sévérité accoutumée, puis elle rencontra quelques-unes de ses amies avec qui elle fit un bout de promenade, et dont elle attendait des allusions, plus ou moins couvertes, aux tristes propos dont elle était si préoccupée. Mais aucune de ces demoiselles ne lui en souffla mot, ce qui la consola un peu, et elle pensa, alors, que la princesse régnante avait sans doute exagéré, phénomène assez ordinaire dans les habitudes de l’auguste dame.

Enfin, Liliane rentra au logis. Elle aida sa mère à préparer le souper et à le servir. Ce n’était pas difficile, madame la docteur Lanze, considérant comme un dogme sacré le principe de n’allumer du feu à la cuisine que pour le dîner, le repas du soir se composait invariablement de choses froides. En allant et venant, Liliane se résolut à ne rien dire à sa mère des propos de la princesse, moitié pour ne pas l’affliger, moitié, surtout, parce qu’elle aurait eu grand’peine à prendre sur elle-même de parler de semblables choses.

Bientôt le professeur rentra. On soupa dans un demi-silence. Le vieux Lanze prit sa pipe, se versa un grand verre de vin de Moselle, se fit jouer par sa fille quelques morceaux de musique favoris, lut avec onction une ou deux pièces de poésie de Lenau, déclara que c’était admirable et le produit d’une âme profondément humaine, et, à dix heures, donna le signal de la retraite. Liliane se retira dans sa chambre.

Là, une fois seule et tout à fait maîtresse d’elle-même, ayant eu soin de pousser le verrou, mademoiselle Lanze, au lieu de se coucher, s’assit devant son bureau, chargé de photographies et de fleurs, de souvenirs de toutes les formes et de petits volumes artistement dorés ; elle ouvrit un tiroir au moyen d’une clef mignonne suspendue à la chaîne de sa montre, et mit au jour un assez fort cahier attaché avec des rubans feuille morte. C’était son journal.

Il suffira de reproduire ici les premières lignes de ce qu’elle écrivit dans cette soirée. Mademoiselle Lanze s’exprimait ainsi :

« Ô mon âme ! ton élan vers le ciel est arrêté ! L’impiété se déchaîne autour de toi, et, comble d’horreur ! le démon, par ses artifices, enrôle au nom des plus cruels persécuteurs le meilleur des souverains !! Ce n’est pas tout !!! Une destinée implacable, acharnée contre toi, te montre ton frère adoré sur le penchant d’un abîme ; mais, que dis-je ? à cette heure, il a peut-être roulé jusqu’au fond, et, alors, il est perdu à jamais !!!! Pourquoi tant de maux ? N’était-ce pas assez déjà de mes chagrins ? Je suis bien jeune, hélas ! et, pourtant, j’ai dans le cœur une conviction profonde : le bonheur n’a pas été fait pour moi !!!!! »

Cette triste conclusion était malheureusement probable. Mademoiselle Lanze ne s’était jetée dans la religion la plus exaltée que parce que ses vœux les plus chers lui paraissaient impossibles à réaliser. Elle avait dix-sept ans, comme il a été dit plus haut, et son expérience lui démontrait que les hommes de ce siècle n’étaient pas dignes d’absorber des sentiments qu’elle voulait donner sans partage, mais en retour desquels elle prétendait, avec justice, recevoir le dévouement sans bornes de la nature humaine la plus sublime. Elle s’était assurée, par un examen réfléchi, que cette nature, faut-il l’avouer ? n’existait pas ; car le lieutenant de Schorn, lui-même ! elle en avait été le témoin ! avait causé et ri avec un de ses camarades, un jour, au théâtre, pendant la plus belle scène de la Marie Stuart de Schiller, et au moment où, les yeux pleins de larmes, elle s’était tournée vers lui et l’avait regardé, afin de trouver une émotion amie qui répondît à la sienne, le lieutenant de Schorn ne s’était-il pas penché vers elle et ne lui avait-il pas dit, avec l’accent de la jovialité la plus vulgaire : « Regardez donc, mademoiselle, le nez de ce monsieur dans la loge en face ! » — Non ! c’en est fait ! les hommes n’ont pas de cœur !

Sans qu’elle s’en rendît aucunement compte, mademoiselle Liliane avait un idéal de héros irréprochable qui ressemblait assez aux chevaliers en sucre candi exposés dans la boutique du confiseur de la cour. Probablement, l’habitude de voir ces chefs-d’œuvre de l’art, chaque fois qu’avec son père ou quelqu’une de ses amies elle allait prendre du chocolat chez le suisse, avait influé graduellement sur son imagination. Il est certain que les admirables tournures de ces statuettes, leurs cheveux en caramel, leurs visages en pâte de dragées, leur attitude fière, qui ne diminuait en rien ce qu’il y avait de délicieusement sucré et de foncièrement parfumé dans leur personne, ne laissaient pas que d’exprimer, pour une intelligence élevée et une âme d’élite, une quantité de perfections supérieures, et tellement au-dessus des convenances de l’humanité, qu’on ne saurait s’étonner si elles ne sortent pas plus souvent du moule à confitures pour s’incarner dans la forme d’un homme véritable. Il paraît qu’autrefois il y a eu réellement de pareils êtres ; M. de Florian a constaté leur existence sous le règne heureux de Numa Pompilius, et même, à une époque assez rapprochée de nous, au temps de Gonsalve de Cordoue ; malheureusement, Niebuhr et Prescott ne se sont pas mis d’accord avec lui pour des questions si intéressantes, et il y aura toujours un doute flottant sur la ressemblance des portraits tracés par l’ancien page du duc de Penthièvre. En somme, et c’est à ce point surtout qu’il faut s’attacher, si mademoiselle Liliane eût personnellement connu Némorin, elle avait des raisons de croire que son âme s’en fût mieux trouvée. Désormais, elle était condamnée à la solitude pour sa vie entière. Elle allait même plus loin ; il ne lui eût pas été désagréable que Némorin se fût appelé, dans le siècle, le lieutenant de Schorn ; mais il n’y fallait plus songer, et Liliane était incapable de fléchir sur une question de principes. Voilà pourquoi elle écrivit son journal jusqu’à une heure du matin.

À ce moment, et comme elle entendait au loin la crécelle du guetteur de nuit crier au sommet de la cathédrale, elle se résigna à chercher le repos. Elle défit ses cheveux, les arrangea, les tordit, les enferma dans leur filet blanc. Elle se coucha, tira le drap jusqu’à son menton et mit sa main gauche sous sa joue. Une petite larme (pauvre petite !) glissa entre ses cils pressés l’un contre l’autre. Elle s’endormit ; c’est pourtant vrai ! Elle s’endormit profondément, et, en voyant comment allaient les choses, son ange gardien descendit du ciel, la regarda quelque temps avec un sourire, tira un peu plus les rideaux sur elle, se pencha, l’embrassa au front et s’envola chez lui, n’ayant rien à faire.

Maintenant que l’on sait comment tout se passe à Burbach, jetons un regard rapide sur ce que Wilfrid Nore et Laudon deviennent à Milan ; ce n’est pas là que nous allons nous arrêter, car les deux amis ne font absolument rien qui vaille la peine d’être rapporté. Ils visitent les musées, vont au théâtre, passent leurs soirées au café, discutent sur l’Italie, remplissent tous les devoirs de leur métier de voyageurs désœuvrés, et prennent un goût de plus en plus vif l’un pour l’autre.

Laudon devinait, malgré qu’il en eût, une nature efficace s’agitant dans ce personnage si différent de lui. Il le sentait, à chaque instant, résistant à la main et d’un autre tempérament que le sien ; mais, en même temps, il avait de plus en plus l’impression de sa solidité. Quand Nore exprimait une idée, rarement Louis en apercevait la source et en voyait la portée ; généralement, cette idée lui paraissait plus étrange que juste ; car ce qu’il appelait justesse devait nécessairement être court, commencer dans le connu et finir dans le banal. Cette stérilité, que les Français décorent du nom de précision, indignait Wilfrid, mais ne le rendait pas aveugle pour le fond de loyauté et de droiture qu’une triste éducation et une fausse pratique de la vie n’avaient pas entamé chez son compagnon de route. De plus, il aimait sa gaieté et faisait cas de son esprit. De sorte que l’un réagissait sur l’autre, et Laudon était celui des deux qui y gagnait davantage. Laissons-le dans cette situation et reportons-nous au temps où, quelques années en arrière, Wilfrid Nore, partant de Bagdad, y avait quitté Harriet, bien résolue à rompre avec lui et si noblement perfide au milieu des tendresses de leurs derniers adieux. Quand elle s’était trouvée seule, la douleur de perdre Nore avait occupé la fille de Coxe et absorbé les premiers instants, les premiers jours, les premières semaines. Elle avait, toute sa vie, été forte et résolue, la pauvre Harriet ; cependant elle ne pouvait s’empêcher de penser à toute minute : c’était l’heure où il venait ; hier, il était là ; il y a un mois, à ce moment-ci, il m’a dit telle chose… Il s’asseyait là…

Un matin, en dérangeant un meuble, elle trouva un gant de lui. C’en fut trop ; elle saisit la relique, la pressa des deux mains contre ses lèvres et fondit en larmes. Cependant sa lettre, que l’on a pu lire dans la première partie de ce récit, avait été écrite et était partie. La résolution dont elle était le gage, cette résolution de rompre avec Nore et de ne pas toucher à la liberté, à l’avenir de ce jeune homme, était venue à Harriet un soir qu’heureux près d’elle il lui avait parlé, avec un enthousiasme excessif de l’honneur de servir ses concitoyens. Il s’était abandonné à rêver tout haut devant elle. Il l’avait frappée par l’exaltation de son jeune courage, par la noblesse et l’élévation de ses désirs, et, tandis qu’il parlait, et qu’elle l’écoutait avec une tendresse dont il n’eût pu jamais lui-même entrevoir la grandeur, elle se disait :

— Et je voudrais m’attacher à lui comme une pierre fatale destinée à assurer la mort de ses espérances ? Cet être si beau, si vaillant, si plein de feu, de joie, de force, d’espérance, je le contraindrais à traîner péniblement au travers de ses triomphes une femme vieillie, qui n’a jamais eu de beauté, qui n’a pas vécu dans le monde et qu’on y trouverait déplacée, non sans raison ! Je l’aimerais comme je l’aime et je le verrais rougir de moi !… Non ! non ! jamais ! Il ne faut pas que cet enfant m’accuse, et, le premier moment d’illusion passé, me reconnaissant intéressée et coupable, ait le droit de me maudire !

Alors, elle voulut rompre ; alors, elle voulut se dévouer à son amant ; elle trouva un plaisir immense, bien que triste, à le voir s’enivrer de son amour pour elle ; elle s’offrit, pour ainsi dire en holocauste, dans ce qu’elle avait de meilleur, son âme, son esprit, sa raison, sa bonté, la sagesse que la souffrance et de longs chagrins lui avaient assurée, à cet adolescent qui entrait dans la vie couronné de toutes les fleurs, de tous les bourgeons, de l’espérance, et elle eût regardé comme un crime de le détromper, alors qu’il n’était pas encore utile de lui enlever la première de ses félicités.

Elle, pourtant, n’était pas tout à fait aussi ferme qu’elle le voulait bien croire. Le répit qu’elle accordait à Wilfrid, elle en jouissait ; oh ! combien elle savourait cette fraîcheur d’affection, cet emportement de tendresse si vraie, si sincère, si neuve, coulant comme les ruisseaux de lait d’une idylle au fond d’une âme dont rien encore n’avait troublé la limpidité ! Ce n’était pas seulement pour Wilfrid qu’elle ne se hâtait pas de mettre à exécution son acte héroïque ; c’était assurément pour elle-même. Elle était si bien aimée ! Elle était si complétement chérie ! Elle le sentait, elle le comprenait, elle le dévorait si avidement, cet amour-là ! Hélas ! comme il venait tard ! mais c’était, pauvre fille, c’était pourtant la première fleur de sa vie.

Le moment arrivé, Nore parti pour l’Europe, il fallut se résoudre. Elle avait éloigné de jour en jour l’absorption du calice. Il fallait le boire. Au moment d’écrire sa première lettre, ainsi qu’elle l’avait promis, elle devait choisir : continuer ou briser. Elle brisa. Elle brisa l’amour, mais s’attacha à l’affection ; elle se dit :

« Comme je lui cause des souffrances ! S’il éprouve seulement la millième partie de mon angoisse, qu’il doit me trouver cruelle, et à quel point je le suis ! Il est sauvé de moi sans doute, mais sur quel dur rocher je le jette ! Mon Wilfrid ! mon unique bien ! »

Elle tomba dans une douleur si poignante, après avoir tranché le seul fil d’or qui eût jamais brillé dans la trame de ses jours, que, malade, épuisée, l’esprit troublé, elle perdit, pendant quelques semaines, la possession d’elle-même, et pour ainsi dire transformée, devint comme une autre Harriet, bien différente de la véritable.

Elle revenait avec acharnement sur son bonheur anéanti, ce bonheur qui, en définitive, n’avait jamais pris de réalité ; elle disait : « Viens ! reviens ! » elle retournait vers le rêve et lui tendait les bras avec désespoir. Dans la nuit, dans les ténèbres, dans le silence, elle s’écriait en elle-même :

« Non ! non ! non ! je veux être heureuse ! Pourquoi, moi seule, dans la nature entière, dans cette vaste, effroyable nature, pourquoi donc moi seule ne serais-je pas aimée ? Mais je le suis, je le suis, ombres vaines, fantômes misérables d’idées fausses et folles qui vous glissez entre lui et moi ! Je le suis ! Il m’aime ! Laissez-moi donc lui crier que je meurs dans ma passion pour lui ! Que vous importe que j’expire dans ses bras, sur son cœur, ou sur les plis trempés de larmes d’une couche abandonnée, puisque je veux bien mourir ? Pourquoi donc serais-je contrainte à repousser celui qui se donne à moi ? L’ai-je pris à quelqu’un ? L’ai-je détourné d’une autre route ? Il est venu, il m’a suppliée, il m’a pressée, il me veut, et j’ai dit non !

Insensée ! j’ai dit non ! J’ai déchiré le cœur qui m’aimait et le mien, et si j’avais demandé à Wilfrid, avant de le frapper : Dis-moi ! Écoute-moi ! Réponds-moi ! Parle-moi dans toute la sincérité de ton âme ; veux-tu que je t’aime ? Mais nous mourrons de suite, car je ne veux pas de l’abandon ! Oui, Wilfrid se fût écrié, comme je le fais moi-même : « Eh bien ! aime-moi et mourons ! »

La timide, la pure, la chaste Harriet était comme frappée de folie, et de cette folie sacrée que la déesse de Chypre faisait descendre en flammes vengeresses dans le sein des filles de Minos. Cette innocente et douce créature pensait ce qu’elle n’aurait jamais osé entendre et ce qu’elle n’aurait jamais su exprimer. Malade, réellement malade, elle avait peine à se lever, peine à se soutenir, plus de peine encore à se prêter au contact des réalités et à remplir les devoirs journaliers que le soin de son père et les devoirs domestiques lui imposaient ; cependant le premier ne se trouva jamais négligé, et les autres furent accomplis comme il était de coutume, de la manière voulue, à l’heure habituelle.

Pas un mot, pas une monosyllabe, pas une plainte, pas un geste ne trahirent à aucun moment la torture de la martyre. Elle ne perdit rien de sa dignité ; les tumultes de son âme ne purent soulever d’une ligne, dans leurs plus extrêmes violences, le poids de sa sagesse, et ainsi elle n’était pas une fille de Minos et elle ne ressemblait en aucune façon aux femmes turbulentes, violentes, expansives, qui, dans les temps du passé, ont fait retentir des lamentations de leurs amours, tantôt les bois, les sommets, les gorges du Cithéron ou de l’Hémus, tantôt les voûtes encaustiquées d’arabesques des palais de Sardes ou de Milet. C’était une fille saxonne, faite pour vaincre elle-même et les autres, et elle le faisait ; non sans souffrir, sans réclamer, se plaindre en elle-même, sans éprouver la cuisson de tous les piquants de l’imagination en révolte, mais sans faiblir une seconde dans sa résolution de ne pas rendre autrui témoin de ses défaillances.

Elle devint sérieusement malade, et, ce qu’elle se garda bien d’écrire à Nore, elle fut prise d’un anéantissement graduel qui paraissait dénouer ses membres et dissoudre ses forces. Le médecin du Résident attribua cet état déplorable à l’influence de la saison et promit de réduire à rien, avec un peu de quinine, les symptômes inquiétants. M. Coxe, dévoré d’inquiétudes en voyant sa fille adorée dans cette situation, et craignant encore pis, se jeta avec ferveur dans la foi aux médicaments et se persuada qu’il fallait en attendre beaucoup. La quinine, en effet, est une bonne chose ; ce n’est pourtant pas la panacée universelle, et on ne s’étonnera guère que, recherchée par cet unique moyen, la guérison d’Harriet ait fait de minces progrès.

