Les Pieds fourchus/Chapitre II

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CHAPITRE II

QU’EST-CE QUE C’ÉTAIT ?

L’Oncle Jerry se renversa confortablement dans son fauteuil, plaça ses béquilles à ses côtés, quitta son large chapeau de Quaker, et se mit à dénouer le ruban blanc qui réunissait par derrière ses longs cheveux argentés, une réminiscence de la vieille passion militaire.

Tout-à-coup dans la pièce voisine, s’éleva le tintement d’une vieille horloge, silencieuse depuis plus de douze mois… un, deux, trois… puis un long silence… : un, deux, trois… encore une pause… : un,… et ce fut fini. Ce carillon inattendu était si grinçant, si bruyant et tellement sinistre, que chacun leva la tête, et regarda avec étonnement du côté ou pareil bruit venait de surgir.

Sept seulement ! fit l’Oncle Jeremiah en sortant de sa poche un oignon de type antédiluvien : pourquoi le vieil horloge parle-t-il ainsi, après avoir été muet si longtemps ? Je pense qu’il a perdu l’esprit.

— Moi aussi, dit la Tante Sarah ; je ne l’avais point entendu bavarder ainsi depuis le jour où nous avons enterré la femme du ministre qui logeait précisément dans cette chambre ; et vous, Lucy, l’avez-vous entendu… ?

— Non, Tante Sarah ; et je suis sûre que, depuis ors, il n’avait pas sonné.

— Ouais ! continua l’Oncle Jeremiah ; moi je dis que c’est un peu étrange ! mistress Moody ne mourut-elle pas juste au bout de sept jours, femme ?

— Certainement au moment même où l’horloge tintait.

— Et que dites-vous de cela, Master Burleigh ?

— Je trouve que c’est une singulière coïncidence.

— Mais comment se fait-il que l’horloge sonne après un si long silence hein ?

— Oh ! les enfants y ont fourré la main, j’ose le dire.

— Et moi, je jurerais que Jeruthy Jane Pope a planté son doigt dans le pâté ; elle se trouve toujours mêlée à quelque sottise, dit la Tante Sarah.

— Oui ; mais comment arrive-t-il qu’il a sonné juste sept heures ? demanda Lucy.

— L’explication est facile, répartit le maître d’école ; l’enfant a lancé la machine dont les aiguilles se trouvaient sur cette heure-là.

— Pauvre moi ! pauvre moi ! dit l’Oncle Jérémiah, je suis ai éveillé en ce moment, que si je me mets au lit je ne pourrai fermer l’œil.

— C’est un fait, père, répliqua sa femme que toute la nuit vous avez été agité ; l’orage a bien su nous tenir éveillés.

— Mais, que vais-je faire ? Si le voisin Smith, ou le voisin Hanson étaient plus proches, nous ferions une partie d’échecs : Ha-ho ! ajouta-t-il en bâillant, et jetant une de ses béquilles à terre.

À ce bruit inusité le chien leva la tête en grognant ; ensuite il agita la queue mais discrètement, car il ne lui fit frapper que trois coups sur le plancher, trois coups solennels, comme s’il eût répété une leçon donnée par l’horloge.

– C’est pitié, Iry, continua le Brigadier, que tu ne saches pas jouer ; toi dont le père était de première force.

Le maître d’école sourit.

– Peut-être pourrais-tu faire une petite partie, si je te rendais un pion ou deux ; hein ?

– Non, merci. Je ne reçois jamais de tels avantages : si je joue c’est au pair.

– Oh ! oh ! répliqua le vieillard ; je t’entends, tu aimes l’égalité, hein !

Et il tira l’échiquier à lui pour y placer les pions, tout en souriant malicieusement. Master Burleigh se plaça vis-à-vis de lui avec un sérieux imperturbable ; la partie commença.

Mais après quelques coups, le Brigadier qui, d’abord, avait joué négligemment, se mit tout-à-coup à hésiter ; au contraire, son adversaire, après avoir méticuleusement serré son jeu, était arrivé à s’emparer du milieu de l’échiquier ; dès-lors il marcha rapidement, serrant de près le Brigadier, sans lui laisser le temps de respirer.

