Les Pittoresques (Eekhoud)/La Guigne/3

Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 119-124).


III

BURIN

 
La Guigne avait toujours vécu dans cette rue.
Un jour, une pauvresse, au retour du marché,
Sur un tas de chiffons aurait presque marché,
Si, par de faibles cris surprise et retenue,
Sa main sur le monceau ne s’était étendue
Pour ramasser quelqu’un dans l’ordure caché.

Ce quelqu’un, — je devrais dire ce quelque chose,
Car petit, frêle et rond, à peine on le voyait, —
Était un nourrisson dont le minois tout rose
À la bonne commère aussitôt souriait,
« Parfait ! dit celle-ci ; Dieu me sert à souhait :
Voici qui va garnir la mansarde morose. »


La pauvresse était veuve, et, son homme défunt
La laissant sans enfant, elle en eut un d’emprunt.
Pauvre comme elle était, l’humble et vaillante femme
Trouva de quoi nourrir ce corps, d’aimer cette âme.
Vous l’avez deviné, ce présent opportun
N’était ni plus ni moins que la Guigne, Madame.

La vieille la gâta (se peut-il autrement ?),
La gâta même trop. À douze ans, la gamine
Prenait des airs coquets, boudait, faisait la mine.
Oiseau précoce, l’aile ouverte au battement,
Ces chants prématurés appellent la famine !
Mais la mère adorait ce doux gazouillement !

Et, loin d’utiliser les bras de la petite,
S’en allait brouettant, caduque et décrépite,
Ramasser les chiffons aux bornes des chemins.
« C’est pitié de noircir ces adorables mains !
Disait-elle aux voisins qui lui rendaient visite ;
Plus tard ! » Ainsi passaient les jours, les lendemains.

Et l’enfant grandissait, oisive et turbulente.
Chaque matin aussi, dans sa marche plus lente,
Plus faible, plus cassée au travail, la Mathieu

Se rapprochait d’autant de la tombe et de Dieu…
Il arriva qu’un jour, brouette vigilante,
Le voisin n’entendit plus grincer ton, essieu !

La Guigne avait quinze ans. Elle pleura sans doute,
Car ce n’était pas gai d’être seule, surtout
Qu’il lui fallait du pain et gagner ce qu’il coûte
En peinant comme l’autre avait fait jusqu’au bout,
Être, en se couchant tard, avec l’aube debout,
Et suivre chaque jour la même longue route.

La veuve lui laissait, dans le fond d’un tiroir,
Quelques louis bien neufs, sainte et maigre fortune !
Mais, avant le retour de la nouvelle lune,
La Guigne avait mangé, presque sans le savoir,
En rubans, en chiffons, en régals, cet avoir,
Et des cinq pièces d’or il n’en restait plus une.

Comme on était en juin, que les lilas aimés
Balançaient au soleil leurs thyrses parfumés,
Ses mains ayant toujours eu peur de la poussière,
À ses goûts de paresse elle donna carrière,
Accosta les passants, libertins ou gourmés,
Une corbeille au bras, et se fit bouquetière.


Mais lorsque vint l’hiver il fallut aviser.
« Va, cueille maintenant des roses sous la neige.
À défaut d’un bouquet, il te reste un baiser.
L’été, la belle enfant, tu pouvais refuser ;
Aujourd’hui l’oiseleur te guette et tend son piège :
Choisis entre la honte et la faim qui t’assiège. »

C’est ce que lui disaient, dans leur argot concis,
Les jeunes ouvriers qui vaguaient autour d’elle,
Car elle était, malgré sa misère, encor belle ;
Et les rouges souillons, aux charmes épaissis,
Ne riaient qu’en dessous, l’ancienne demoiselle
Ne perdant pas un seul de ses galants transis.

Un jour, je ne sais plus quelle insulte grossière
Ou quel propos moqueur, subtil dans son venin,
Fit que sur un visage aussi peu féminin
Que peut l’être celui d’une lourde fruitière,
De la Guigne en courroux vint s’abattre la main.
Mais le soufflet vibra dans la ruelle entière.

Les femmes d’accourir et les chiens d’aboyer ;
Toutes pour l’insulteur de prendre fait et cause,
De l’entourer, de geindre et de s’apitoyer.

« Comment ! l’enfant trouvé sur qui le quartier glose,
Cette fille sans nom, sans feu, sans gîte, elle ose,
Fruitière, notre sœur, ainsi te rudoyer ! »

Et chacune a trouvé l’occasion propice
Pour régler l’ancien compte et se venger enfin
De celle qui soumet les forts à son caprice :
C’est l’instant d’écraser ce joli meurt-de-faim.
« La Guigne, ton bon ange est bien leste et bien fin
Si tu sors de ce pas sans une cicatrice. »

Il intervint pourtant, Deus ex machina,
Comme la Providence à la fin d’un long drame,
Le défenseur. Il fit que la chance tourna
Du côté de la Guigne ; et, quoique le programme
Ne l’eût pas annoncé, son poing défit la trame
Du complot, et sa voix comme Jupin tonna.

En moins de temps qu’il faut pour souffler sa bougie,
Pour voler un baiser, pour perdre son argent,
Pour faire d’un ami défunt l’apologie,
Pour raconter la Bible à l’homme intelligent,
Pour donner une aumône à l’aveugle indigent,
Pour casser un goulot dans une folle orgie,


Le Veloureux, — ainsi s’appelait mon héro, —
Avait débarrassé la Guigne de ces gouges.
Les spectateurs rentraient maugréant dans leurs bouges.
C’est qu’on le redoutait, cet hercule en sarrau :
Qui s’en prenait à lui restait sur le carreau ;
Il marbrait à plaisir la chair de taches rouges.

Resté seul avec elle, il la prit par le bras.
Elle était frémissante et blême encor de rage
« Si tu veux, nous ferons ensemble quelques pas ;
Je te reconduirai chez toi… Viens, prends courage !
Et si jamais quelqu’un, homme ou femme, t’outrage,
Ta cause m’appartient : tu ne la perdras pas. »

Il disait. Entendant cette voix mâle et rude,
Mais d’un timbre vibrant et pleine de chaleur,
La Guigne, qui n’était ni timide ni prude,
Ayant séché ses yeux, oublié sa douleur,
Pour la première fois regarda son sauveur,
Et mit dans ce regard toute sa gratitude.