Pour mieux dire, ces progrès furent nuls. La santé d’Harriet était détruite. Il y a dans tous les tempéraments une sorte d’heure climatérique, où, suivant l’action des circonstances, ils se fortifient ou se perdent. Harriet était arrivée à cette révolution fatale quand l’amour de Wilfrid vint la trouver. Elle avait vingt-six ans et quelques mois. Ayant habité, pendant de longues années, dans ces contrées malsaines des pays d’au delà du Gange, où les natures les plus fortes s’usent à la longue, comme le fer sous l’application patiente de la lime, elle s’était, en apparence, défendue assez bien. Mais en réalité, la fatigue l’avait gagnée ; elle aurait eu besoin de repos, de calme, de bonheur. Un état si doux, elle l’avait entrevu, possédé même par instants, quand Nore était auprès d’elle et que, fermant les yeux sur l’avenir, elle se contentait du temps présent qui ne pouvait durer. Désormais elle avait tout perdu.

Puis, dans le cours de son existence, que de soucis ! Elle en avait eu pour son père ; souvent, elle l’avait vu en danger de mille façons ; elle en avait eu pour son frère, dont la jeunesse lui avait causé tant d’inquiétudes ! Et encore, que de travaux l’éducation de cet enfant lui avait imposés ! Que d’études stériles pour le guider et le rendre capable d’exercer son métier ! Elle avait pâli de longues soirées sur des livres arides ! Pauvre, pauvre Harriet ! Elle avait été une exilée, une ménagère surchargée, une maîtresse d’école anxieuse ! Combien l’amour lui était nécessaire ! Comme il l’eût relevée, consolée, guérie ! Elle l’avait brisé sous les doigts de la raison et de l’honneur.

Après une année et plus, elle réunit ce qui lui restait de vie et de goût pour la vie. Ce n’était pas beaucoup. Cependant elle put se lever, se mouvoir, faire ce qu’elle faisait d’ordinaire. Son père, au comble de la joie de la voir debout, habillée, présidant aux repas, en conclut que bientôt la pâleur, l’émaciation de son enfant feraient place aux belles couleurs, à l’embonpoint qu’il lui avait connus, et, se disant toujours : elle va mieux, elle guérira ! il attendit patiemment et s’accoutuma à la voir telle qu’elle était : de beaux grands yeux, une blancheur de cire, une expression de douceur céleste, quelque chose de noble, oui, de divin dans sa personne. C’était le sceau de la victoire posé sur celle qui avait bien combattu. Mais il ne le discerna pas, n’ayant pas connu la lutte ; il ne put que secrètement admirer sa fille telle que Dieu la lui laissait.

Les sculpteurs grecs ont connu la Beauté. Ils l’ont vue émue quelquefois, mais par des passions simples comme elle. Ils ont contemplé dans cette sublime image l’intelligence droite, cherchant peu, trouvant ce qu’elle voulait ; les fronts bas, aux tempes puissamment développées des statues et de toutes ces figures promenées au long des bas-reliefs, ne montrent pas davantage. La pensée de ces temps fournissait aux artistes un thème admirable et court. Peu de moyens existaient de le varier ; en le reproduisant sans cesse, sans cesse on en perfectionnait les détails peu nombreux, d’autant plus faciles à rendre, et c’est ainsi que l’art antique toucha à la perfection.

Mais nous, moins accomplis, moins élevés, nous occupons plus de points, nous voyons plus d’idées, nous savons davantage, et ce que nous devinons à demi s’étend infiniment plus loin. Ni les passions, ni les sentiments, ni les besoins, ni les instincts, ni les désirs, ni les craintes ne sont demeurés accroupis sur l’humble degré où la philosophie de Platon les trouva. Tout a monté, tout a multiplié. Ce peuple de génies ailés, qui nous mène, nous dirige ou nous égare, s’appelle désormais légion, et c’est lui qui, pétrissant les âmes, fait refléter sur la face humaine des expressions, des significations que ni Praxitèle, ni Phidias n’avaient pu connaître. Ces maîtres n’auraient point regardé la physionomie d’Harriet si elle avait passé devant eux ; pour eux, ce n’eût pas été la Beauté.

C’était la Beauté pourtant, la Beauté d’une ère qui n’est pas celle de la joie, mais celle de la vie doublée et redoublée :

« Un long cri d’espérance a traversé la terre. »

Et cette espérance est celle d’échapper triomphalement aux étreintes du mal, en s’enfermant dans les murs solidement construits d’une volonté dominatrice. Voilà ce que faisait Harriet, et voilà pourquoi, n’étant plus jeune, n’ayant jamais été belle dans le sens classique de ce mot, elle était devenue, par l’exercice de la pensée, par l’effet de la souffrance, par la vigueur de la résolution, voilà pourquoi elle était devenue plus que belle.


CHAPITRE QUATRIÈME

Avec le temps, l’indomptable nécessité imposa une sorte de paix dans le cœur d’Harriet. La fille du missionnaire cessa de revenir sur ce qu’elle avait fait et de le discuter. Elle s’approuva, sans plus s’écouter, d’avoir pris le seul parti conciliable avec ce qu’elle considérait comme son devoir vis-à-vis de Nore. Elle eut cependant plus de peine à accepter la séparation. On renonce à augmenter un bonheur, à le faire autre qu’il n’est, à dire la destinée : vous ne me donnez pas assez ! je veux plus ! On s’accommode de peu et on prend encore son parti de vivre avec ce peu ; mais la séparation ! mais l’absence ! Quel pays du vide et comme il se peuple de fantômes !

Si Nore avait été là, Harriet, sans nul doute, se fût accommodée de ne jamais l’épouser, action que sa droiture lui disait absurde et coupable ; il eût été là du moins. Elle pensait, et peut-être avait-elle raison, qu’elle eût consenti même à le voir s’occuper d’une autre femme. Dans son existence solitaire, avec un cœur si tourmenté, elle rêvait beaucoup, se détachant de la réalité autant qu’il lui était possible, et, sous les diverses images qu’elle ne se lassait pas d’évoquer et de changer, elle se figurait souvent un état de choses dans lequel il lui eût été permis de vivre auprès de Nore marié, et elle se disait qu’elle eût adoré ses enfants.

Mais qu’il ne fût plus là, qu’elle ne dût peut-être jamais le revoir, ou, tout au plus, dans un temps si éloigné que l’espérance s’usait à marcher sur cette route, elle avait peine à s’y résigner. Elle ne voulait de lui plus rien que le voir, et, ne pouvant pas et ne prévoyant pas quand cela se pourrait, son cœur, pourtant dompté, se serrait de nouveau, les larmes remplissaient ses yeux, et elle subissait, dans les tristes heures où sa pensée s’attachait à cette vérité nouvelle, un tourment lent, sourd, prolongé, qui égalait presque en douleurs ses désespoirs terribles des mois précédents.

Les lettres de Wilfrid ne lui avaient pas apporté un grand soulagement. Le langage emporté, violent, accusateur de cet enfant déçu avait plutôt nourri sa passion, autorisé ses révoltes que satisfait son âme. Quand plus de calme apparut dans ces messages d’ailleurs moins fréquents, quelquefois Harriet le prit mal, y soupçonnant une indifférence naissante et s’en offensant comme si elle ne l’eût pas elle-même commandée. Ensuite, la façon d’écrire de Nore devint celle d’un ami tendre, attaché, et aucune flamme n’éclata dans les mots ; la pauvre Harriet se dit alors que Wilfrid ne l’aimait plus. Elle trembla de voir cesser tout à fait une triste correspondance qui déjà ne la satisfaisait pas, et qui cependant projetait sur sa vie l’unique lueur qui pût encore y briller.

J’ai tort de dire, d’une manière si absolue, que les lettres de son ami ne la satisfaisaient pas. Parfois un mot, un mot seul, tout à coup découvert, vivement saisi, en illuminait les quatre pages. Ce que Nore lui disait l’intéressait toujours infiniment moins que ce qu’elle croyait découvrir par l’emploi de certaines expressions, par l’arrangement de certaines phrases, par la marche plus ou moins pressée, plus ou moins lente de l’écriture. Elle lisait entre les lignes des choses désolantes souvent, consolantes quelquefois, et, çà et là, poignantes par le bonheur qu’elles lui causaient. Sans doute, elle ne voulait plus être aimée de Nore comme elle l’avait été ; sans doute, sans aucun doute ; mais que voulait-elle ? Hélas ! Les lettres de Wilfrid étaient des œuvres magnifiques, saturées d’une puissance redoutable ; elles ne disaient pas ce qu’elles disaient ; elles ne contenaient pas ce qu’elles semblaient contenir ; elles portaient la joie ou la douleur dans leurs plis. Pendant la nuit, la froide, la calme, la sévère Harriet serrait le mince papier avec passion contre son cœur et contre ses lèvres. Elle n’eût osé le faire en plein jour.

Cependant un grand événement arriva. Elle ne prévoyait rien de semblable ; elle n’y avait même jamais beaucoup songé, le croyant impossible. Son père, bien que ne devinant en aucune manière les sentiments qui l’absorbaient, avait cru comprendre que le séjour de l’Asie lui était devenu de plus en plus insupportable, et le médecin du Résident, à bout de ressources, répétait avec emphase que Bagdad la tuait, et qu’un voyage dans son pays natal était pour elle une véritable nécessité. Coxe s’était d’abord épouvanté de cet arrêt. On l’avait envoyé en Asie pour y distribuer des Bibles ; il en distribuait et il vivait ; mais, s’il interrompait sa distribution un seul jour, il était clair qu’il ne vivrait plus, ni lui ni aucun des siens. S’en aller à Londres, c’était renoncer à l’opération commandée ; d’autre part, Coxe trouvait dur d’avoir à laisser sa fille mourir de langueur ou à mourir de faim avec elle.

Dans un embarras qui, pour cette nature affectueuse et aimante, devenait un véritable supplice, Coxe prit un parti violent, et dont lui-même ne se serait jamais cru capable. Il était timide au delà de toute expression et n’avait jamais rien demandé à personne ; le pauvre homme n’imaginait pas qu’une pareille indiscrétion fût possible. Il le fit cependant ; sa tendresse pour Harriet l’emporta sur tout, et l’éleva jusqu’à l’héroïsme. Sans rien dire chez lui, comme un confesseur de la primitive Église qui se fût rendu tout seul à l’amphithéâtre, dans le but réfléchi de s’y faire dévorer par un tigre, Coxe, rouge, pâle, démesurément troublé, alla faire une visite au Résident.

Celui-ci connaissait peu le missionnaire, mais le savait tout à fait digne d’estime. Il le reçut à merveille et se montra disposé à l’écouter avec bienveillance. Coxe appela à lui son courage et exposa que de malheureuses circonstances de famille lui faisaient désirer d’aller passer quelque temps en Angleterre. Il avait d’abord résolu de ne pas entrer dans les détails de ses pensées, ni même d’en dire la cause, se bornant à les laisser entrevoir ; car, quelle apparence y avait-il à ce qu’un Résident de Sa Majesté britannique, un si grand personnage, pût condescendre à s’intéresser à la maladie de la pauvre fille d’un simple missionnaire ? Cependant il ne se tint pas parole ; il s’émut en parlant, et avoua qu’il avait peur de voir mourir son Harriet, s’il ne l’emmenait pas. Il était désolé ; car il n’avait pour vivre que sa profession, et s’il partait, que devenir ? Pourtant, que résoudre ?

Le Résident l’avait écouté avec les marques d’un intérêt véritable :

— Il vous faut demander un congé aux chefs de votre Société. Depuis combien de temps êtes-vous en Asie ?

— Depuis dix-huit ans, monsieur.

— Et vous n’avez jamais interrompu vos fonctions ?

— Non, monsieur, répliqua Coxe, et je puis vous assurer que je les continuerais de mon mieux, comme j’ai fait jusqu’ici, sans le malheur sous lequel je succombe.

Le Résident comprit que Coxe considérait comme monstrueuse la prétention de solliciter un congé après n’avoir servi que dix-huit ans continus.

— Je me charge de cette affaire, dit-il ; j’écrirai moi-même à Londres, et je vous ferai parvenir la réponse.

Coxe remercia très-mal, parce que la reconnaissance l’étouffa et lui coupa la parole, puis il rentre chez lui, garda le secret de sa démarche et attendit dans une grande anxiété les résultats. En de certains moments, il voyait tout en rose ; alors, il se flattait d’obtenir neuf mois de congé, le temps de l’aller et du retour compris, et, avec une demi-solde ; mais il estimait au fond cette imagination folle et exagérée. Quatre mois seraient bien suffisants, pour peu qu’Harriet les employât consciencieusement à se soigner.

Au bout de trois mois, le Résident le fit appeler. Coxe devina ce dont il s’agissait. Il se sentit près de s’évanouir et eut toutes les peines du monde à arriver jusque dans le salon où il était attendu. Le Résident lui remit une dépêche.

Il obtenait un congé de trois ans avec sa solde entière. Tout ce qu’il put faire, ce fut de serrer la main de son protecteur qui, comprenant ce qui se passait, le poussa sur un fauteuil où Coxe tomba plutôt qu’il ne s’assit, voyant le ciel tout grand ouvert, où, en manière d’anges, le Résident et les directeurs et les actionnaires de sa Société voltigeaient sur les nuages. Les cœurs de cette espèce n’aperçoivent jamais que le bien qu’ils reçoivent et payent de suite en bénédictions et en gratitude, sans rechercher ni la façon ni les motifs. Enfin Coxe revint un peu à lui, trouva quelques mots à dire à son bienfaiteur, plus que payé déjà par l’expression de ce vieux visage vénérable, et s’en retourna chez lui. Maintenant, la grande affaire était de communiquer la nouvelle à Harriet.

Fallait-il la lui révéler tout d’un coup, là, brusquement ? Ô ciel ! non ! Il risquerait de la tuer ! Qu’on juge de l’émotion ! Quelle surprise ! Elle ne savait pas même que son père pensât à rien de semblable. Et un tel succès encore ! Non, il fallait trouver un moyen adroit, procéder avec mesure, avec précaution ; ne pas trop en avouer à la fois, traîner la confidence pendant huit jours, et s’arranger de telle sorte que, lorsqu’elle serait faite, elle ne causât qu’un plaisir calme, tant les transitions auraient été habilement ménagées.

Coxe, s’étant ainsi préparé, entra dans le salon d’Harriet et vint s’asseoir auprès d’elle.

— Qu’avez-vous, mon père ? lui dit-elle. Vous semblez bien joyeux, et je ne vous ai jamais vu ainsi.

Mais Coxe, s’enfonçant dans sa dissimulation, répondit avec profondeur :

— Non ! Harriet, je ne suis pas très-joyeux. Je voulais vous dire seulement que j’ai pensé, il y a trois mois, à demander un congé pour aller passer quelque temps en Angleterre.

— Et vous avez reçu une réponse favorable aujourd’hui ?

Coxe resta consterné.

— Qui vous l’a dit ? s’écria-t-il.

— Mais vous-même, mon père, répondit-elle en souriant. Vous m’annoncez ce que vous avez fait il y a trois mois, et je vous vois tout content. J’en conclus que l’on vous a accordé ce que vous demandiez.

Coxe se murmura à lui-même le titre d’une ancienne comédie espagnole : « Une femme est un diable », et il resta pensif, ne sachant s’il devait avancer ou reculer.

— Parlez donc, je vous en prie ! s’écria à son tour Harriet, en réalité fort émue ; que vous a-t-on dit ?

Trois ans de congé et solde entière ! repartit Coxe avec désolation, car il s’attendait à voir Harriet pâlir et perdre connaissance.

Elle ne perdit pas connaissance ; elle serra la main de son père et n’articula pas un mot. Elle avait couru de suite, dans sa pensée, vers l’autel de ses rêves : je vais donc le voir ! s’était-elle dit. Au dehors il ne parut rien ; elle ourlait une serviette ; elle la continua.

Coxe, rassuré, fit des projets ; Coxe, pour la première fois, pensa à s’amuser ! Il exprima le désir de s’arrêter en Italie pour visiter les chefs-d’œuvre des arts ; il voulait les voir tous ! Il irait à la Vaticane ; il irait aussi à l’Ambrosienne ; il n’oublierait assurément pas la Laurentienne, et, Dieu garde qu’il ne prît pas d’une main tremblante d’émotion, quelques notes sur les manuscrits même de Saint-Marc ! En parlant ainsi, il regardait Harriet, cherchant à s’assurer qu’elle ne souffrait pas plus que d’habitude. Pauvre excellent homme ! Il ne se connaissait pas à ces choses-là ; il restait inquiet et aveugle ; sa fille lui répondait des lèvres ; le cœur était loin, et c’est ainsi que ces deux êtres qui se chérissaient n’étaient pas ensemble, bien qu’à côté l’un de l’autre, et traitaient presque comme un malheur le plus grand sujet de joie que le ciel leur eût encore accordé.