De leur côté, la Tante Sarah et Lucy avaient entamé à voix basse une conversation qui s’animait au fur et à mesure que le jeu captivait les deux partenaires.

La tempête redoublait de rugissements.

Bientôt le Brigadier commença à donner des signes de malaise, il s’agitait sur sa chaise, se pinçait le menton, respirait bruyamment, écartait les jambes, et ne dissimulait point qu’il était mécontent de lui-même. Au moment de jouer, et pendant que son imperturbable antagoniste l’attendait patiemment, il resta en méditation, l’index posé sur un pion, ne sachant qu’en faire, et craignant de l’avancer. Après avoir changé deux ou trois fois d’avis, il retira vivement la main, renversa d’un coup de pied son petit banc ; après cela il parut respirer plus à l’aise.

— C’est à vous de jouer, sir ; dit paisiblement le maître d’école.

— Jouer ! où donc ? Ah ! je vois ; mais, suis-je force de jouer ?

— Certainement ; vous savez bien qu’on ne souffle pas à ce jeu-là.

Le Brigadier joua, affectant un air mystérieux et satisfait, en homme content de dresser un piège. Cette mimique aurait presque trompé sa femme, belle joueuse avant son mariage, si en regardant son mari, elle n’avait pas surpris comme un nuage errant sur ses traits inquiets ; elle en conclut qu’il avait de graves appréhensions sur l’issue du combat.

En effet, la partie se termina en quelques coups : l’Oncle Jerry n’eut que le temps de se débattre tant bien que mal ; son flegmatique adversaire perdit volontairement deux pions, mais avec les trois qui lui restaient, en rafla cinq au Brigadier vaincu.

La Tante Sarah, stupéfaite, regarda son mari.

— Où diable as-tu pris ce coup-là, Iry ? demanda le Brigadier en tourmentant la grosse chaîne de sa lourde montre, et en se détournant pour éviter le regard de sa femme. C’est le plus beau que j’aie vu de ma vie.

— C’est mon père qui me l’a appris, sir.

— Je le crois ! oui, je le crois ! ou bien que je sois pendu ! Mais puisque tu joues si bien, comment la passion du jeu ne te tient-elle pas !

— Cela m’épouvante de jouer, sir, j’ai peur de moi. D’ailleurs cela me prendrait beaucoup de temps et interromprait mes études.

— Très-bien ! Iry ; mais je voudrais avoir le secret de ce coup-là ; veux-tu me donner revanche ?

— Avec plaisir.

Une nouvelle partie recommença : pas un mot ne fut échangé, jusqu’au moment où le Brigadier relevant soudainement la tête, demanda :

— Femme, où est donc cette peste de Luther ? je ne l’ai pas vu aujourd’hui.

La Tante Sarah reconnut à l’intonation que le jeu n’allait pas au gré du Brigadier ; elle répondit doucement :

— Il est allé chercher les bestiaux, père.

— Les bestiaux dehors ! par ce temps sombre ! et cette tempête effrayante ? C’est là votre jeu, Iry ?

— Non, sir, voilà ; répondit le jeune homme en désignant le pion qu’il venait de mouvoir.

— Et quand est-il sorti, mère ?

— Au point du jour, murmura Lucy appuyée sur la table, faisant signe à l’Oncle Jérémiah, et fixant les yeux sur Burleigh, qui, la tête dans les mains, attendait qu’il plût au vieillard de jouer.

— Oui, père, il est sorti avant le jour et depuis lors n’est pas rentré, ajouta la Tante Sarah.

— Voilà un coup chanceux, mère !

Le Brigadier regarda sa femme avec une expression comique de perplexité, hésitant à jouer, et roulant un pion entre le pouce et l’index.

— Je n’ai point lâché la pièce, Iry, vous le voyez, dit-il.

Le maître d’école fit un signe d’assentiment.

La Tante Sarah opéra une diversion en faveur de son mari :

— Quoiqu’il en soit, les vaches sont dehors par la nuit noire, poursuivit-elle.

— Dehors ! la nuit ! Est-ce possible, femme ? qui les a détachées ? Où est Pal’tiah ?

Nulle réponse ne fut faite.

— Il n’est jamais là quand on le cherche ; jouez-vous Iry, voulez-vous ?

— Elles ont passé par la cour des vaches, suivies de toutes les génisses, ajouta Lucy ; après avoir défoncé les clôtures, elles se sont dispersées dans les bois.

— Elles ont eu une frayeur, peut-être.

— Le cousin Luther l’a dit, ajouta Lucy.

— Par les ours, peut-être ; dit la Tante Sarah.

— Quelle bêtise ! mère ; est-ce que les ours bougent en hiver ? Ce seraient plutôt des loups ; voici le moment où l’on voit par ici le grand loup blanc du Canada.

— Le cousin Luther a entendu crier les petits porcs et grogner la vieille truie ; en même temps il s’est fait un tumulte dans la laiterie. Aussitôt il a sauté hors de son lit pour voir ce que c’était ; mais, quand il est arrivé, les vaches, les veaux avaient disparu, il n’était resté que les petits porcs, la vieille truie, les bœufs, Black-Prince et la jument grise.

— Et qu’a-t-il fait pour savoir la cause de toute cette frayeur ; a-t-il découvert des traces ?

— Impossible de rien voir, une neige fine et serrée couvrait tout en tombant, d’ailleurs les bestiaux en se débattant avaient piétiné partout : il n’y a eu moyen de rien découvrir.

L’Oncle Jerry devint soucieux et pensif : d’un mouvement brusque et qui semblait involontaire, il renversa l’échiquier en bouleversant les pions avec une brusquerie qu’il n’avait jamais manifestée vis-à-vis d’un hôte étranger.

Tout le monde le regarda avec surprise ; il resta un instant immobile et rêveur ; ensuite, il tirailla sa chaîne de montre, reboucla ses jarretières et se coiffa du surprenant bonnet de velours, qui d’habitude couvrait sa longue et soyeuse chevelure blanche.

Au bout d’un instant il redressa sa haute taille et jeta les yeux sur un lourd fusil de la fabrique de Louisbourg, qui suspendu à un gigantesque bois de renne, décorait le manteau de la cheminée. Cette arme, toujours chargée à balle ou à chevrotines, était constamment en état de faire feu. Ensuite il alla à la fenêtre, sans se soucier de ses béquilles, et regarda d’un air de défi les tourbillons blancs que chassait l’orage.

À ce moment, Lucy terminant sa causerie avec Tante Sarah, sortait pâle et inquiète se dirigeant vers l’office. La vieille Sarah fit un signe au maître d’école ; ce dernier se leva aussitôt. Alors, tous deux entamèrent une conversation à voix basse, les yeux tournés vers l’Oncle Jérémiah ; après quelques mots échangés, le maître d’école parut terrifié et devint sombre et triste. Enfin il poussa un long soupir, prit respectueusement la main de Tante Sarah et lui dit d’une voix tremblante :

— Je voudrais savoir si c’est bien la vraie pensée de Lucy.

— Oui, Master Burleigh, la pauvre enfant a lutté pendant trois jours pour se donner le courage de vous parler elle-même ; elle n’a pu s’y décider, en présence de ce mariage projeté, après vous avoir vu si tourmenté, et arrivant de si loin ; Elle aimerait mieux mourir, m’a-t-elle dit, que de vous parler de cela elle-même, car elle sait qu’elle vous briserait le cœur.

— C’est un grand chagrin pour moi, je vous assure, dit le jeune homme avec amertume, mais il faut que je la voie, Tante Sarah ! il le faut : si son langage confirme vos paroles, je la laisserai en paix pour toujours. Il y a là-dessous un effrayant mystère ; nous ne pourrons l’éclaircir qu’en nous rencontrant face à face. Si Lucy Day était une coquette évaporée, je lui dirais adieu immédiatement ; mais je connais sa fierté, son généreux caractère, je serai prudent et patient avec elle. Tout cela vient de son éducation de couvent : plût à Dieu qu’elle n’eût jamais vu Québec ! J’avais de tristes pressentiments aujourd’hui ; sa conduite envers moi depuis une semaine a été bien étrange.