Quand elle se trouva seule, Harriet chercha à comprendre sa situation et à prévoir. Il y avait maintenant six ans qu’elle était séparée de Nore. Il était en Amérique ; mais il allait retourner à Londres. Elle le verrait. Était-ce un bien ? Était-ce un mal ? Était-ce du bonheur ? Était-ce, au contraire, une préparation à de nouvelles souffrances ? Assurément, quoi que ce fût, ce n’était pas du plaisir, mais bien une situation solennelle, d’impression violente, forte, sérieuse dans laquelle elle entrait. Elle ne songea pas un instant à revenir sur le passé, à essayer de rien changer à la position choisie par elle-même, ni à modifier l’affection passive et bien peu attachée qu’elle avait demandée à Wilfrid et qu’elle acceptait seule de lui. Il n’était pas question d’en attendre davantage. Mais elle, qu’allait-elle éprouver ?

Réfléchie et prudente, elle connaissait l’étendue entière du péril ; elle avait peur. Dans certains moments, elle eût préféré ne jamais revoir son amant et se contenter de vivre avec le passé, et ce que les lettres du jeune voyageur lui apportaient encore des parfums chéris. Dans d’autres heures, elle se disait :

— Hé bien ! je souffrirai ; que fais-je autre chose ? Un peu plus, un peu moins… Je l’aurai revu !… Il sera indifférent ; non pas froid… moins que froid… indifférent ! Il ne se demandera pas même si, par un hasard, je ne l’ai pas trompé ; si ce cœur ne l’aime pas toujours, fidèlement, sans espérances ! sans désirs, sans volonté de rien recevoir, oh ! mais toujours !… il ne se demandera rien de semblable !… Il me parlera d’autres personnes, de personnes qui lui sont plus que moi, comme il le fait dans ses lettres… Lady Gwendoline est si jolie !… Pauvre Harriet !… Oui, mais il sera devant moi, assis, là… devant moi… il me parlera… j’entendrai le son de sa voix… je verrai ses gestes… Que l’homme qui a succédé à l’adolescent doit être… Ah ! folle que je suis !…

Et en effet, d’avance, elle le voyait ; les yeux fixes, la tête inclinée, elle le voyait, le regardait, l’entendait. Cette façon dont elle avait vécu depuis six ans… vécu !… ah ! plutôt dont elle mourait, était une sorte d’extase qui, en ce moment, redoublait d’intensité.

Enfin, de quelque manière qu’elle prît ce que son père venait de lui annoncer, elle n’y pouvait rien changer, et il n’eût été ni raisonnable ni naturel de faire une opposition quelconque à ce qu’elle devait considérer, au jugement de tout le monde, comme l’événement le plus heureux pour sa famille et pour elle-même.

Elle se plia donc à admettre les compliments de ses compatriotes. Coxe écrivit à son fils, alors en station à Poulo-Pinang, pour l’informer de sa nouvelle situation, et, aussitôt qu’une occasion de voyager sans trop de fatigue eût été combinée, Harriet et son père quittèrent Bagdad et s’acheminèrent vers l’Europe.

Il y a bien des ingrédients divers et des ressorts compliqués dans la nature humaine. Harriet ne laissa pas que d’être vivement distraite, intéressée par ses premiers contacts avec cette Europe, abandonnée depuis tant d’années. En arrivant en Italie, elle eut des émotions charmantes. Son père, toutes les fois qu’il ne craignait pas de la fatiguer, l’emmenait dans les musées et sous les voûtes de ces merveilleuses églises dont le génie du moyen âge et celui de la Renaissance font encore parler les murailles, et de quelles voix, et pour répandre les effusions de quels génies ! Elle mettait dans ces promenades et ces visites moins d’enthousiasme, sans doute, que Coxe, mais elle en était pourtant émue aussi, et, d’ailleurs, voir son père si heureux, c’était beaucoup pour elle. Elle se prêtait donc à ce qu’il voulait d’excursions et d’études, autant que ses forces pouvaient le lui permettre.

Ils visitèrent aussi les villes méridionales de la Péninsule, et, à peu près au moment où Nore revenant du Mexique débarquait à Southampton, ils arrivaient à Rome.

Un matin, ils achevaient de déjeuner. La fenêtre était ouverte ; le temps ravissant, une fraîcheur printanière se mêlait à la chaleur fécondante ; les jardins s’étendaient à perte de vue, avec leurs cyprès, et les dômes des églises et les pans de murs majestueux de quelques ruines faisaient passer les regards jusqu’aux horizons rougeâtres de la campagne romaine sillonnée d’aqueducs. On apporta les journaux et les lettres, et parmi, il s’en trouva une de Wilfrid avec le timbre d’Angleterre.

Harriet la prit et lut ce qui suit :

« Hé bien ! chère Harriet, vous vous êtes donc décidée à sortir de votre caverne asiatique, absolument comme je me tire moi-même de mon marécage américain. C’est bien fait à vous, assurément ; je ne l’espérais guère ; mais il ne m’est pas permis d’en douter, car je trouve ici un paquet, et, m’attendant depuis six mois, la série entière de vos missives relatives à ce grand événement. J’ai bien le développement complet de l’histoire : premier avis de Bagdad ; second avis du même lieu avec considérations critiques sur ce problème : ne vaudrait-il pas mieux ne pas partir du tout, par égard pour les habitudes prises et crainte des habitudes à prendre ; lettre de Beyrouth, lettre de Malte, enfin lettre de Bologne. Je vous écris maintenant dans la ville éternelle, puisque aussi bien vous devez y être, et j’aime à penser que M. Coxe, fidèle à ses errements, qui ont dû devenir chez lui aussi impérieux que les autres mouvements de la nature, n’aura pas manqué d’aller offrir une Bible anglaise au Saint-Père.

« Le Mexique, je vous l’assure, est un pays agréable ; on est à peu près certain d’y être assassiné dans un délai raisonnable. J’y reviendrai quand je serai las de la vie. En attendant, je suis fort gai. Je passerai quinze jours à Wildenham chez un cousin, et, si vous le permettez, je vous ferai ensuite une petite visite. Est-ce convenu ? Adieu.

« W. N. »

Cette lettre fut une de celles qui causèrent le plus de chagrin à Harriet. Elle n’aimait pas ce ton de persiflage qui s’était développé chez Wilfrid, et avait pris la place des éclats d’exaltation auxquels il s’abandonnait autrefois à tout propos. Elle ne comprenait pas que son ami avait subi l’action du monde ambiant ; qu’il avait souffert beaucoup et ne se souciait plus d’exposer ce qu’il sentait au contact des sots et des méchants, et que, dérobant en lui-même son individualité, il la tenait garantie sous une carapace rugueuse et piquante d’ironie et d’agression.

Harriet était surtout blessée quand, dans ses légèretés de langage, Nore paraissait sortir, à l’égard de son père, du respect profond qu’elle-même portait à celui-ci, et non-seulement elle en souffrait pour elle-même, elle accusait alors secrètement celui qu’elle aimait, d’avoir perdu le pouvoir de comprendre et de vénérer la vertu.

Enfin, et il ne faudrait pas jurer que ce dernier grief ne fût pas le plus considérable, elle souffrit de voir Nore aller à Wildenham, au lieu de lui demander (ce qu’elle eût trouvé inopportun, s’il l’avait fait) de venir la voir de suite, en Italie, et cette faute, cette faute ? non ! ce tort ?… non, pas même ce tort, enfin cette action qu’elle ne qualifiait pas, était bien aggravée par la circonstance que Nore ne disait pas un mot de lady Gwendoline et ne semblait pas y songer, tandis qu’au contraire, il était évident que c’était elle qu’il cherchait et voulait revoir de suite. Voilà où en était une femme qui ne prétendait pas à être aimée, qui l’avait déclaré, imposé, et qui, pour le salut de sa vie, n’eût consenti jamais à avouer un seul des mouvements de ce cœur qui, depuis sept ans, était servilement acquis à Nore et mis en grande voie de cesser de battre par désespoir d’amour. Mais de tout ce qui constitue le mécanisme humain, la partie la plus perfectionnée est assurément celle qui est chargée de troubler et désappointer le reste.

Harriet ne voulut pas sortir ce jour-là. Son père, la trouvant plus pâle et plus concentrée que de coutume, se garda de la presser, et, en soupirant, s’en alla.

Alors, se voyant seule, Harriet se mit à une table et répondit, ainsi qu’il suit, à la lettre de Nore :

« Je suis bien aise, cher Wilfrid, que votre première pensée, en revenant en Angleterre, ait été de revoir vos parents. Je vous ai toujours pressé d’avoir là vos affections principales ; mon cœur, qui ne m’a jamais trompée quand il s’agit de vous, me le dit : votre bonheur futur viendra de ce côté. Je ne voudrais pas trop de hâte de votre part à venir ici. Mon père y trouverait sans doute beaucoup de plaisir et moi également, vous le savez. Mais, aussi, vous avez mieux à faire que de changer vos projets et de déranger votre vie, pour rencontrer des personnes assurément en dehors de votre existence. Une ancienne et passagère affection, c’est leur unique droit à votre souvenir. Vous ne nous devez pas beaucoup, rappelez-vous-en bien. Probablement, nous nous reverrons. Il n’est pas nécessaire que ce soit demain, ni après, ni dans un mois, ni plus tard. Puisque nous devons rester trois ans en Europe, il ne faut pas vous presser. Mon père achève son grand ouvrage sur les Birmans ; il ira à Londres l’hiver prochain pour le publier. Si, à cette époque, vous n’êtes pas sur le continent, vous serez le bienvenu chez nous. À l’occasion, écrivez-moi. Nous partirons pour Florence dans quelques semaines. J’aime à penser que je vous suis toujours de quelque chose. Je ne demande pas beaucoup, mais je ne voudrais pas être oubliée tout à fait. Adieu, cher Wilfrid ; je vous ennuie peut-être en vous écrivant si longuement. Pardonnez à une vieille amie si bavarde.

« Harriet. »

Cette lettre fut mise à la poste et ne trouva pas Nore en Angleterre ; il n’avait fait qu’y passer, n’était pas allé à Wildenham, et, de suite, avait pris son chemin vers l’Italie. Puis, tout à coup, il avait changé d’idée ; étant à Turin, il avait rebroussé vers Paris, et, à peine à Paris, était parti pour Naples ; mais il ne s’y était pas arrêté et s’était dirigé vers Corfou ; là, il s’était encore trouvé mal à l’aise probablement, car il avait conçu le projet de visiter Venise, et de Venise il était venu aux lacs où nous l’avons rencontré. Ce fut à Milan que la lettre d’Harriet l’atteignit.

Un matin, avec Laudon, ayant demandé sa correspondance à la poste, il trouva les lignes de son amie et une autre missive encore. Son compagnon en eut une également. Ils s’assirent sur un banc, sous des arbres, et se mirent à lire chacun de leur côté.

Lorsque Nore eut achevé ce que lui disait Harriet, il resta pensif assez longtemps ; puis remit la lettre dans son enveloppe, l’enferma dans son portefeuille et plaça le tout dans sa poche de côté. Cela fait, il regarda la seconde et reconnut la grande écriture impérieuse et brouillonne de sa cousine lady Gwendoline.

Au moment où il l’ouvrit, une odeur exaspérée de trente-huit mille parfums extraordinaires s’en échappa comme une légion de diables roses. Le papier portait un chiffre de deux pouces de hauteur, rouge, bleu, vert, or, argent, et n’avait lui-même que trois pouces de long. La composition totale du chef-d’œuvre formait un manuscrit de dix pages :

« Eh bien ! mon auguste et sage cousin, que fait Votre Grandeur ? Sachez que depuis votre aimable déclaration que vous ne viendriez pas à Wildenham nous raconter vos méfaits mexicains, je me suis amusée au delà de toute expression possible. Votre originalité affectée nous manquant, nous en avons été dédommagés par une invasion des originalités les plus véritables. Nous possédons de tout : des élégants de la première volée, des artistes, des militaires, des hommes politiques et un poëte assez bon joueur de whist. Tous les soirs, c’est, dans le salon de ma respectable mère, un concert de platitudes à mourir de joie. Le gagnant du Derby de cette année m’a demandé ma main ! Je le trouve assez bon pour coquetter avec lui ; mais tout me fait prévoir qu’à la fin je me déciderai pour un autre de nos hôtes dont je ne vous dirai pas le nom, afin de vous intriguer. Il est bien honnêtement amoureux de votre servante, celui-là ! Avant de dire oui tout à fait et sans rémission, il n’est cependant pas impossible que je vous soumette l’état de la question, pour m’éclairer de vos incomparables lumières. Seulement n’y comptez pas trop. Croyez-vous absolument nécessaire de faire le bonheur de quelqu’un, lorsqu’on est surtout résolue à faire le sien propre ? C’est subtil ce que je vous demande, mais, en même temps, pratique comme tout ce que vous devez attendre d’une personne aussi parfaitement distinguée et bien élevée que celle qui a l’honneur de se dire, mon cher Wilfrid, votre dévouée cousine,

« Gwendoline Nore. »

Le lecteur de cette épître resta pensif pendant quelques instants. Il était tellement absorbé dans ses méditations, que, certainement, il ne s’apercevait pas du travail de ses doigts. Ce travail consistait à déchirer si menu, si menu, les confidences de sa belle cousine, que le monument de la papeterie moderne s’en alla joncher la terre en atomes. Du reste, les réflexions si profondes de Nore n’avaient peut-être pas pour objet lady Gwendoline. Laudon rappela son ami dans ce bas monde, en s’écriant avec conviction :

— C’est un ange digne d’être adorée !

— Qui cela ? dit Nore.

— Madame Gennevilliers, repartit Louis en lui montrant la lettre dont lui-même venait d’achever la lecture.

— Voulez-vous me permettre de vous lire ce que l’esprit peut avoir de plus délicat, le cœur de plus aimable ?

— On ne refuse pas de pareilles bonnes fortunes, répliqua Wilfrid. Je vous écoute.

— Voici ce que m’écrit cette ravissante femme, murmura Laudon :

« Monsieur,

« Vous nous manquez véritablement. M. de Gennevilliers ne sait plus à qui parler et je n’ai personne pour nous aider à choisir nos promenades. Nous parlons de vous et cela nous console. M. de Gennevilliers prétend que si vous voulez suivre ses conseils, il répond de votre avenir. Faites-le donc. Vous savez combien nous aurons de plaisir à vous voir dans le monde, y occupant la place à laquelle vous avez droit. Un homme dans votre position est fait pour rendre les plus grands services à la société, et ce n’est pas vous, assurément, qui voudriez vous y refuser quand une fois vous aurez réfléchi sérieusement, ce qui, je le crains, ne vous est pas encore arrivé. Mais comme nous vous ferons faire pénitence cet hiver ! Nous comptons sur vous, monsieur. Et, à propos, madame de Longueil me demande ce que vous devenez. Saviez-vous qu’elle a perdu sa tante et que la voilà maintenant avec cent mille francs de rentes et le beau château de Longueil en plus ? Cela console de bien des petites afflictions ? Qu’en dites-vous ? Adieu donc, et pensez quelquefois à des amis véritables, au nombre desquels vous me permettrez de me compter.

« Blanchefort de Gennevilliers. »

— Comment trouvez-vous cela ? s’écria Laudon en fermant sa lettre.

— Délicieux ! répondit Nore. Il faut que je vous quitte pour quelques jours.

— Une affaire ?…

— Oui, une affaire. Mais je serai ici… voyons !… oui ! vers la fin de la semaine.

— Rien de désagréable, j’espère ?

— Aucunement.

— Eh bien ! donc, quand partez-vous ?

— Tout de suite.

— Comment, tout de suite ! à l’instant même ? Restez là sur ce banc, relisez paisiblement cette lettre qui paraît vous charmer ; non pas celle que vous avez déchirée, l’autre !

— Non, merci bien ! Je n’ai pas le temps. Je m’en vais. Au revoir !

Là-dessus, Nore donna une poignée de mains à Laudon un peu surpris, et s’en alla.


CHAPITRE CINQUIÈME

M. Coxe et sa fille étaient depuis deux jours à Florence, quand, un matin, la porte s’ouvrit et Nore entra.

— Bonjour Harriet, dit-il, comment allez-vous ?

Elle ne répondit pas ; elle donna sa main à l’arrivant et serra imperceptiblement la sienne, puis, au bout de quelques secondes, sourit doucement et dit :

— Comme vous êtes grandi, Wilfrid, et devenu fort ! L’enfant a disparu.

— Il était temps, répondit Wilfrid en s’asseyant auprès de son amie. Il tenait toujours la main de celle-ci et la regardait avec une profonde attention. Un silence complet s’établit. On entendait le battement régulier de la pendule.

— Comment se porte M. Coxe ? demanda Nore.

— Oh ! très-bien. Il est allé visiter quelque musée.

— Cela l’intéresse ?

— Beaucoup.

— J’en suis ravi. Vous resterez trois ans en Europe ?

— Je le suppose, Wilfrid.

— Et ensuite vous retournerez à votre ancienne existence ?

— Assurément.

— Vous êtes contente de cette perspective ? Cette vie qui n’en est pas une, cette perpétuelle rupture avec tout ce qui pourrait vous plaire et vous attacher, cette déshabitude de ce qui vaut la peine de rester en ce monde, vous l’acceptez ?