— Étrange ! comment ?

— Je ne pourrais vous exprimer cela convenablement par la parole, Tante Sarah ; mais je suis sûr de ce que je dis ; j’en ai perdu le sommeil, je ne dormirai plus.

— Vous avez, je pense, aussi perdu l’appétit, car ce que vous mangez l’un ou l’autre ne soutiendrait pas un moineau, vous avez aussi tous deux des absences d’esprit : je vous vois souvent les yeux pleins de larmes ; et si je vous regarde à la dérobée, je vous vois toujours vous dévorant des yeux comme un chat fait d’une souris.

À ce moment l’Oncle Jerry revint de la fenêtre. La conversation cessa, et comme si elle eut exécuté un plan concerté d’avance, Lucy reparut : elle était plus pâle encore, s’il eût été possible, mais calme et maîtresse d’elle-même quoique ses grands yeux clairs eussent une expression de profonde tristesse alliée à une sorte de tendresse fière.

Personne ne parla ; Burleigh ne leva pas même les yeux et resta le visage enfoncé dans les mains, insensible à tout ce qui se passait autour de lui, incapable de dire un mot.

Le Brigadier, en passant, accrocha avec sa manche l’échiquier et renversa quelques pions remis debout. Il serait difficile de dire si ce fut exprès ou non.

Après un long silence, le Brigadier se pencha par-dessus la table, saisit une étagère portant la poire à poudre ainsi que le sac à plomb, et d’un mouvement de sa large main arracha les supports en faisant craquer la planche. Sa femme et Lucy reculèrent effrayées ; le maître d’école ne vit et n’entendit rien.

— Oui, chère, dit la Tante Sarah, vous savez ce tapis que nous avons trouvé en lambeaux, comme si les chiens l’avaient écartelé, et auquel j’ai travaillé tant l’été dernier.

— Oui, eh bien ? demanda Lucy en se rapprochant d’elle, et grimpant sur un bloc pour mieux entendre la révélation que la vieille femme allait lui faire.

— Ah ! si j’étais son grand’père, mais grâce à Dieu je ne le suis point, les choses iraient autrement… je la fustigerais d’importance toutes les fois que je la trouverais en faute… sur le foin, par exemple, avec les garçons, pour chercher les œufs ; préparant des mensonges ; prenant de la pâte pour se fabriquer des gâteaux, cette petite peste, fainéante propre à rien !

Lucy hasarda quelles mots en faveur de la pauvre Jérutha Jane contre laquelle était dirigée cette sortie, mais la grand’mère ne voulut rien entendre.

— En vérité, continua celle-ci, je vous le dis Lucy Day, il est sûr qu’elle est toujours au fond de toute sottise ; aussi elle a des yeux égarés qu’elle roule comme si elle s’étranglait en avalant une pelotte de beurre.

À ce moment Burleigh retira ses mains de devant son visage, et les deux femmes purent voir de grosses gouttes de sueur rouler sur ses tempes et sur son front. Il semblait prêter l’oreille.

— Je ne vous comprends pas, Tante Sarah, reprit Lucy.

— Pourquoi ne m’appelez-vous pas grand’mère, Loo ?

— Parce que tout le monde vous appelle Tante Sarah ; cela vous rajeunit.

— Bien ! voici ce que je voulais dire, repartit la vieille femme en souriant ; c’est Jérutha Jane Pope qui a troublé les vaches et les a fait fuir dans le bois.

Et la Tante Sarah appuya cette opinion d’un pincement de lèvres, et d’un hochement de tête fort significatifs.

— Oh ! vous ne voulez pas dire… Bonté divine ! Et pourquoi aurait-elle fait cela ?

— Ce n’est pas par malice, je suppose ! dit ironiquement la vieille femme en lançant un coup d’œil à Burleigh.

— Qu’est-ce que tout ça, mère ? demanda l’Oncle Jerry ; qu’est-ce que tu marmottes là ?

— Oh ! nous ne pouvons nous entendre… merci de moi ? Qu’est-ce que tout ça ? les enfants ! les enfants ! répliqua aigrement sa femme en prenant sur ses bras un énorme baquet en bois : tiens, voilà la batterie de cuisine en train !

— Ou bien le nouveau miroir que vous m’avez donné, murmura Lucy.

— Ou la vaisselle qui est sur la table dans le vestibule, reprit Tante Sarah.

— Enfants ! hurla le brigadier, cesserez-vous ce bruit d’enfer !

— Ah ! mes amis ! ah ! mes amis ! s’écria la Tante Sarah, écoutez !

Un tumulte extraordinaire se faisait, de nouveau, entendre dans les escaliers, tantôt en bas, tantôt en haut, sans qu’on pût rien distinguer.

La vieille femme voulut courir au travers des trognons de pommes, des tranches de citrouilles, des paniers, des chiffons amoncelés, et des pelotons de laine, elle ne put y réussir :

— Allons donc, père ! cria-t-elle d’une voix larmoyante, tu vois bien que je ne peux me dégager de tout ce qui est enchevêtré autour de mes jambes.

— Ne te fâche pas, mère ! répondit le brigadier en se hâtant lourdement de porter aide à sa femme ; ne te fâche pas !

Mais il eût la main malheureuse ; plus il tirait de ci de là, plus la Tante Sarah était empêtrée.

— Holà ! holà ! encore quelque chose ! glapit-elle exaspérée.

La grande porte venait de s’ouvrir avec fracas. Des voix se faisaient entendre dans la cour, accompagnées de piétinements extraordinaires ; le tapage fut tel que Burleigh lui-même prêta l’oreille.

— Tiens c’est notre garçon ! s’écria l’Oncle Jerry ; par ici Luther ! par ici ! c’est la bonne route, le chemin de la cuisine.

Des pas d’éléphant retentirent dans le vestibule, et un gros garçon enveloppé d’une grossière couverture de laine fit irruption dans la salle, après avoir à demi enfoncé la porte d’un coup de crosse de fusil. En se secouant comme un ours, il fit voler autour de lui la neige dont il était couvert.

— As-tu trouvé les vaches, Luther ?

— Oui, père, elles sont toutes ici saines et sauves : mais je jure que j’ai eu une fameuse corvée à les ramener, au milieu d’une tourmente pareille, sans personne pour m’aider.

— Personne ! Pourquoi ? Où est donc Pal’tiah ?

— À l’école, avec Liddy, je pense.

— Quelle frayeur ont-elles donc eue, et qui peut les savoir détachées ?

— Je n’en ai aucune idée, père.

— Les loups ou les ours ? insinua Lucy.

— Je ne puis dire. Je n’ai pu reconnaître aucune trace ; la neige couvre tout, il y en a bien deux ou trois pieds de haut dans les bois.

— Bien ! bien ! mon garçon ; je suis content de te voir : ça tire à marcher par ce temps-là, hein ?

— Je le pense ! Voudriez-vous me donner les haricots d’hier soir, mère ?

— Lucy courut à l’office.

— C’est juste, enfant ; on va te donner un bon souper ; du pudding et du lait, ou une bonne soupe blanche, ou du bon riz gras à l’indienne ; tu trouveras tout excellent, j’ose le dire.

— Débarrasse-toi de tes affaires, Luther, continua le père ; prend une chaise et assieds-toi ; mets-toi à ton aise, que diable ! ensuite tu nous raconteras ton expédition.

— Oui, père, mais je voudrais savoir pourquoi j’ai entendu tant de bruit dans la maison, et ce que signifient les lumières que j’ai vues à toutes les fenêtres ?

— Des lumières… ! aux fenêtres… ? quelles fenêtres, Luther ?

— Celles des escaliers, du grenier, de la façade de derrière, partout enfin.

Le brigadier tourna vers sa femme des regards effarés.