— On vit comme on peut, où l’on peut ; l’important est de se soumettre à ce qu’on doit.

Wilfrid s’approcha de la fenêtre et regarda sur la place.

Harriet se dit : Il n’a pas même gardé d’amitié. Pourquoi est-il venu ?

Comme s’il eût entendu cette question, Nore revint à sa place près d’Harriet, et, prenant un air désintéressé qui lui était devenu habituel, il lui dit avec le plus grand calme :

— Je suis venu, Harriet, pour savoir si vous ressemblez tout à fait à vos lettres. Celles-ci sont de la placidité la plus absolue. Elles semblent écrites par une divinité habitant au-dessus de la région des nuages, et par conséquent des orages ; ce qu’elles contiennent est sagesse, et, de cette sagesse, si on la pouvait distiller, on fabriquerait un élixir capable de transformer toute la race des hommes en philosophes impeccables et infaillibles. Permettez-moi de vous confesser que je vous trouve cependant pâle, changée, et si vous aviez employé à défendre votre santé une partie du temps consommé à perfectionner votre raison, je vous en féliciterais.

Ce petit discours fit sur celle à qui il était adressé une singulière impression. Il changea les rôles. Elle y sentit de la force, et les femmes du Nord, principalement, adorent la force dans ceux qu’elles aiment. Ce grand garçon, assis devant elle à cette heure, n’avait pas seulement l’air résolu, il en avait aussi le propos. Jusque-là, elle l’avait considéré comme un enfant ayant besoin de son aide ; elle lui avait écrit sur ce ton ; il n’avait jamais réclamé ; elle comprenait son erreur ; il était un homme et elle une femme. Au fond du cœur, cette remarque lui plut, et elle abdiqua volontiers ; levant les yeux avec une sorte de timidité, elle répondit donc :

— C’est vrai, j’ai été un peu malade, Wilfrid. Mais je vais reprendre promptement. Il ne me faut guère que des soins.

— Vous n’en manquerez pas, dit Wilfrid ; et c’est moi qui m’en charge.

Elle se mit à rire :

— Comme c’est bon à vous ! Pour combien de jours ?

— Pour le reste de votre vie et de la mienne.

— Quel sens voulez-vous que j’attache à des paroles si exagérées ?

— Elles ne sont pas exagérées le moins du monde ; j’ai l’intention d’obtenir votre main, et il me semble naturel qu’un mari s’occupe à perpétuité de votre bonheur personnel, trop négligé jusqu’ici.

En parlant de la sorte, Nore regarda Harriet dans les yeux ; elle comprit que c’était sérieux et arrêté à l’avance, et qu’un refus n’allait pas trouver une soumission facile. Troublée de toutes manières, au moment même où elle se croyait certaine de n’avoir plus même la moindre parcelle du cœur de Wilfrid ; ne s’étant plus attendue à le voir, le revoyant autre qu’elle ne l’avait connu ; au fond, saisie dans la plénitude de son être par un transport de bonheur irrésistible, elle ne sut d’abord que baisser la tête, et, hors d’état d’articuler un mot sur ce qu’elle voulait ou pensait, jamais créature humaine ne se vit jetée plus loin et plus en dehors de sa propre possession.

Cependant, à la fin, elle mit ses mains sur ses yeux, appuya ses coudes sur la petite table placée devant elle et murmura d’une voix presque indistincte :

— Wilfrid, ne revenons pas sur ce qui est fini.

— Rien n’est fini, et je ne retourne pas sur ce que je n’ai jamais quitté. Vous aimez la raison, Harriet ? Je vais donc vous parler raison.

Il reprit sa main qu’elle défendit faiblement ; elle était trop émue. Pour lui, il avait légèrement rougi, ses yeux brillaient, son âme était tout entière dans ses regards et allait vibrer dans son langage.

— Pourquoi ne m’aimez-vous plus ? dit-il ; pourquoi ne m’aimez-vous pas ? Moi, je n’ai jamais aimé que vous, songé qu’à vous. Depuis des années, je vous ai quittée ; j’ai regardé par le monde si je trouverais une autre femme prête à me donner seulement la moitié de ce que j’ai vu et désiré en vous. Je l’ai cherchée de bonne foi, je ne l’ai pas rencontrée ; je sais qu’elle n’existe pas, cette nature si désirée de la mienne et qui peut me faire monter à l’unique espèce de bonheur créé pour moi. Que voulez-vous que je fasse sinon de vous répéter : je veux vivre avec vous.

— Je ne vous aime pas, murmura Harriet, tenant toujours la tête basse et avec l’accent qui repousse une allégation insoutenable.

— Oui, vous m’aimez ; mais je vous vois, je vous comprends, je vous connais ! Une générosité mal placée, un dévouement irréfléchi vous réduisent à un sacrifice qui vous navre. Parce que vous souffrez, vous croyez bien faire. Ne persistez pas ! Votre malheur et le mien, oui, le mien pour toujours, seraient l’unique résultat de votre misérable héroïsme. Vous êtes plus âgée que moi, et dans quelques années, pensez-vous (peut-être allez-vous jusqu’à vous dire dans quelques mois), le jeune mari n’éprouverait plus pour sa femme trop grave que le souci résultant d’une union mal proportionnée. Croyez-vous donc que je cherche en vous les amusements d’une lune de miel, que j’aie pour vous un caprice, que la résistance excite ma fantaisie ? Un tel enfantillage ne m’est pas du tout nécessaire ; je ne puis me passer d’une amie. Il me faut une amie ! quelqu’un dont le cœur soit d’or, sûr, pur, éprouvé comme l’or ! J’ai trouvé Harriet ; elle a ce cœur-là ; je le connais, je l’ai deviné, je l’ai compris il y a des années. Quel aveugle serais-je de laisser un tel trésor enseveli dans son abnégation cruelle, lorsque je ne puis pas m’en passer ! Mon Harriet, ma bien-aimée, vous voulez des paroles de raison ? Vous voyez bien que je vous en donne. Laissez-vous persuader ; vous vous êtes défiée de l’enfant dont le caractère, en changeant avec les années, pouvait emporter l’amour ; le caractère a changé, sans doute, et l’homme a laissé tomber sur les chemins bien des rêveries ; mais, vous le sentez, n’est-ce pas ? l’amour est resté. C’est pour moi comme l’arche sainte était pour les Hébreux. Les générations des croyants mouraient successivement autour d’elle ; la maison divine, promenée partout au milieu des tentes voyageuses, dans les déserts, remisée au hasard dans les cabanes, voyait autour d’elle changer les paysages ; oui ! mais elle, elle ne changeait pas, et, un jour, elle se trouva placée dans le plus beau temple qui fût jamais ! Eh bien ! Harriet, vous êtes assurée maintenant qu’il en est de même pour vous ! Mon arche sainte, à moi, c’est l’affection que je vous porte. Je l’ai conservée toujours, je l’ai toujours vénérée ; elle m’a dirigé dans tout : c’est l’étoile de ma vie. Je veux me reposer à jamais sous ses rayons, la plus douce, la plus caressante des lumières ! Et si vous m’aimez, et si vous êtes juste, vous ne sauriez m’opposer des méfiances que je ne mérite pas.

Harriet n’osa répondre directement ; son cœur était trop plein. Elle se sentait si faible devant le langage de Wilfrid, et le son pénétrant de cette voix, qui la remplissait d’émotion et l’attirait hors de toutes ses volontés !

— Que vous êtes resté romanesque, Wilfrid !

— Romanesque ! Pourquoi ? Suis-je moins un homme parce que je vous semble différent du modèle sur lequel sont taillés mes contemporains ? Qu’y a-t-il de commun entre eux et moi ? Romanesque ! Parce que je ne me soucie ni de leurs grandeurs, ni de leurs bassesses, ni de leurs distinctions, ni de leurs humiliations, ni de leurs élections, ni de leurs moyens de faire fortune, ni de leurs fortunes même, ni de leurs déboires ! Je serais romanesque si, concevant mes désirs d’après une imitation puérile, j’y mêlais les choses de la vie commune, sans cesse préparé à abandonner ce qui ne serait que des rêves pour des réalités banales, dont je n’aurais ni su ni voulu me détacher ; mais, grâce au ciel ! rien de semblable n’existe, et vous le savez bien ! Il se peut que la création, qui jette pêle-mêle bien des germes disparates, se soit trompée à mon sujet, et m’ayant préparé pour un tout autre milieu, m’ait par inadvertance laissé tombé dans celui-ci ; mais, de quelque manière que ce soit, m’y voilà ! Je suis moi et non un autre, sentant à ma manière, comprenant les choses avec mon intelligence propre, et aussi incapable de renoncer à ce que j’ai voulu une fois, d’abandonner la poursuite de ce que j’ai désiré, aussi incapable de me démontrer que j’ai eu tort que de renoncer une heure à respirer l’air ! Certes, Harriet, si je voulais vous oublier, je n’y parviendrais pas, et il me faudrait revenir, repentant, obstiné, à la trace que je n’ai jamais eu le pouvoir d’abandonner ! Est-ce là ce que vous appelez un trait romanesque ? J’eusse pensé, moi, qu’un caractère viril devait en être surtout marqué, mais je ne disputerai pas sur les mots ; romanesque, soit ; admettons que je le sois ; du moins, je le suis à demeure, et ce n’est assurément pas plus effrayant pour ceux vis-à-vis desquels je m’engage que si j’avais la passion effrénée de jouer à Bourse ou de trier ma future compagne parmi les héritières. Prenez-moi comme je suis, assurée de la droiture de mon intention ; je ne peux pas vous tromper, je ne vous tromperai jamais, et… ne pleurez pas, ma chérie, et répondez-moi que vous me voulez bien !

C’était vrai ; des larmes coulaient doucement sur les joues d’Harriet, ce n’étaient plus des larmes douloureuses. La pauvre fille se sentait envahie par un bonheur qu’elle n’eût jamais cru possible. C’était une sensation puissante, forte, ravissante, assurément la même que celle dont les demi-dieux étaient pénétrés, quand, saisis par l’aigle céleste de l’Olympe, ils voyaient devant eux l’éternelle Jeunesse leur verser l’ambroisie ; le breuvage sacré, en coulant dans leurs veines, divinisait leur être. Être aimée ! quel mot pour une âme vivante ! Elle se sentit forte et répondit :

— Je vous crois ; on croit ce qui plaît, et d’ailleurs comment me défier de vous ? Mais, mon ami, je vous l’assure, le bonheur me vient trop tard ; je n’ai ni la force ni la volonté de le prendre. Je ne saurais plus qu’en faire ; je suis tellement accablée par celui que vous me donnez qu’en vérité je ne pourrais en recevoir davantage. Songez qui je suis et ce que je suis ; comment jamais devenir la femme de Wilfrid Nore ? J’espère, il est vrai, que mon cœur s’est maintenu un peu en dehors des mesquineries de l’existence à laquelle j’ai dû me soumettre ; mais, pourtant, mes habitudes s’y sont pliées ; je suis bien naturellement la fille d’un pauvre missionnaire des Indes ; j’en ai, dans la vie de tous les jours, et les idées, et les mœurs, et les précautions, et les prudences, et les parcimonies. Quand je rêve, il est possible que je me laisse emporter un peu plus loin, et peut-être pourrais-je vous suivre ; mais quand j’agis, alors, Wilfrid, je le sais trop, je suis méticuleuse, timorée, et je ne peux plus, malgré ma bonne volonté, cesser de pratiquer ce que j’ai dû apprendre et mettre en œuvre durant tant d’années, pour que mon père, Georges et moi-même, nous pussions vivre. Je déplore mon défaut et le juge d’autant mieux que, depuis quelque temps, il est devenu inutile, même dommageable à moi et aux autres ; pourtant, le pli persiste et je ne parviens pas à le défaire. Non ! en cela d’abord, en mille autres choses ensuite, nous ne nous convenons point. Croyez-moi, ne cherchez pas l’impossible, ne poursuivez pas ce qui ne vaut rien pour vous. Vous m’avez rendue très-heureuse ! J’ai peut-être tort de l’avouer ; j’ai eu plus tort encore de le sentir. Arrêtons-nous, Wilfrid, et craignons d’aller plus loin.

— Êtes-vous décidée ? s’écria Nore.

Il parut si sombre, et son visage laissait éclater un chagrin si manifeste qu’Harriet s’en effraya :

— Êtes-vous bien décidée ? continua-t-il pendant qu’elle le regardait fixement ; dans ce cas, je ne vous presserai pas davantage ; mais je ne saurais recevoir une blessure sans la rendre.

— La rendre ? À moi ?

— À quiconque me touche. Tenez, comprenez votre châtiment : je vous jure, par ce qu’il y a de plus sacré au monde, que, vous considérant comme ma femme, malgré vos refus insensés, jamais, non, jamais, je ne demanderai à aucune autre…

— Pas de serments ! dit-elle en lui mettant la main sur la bouche, pas de serments ! Vous me soumettez à une étrange peine. Je n’eusse jamais supposé qu’une pareille épreuve pût s’adresser à moi. Enfin, Wilfrid, vous le voulez ? Vous le voulez avec une force que vous ne me montrez que trop ?

— Assurément, je le veux.

— Eh bien ! ne m’accusez jamais d’avoir cédé ! Seulement, je ne quitterai pas mon père ; que deviendrait-il ? Il ne peut tout seul retourner en Asie. Il faut lui laisser le temps d’arranger ses affaires, d’obtenir une pension.

— Tout ceci tend à des détours ; mais, si je m’insurgeais trop, vous diriez… Que ne diriez-vous pas ? Soit, vous voulez attendre encore ? Attendons ! Combien de mois ?

— Le sais-je ?

— Bien ! Je m’occuperai des affaires de votre père, et, ce point terminé, tout sera-t-il en règle ?

— Nous verrons ! répondit Harriet en souriant ; vous n’êtes pas devenu beaucoup plus raisonnable que vous ne l’étiez à Bagdad.

— Non ; mais, par un phénomène singulier, je suis devenu beaucoup moins patient. Au moins, vous avez cédé, de bonne foi, n’est-ce pas, sinon de bonne grâce ?

Harriet lui tendit son front et lui serra la main ; tout fut dit.

Dans ce moment, Coxe entra. Il était dans une des dispositions les plus agréables où un homme puisse se trouver. Il venait d’admirer de fort beaux tableaux et avait mesuré avec soin les proportions d’une statue antique ; de plus, il avait lu les journaux et même le Times. Le jeu de ses facultés était en parfait état. Au moment où il ouvrit la porte, convaincu de trouver sa fille seule, et tout prêt à lui raconter les joies de sa journée, il aperçut Wilfrid, et non-seulement il l’aperçut, mais il le vit tenant Harriet dans ses bras et embrassant cette chère fille.

C’eût été chose bien autrement facile à un chameau de se promener de long en large dans le trou d’une aiguille, qu’au pauvre Coxe de laisser pénétrer dans son âme candide l’ombre d’une mauvaise pensée ; de sorte qu’il s’arrêta sur le seuil, surpris, mais nullement scandalisé. Cependant les amants ne s’attendaient pas à être interrompus de la sorte, et ils restèrent un instant indécis. Ce fut Nore qui dit à Harriet :

— Ne voulez-vous rien raconter à votre père, ma chérie ?

— Mon père, M. Nore et moi nous sommes engagés.

Coxe ouvrit des yeux démesurés, contempla sa fille avec ravissement, en fit autant de Wilfrid, et s’écria :

— Oh !

Puis, sans ajouter une parole, il croisa les mains sur sa poitrine et leva les yeux au ciel. Manifestement, le pauvre pensait avant toute autre chose à remercier Dieu. Nore lui serra la main ; Harriet l’embrassa et posa sa tête sur son épaule ; mais Coxe se dégagea doucement et se retira à pas lents vers sa chambre. Là, ayant fermé la porte, il se mit à genoux devant une chaise, cacha sa grosse tête dans ses mains, et ce qu’il dit à quelqu’un, il n’est pas trop aisé de le savoir, puisqu’il était tout seul ; mais si ce fut une méditation pleine d’attendrissement sur le huitième verset du psaume 86 : « Seigneur ! il n’y a aucun entre les dieux qui soit semblable à toi, et il n’y a point de telles œuvres que les tiennes », il n’y a pas grand sujet de s’étonner.

Nore, en quittant Harriet, s’en alla le long de l’Arno. Il regardait autour de lui et trouvait sublime le spectacle déroulé sous ses yeux par la nature. Florence est belle, il est vrai, mais il voyait moins Florence que le milieu éclairé par sa joie, et il se fût trouvé dans les campagnes de la Beauce, qu’assurément il eût prêté à leur monotonie vulgaire un charme et une majesté suprêmes. Nore se répétait :

— Être heureux, ce n’est pas grand’chose, mais sentir qu’on est la félicité de ceux qu’on aime ! Être assuré que ce qu’ils veulent c’est vous, et que vous leur êtes tout !… Quelles machines bizarres que les hommes ! Ils ont l’air d’autant de boîtes fermées et isolées, et il n’est pas un sentiment en eux qui ne soit cramponné à l’intérieur de quelqu’un d’autre. Si je me cassais le cou ou me laissais choir dans la rivière, je ne tuerais pas que moi seul !