— Ce sont ces petites canailles d’enfants, encore ! s’écria la vieille femme, jamais on n’a vu de tels fléaux, Luther, jamais ; j’en suis abrutie : dégringoler les escaliers ; laisser toutes les portes ouvertes ; jeter au père des boules de neige ; faire des tours diaboliques pour nous enrayer ; voilà leur vie !

Et la bonne femme lança un regard sur Burleigh et sur Lucy ; cette dernière, après avoir mis la table, se tenait à quelque distance dans l’ombre, les yeux fermée, mais écoutant avec attention tout ce qui se passait autour d’elle.

Le maître d’école paraissait endormi, ou absorbé dans des calculs métaphysiques ; son vieux livre, le vieux Pike, tout effeuillé, était resté ouvert devant lui sans qu’une page eût été tournée depuis la partie d’échecs.

— Oh ! ne demande rien à celui-là, dit l’Oncle Jerry répondant pour Burleigh à sa femme ; il ne sait pas ce qu’on dit autour de lui, on croirait que le tonnerre est tombé sur sa tête.

Le jeune homme sourit d’un air distrait ; mais il était facile de voir qu’il n’avait nullement compris les paroles du brigadier.

Pendant ce temps, Luther s’était débarrassé de sa défroque neigeuse, et s’était installé près d’un feu rôtissant, devant une collection de plats qui auraient pu suffire à un festin de famille.

Le même tapage se fit encore entendre dans la maison d’une façon si bizarre qu’on pût le croire « partout et nulle part. »

— Voilà encore ! voilà encore ! Luther ! Lucy ! courez ! courez ! s’écria la Tante Sarah cramoisie de fureur ; je crois, sur mon âme, que la maison est hantée par les sorciers.

Aux exclamations de sa femme, le brigadier fit crier sa chaise à grand bruit, se pencha en avant comme pour se lever, et, satisfait de ce commencement de démonstration, resta les deux coudes appuyés sur la table, étudiant avec inquiétude le visage de sa femme, pour savoir si elle était contente de lui : puis, s’apercevant que personne ne faisait attention à sa pantomime, il se rassit tout doucement dans sa chaise et laissa les choses suivre leur cours.

Cependant, il lui fallut s’ébranler enfin : suivant les ordres de sa mère, et sur un signe de Lucy, Luther avait couru jusque dans la partie la plus obscure du vestibule, où le bruit paraissait le plus fort. Le brigadier ne put résister au désir de suivre son « mignon, » et marcha vers lui, chevelure au vent, habits déboutonnés, tenant en l’air une torche de pin résineux qui illuminait les moindres recoins.

Chose étrange ! On ne vit rien, on n’entendit rien ; et pendant longtemps régna le plus profond silence.

— Voilà qui me passe, je le déclare ! s’écria Luther en se retournant vers son père, comme pour lui demander une explication. Mais ce dernier, d’un air moitié effrayé, moitié embarrassé, détourna les yeux, de manière à éviter les regards de son fils.

Enfin, prenant son courage à deux mains, l’Oncle Jerry se mit à crier : « enfants ! enfants ! » d’une voix formidable qui dût être entendue à un demi-mille malgré le grondement de l’orage.

Aucune réponse ne fut faite. Alors les deux hommes montèrent jusqu’à la porte de la chambre à coucher, l’ouvrirent doucement et écoutèrent… Au milieu du plus profond silence ils n’entendirent que la respiration égale des petits dormeurs, rien ne bougea autour d’eux.

— Particulièrement étrange ! Luther, hein ? dit le vieillard ; d’où penses-tu que vienne ce bruit.

— Il partait bien d’ici, père ; juste de l’endroit où nous sommes, repartit le gros garçon en se serrant contre son père, et parlant d’une voix chevrotante.

— Ils ne dorment pas, bien sûr, ces coquins d’enfants ; mais comment ont-ils pu se sauver dans leurs lits, si vite, et sans le moindre bruit… ? voilà qui me paraît fort !

— Eh ! bien ! père ! demanda la Tante Sarah en passant la tête par la porte entre-baillée, et avançant une torche allumée : que regardez-vous là ? qu’attendez-vous ? je voudrais savoir ce que signifient tous ces chuchottements ?

— Quels chuchottements, femme ?

— Quels chuchottements… ! Vous êtes peut-être muet ?

— Oh ! oui, j’entends. Mais laisse-nous, nous sommes sur la bonne voie : quand la chose sera éclaircie, nous saurons quel est ce mystère.

Tante Sarah ferma la porte et retourna à ses pommes.

— Luther !

— Oui, père.

— Je commence à croire que le vieux Scratch (le Diable) s’en mêle, avec ces chuchottements dont parle ta mère.

— Je ne sais pas, Père… je… ne… sais… bégaya Luther sentant ses jambes fléchir et ses genoux trembler.

— Que voulait donc dire ta mère, en affirmant tout à l’heure que la maison était hantée… ?

— Je ne peux pas dire, père… mais quand on entend des bruits… incompréhensibles… c’est un fait, père ; depuis les vieilles guerres indiennes, on dit que la maison est… Ah ! Seigneur, qu’est-ce que cela ?

— Quoi ? où ? Luther ! je ne vois rien.

— Non, père ! murmura Luther en se pressant contre le vieillard ; mais je viens d’entendre… quelque chose comme des… murmures… des soupirs… ah ! seigneur ! encore !!

Le brigadier bouleversé, serra le bras de Luther en lui montrant la porte ouverte de nouveau, et au travers de laquelle paraissaient les figures pâles, terrifiées, de Tante Sarah et de Lucy qui se tenaient par la main. Peletiah, le pâtre, regardant par dessus leurs épaules, faisait flamboyer sur le fond noir sa chevelure rouge et ébouriffée ; le maître d’école, se haussant sur la pointe des pieds pour voir par-dessus toutes les têtes, gardait un sérieux inexprimable, sans pouvoir, toutefois, dissimuler son étonnement. En effet, les murmures que l’on entendait un peu partout, semblaient à la fois loin et près ; on eût dit que l’air s’animait et se mettait à babiller mystérieusement.

— Mais enfin ! qu’y a-t-il, père, qu’y a-t-il donc ? demanda la Tante Sarah en s’approchant d’un pas ou deux, pendant que Lucy, tremblante, se cramponnait à elle comme pour l’empêcher d’avancer.

— Rien, femme ! ce n’est rien, à la fin ! répondit son mari ; ce ne sont pas les enfants, tu vois comme ils sont tranquilles.

— Mais, ces chuchottements de voix ?… d’où viennent-ils ?

— Ah ! par ma foi ! je ne sais… on les entend à droite, à gauche, en haut, en bas, près et loin tout à la fois, et on ne trouve rien.

— Ce sont ces poisons, d’enfants, j’ose le dire ; hasarda Peletiah avec de larges yeux effarés et un sourire nerveux.

— Oui ! de vrais petits bourreaux ! ajouta Tante Sarah en retournant à ses affaires, mais je dis que Jerutha Jane Pope est au fond de tout çà : Vous allez vous en convaincre, père, si vous pouvez la surprendre ; montons à son perchoir.

— Repose-t-en sur moi, femme : je vais m’assurer de la chose, vous autres, retournez à la cuisine, fermez la porte et tenez-vous tranquilles jusqu’à ce que j’appelle. Mais laissez-nous une chandelle… Prends la Luther, veux-tu ? Et maintenant, continua-t-il à voix basse, lorsqu’ils furent seuls, montons l’escalier, ayons l’œil et l’oreille au guet ; sur ta vie ne dis pas un mot à ta mère de ce que nous allons voir… Hein ? que dis-tu ?

— Je n’ai point parlé, père.

— Je croyais… on n’entend rien… on ne voit rien… le mal n’est pas si grand que je pensais, continua le vieillard de plus en plus troublé, entraînant avec lui le pauvre Luther consterné. Ne bouge pas, Luther ! ne souffle pas ! murmura-t-il soudain.

Le vacarme invisible et mystérieux parcourait de nouveau la maison, de la cave au grenier.