Il se mit en quête de Lanze, et trouva sa demeure sans trop de peine. La rencontre fut des plus agréables à tous deux ; mais Nore s’aperçut vite de la mélancolie sombre qui dominait l’artiste.

— Quel genre de vie menez-vous ici ? lui dit-il.

— Je ne vois personne et je travaille.

— C’est un mauvais système. La solitude produit la fièvre et la morosité ; ces deux dames, à leur tour, mettent au monde des fantômes. Qui jamais eut un tempérament plus vigoureux que Michel-Ange ? Il a fini par ne plus concevoir que des créatures écorchées, des titans lançant des coups de pied dans le vide et honnissant les spectateurs qui ne leur avaient jamais rien fait. J’aime mieux Raphaël et sa sociabilité ; j’aime mieux la sérénité des maîtres du moyen âge ; ils ne s’isolaient pas comme des hiboux, et vous n’oseriez condamner Phidias et Praxitèle ; ceux-là passaient leur vie sous les portiques, dans le stade, aux gymnases ou sur la Voie Sacrée, causant et riant avec les philosophes, les éphèbes, les jeunes filles, les bouquetières, les âniers et les marchandes d’herbes. Un livre qui n’est pas un manuel de jovialité a prononcé cet arrêt : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » Demain, je vous conduirai chez un de mes meilleurs amis, le docteur Coxe. C’est un brave homme ; il a une fille. Je suis certain que vous éprouverez pour elle beaucoup d’estime et de respect. D’ailleurs…

Et ici Nore confia au sculpteur dans quelles relations il se trouvait vis-à-vis des personnes chez lesquelles il voulait l’introduire. Dès lors, Conrad, qui avait montré de la répugnance, ne résista plus, et, le lendemain, il fut présenté. Mais il convient ici de quitter Florence pour transporter le lecteur à Lucerne, où un pan entier de cette histoire attend la décision de l’architecte.


CHAPITRE SIXIÈME

Henry de Gennevilliers, l’ami intime et le mentor de Laudon, était d’un caractère fort honorable. Il appartenait au parti conservateur ; en outre, il était libéral et attachait une importance extrême, comme tous les gens sages, à pouvoir dire à chaque contradicteur, avec un sourire attirant : « Nous sommes moins loin l’un de l’autre que vous ne semblez le croire » De cette façon, il avait des affinités avec les légitimistes ; il n’en avait pas moins avec les démocrates, et se balançait ainsi en inclinant tour à tour de tous les côtés, et cherchant à donner un peu raison à tout le monde.

Il passait sa vie à chercher la solution des problèmes sociaux. Il s’inquiétait de statistique, d’économie politique, d’institutions charitables, en faveur desquelles il dépensait beaucoup. Il organisait des sociétés d’ouvriers pour l’instruction des basses classes, favorisait les lavoirs, les ouvroirs, les caisses d’épargne. Il était un membre actif de la Société de Saint-Vincent de Paul et de celle de Saint-François Régis pour la régularisation des mariages ; mais surtout, il prêchait la transformation morale des prolétaires qui, à l’aide de saines doctrines, de renoncement et d’abnégation résultant de principes religieux aussi solides qu’éclairés, devaient, un jour, devenir sobres, chastes, patients, désintéressés, tout à fait désabusés sur les bals publics et irréconciliables ennemis du cabaret. Il ne croyait pas précisément ces choses-là crûment comme il faut les dire pour se faire comprendre. Il les espérait, il y travaillait, il y tendait ; c’est encore un mot moderne pour exprimer qu’on veut une chose sans la vouloir, parce qu’elle est impossible. D’ailleurs, en politique, je le répète, il eût aimé à tout concilier. Supposer de lui qu’il aspirait à un gouvernement fondé sur la force, c’eût été lui faire injure ; il ne voulait pas le moins du monde ce qui était hier ; à la vérité, il repoussait ce qui sera peut-être demain ; surtout, il proclamait avec énergie les dangers, la misère, l’odieux de ce qui est aujourd’hui. Cette façon de voir, générale parmi les gens raisonnables, s’appelle être conservateur. Gennevilliers se portait entièrement de ce côté ; ses convictions étaient inébranlables. Le tout reposait sur un fond de sable composé d’une grande douceur d’âme, d’une honnêteté timide, du culte pieux de la phrase, de beaucoup de faiblesse, de quelques doutes mal enterrés sous une couche de dogmatisme tranchant ; Gennevilliers était maire de son village, conseiller général de son canton et député de son arrondissement.

Dans le monde, on l’estimait ; son nom appelait naturellement l’éloge. On n’aime guère, nulle part, les tempéraments fougueux, amoureux fous de la vérité, qui la cherchent dans des chemins peu battus. De tels caractères ont l’air de croire et de faire entendre que les lieux communs ne les contentent pas ; ils blessent les amours-propres. Gennevilliers ne blessait personne. Il ne se promenait que sur les grandes routes et ne signalait que les points connus de chacun. Sa femme éprouvait pour lui une sympathie affectueuse. Comme il soutenait constamment et en bons termes les opinions incontestées dans le milieu où il vivait, elle était persuadée de sa valeur et en était fière. Cette façon de réduire en axiomes bien construits ce qui était dans toutes les bouches, lui semblait de l’érudition, et elle s’estimait heureuse d’être unie à un homme qu’on ne contredisait pas.

Mais on se tromperait si l’on allait croire qu’il existât ici de l’amour. Jamais rien de semblable ne s’était montré chez eux, ni avant ni depuis leur mariage. Ils avaient associé leurs fortunes et leurs situations d’un plein consentement et sur l’avis et l’incitation des deux familles. Ils auraient eu grand tort de s’en repentir et s’en gardaient bien ; toutes les combinaisons prévues s’étaient jusqu’alors admirablement réalisées. Gennevilliers avait hérité d’un oncle et Lucie d’une tante, et de belles successions se préparaient encore des deux côtés sans encombre probable. Les deux époux ne se gênaient pas ; ils ne se taquinaient pas. Ils avaient les mêmes goûts, les plus inoffensifs du monde. Faire des visites, en recevoir, être à Paris l’hiver, l’été dans quelqu’une de leurs terres, puis en voyage, ils n’imaginaient rien d’autre ; dès lors, ils se trouvaient bien ensemble, et se préféraient mutuellement à tous les hommes et à toutes les femmes de leur connaissance, qui, d’ailleurs, vivaient exactement comme eux, renfermés dans les mêmes horizons. La passion, l’emportement, le trop, en quoi que ce fût, on ne savait ce que c’était dans cette vertueuse maison, et l’amour c’est le trop.

En revanche, il faut aussi l’avouer, on s’ennuyait quelquefois. Ordinairement, on languissait ; c’est le lot du bonheur moderne, et y rien changer serait impossible. Quelque chose de fort et de bruyant doit être mêlé à la vie, si l’on veut qu’elle ne devienne pas atone. Quand les Romains avaient à se garder des Samnites, des Sabins, des Osques, des Umbres, et défendaient contre ces voisins conjurés, non leur vie, non leurs biens, mais l’existence nationale, mais les dieux de la patrie, certes, ni les Fabius, ni les Marcellus, ni les Servilius, ni la gens Marcienne ne s’ennuyaient ni ne languissaient. Quand le moyen âge, se montant la tête, allait jouer sang et fortune dans les déserts lointains de la côté d’Asie, ni la langueur, ni l’ennui n’effleuraient non plus l’imagination des chevaliers, et, quand, dans nos guerres civiles, les Montmorency et les Châtillon, les Guises et ceux de Navarre se poussaient les uns aux autres, l’épée et la dague à la gorge, pour essayer de devenir le premier, on ne languissait pas davantage, et l’ennui n’avait point de place entre l’espérance du triomphe et les fureurs de la défaite. Descendons encore ; quand, à défaut de l’amour de la cité, de la foi rayonnante, de l’ambition du premier rang, les générations déchues, mais non complétement énervées, se laissèrent rouler dans les divertissements maculés et les espérances folles du dernier siècle, il y eut de la violence, force expirante, à ces excès de soupers, à ces turbulences philosophiques ; mais, de nos jours, les riches n’ont plus rien à vouloir ; ils peuvent courtiser à leur gré les vanités de situation ; l’orgueil de caste est trop haut placé pour leur petite taille ; ils n’ont point de fanatisme religieux, ils sont trop honnêtes gens pour l’ambition échevelée, trop justement timorés pour la débauche ; ce n’est pas de la passion que de craindre périodiquement la torche allumée de la canaille ; ils se remuent un peu entre le tapissier, la lingère, le fabricant de voitures, la marchande de modes ; payent des notes et s’ennuient. Il n’y a pas de théorie, si spiritualiste qu’elle soit, qui puisse les tirer de là.

Comme les femmes ont un sentiment plus délicat que leurs époux, elles subissent plus complétement aussi les conséquences de cette situation. Lucie s’ennuyait donc spécialement, et, sans y rien comprendre, souffrait du vide dans lequel elle était plongée. Elle n’éprouvait d’enthousiasme pour rien et n’admettait guère un pareil état de l’âme. C’est un grand malheur, quand un tel énervement devient ordinaire dans les hautes classes d’une nation, car, généralement, les femmes y résistent en dernier ; si elles y succombent, c’est que tout est perdu. Alors, une existence paisible, entortillée aussi complétement que faire se peut dans les langes du petit luxe, elles n’imaginent plus rien au delà ; elles voilent le tout dans la gaze impalpable d’une religion modique, où l’on ne risque pas de se fourvoyer, puisqu’on ne fait qu’obéir, et, dans ce nid peu bruyant, on berce, on empâte, on endort les hommes déjà assoupis et qui ne demandent pas mieux que de l’être davantage.

Lucie, après son mari et ses enfants, voulait du bien à ses amis, et, parmi ceux-là, elle distinguait assez Laudon. Tandis que Gennevilliers était flatté de trouver en lui un élève, elle, de son côté, ne l’était pas moins de se connaître un admirateur marchant à sa suite, dont elle était certaine de n’avoir jamais rien à craindre. Il ne lui avait jamais rien dit, on le sait, d’un sentiment dont elle eût repoussé hautement l’aveu ; mais, dans son for intérieur, elle s’affirmait à elle-même que des adorations très-vivaces existaient de ce côté-là. Elle n’en était pas fâchée. Comme elle savait bien que son mari ne lui avait jamais porté plus d’amour qu’elle n’en avait eu pour lui, elle ne se faisait pas scrupule, au contraire, elle était secrètement ravie d’avoir fait naître et, par conséquent, mérité un culte que le respect maintiendrait éternellement dans le silence, mais qui était fort exalté !

Ainsi, elle triomphait doublement ; d’une part, elle régnait sur l’âme d’un galant homme et la régentait en qualité d’idole, ce qui voulait dire qu’elle était jolie, aimable, séduisante et pourvue de tout ce qui peut inspirer des folies ; de l’autre, elle contenait les flots, tempérait les flammes, brisait le souffle des tempêtes par l’autorité de son aspect immaculé. Et ce n’était pas encore tout. Il y avait un dessous, un dessous à secret, dont on ne connaissait pas bien soi-même tous les recoins.

Dans ce dessous, s’amusait d’une manière innocemment ironique, ou mieux, ironiquement innocente, un tout petit instinct, dont les traits, comme ceux d’un bébé charmant, n’étaient pas nettement formés. Ce petit instinct, gracieux, un peu cruel, mais si jeune, si faible, en vérité, ne méritait, pour ces raisons, aucune réprimande. Puisqu’il faut s’expliquer, Lucie souriait en elle-même de ce qu’Henri ne s’apercevait pas de l’amour qu’elle inspirait ; Lucie jouissait surtout de cette imperceptible perfidie, quand elle entendait son mari ordonner à l’avance ce que ferait ou ne ferait pas Laudon d’après ses sages avis.

— Si je le veux ! murmurait-elle bien bas.

En quelques rencontres, elle avait opposé, sans en avoir l’air, son autorité à celle du prudent Gennevilliers, et, au grand étonnement de celui-ci, et à son grand triomphe à elle, Laudon n’avait pas bougé de place.

En conséquence de tout ceci, Lucie agréait assez celui qu’elle considérait comme sa victime, et, afin de faire d’une pierre deux coups, elle avait conçu le projet de le marier à une de ses cousines à qui elle portait un certain intérêt. Cette cousine était une bonne petite personne, peu jolie, pas spirituelle, bien née, riche, sachant lire, écrire, compter, ayant appris par cœur une histoire sainte arrangée, une histoire de France composée et quelques extraits châtiés des poëtes et des prosateurs auxquels elle n’avait rien compris, l’excellente enfant, sinon que ces choses-là, nécessaires pour constituer une bonne éducation, ne pouvaient prétendre à ce qu’on s’occupât d’elles une fois qu’on n’y était plus contrainte. Lucie, en contemplation devant tant de vertus dont sa bonne petite cousine était armée, pensait, avec quelque apparence de raison, qu’après la noce comme avant, il n’existait pas le moindre motif pour qu’elle-même cessât d’exercer sur Laudon cette autorité salutaire, dont la vertu, la beauté et le mérite sans pairs constituent le privilége irréfragable. Mais c’est assez nous promener dans les corridors souterrains et sans lumières d’un aussi aimable cœur que celui de Lucie. Il faut s’arrêter là, en se bornant à dire que madame de Gennevilliers s’était fait persuader par son mari de désirer le mariage de Laudon avec Jeanne de Blanchefort, et, en épouse soumise d’un si grand homme, elle avait consenti à engager la question aussitôt que l’hiver aurait ramené tout le monde à Paris ; car ce ne fut qu’à Lucerne, et après le départ de Louis, que Gennevilliers, habilement préparé depuis quelques semaines, fit lui-même la découverte de ses véritables intentions et les communiqua à sa femme étonnée.


CHAPITRE SEPTIÈME

Après avoir visité les cantons forestiers, causé à fond avec une foule de landammans et pris une quantité de notes sur les maisons de fous et les prisons, Henry de Gennevilliers et sa femme, continuant leur voyage, s’étaient dirigés vers le nord et étaient arrivés à Saint-Gall. Les deux époux avaient le projet de s’arrêter dans cette petite ville au moins une semaine. Il fallait visiter les restes de l’abbaye, ce qui, probablement, allait donner matière à un article sur les mérites économiques de l’administration des moines ; il fallait aussi examiner en détail la fabrication des mousselines brodées, savoir le prix de revient et se mettre en état d’exposer la situation morale et physique des travailleurs et des travailleuses ; autres articles. En conséquence, les Gennevilliers s’établirent confortablement à l’Hôtel du Poisson, ce dont l’aubergiste fut ravi.

Ils étaient là depuis trois jours, quand ils entendirent, une nuit, un assez grand tapage dans l’hôtel. Les domestiques montaient et descendaient les escaliers avec rapidité ; des voix étrangères se mêlaient à ce bruit, commandant, discutant, appelant. Gennevilliers réveillé se mit à la fenêtre. Il vit une chaise de poste arrêtée devant la porte. Cette voiture venait d’arriver ; les postillons étaient encore en selle. Le maître de l’hôtel se tenait près de la portière, dans l’attitude la plus humble et avec cette profonde conviction de la puissance de la flatterie que les aubergistes possèdent seuls à un degré supérieur. Il assurait Son Excellence que l’appartement était tout prêt, et, sur une question que Gennevilliers n’entendit point, il répondit avec un nouveau salut :

— Oui, Excellence ! il y a une lettre. Cette lettre est arrivée hier et a été renvoyée de Burbach ; elle porte le timbre du Caucase.

En ce moment, un valet de chambre annonça à haute voix que tout était prêt dans l’appartement, et Henri vit alors descendre de la voiture une femme d’une taille élancée, enveloppée dans un châle ; une autre femme la suivait.

— N’oublie pas ma cassette, Lucile, dit la première dame en se retournant.

— Non, madame la comtesse, je la tiens !

Et, comme toutes deux entrèrent dans l’hôtel, Gennevilliers allait se recoucher, convaincu qu’une haute puissance habitait, dès ce moment, sous le même toit que lui, et il se promettait d’en demander le nom le lendemain. Tout à coup un cri terrible et aigu pénétra la maison entière. Des clameurs se succédèrent. Henry se précipita sur la porte, l’ouvrit à demi et vit dans le corridor les domestiques, l’hôte, la femme de chambre, portant la dame, et, au milieu des « ah ! mon dieu !… quel malheur !… qu’est-il arrivé ?… soutenez-lui la tête !… », la procession entra dans le grand appartement de l’hôtel, et Henry le vit se refermer.

Son premier mouvement fut d’aller aux informations. Mais il pensa judicieusement que cette affaire ne le regardait pas. Il se recoucha et dormit. Au matin, aussitôt habillé, il sortit de sa chambre et chercha l’hôte. Après un entretien de quelques instants avec lui, il entra chez Lucie.

— Ma chère, lui dit-il, voilà quelque chose d’assez curieux et peut-être d’assez triste. Vous rappelez-vous la comtesse Tonska ?

— Pas le moins du monde, répondit Lucie.

— Comment ! vous ne vous rappelez pas qu’il y a deux ans, nous sommes allés au bal chez elle, à Paris ? Elle occupait un délicieux appartement dans l’avenue de l’Impératrice. Votre tante, madame de Lanlay, nous avait présentés.

— Ah ! oui, je me souviens maintenant. Eh bien ?

— Eh bien, la comtesse Tonska est arrivée ici cette nuit. Elle a d’abord demandé s’il y avait quelque lettre pour elle. On lui en a remis une venant du Caucase et qui avait été la chercher à Burbach, d’où on la lui avait renvoyée à cet hôtel. Elle l’a ouverte précipitamment, et, après l’avoir parcourue des yeux, elle est tombée évanouie et a eu des convulsions. Depuis ce moment, la fièvre l’a prise ; on la dit fort mal.

— Pauvre femme ! répondit Lucie. Elle avait de bien belles dentelles.

— Ne pensez-vous pas, reprit Henry, que nous pourrions lui donner quelque marque de sympathie ? Elle a été fort polie pour nous, et je crois même me rappeler qu’après son bal, vous avez échangé des visites.

— Elle est venue chez moi et ne m’a point trouvée. Je l’ai aperçue aux courses. Que voulez-vous que nous lui disions ?

— Je ne sais, il y a peut-être ici du bien à faire.

— Mais, mon ami, réfléchissez ; je vous l’avoue, je n’aime pas beaucoup les étrangers. Aller au bal chez eux, rien de plus simple ; mais les voir, c’est assez grave !

L’hésitation se mit dans l’esprit de Gennevilliers. En ce moment, on frappa discrètement à la porte.

— Entrez ! dit Henry.

C’était le maître d’hôtel, suivi à distance par une femme de chambre qui resta dans le corridor.

— Qu’y a-t-il ?

— Monsieur le comte, madame la comtesse Tonska, ayant appris que vous étiez ici avec madame la comtesse, me charge de vous demander si vous n’auriez pas, par hasard, des globules homœopathiques de belladone ?

— J’en ai, répondit Lucie avec empressement. Si vous voulez entrer, mademoiselle, poursuivit-elle en s’adressant à la femme de chambre, je vous remettrai le flacon.

Lucile se confondit en remercîments, et, tandis que madame de Gennevilliers cherchait, ouvrait sa pharmacie portative et regardait alternativement les étiquettes des petits cylindres de verre, elle demanda :

— Comment va madame la comtesse ? J’ai appris, avec beaucoup de peine, qu’elle s’était trouvée mal en arrivant !

— Madame la comtesse a été fort souffrante toute la nuit ; elle se calme un peu. Elle a appris, si subitement et sans y être préparée, la mort de monsieur le comte !

— Ah ! mon Dieu ! que me dites-vous là ? Quel affreux malheur ! Henry, vous entendez ? M. le comte Tonski est mort ! C’est cette nouvelle qui est cause de l’état où se trouve madame Tonska.

— J’en suis désolé, répondit Gennevilliers. Veuillez bien, mademoiselle, exprimer à madame la comtesse la part que nous prenons à sa situation, et ajouter que madame de Gennevilliers et moi serions heureux de lui être bons à quelque chose.

Lucile remercia et partit. Les deux époux déjeunèrent et montèrent ensuite en voiture pour aller à Appenzell, Rhodes-extérieures, visiter un village dont presque tous les habitants font des broderies pour le compte des négociants de Saint-Gall. Ce fut encore une belle occasion offerte à l’homme politique. Il accabla de questions les gens qui l’approchèrent et leur exposa ses théories, ce dont ils furent très-édifiés ; quant à Lucie, elle acheta une robe brodée ravissante et une foule de jolies choses qu’on lui vendit très-cher.

La nuit venue, ils s’en retournèrent, au travers des petits chemins les plus pittoresques du monde, mais aussi les plus rocailleux et dont les constantes montées et descentes n’amusent pas les chevaux. Il faisait sombre tout à fait quand ils descendirent de voiture, et d’abord, on les prévint que madame Tonska serait très-reconnaissante à madame de Gennevilliers si celle-ci voulait bien se rendre auprès d’elle.

Lucie, avec sa prudence ordinaire, se montra peu disposée à accueillir ce qui la faisait sortir de ses habitudes ; elle regarda son mari avec une certaine anxiété. Pour lui, répondant aussitôt à sa pensée :

— Mais, ma chère, vous ne pouvez guère faire autrement, il me semble. D’ailleurs, quel inconvénient y voyez-vous ?

— Je ne saurais que vous dire, répliqua Lucie, et, levant légèrement les épaules comme une personne contrariée, elle se dirigea du côté de l’appartement de la comtesse.

Elle resta une grande heure absente, et Gennevilliers, quelque peu affamé, ne savait comment s’expliquer la longueur de cette conférence et commençait à s’impatienter, quand Lucie reparut. On servit aussitôt. La jeune femme gardait un air concentré ; elle était visiblement affectée. Henry s’écria, aussitôt qu’ils se trouvèrent seuls :

— Au nom du ciel ! ma chère, dites-moi ce que vous avez ! Vous n’êtes pas dans votre état ordinaire.

— C’est que ce que je viens de voir et d’entendre n’est pas ordinaire non plus. Je suis arrivée chez madame Tonska. Sa femme de chambre m’a introduite. J’ai trouvé une personne pâle, les yeux étincelants, brûlée de fièvre, ses cheveux noirs, des cheveux admirables ! défaits et roulants de tous côtés autour de sa tête, donnant à ses traits quelque chose d’étrange. Tenez, Henry, je n’ai jamais rien contemplé de si beau de ma vie ! En m’apercevant, madame Tonska s’est soulevée avec peine sur ses oreillers et m’a dit de la voix la plus mélodieuse et la plus touchante du monde :

— Que vous êtes bonne !

Elle me tendait les mains, figurez-vous, Henry, mais avec un geste si doux, si charmant, si sympathique, que les larmes me vinrent aux yeux. M’apercevant qu’elle se fatiguait, je passai mon bras derrière sa tête pour la soutenir ; alors elle me saisit avec force et m’embrassa avec une sorte d’emportement en me disant :

— Vous êtes mon bon ange !

Je restai tout interdite ; car enfin, Henry, je la connais très-peu.

Elle me fit asseoir sur le bord de son lit, ce qui ne me plut pas beaucoup ; mais elle voulait m’avoir tout près d’elle, et alors elle me pria de l’écouter avec grande attention. Voilà en substance ce qu’elle m’a dit :

Elle va mourir, et elle n’a plus que peu de jours, peut-être quelques heures, à passer sur cette terre. Elle désire que vous fassiez mettre les scellés sur son appartement ; elle vous donnera un papier qui vous institue son exécuteur testamentaire et vous y trouverez ses dernières volontés. Elle vous prie instamment de ne pas lui laisser détacher du cou une petite chaîne d’or à laquelle est suspendu un médaillon contenant des cheveux de son mari. Impossible de la calmer, jusqu’à ce que je lui aie juré en votre nom une obéissance complète sur ce point. Alors ! elle m’a raconté des choses ! mais des choses ! Vous ne pouvez vous imaginer ce que c’est que madame Tonska ! Je ne crois pas qu’il existe au monde une créature plus angélique ! Vous le savez ! généralement je n’aime pas les étrangers et les étrangères encore moins ; mais, pour celle-ci, il ne se peut rien concevoir d’aussi bon, d’aussi tendre, d’aussi dévoué ! Elle est d’une piété céleste, et je vous avoue qu’elle me fait l’effet d’une sainte !

— C’est possible, répondit Gennevilliers d’un air contrarié, mais vous me mettez dans un grand embarras. Comment puis-je être exécuteur testamentaire d’une Polonaise ? Tout cela n’a pas le sens commun, et le moindre inconvénient que j’y voie, c’est de nous éterniser à Saint-Gall.

— Que voulez-vous ? je pense de même ; mais pouvais-je dire à une malheureuse créature, prête à expirer seule dans une auberge du coup mortel que vient de lui porter la mort de son mari, que vous ne voulez pas être le bon Samaritain ?

— C’est la mort de son mari qui la tue ? demanda Gennevilliers sans ombre de malice.

— Elle était fort malade déjà, repartit Lucie en haussant les épaules, mais ce coup l’achève. Les sujets de plainte ne lui avaient pas manqué ; mais elle m’a dit en pleurant qu’elle se rappelait seulement en lui les années de sa jeunesse. Vous savez que ces femmes-là sont très-romanesques.

— Ce que je sais, c’est que c’est fort ennuyeux, soupira Gennevilliers, et il prit un journal. Dans ce moment, un domestique de l’hôtel entra et remit à Lucie un billet plié en triangle. Il n’y avait que ces mots :

« J’ai réussi à me faire porter sur le canapé. Si vous m’aimez un peu, amenez-moi votre mari. Vous le savez, je n’ai plus beaucoup de temps à moi. »

« Sophie T. »

— Pauvre femme ! murmura Lucie en essuyant ses yeux presque mouillés.

Gennevilliers, plus contrarié que jamais, était fort incertain.

— Qu’allons-nous faire ? dit-il à sa femme.

— Comment pouvez-vous hésiter ? répondit celle-ci.

— Eh bien ! allons, puisqu’il le faut !

La comtesse était couchée sur un canapé entre deux fenêtres ; elle avait fait relever sa merveilleuse chevelure ; elle était vêtue d’un long peignoir de mousseline blanche. Incontestablement, elle était de la plus rare beauté, et sa pâleur y ajoutait une expression vraiment surnaturelle. Gennevilliers, ahuri, se mit dans un fauteuil qu’elle lui montrait de la main, tandis qu’elle attirait Lucie sur la chaise placée près de sa tête.

— Vous avez pour femme un ange, monsieur de Gennevilliers, lui dit-elle. Vous l’aimez bien, n’est-ce pas ? Vous ne l’abandonnerez jamais ? Pardonnez à une mourante de vous parler de la sorte. On ne m’a pas aimée ; on m’a abandonnée, et vous voyez ce qui arrive.

Henry était extrêmement mal à son aise ; mais il trouvait la comtesse belle au delà de toute expression et se sentait jeté en dehors de ses habitudes.

Madame Tonska prit un papier sous le coussin :

— Ce sont mes dernières volontés, dit-elle d’une voix douce et ferme. Je regrette de vous avoir connus tous deux si tard. Mais que les desseins de Dieu soient bénis ! Madame de Gennevilliers a dû vous rapporter, monsieur, quelle était la chose à laquelle je tiens le plus ?

Gennevilliers ne se trouva pas la force de parler et fit un signe d’assentiment.

— Merci, monsieur ; vous êtes bon ; vous êtes digne d’elle !… (et elle serra la main de Lucie). Vous trouverez dix mille francs en billets dans cette cassette. Veuillez les remettre à M. le curé de Sainte-Clotilde ; il me connaît ; il emploiera cette somme à dire des messes pour le repos de l’âme de mon pauvre mari. Je sais trop… Mais la miséricorde de Dieu est si grande, et peut-être, au dernier moment, Boleslas a-t-il réfléchi !… Pardon de prolonger cet entretien si peu intéressant pour vous… Mais vous faites le bien, je vous connais mieux que vous ne pensez ; vous êtes de ces hommes courageux et utiles que le monde ne vénère pas assez. J’ai lu vos admirables travaux… Vous prendrez sur l’ensemble de ma succession une somme de cent mille francs pour votre Asile de l’Enfant prodigue… D’ailleurs vous trouverez l’expression de mes volontés dans ce papier. Et maintenant, adieu, ne m’oubliez pas… Lucie, priez pour moi… Monsieur, songez à moi !… Je ne vous importunerai plus !

Elle leur serra la main à l’un et à l’autre et leur fit signe de la laisser. Ils obéirent et se retrouvèrent dans le corridor, en larmes, confondus, hors d’eux-mêmes, et n’ayant jamais imaginé rien de semblable à ce qu’ils venaient de voir et d’entendre. Du reste, ils étaient parfaitement d’accord, désormais, que la comtesse Tonska était un être incomparable, descendu d’une sphère supérieure ; qu’elle allait y remonter et que c’était un grand malheur pour notre planète. Ils se dirent enfin bonsoir, et allèrent se coucher, l’âme dans un triste état.

Au milieu de la nuit, vers trois heures du matin, Gennevilliers fut réveillé en sursaut. Il s’assit sur son séant et écouta, ne sachant trop ce qui le tirait de son sommeil. C’était une musique éclatante. Une voix prodigieuse de force et d’éclat, dirigée par la science la plus consommée, chantait un psaume de Marcello en s’accompagnant sur le piano d’une façon qui eût fait honneur à un maître.

— Conçoit-on, se dit mentalement Gennevilliers, qu’il existe des gens capables de pareils caprices à de pareilles heures ? Ce doit être un Anglais ! Et cette pauvre femme, qui n’a plus besoin que de repos et de silence ! Je vais parler à cet homme !

Il s’habilla à la hâte et se mit en devoir de descendre à la salle commune ; mais, en passant devant la porte de l’appartement de madame Tonska, il entendit que c’était là qu’on jouait et qu’on chantait.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Il resta un moment dans la stupeur ; puis il se dit :

— Elle use ce qui lui reste de force nerveuse. Je ne dois pas le souffrir.

Il frappa à la porte. Lucile lui ouvrit.

— Qui est au piano ? demanda-t-il avec l’autorité d’un exécuteur testamentaire.

— C’est madame la comtesse, répondit la jeune fille.

— Elle se fait horriblement mal !

— Elle se tue, répliqua Lucile.

— Permettez-moi d’entrer ! Je dois empêcher cette folie.

Il entra. Sophie était assise devant l’instrument ; dans sa robe blanche, tombant de toutes parts, à grands plis, elle avait l’air d’un spectre ; elle chantait et n’avait jamais eu tant de voix. Quand elle aperçut Gennevilliers, elle lui ordonna, à la lettre, elle lui ordonna pas un geste impérieux de ne pas l’interrompre, et, ce qui est admirable, c’est qu’Henry s’assit docilement. Elle acheva son morceau, puis se levant toute droite :

— Vous avez bien fait de venir ! Je vous attendais ! Je savais que Dieu vous enverrait à moi ! Je ne suis pas ce que vous croyez ! J’ai été bien malheureuse ; mais aussi j’ai été bien coupable ! J’ai beaucoup à expier ; il faut que je souffre beaucoup ! Écoutez-moi ! je vous en supplie, je vous en conjure par tout ce qu’il y a de plus sacré sur cette terre ; écoutez-moi, conseillez-moi, et je ferai exactement ce que vous m’aurez ordonné, parce que vous êtes un homme droit, pur, et que je ne veux pas d’autre juge que vous.

Gennevilliers se repentit d’être sorti de son lit ; mais, au fond, il était flatté d’être reconnu pour ce qu’il valait ; en même temps, il était curieux de savoir quels pouvaient avoir été les torts d’une aussi belle personne qui aimait tant son mari, et, en outre, comment dire non à une mourante ? De sorte qu’il resta, et la comtesse, appuyant son coude sur la table du piano, lui exposa ce qui suit.


CHAPITRE HUITIÈME

— Monsieur de Gennevilliers, les démérites les plus graves chez autrui ne nous paraissent tels que parce qu’ils proviennent de causes dont on ne se rend jamais assez compte. Si j’avais été à l’égard de mon pauvre mari celle que j’aurais dû être, je me serais moins scandalisée au début, j’aurais été plus indulgente, et bien des malheurs ne seraient pas arrivés. Le pauvre Boleslas n’était pas méchant. Il était faible ; il avait été beau, recherché, gâté. Il avait pris de fâcheuses habitudes. C’eût été mon rôle, celui d’une femme courageuse et aimante, de supporter quelques-uns de ses défauts ; j’aurais ainsi pu les contenir, et j’en aurais empêché d’autres de se développer chez lui.

Je n’ai rien fait de ce qu’il était au moins de mon devoir d’essayer. Le comte, entraîné dans la mauvaise compagnie, avait pris l’habitude de boire avec excès. La première fois qu’il m’apparut en cet état, il m’inspira de l’horreur ; je le lui témoignai avec emportement. Il m’aimait ; j’aurais dû me servir de ce sentiment pour l’attirer dans une vie plus régulière. Mais, non ! je l’humiliai ; je l’offensai. Je m’amusai méchamment à marcher à pieds joints sur son amour-propre. Il patienta quelque temps ; puis, ce qui était trop naturel, il s’éloigna de moi. Je le sens maintenant, je vous le répète, avec plus de douceur, en lui rendant tendresse pour tendresse, en lui prenant généreusement la main, j’en suis convaincue ! je l’aurais tiré du gouffre. Je l’y poussai davantage par mes mépris coupables. Plusieurs fois, il voulut revenir ; je lui fis passer quelques soirées à s’entendre reprocher ses torts avec amertume. Alors il s’éloigna pour toujours. Les femmes ne sont pas bonnes ; sur cent, une à peine comprend qu’elle n’a autre chose à faire qu’à retenir, par tous les moyens, son mari auprès d’elle ; à être sa confidente, son amie, sa maîtresse… Non ! la plupart se font un idéal de grandeur et même de devoir absolument différent. Elles veulent être juges ; elles veulent commander, diriger, être craintes, et, allant au rebours de ce qu’on leur prêche, elles prétendent dominer le maître, rompre en visière au seigneur, et ne sont jamais si fières et si contentes que quand elles ont renvoyé l’amant honteux et insulté.