— C’est incroyable ! dit le vieillard ; puis, prenant avec vivacité la chandelle des mains de son fils, il courut jusqu’au sommet de l’escalier, ouvrit brusquement la porte de la chambre et regarda, le flambeau en l’air. Tout-à-coup, il se retourna comme si quelqu’un l’avait poussé par derrière ; deux ou trois voix paraissaient faire conversation dans l’escalier.

Le brigadier confondu et Luther se regardèrent sans rien dire. Après un moment d’hésitation, les deux hommes coururent dans toute la maison avec une sorte d’égarement, poursuivis partout par ce fugitif et insaisissable tumulte.

Las de cette recherche aussi fantastique qu’infructueuse, ils revinrent à la cuisine :

— Eh ! bien ! quoi de nouveau ? demanda Tante Sarah, en leur ouvrant la porte ; l’avez vous bien corrigée.

— Qui ?

— Jerutha Jane !

— Oh ! ce n’est pas elle.

— Êtes-vous allés voir dans la chambre des autres enfants ?

— Non ! répliqua le vieillard en adressant un regard à Luther ; mais j’aimerais mieux que tu y allasses, mère ; mes rhumatismes.

— Bien ! bien ! je sais : alors, repose-toi ; mais vous auriez dû vérifier de ce côté-là. J’y vais, moi ! je verrai bien ce qu’ils font.

Elle se mit en route, faisant craquer chaque marche sous le poids de sa lourde personne : car c’était une puissante femme, moins ingambe que son mari, quoique beaucoup plus jeune que lui.

Elle trouva ses enfants profondément endormis, soigneusement enveloppés de leurs draps, quelques-uns, même, ayant la tête sous l’oreiller : évidemment ils n’étaient pour rien dans tout ce bruit. La prudente matrone, ne se fiant pas aux apparences, les éveilla d’autorité, et les confessa sévèrement : aucun d’eux n’avait bougé depuis la visite de la cousine Loo-Loo ; mais tous se plaignirent d’avoir été effrayés par des bruits extraordinaires autour de la chambre, dans le grenier et la cheminée. Jerutha Jane, les lèvres pâles et montrant le blanc des yeux, déclara que son lit avait été houspillé, et qu’elle avait vu quelque chose passer par la fenêtre.

– Oh ! effrontée ! répondit la Tante Sarah ; va te coucher et laisse-nous tranquilles avec tes sottises. L’orage vous a tourné la cervelle à tous.

En redescendant, elle fit part à son mari de ce qu’elle avait constaté, après quoi elle s’assit, toute essoufflée, dans le grand fauteuil en cuir, envoya Luther balayer la neige amoncelée devant la porte d’entrée, et toute la famille resta pendant quelques minutes plongée dans un silence complet.

Tout à coup l’Oncle Jerry releva sa tête qu’il avait plongée dans ses deux mains, et demanda quel quantième du mois on était.

— Le vingt-six : fût-il répondu.

— Le vingt-six février !… le jour même où miss Moody est morte ! c’est çà ! j’aurais dû m’en douter.

Alors joignant les mains pour prier, mais sans se découvrir ni se mettre à genoux : « Que le Seigneur soit miséricordieux pour nous, et nous délivre des embûches de l’ennemi ! » dit-il avec solennité.

Un silence funèbre régna de nouveau : il ne fut troublé que par la vieille horloge ressuscitée qui sonna neuf heures, en trois fois, avec des pauses, comme il avait sonné sept heures. Chacun tressaillit.

— Peut-être master Burleigh sera disposé à prononcer quelques mots de prière ? demanda Lucy d’une voix timide et hésitante.

Burleigh regarda tante Sarah ; mais ne trouvant dans ses yeux aucun encouragement, il se tourna vers le mari.

— S’il te plaît Iry ; dit le vieux brave en chevrotant ; nous n’avons jamais eu autant besoin de prières, je peux le dire.

À ces mots, il quitta son chapeau, au grand étonnement de la famille.

Le maitre d’école tomba à genoux, inclina sa belle tête pensive, et d’une voix très-basse, fit une prière simple et courte, mais si touchante que des larmes coulèrent de tous les yeux.