Ce jeu ne dure jamais longtemps. Il a fini vite pour moi. Mon mari ne me maltraitait pas, ce qui arrive à d’autres ; il me préférait ouvertement la première danseuse venue ; encore une fois, c’était ma faute. Voyant celui que j’avais repoussé rejeter sa chaîne à son tour, je fus frappée dans mon orgueil ; je voulais bien l’écarter, je n’admettais pas qu’il me quittât. C’était arrivé pourtant ; je voulus m’étourdir, et on me fit la cour. J’y pris un plaisir malsain ; je n’aimai personne, je ne cédai à personne ; en cela vous devez me croire ! Mais je voulais blesser celui qui m’abandonnait. Je me compromis tant que je pus. Alors, de l’ivrognerie et du désordre, Boleslas tomba dans le jeu ; le jeu le conduisit à pis… Maintenant, il est mort, désespéré. Voilà ce dont je suis responsable. Les illusions m’ont quittée depuis longtemps ; je suis profondément malheureuse ; je comprends tout : j’ai mérité les coups de la justice divine et je voudrais user de ce qui me reste de forces pour m’en préserver au moins dans la vie éternelle.

— Madame, répondit Gennevilliers, quand on s’analyse de la sorte, on a certainement un grand courage et une perspicacité égale ; mais on se fait mal à soi-même. Je ne veux pas rechercher si, par hasard, vous n’exagérez pas vos torts. Je suppose, pour vous plaire, qu’ils sont grands ; mais, puisque vous me faites l’honneur de votre confiance, à quoi voulez-vous aboutir ?

— À cette question même, répliqua la comtesse. Nous voilà sur le terrain. Je veux aboutir à laisser le passé pour ce qu’il est, après avoir reconnu que la responsabilité en pèse sur moi, et me consacrer à rechercher les moyens sérieux, non pas de réparer un mal irréparable, mais d’en faire naître des compensations. Quel parti dois-je prendre, suivant vous ? Au moment même où j’ai appris la mort du pauvre Boleslas, j’allais le rejoindre dans la résolution de ne plus le quitter. C’est tout vous dire : j’avais rompu avec mon existence ancienne, et je voulais devenir une femme nouvelle. Ce que je méditais ne m’est plus possible ; que puis-je mettre à sa place ?

Gennevilliers la contempla avec étonnement. Madame Tonska bouleversait ses idées. Il s’était accoutumé à la pensée qu’elle allait mourir le lendemain, ou du moins qu’elle ne passerait pas la semaine ; maintenant, elle lui demandait de régler son sort. Il fut, au fond, bien aise d’accueillir l’espérance qu’une créature aussi accomplie d’esprit, de cœur et de corps, ne fût pas perdue, et il répondit :

— La question est grave, et je suis peu propre à la discuter. Mais si je pénètre tant soit peu dans ce qui s’agite en vous, il me semble que la vie conventuelle vous attire.

La comtesse secoua la tête :

— Ce point-là est déjà décidé, répondit-elle ; que ferais-je désormais dans le siècle ? Ce que je prétends de vous, c’est de m’aider à démêler quel genre de vie religieuse me peut convenir davantage. Dois-je consacrer les talents que le Ciel m’a donnés à répandre l’instruction, en entrant aux Ursulines ou dans tout autre ordre enseignant ? Croyez-vous que je ne servirai pas mieux les desseins de la Providence en allant soigner les malades parmi les dignes filles de Saint-Vincent ? Puissé-je finir sur le grabat de la fièvre jaune dans l’Amérique espagnole ou du choléra dans quelque contrée plus lointaine encore ! Il est un troisième parti que je pourrais prendre : la vie contemplative ! les austérités physiques et morales ! Je me suis égarée par l’abus de la volonté ; n’est-ce pas la preuve que ma vocation est d’ensevelir cette volonté sous la bure de la Carmélite ou de la Trappistine ?

Gennevilliers ne put songer sans frémir à ce que deviendrait cette charmante personne au milieu des renoncements redoutables dont elle évoquait si résolûment la triste image.

— Mais, madame, s’écria-t-il, pourquoi quitter le monde ? N’est-ce pas là, aujourd’hui, qu’il y a le plus de bien à faire ? Vous semblez un soldat qui, pour chercher des escarmouches, abandonnerait la bataille !

— Mon ami, dit la comtesse en appuyant ses doigts effilés sur la main de Henry ; je n’ai plus la force des grands combats, j’ai tout au plus celle de la souffrance !

Sur ces mots, elle parut s’affaisser ; Gennevilliers la soutint dans ses bras et appela Lucile à haute voix ; celle-ci arriva à moitié endormie et l’aida à porter la comtesse sur son lit. Sophie était sans connaissance. Pendant que la suivante lui faisait respirer des sels, Gennevilliers, hors de lui, courut réveiller sa femme.

— Venez, ma chère, lui dit-il, si vous voulez la voir encore ! Elle expire !

Lucie se précipite hors de son lit ; et enveloppée à la hâte dans une robe de chambre, elle suivit son mari.

Pendant trois quarts d’heure, tous les secours furent inutiles, et Gennevilliers agitait en son esprit la question de savoir si le moment n’était pas venu d’aller querir les sacrements, quand enfin la comtesse ouvrit les yeux. Elle regarda autour d’elle d’un air absolument égaré ; puis elle se cacha le visage sous ses deux bras croisés. Enfin, elle les déplia, aperçut Lucie, et lui dit d’une voix éteinte et avec un faible sourire :

— J’espérais que c’était fini ! C’est vous, c’est votre mari qui me retenez !

Il n’est jamais désobligeant de s’entendre attribuer la vertu de ressusciter les morts ; de sorte que Lucie et Henry, fortement impressionnés, commencèrent à espérer l’un et l’autre que la comtesse ne mourrait pas, et que leurs soins, leur tendre sympathie, prolongeraient les jours de cette femme si intéressante. Ils s’établirent donc à demeure, l’une au chevet, l’autre au pied du lit, et les articles de revues et de journaux sur les classes ouvrières et les institutions charitables tombèrent dans l’oubli ; il ne fut plus question désormais, et pendant huit jours environ, que de la comtesse Tonska, suspendue, comme le tombeau de Mahomet, non pas entre le ciel et la terre, mais entre la vie et la mort.

Enfin, l’énergique sollicitude de ses amis l’emporta.

— Vous m’avez sauvée, leur dit-elle, d’une fin bien douloureuse ; maintenant, sauvez-moi de moi-même !

Lucie n’avait jamais éprouvé pour personne un sentiment comparable à celui que lui faisait connaître sa belle malade. Quant à Gennevilliers, hum !… C’est tout ce qu’il est à propos de dire de la situation d’esprit d’un homme si parfaitement paisible et d’une humeur ordinairement si pondérée. Il lui montait au cerveau des idées, des bouffées d’impressions singulières.

Cependant madame Tonska commençait à passer une partie de son temps sur une chaise longue. Elle se faisait porter auprès de la fenêtre et s’absorbait, disait-elle avec un sourire mélancolique, dans la contemplation de cette grande nature qui n’avait plus pour elle ni caresses ni espérances. À son grand regret, elle n’avait pas réussi à mourir physiquement, mais moralement il ne restait plus rien d’elle. Son âme, si souvent martyrisée, ne conservait pas une seule fibre qui vibrât encore ; elle ne comprenait désormais que le dévouement et n’imaginait quelque joie que dans le sacrifice.

Pendant tout ce temps, elle ne parlait guère à Lucie et à Gennevilliers que de ses souffrances et de son mari. Quand elle fut mieux, elle continua sans doute à détailler ses peines, mais elle s’occupa de moins en moins de l’infortuné Boleslas. Alors, du fond de sa confiance tout entière gagnée, sortirent d’abord quelques allusions amères à son affection trompée pour des hommes qui n’avaient pas su la comprendre ; et comme Lucie, en particulier, tout en conservant une mine discrète et austère, brûlait d’envie de connaître les aventures extraordinaires d’une personne si complétement différente du commun, et que sa curiosité, sous l’incognito d’une sympathie pieuse, ne laissait pas que d’être reconnue aisément, un beau soir que Gennevilliers avait été se coucher de bonne heure, parce qu’on l’avait renvoyé sous prétexte de fatigue, la malade, après avoir fait de la musique et chanté pendant deux heures, raconta à son incomparable amie sa vie, sa vie entière avec ses luttes et ses victoires, toutes plus douloureuses les unes que les autres. Lucie avait lu peu de romans et fut pétrifiée d’admiration.

Sophie lui exposa ce qu’elle avait essayé pour ramener à la vertu le prince de Deux-Ponts et comment elle avait misérablement échoué. Alors, sans hésiter, elle avait éloigné d’elle un homme sans principes, qui, sous le masque de l’affection, osait se flatter des projets les plus coupables. Un instant, le duc d’Olivarès, par les dehors chevaleresques qu’on lui connaît, par ce teint cuivré et ces cheveux noirs qui le font ressembler à un Abencerage, lui avait causé quelque illusion. Hélas ! le prestige s’était vite dissipé ! Le Castillan avait été renvoyé par la même route que le Bavarois. Enfin, Sophie avait connu Jean-Théodore, prince régnant de Wœrbeck-Burbach. Rien de plus séduisant que ce souverain. À beaucoup d’esprit il unit beaucoup de cœur, il est capable de concevoir le bien et même de l’exécuter ; pourquoi faut-il que d’aussi belles qualités soient annulées par cette étrange fantaisie de n’approcher les femmes que pour les perdre ? La malheureuse situation de Son Altesse Royale, quant à sa vie intérieure, auprès d’une personne absurde, avait d’abord frappé douloureusement la comtesse, et elle s’était vivement intéressée à Jean-Théodore.

— Vous ne pouvez vous figurer, chère Lucie, disait-elle, quelle est la compagne à laquelle on a eu le courage de l’associer. C’est une portière bien née, voilà ce qu’on en peut penser de plus indulgent. La princesse héréditaire, de son côté, s’est donné les idées et les façons d’une gouvernante vaudoise ; entre ces deux femmes le pauvre prince était comme un navire sans gouvernail, tournant sur lui-même au milieu d’une mer inerte. Pour échapper à cette misère, il a formé à différentes époques des liaisons tout à fait indignes de lui. Ce fut d’abord une petite bourgeoise de Burbach, une mademoiselle Caroline Schmidt, aujourd’hui mariée à un riche industriel ; ensuite vint une actrice extravagante, mademoiselle Lippold, à laquelle il trouvait du génie ; enfin, une marquise Coppoli, intrigante au suprême degré, peu jolie et sans l’ombre d’une qualité. J’ai voulu le tirer de cet abîme… Ne faites jamais le bien, ma chère, ne le faites jamais !… si vous avez peur de souffrir !

En prononçant ces paroles, madame Tonska adressa au ciel un regard de reproche et serra la main de son amie, puis elle continua :

— Le prince ne put se tenir de devenir amoureux de moi. Je vous l’ai dit, il est séduisant, éloquent, aimable, autant que ce mot a de sens. J’eus la faiblesse de lui permettre de me tout avouer, à condition qu’il ne demanderait jamais de retour. Il me le promit et ne put tenir parole. Il était exigeant, il était jaloux ; des scènes continuelles me jetaient dans le plus affreux désespoir, et moi qui n’ai besoin que de repos et qui ne saurais vivre dans une atmosphère agitée, je dus perdre jusqu’à l’espérance de passer un seul jour sans querelle. J’aurais voulu le rendre heureux ; j’aurais voulu surtout éclairer sa belle intelligence constamment obscurcie par les théories vaines et fausses de ministres sans portée, de conseillers indignes. Je passais mes jours à le supplier d’étudier les droits des classes souffrantes, à abandonner des errements vieillis, à se mettre à la tête des réformes, à guider, pendant qu’il en était temps encore, les foules toutes disposées à marcher derrière lui, mais aussi à le renverser s’il résistait ; il m’était impossible de maîtriser son attention. Il me peignait dans des discours insensés l’excès de ses sentiments pour moi, il se frappait la tête, il se mettait à mes pieds… Ah ! Lucie, que d’extravagances chez les hommes, et combien les meilleures sont peu de chose !

Enfin, nous eûmes, il y a quelques jours, des scènes intolérables à propos d’un jeune artiste, M. Conrad Lanze, dont Son Altesse Royale daigna s’inquiéter à mon sujet. Ce jeune homme, que je connaissais à peine, est doué d’ailleurs du plus rare talent. Il est sculpteur. Vous avez sans doute entendu prononcer son nom ?

— Jamais que je sache ; mais je ne m’entends pas à ces choses-là.

— En tout cas, je fus très-dure avec lui qui ne m’avait offensée en rien ; je lui défendis de revenir chez moi, et je crains de n’avoir pas assez ménagé à ce moment une nature profondément sensible, impressionnable et délicate. Mais, je vous le confesse encore, il me fallait la paix à tout prix. Vers ce même temps, m’arriva la nouvelle de la maladie de M. Tonski. Le prince se conduisit avec la plus rare ingratitude. Il me défendit de partir ; j’eus beau lui remontrer avec douceur, avec patience, avec une affection sans égale, à quel point mon devoir était précis ; je ne lui laissai pas ignorer qu’il s’agissait de sauver non-seulement un corps, mais une âme, une âme immortelle, et que j’en étais responsable devant Dieu ! Pauvre prince ! Où je cherchais à éveiller un héros, un homme seul me répondait ! Un homme faible, pusillanime, incapable de renoncement et de grandeur ! Je le quittai en le bénissant. Vous ne saurez jamais, Lucie, vous qui avez pour mari un ange de bonté qui est en même temps un colosse de force ! vous ne saurez jamais à quel point on se sent attendri par ces pauvres êtres qui vivent de vous et vous déchirent en vous embrassant ! C’est là, je l’imagine, la volupté suprême de la maternité ! Enfin, je partis. Mais j’avais été faible à mon tour. Je m’étais laissée retenir un jour ; j’aurais dû m’éloigner à l’heure même où m’était arrivé le premier avis de l’état misérable où en était réduit M. Tonski. Le ciel m’en a cruellement châtiée ! Vous savez tout maintenant. Je ne le reverrai jamais… jamais plus ! L’ami de ma jeunesse !… Celui-là seul que j’ai aimé ! Je l’aime toujours, Lucie ! Et, misérable que je suis, je ne peux pas mourir ! Je n’ai pas su être une femme forte et résolue ! Je n’aurai pas de pardon !

C’est ainsi que cette belle âme acheva de se confesser. Lucie était en larmes. Elle n’eût jamais imaginé qu’une créature aussi sublime pût exister sur la terre. Elle était anéantie devant tant de beauté, tant d’éloquence, tant de feu, tant de vertus, tant de repentirs, tant de perfections et un tel effondrement de malheurs et d’injustices du sort et des hommes amoncelés les uns sur les autres ! Et vous, cieux et terres, océans et rivières, divinités des bois, nymphes, égypans, sylvains et satyres, n’en doutez pas une minute, Sophie Tonska croyait au pied de la lettre que tout ce qu’elle venait de raconter d’elle-même était rigoureusement vrai, et même qu’elle avait modestement diminué la magnanimité de ses actes et de ses paroles ! Et on fût venu lui lire un récit matériellement exact de son dernier entretien avec le prince de Burbach, récit attesté par quatre témoins et paraphé de deux notaires, elle l’aurait immédiatement argué de faux. Tout le monde plus ou moins est ainsi fait. Gœthe a écrit l’histoire de sa vie sous le titre bien pensé de : Fiction et vérité. Il avait le sentiment net des choses et savait de science certaine qu’il allait se peindre en beau. Madame Tonska n’était pas un philosophe, et elle se voyait comme il lui était agréable de se voir. M. le prince de Deux-Ponts et M. le duc d’Olivarès n’étant pas des personnages de cette histoire, il est difficile de savoir exactement ce qu’ils pensaient eux-mêmes de la comtesse et jusqu’à quel point leur opinion était fondée. Seulement, on a pu entendre raconter souvent à Grégoire Smiloff, qui d’ailleurs n’est pas une bonne langue, que Son Altesse Sérénissime, laquelle avait connu madame Tonska quand celle-ci n’avait que vingt et un ans, frissonnait encore d’épouvante en se rappelant que Sophie s’était fait enlever par lui en revenant d’un bal à Pétersbourg, et l’avait forcé de prendre le chemin de Varsovie sous peine de ne la revoir jamais ; mais elle l’avait planté là à la première station, sous prétexte qu’il voulait la perdre de réputation, et avait eu une attaque de nerfs ; oh ! quelle attaque de nerfs ! Encore une fois, ce que dit Grégoire Smiloff et l’exacte vérité ont rarement des traits communs, et on ne saurait accorder aucune confiance à une anecdote aussi incertaine. Pour ce qui est du duc d’Olivarès, il s’est marié, et la duchesse a de l’esprit jusqu’au bout des ongles, mais elle n’est pas bonne non plus ; elle prétend que madame Tonska faisait faire maigre à son mari et l’obligeait à lui lire les Œuvres de sainte Thérèse à haute voix. En tout cas, c’eût été une occupation dont il n’eût tenu qu’à lui de tirer de grands avantages. Ce qui était incontestable pour madame de Gennevilliers, c’est que son amie était un ange.


CHAPITRE NEUVIÈME

Le lendemain de ces confidences prolongées jusqu’à trois heures du matin, et qui avaient mis Lucie dans un état nerveux très-nouveau pour elle, Henry eut son tour. Madame Tonska pria la jeune femme de la laisser seule avec M. de Gennevilliers, afin qu’elle pût prendre les dispositions dernières et indispensables avant d’entrer en religion. Rien n’était plus naturel, de sorte que, vers minuit, la comtesse, s’étant réveillée d’une sorte de léthargie, dans laquelle elle était restée plongée depuis trois heures de l’après-midi, et ayant consenti à prendre un bouillon, se déclara de nouveau assez forte pour être maîtresse de ses idées, et fit asseoir Henry, avec du papier, une plume et de l’encre, à côté de son lit, d’où il lui avait été impossible de sortir.

Pour débuter, elle remercia M. de Gennevilliers de l’affection imméritée dont elle se voyait l’objet de sa part et de celle de sa femme, et, à cette occasion, elle exprima toute sa reconnaissance, avec la façon charmante, touchante et flatteuse qui lui était familière ; elle émut fortement son interlocuteur, et se mit à parler de Lucie. Ce fut le tendre abandon et l’insistance d’une sœur, presque d’une mère. Elle s’étonna qu’une fleur aussi fraîche, aussi pure, aussi délicieuse eût pu s’épanouir au milieu des frivolités du monde. Elle montra un tact et une divination infinis dans l’analyse qu’elle présenta à l’imagination de l’époux heureux et flatté. Elle fit miroiter devant les yeux d’Henry toutes les vertus et tous les charmes de la compagne de son existence. Assurément, il n’avait pas besoin qu’on les lui montrât ; il les connaissait. Il ne put, toutefois, se défendre de les considérer de nouveau avec plaisir, d’autant plus que, de la manière dont ils furent offerts, il conçut la pensée secrète et bien caressante qu’il était lui-même sinon le créateur, du moins l’éducateur de si rares merveilles, et, qu’entre des mains moins habiles, moins sûres, bien des nuances, bien des perfections se seraient effacées ou ne seraient jamais venues à bien. Il comprit sa propre valeur en matière de sentiment, et, bien que tout cela ne lui fût pas précisément dit par l’enchanteresse, il se trouva pourtant que l’apothéose de Lucie fut encore beaucoup plus la sienne, et il ne se défendit pas de savoir un gré infini à une personne qui le divinisait d’une manière si sûre, et, en même temps, si voilée.

Ce procédé conduisit naturellement madame Tonska à demander à Gennevilliers l’histoire de sa vie. Henry n’avait jamais supposé jusqu’alors que sa vie eût une histoire ; mais, dans la situation morale où il se trouvait, dans l’état intellectuel légèrement surexcité où il se sentait, il comprit qu’on devait désirer vivement connaître le fond d’un homme tel que lui, et il eut une histoire, il eut même une légende et de plus un roman. Les incidents de son existence, jusqu’à ce jour fort simples à ses yeux, se présentèrent sous une lumière toute nouvelle. Il ne se trouva pas aussi prosaïque qu’il se résignait naguère à l’admettre. Loin de là ! une poésie fort acceptable monta de son cœur à sa tête ; il se reconnut une enfance rêveuse, une adolescence mélancolique, une jeunesse contemplative, un cœur rempli d’un amour inconscient, et, en outre, le goût comme l’habitude de papoter sur les classes ouvrières lui apparurent transfigurés en deux génies montant au ciel d’un vol égal, pour aller s’approprier la portion de feu céleste oubliée par Prométhée. Si une chose pareille est arrivée au sage, froid et méthodique Gennevilliers, uniquement parce qu’il était assis, la nuit, au chevet d’une très-belle dame malade, qui l’avait grisé en lui révélant ses vertus, on peut bien excuser cette belle dame de perdre assez complétement l’appréciation du réel toutes les fois qu’elle parlait d’elle-même ou qu’elle y pensait.

Quand deux interlocuteurs en sont sur des sujets pareils, c’est-à-dire que chacun d’eux s’explique, se dresse, se hausse, se monte, et, à chaque parole, donne un tour de plus au cric qui le dirige vers le ciel, l’entretien passionne et n’est pas prêt de finir. Ce ne fut donc guère que vers cinq heures du matin que les deux anges, placés en face l’un de l’autre, purent s’occuper du but de leur réunion, et Gennevilliers dit à madame de Tonska :

— Si vous m’en croyez…

— Ne vous servez plus jamais de cette phrase avec moi, mon ami, interrompit la comtesse. Soyons vrais entre nous, rien que vrais, toujours vrais, dans les petites choses comme dans les grandes ! Vous savez bien que je vous crois en tout ; n’ayez donc jamais l’air de supposer ce que vous êtes assuré qui n’est pas. Dites-moi : « Voici ce que je trouve bon pour vous », et, aussitôt, sans hésiter, je le ferai. Les âmes comme la vôtre ne se trompent jamais.

— Eh bien donc, écoutez-moi. Je n’approuve pas que vous entriez en religion, pour le moment, du moins.

— Je vous en conjure, ne me rejetez pas dans le monde, j’y ai trop souffert !

— Vous ne retournerez pas précisément dans le monde, comme vous l’entendez ; mais pas de couvent ! La solitude, un retirement trop absolu ne vous vaudraient rien.

— Est-ce vraiment votre avis ? demanda la comtesse d’un air intéressé, en appuyant son coude sur son oreiller et en regardant en face son sage conseiller.

— Incontestablement, répondit celui-ci d’un air péremptoire, et je ne vous le donne qu’après y avoir mûrement réfléchi. Et non-seulement je ne crois pas que le repos complet du cloître puisse convenir à une nature aussi ardente que la vôtre ; je vais plus loin ! Vous n’avez pas une vocation sérieuse. Oh ! je le sais ! Comme toutes les âmes d’élite, vous êtes persuadée du néant de tant de choses qui maîtrisent l’imagination du vulgaire et conquièrent sa révérence ; mais, ce n’est pas assez ; il faudrait être morte à bien des impressions, même aux plus nobles, et le perindè ac cadaver ne saurait s’appliquer à vous.

— Je ferai plier ce qui résiste et je le tuerai, s’il le faut, s’écria Sophie en se rejetant sur ses oreillers et croisant ses bras sur ses yeux.

— Ce n’est pas nécessaire, répliqua sévèrement Gennevilliers, si vous pouvez faire plus de bien en restant dans le siècle qu’en en sortant.

— C’est là un prétexte bon à exercer, à glorifier même, la langueur et la lâcheté !

— Il n’en sera point ainsi pour vous, et de vrais sages et des héros de charité, comme Anatole de Bosse, par exemple, et plusieurs de nos amis, vous indiqueront assez ce qu’il convient de faire.

— Je ne veux de directions que les vôtres ! Je me mets dans vos mains ; je m’abandonne tout à vous ! Ce vœu d’obéissance, que vous ne me permettez pas de proférer solennellement au pied des autels, c’est à vous que, confidemment, secrètement, je l’adresse à cette heure, et, croyez-moi, mon saint, mon digne, mon noble ami, il n’en sera pas moins tenu pour être fait et rester entre nous deux.

— Merci, répondit Henry avec onction. Je n’ai pas mérité une telle faveur du ciel, une telle gloire, oserai-je dire, et, cependant, je l’accepte de vous.

La conversation devint des plus élevées et s’étendit à l’infini sur ce thème. Les époques corrompues, y disait-on, voient naître des natures spéciales, aptes à lutter contre toutes les dépravations comme les messagers du Seigneur combattent tous les diables. Madame Tonska, belle, éloquente, accomplie, égale à tout ce qu’il y avait de plus considérable en Europe et possédant une fortune énorme, allait désormais compter dans les premiers rangs de ces puissances célestes, heureusement mondanisées, dont les salons remplacent aujourd’hui, avec tant d’avantages, la grotte de saint Jérôme, et même l’ancien rocher de Pathmos. Autour de la comtesse, sous sa direction, sous son inspiration, par son influence, avec son autorité, allait surgir, parmi les jeunes gens de la société, jusqu’ici sans emploi défini de leurs loisirs, une précieuse milice dont on pouvait tout attendre. Sur ces entrefaites, le jour commença à poindre, le prophète et l’initiée se séparèrent après avoir échangé les dernières paroles de paix et d’espérance. Gennevilliers s’en alla dans sa chambre. Il lui fut impossible de se coucher. Il se jeta dans un fauteuil, rêvant à ce qu’il venait d’entendre et surtout de dire lui-même, état singulier, tout à fait sans analogue dans sa vie précédente.

Positivement, madame Tonska était une créature absolument exceptionnelle, se mouvant au sein d’un nimbe lumineux et rayonnant, et, comme il n’y a guère d’admiration possible sans comparaison, toutes les femmes qu’il avait approchées et plus ou moins connues, y compris la sienne, lui semblèrent ne valoir guère mieux que d’insignifiantes poupées vis-à-vis de cette merveille dont il avait fait la découverte. Pour lui, il se sentait autre qu’il ne s’était trouvé en aucun temps. Jusqu’alors, il avait souffert d’une sorte de timidité secrète ; cette lâcheté avait disparu. Il était un homme hors ligne, il n’en doutait plus, et Sophie ne le lui avait certainement pas dit, ni rien d’approchant : elle le lui avait démontré, et il venait de s’en expliquer vis-à-vis d’elle et vis-à-vis de sa propre conscience. Sophie était sublime, lui, supérieur, puisqu’elle se soumettait à lui et le suppliait de la diriger ; elle était forte, il était plus fort, puisqu’elle s’appuyait sur lui ; et, finalement, c’était lui qui venait de tracer la route magnifique où il allait désormais faire avancer les pas de cette femme adorable. Gennevilliers se rafraîchissait ainsi de sa nuit blanche, en se plongeant par-dessus la tête dans le bain le plus onctueux qui fut jamais : une pleine cuve de vertus parfumée du contenu de plusieurs flacons de vanité distillée.

Pendant ce temps, les choses ne se passaient pas ainsi du côté de madame Tonska. Lorsque Gennevilliers fut sorti, elle se tourna et se retourna quelque temps dans son lit et essaya de dormir. Elle y parvint un instant et s’assoupit ; mais, sous l’action d’une tête trop active, elle se réveilla en sursaut, et, si complétement, qu’elle comprit l’inutilité de toute tentative nouvelle pour obtenir le repos. Alors elle se leva, passa une robe de chambre, ouvrit sa fenêtre et contempla les montagnes, déjà teintées de violet à leur base et de rose et de blanc sur les sommets nuageux que venait caresser le premier souffle du jour.

— Il est impossible, se dit-elle, de mettre plus que bonne volonté, plus de résolution, plus d’obstination même, et surtout de bonne foi, dans les efforts que je ne cesse d’accumuler pour me prendre aux choses de la vie. Impossible ! Tout me laisse froide et complétement, désespérément indifférente. Je n’ai jamais réussi à avoir d’amour pour personne ; je crois que j’eusse planté là M. Tonski au quatrième jour d’épreuve de mon dévouement, s’il n’avait à l’avance pris le parti de mourir, et, maintenant, voilà cet imbécile, à qui j’ai pourtant fait la partie belle, et qui n’a su ni me jeter dans un couvent ni me conquérir à sa philanthropie. Ce soir, je l’ai rendu amoureux de lui-même ; demain, il le serait de moi, s’il ne l’est déjà, et ce sera toujours à recommencer ! Mon Dieu ! pourquoi ne puis-je rien aimer ? Il faut pourtant que je vive, il faut que j’agisse ! Je ne suis pas une brute, je ne suis pas un être nul ; j’ai des idées, j’ai de l’énergie, j’ai des qualités de toutes sortes ! Mais, au nom du ciel ! à quoi les dépenser ? Si je dois m’attacher à quelqu’un, mieux vaudrait encore le prince que les autres ; il a de l’esprit, du cœur, un rang élevé ; oui, mais justement pour ces motifs, séparés ou réunis, il voudrait me régenter ; Monseigneur, à force de se l’entendre dire, est persuadé de son infaillibilité ; d’ailleurs, au fond de lui-même, il est également convaincu de l’immense honneur dont il m’accable en daignant s’occuper de moi ! Et encore, j’accepterais ces misères ; mais quel ennui, quelle torture, de se sentir glacée et dure comme un marbre et de bâiller à l’avance à une exposition de sentiments toujours les mêmes dans tous les cœurs et prêtant, presque littéralement, les mêmes mots à toutes les bouches ! Comment se fait-il donc que moi, qui ne suis ni méchante ni hargneuse, qui ne suis pas, Dieu merci ! systématiquement incrédule, je puisse, encore plus que l’amour, maudire et exécrer ce langage absurde dont je m’abreuve à cœur-joie depuis quinze jours ? Comme toute cette litanie sonne creux et faux ! Combien ce pauvre M. de Gennevilliers est charlatan, et, ce qui est le plus à sa charge, il l’est, le malheureux, sans le savoir ! C’est tout au plus, je gage, si, dans les minutes à demi lucides que lui accorde sa débilité de tempérament et d’esprit, il lui passe dans la tête comme une révélation, pauvre fusée éteinte aussitôt sous une avalanche de phrases toujours prêtes, et qu’il n’a pas eu seulement le pauvre mérite d’inventer !… Dieu ! que je voudrais être comme lui ! J’aurais désiré me faire religieuse ! Je voudrais pouvoir lui faire, lui donner le salon qu’il rêve ! On y discuterait le mérite des candidats aux évêchés vacants ; on y inventerait les prédicateurs de génie, on y ferait des greffes matrimoniales, pour servir à la propagation de la bonne cause, en unissant un jeune pied-plat, intrigant sans fortune, à une jeune oie millionnaire. Non, il ne faut pas me lancer sur cette belle route ! Je ne saurais plus comment m’en tirer, et, en somme, me voilà à bout de voie, mourant d’ennui et ne voyant plus à quoi me retenir, et moi, la fierté, l’orgueil, l’audace, passant ma vie à jouer les comédies les plus aventurées, parce que je comprends tout et ne réussis à être sincère dans rien ! On m’a aimée ; je n’y tiens pas ! Je crois à tout ce qu’il faut croire et reste indifférente ! Je me sens incapable de rien faire de vil, de bas, de vulgaire, de rêver des distractions indignes en réalité, je suis la vertu, et je ne peux pourtant estimer quoi que ce soit de ce qui meuble la sphère d’où je ne voudrais pas sortir.

Pendant qu’elle se confessait avec cette amertume, car elle était dans un moment de crise et n’usait pas ordinairement, même en tête-à-tête avec sa conscience, d’une pareille sincérité, madame Tonska se pénétrait de la nécessité de quitter l’impasse où elle s’était engagée. Cette situation, avec un caractère comme le sien, se reproduisait quelquefois ; alors elle passait invariablement par trois états : d’abord une révolte violente, comme celle à laquelle le lecteur vient d’assister ; insurrection complète, cris, fureurs, rupture du joug ; en second lieu, résolution ferme de jeter à la figure de la tyrannie répudiée tous les débris des gênes mises hors de service ; troisièmement, et sous l’impression rafraîchissante du sentiment de la liberté reconquise, un retour graduel, hésitant, mais enfin complet à la prudence et à la modération.

Car que faire ? Si l’on détruit tout, que restera-t-il ? Que voudra-t-on ? Où ira-t-on ? La vie est, en somme, renfermée dans un cercle, et, si l’anneau est rompu, comment exister ? où ? de quoi ? par quoi ? On est libre, c’est bien ; cela console et détend. Mais pousser les choses aux derniers termes, ce n’est pas le fait des natures qui souffrent du scepticisme. Elle se refusa à aller trop loin. Triste, horriblement triste, elle demeura pénétrée de son impuissance et de son humiliation, et possédée plus que jamais du désir de changer. Elle prit une plume et écrivit :

« Mon ami,

« Vous avez prédit juste encore deux fois. Je ne vaux rien, ni pour les autres, ni pour moi-même ; j’ai peur que vous ayez raison jusqu’au bout. Ainsi, jamais je n’aimerais personne, et la glace de mon imagination resterait figée autour de mon cœur ? Je veux lutter pourtant.

« Adieu.

« Comtesse Sophie Tonska. »

La suscription de cette lettre portait :

À monsieur Casimir BULLET,
à Wilna.

Le lendemain, Sophie partit, laissant à M. de Gennevilliers un billet d’adieu, qui ne lui apprenait rien du tout et le plongea dans la consternation.