Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 316-326).


CHAPITRE XLV

On se retrouve


Sur la gauche de nos personnages s’épanouissait une éclaircie entre les arbres et les broussailles. À travers cette éclaircie on apercevait les plaines de la Saskatchewan, dont les ondulations se déroulaient en contours harmonieux comme les vagues de l’Océan.

C’est de là qu’arrivait le coup de feu. Tous les yeux se portèrent instantanément dans cette direction. D’abord, on ne découvrit rien qui pût exciter l’intérêt ; mais bientôt deux cavaliers se montrèrent dans le lointain. Ils couraient à toute bride. Les regards s’attachèrent à eux, et, deux minutes après, parut une troupe de gens qui poursuivaient les premiers. Cette nouvelle troupe se composait de cinq ou six personnages.

— Ce sont des Indiens, dit Saül Vander.

— Indiens ou non, répondit Kenneth, ils semblent en vouloir aux deux premiers, et le troisième a aussi un vif désir de leur échapper.

— Eh ! prêtez-moi votre main, que je puisse leur donner un coup d’œil, demanda Nick.

Kenneth aida le trappeur à se lever.

— Ce sont des Indiens et une squaw, dit Nick, après un moment d’examen.

— Je le crois, ajouta Saül.

— Si je ne me trompe, ils auront fort à faire pour éviter les autres, continua Nick. Ils vont d’un train d’enfer, et leurs chevaux sont excellents, mais les vermines lâchées sur leur piste commencent à gagner du terrain, ô Dieu, oui ! Je voudrais bien être sur le dos de Firebug, en ce moment, je vous secourrais ces deux pauvres créatures, dût-il m’en coûter une autre petite difficulté comme la dernière, oui bien, je le jure, votre serviteur !

Kenneth se hâta de grimper sur une légère éminence, et, fixant son mouchoir au bout de la baguette de son fusil, il se mit à l’agiter. Sans doute, les fuyards comprirent ce signal, car ils s’avancèrent de suite vers le monticule. Mais leurs ennemis les serraient de près en chargeant et déchargeant leurs armes avec une incroyable rapidité.

— Je distingue un tout jeune Indien, dit Kenneth. Comme les balles sifflent autour de lui ! On croirait qu’un charme protège ses jours. Voyez, il tâche de se placer entre ses adversaires et la squaw. Il la couvre de son corps ! Et le voici qui se tourne sur sa selle et fait feu. Brave garçon ! ce serait un malheur qu’il succombât. Je cours à son aide !

Saisissant sa carabine, Iverson vola aussi vite que possible vers les fugitifs. Saül Vander et Hammet le suivirent, le dernier débitant quelques observations contre la témérité des jeunes gens.

Le péril des fuyards devenait de plus en plus imminent. Il semblait qu’un miracle seul pût les sauver. Mais une invincible ardeur les animait. Leurs chevaux paraissaient partager cette ardeur, à laquelle répondaient les efforts de l’ennemi. Cette course offrait un spectacle admirable !

Peu à peu, le quaker cessa de maugréer. L’excitation s’empara aussi de lui. Ses pas augmentèrent en longueur et en célérité. Dépassant le guide, il rejoignit Kenneth, qu’il devança presque aussitôt, malgré les tentatives du jeune homme pour se tenir à sa hauteur. Arrivé à quelques mètres seulement des deux autres bandes, Hammet bondit comme un limier. Un Indien, monté sur un gros cheval, voulut lancer sa bête sur lui pour le renverser, mais Abram, sans même se détourner, saisit l’animal par la bride, et l’arrêtant avec son poignet de fer, jeta l’Indien à terre. La hache du quaker brilla une seconde, en décrivant une courbe et s’abattit flamboyante comme la foudre sur la tête du cavalier. Enfourchant le cheval, et brandissant son arme ensanglantée, Hammet cria, d’une voix aussi retentissante qu’un clairon sur le champ de bataille :

— Arrière, nègres rouges ! arrière ! Abram Hammet est ici et Abram Hammet ne frappe qu’une fois !

— Mort aux misérables ! vociféra Kenneth. Courez au secours de l’Indienne, Hammet ; un des scélérats s’approche d’elle !

Un horrible croassement se mêla, à ce moment, aux autres sons qui troublaient le silence de la prairie, et le Corbeau de la rivière Rouge, monté sur un cheval bariolé de couleurs, qu’il guidait de ses genoux, de ses pieds et de ses mains, apparut soudainement sur le théâtre de cette scène tragique. Il battait des ailes comme une perdrix au temps des amours, et, plein de l’enthousiasme que soulevait en lui la perspective d’un combat, il clamait :

— Je suis un bouleversement, une catastrophe, un cataclysme, la terreur de la terre. Couah ! couah ! couah !

À la vue de ces renforts, les poursuivants intimidés lâchèrent pied, sauf l’un d’entre eux qui fut fait prisonnier. Mais ils laissaient sur la prairie deux des leurs morts et eux-mêmes étaient blessés.

Kenneth s’approcha alors du jeune Indien qui avait si résolument défendu sa compagne.

— Le Loup ! s’écria-t-il, pouvant à peine en croire ses sens.

— Oui, c’est Le Loup ! répliqua l’adolescent gonflé par sa victoire. Pied-de-renard pensait le tuer avant que ses griffes et ses dents eussent poussé, mais le Maître de la vie ne l’a pas voulu.

Kenneth se tourna avec un tremblement nouveau vers l’Indienne. Son cœur battait violemment d’espérance et de crainte. Elle-même, à cet instant, fit un mouvement sur son cheval. Iverson lâcha un cri de joie, s’élança vers elle, la saisit dans ses bras, et la déposa à terre, en la couvrant de baisers.

C’était Sylveen Vander.

Ni l’un ni l’autre ne pouvait parler, mais leur amour mutuel s’exprima tout entier dans un muet embrassement. Elle avait presque perdu connaissance, quand Kenneth la remit entre les bras de son père dont les larmes et les caresses la ramenèrent bientôt au sentiment.

— En vérité, dit le quaker, la main de la Providence nous a guidés. O-h ! a-h !

— Et je remercie cette Providence ! dit Saül se découvrant respectueusement.

— Pas plus que ce jeune homme, reprit Abram, étendant la main sur l’épaule de Kenneth.

— Il s’est montré le plus brave et le plus fidèle des amis ! répliqua chaleureusement Saül. Et, ajouta-t-il d’un ton rêveur, je voudrais savoir comment le récompenser.

— Je puis te le dire, ami Saül, dit Abram.

— Faites-le et je serai votre obligé jusqu’au dernier jour de ma vie, vous comprenez ?

Un vif regard, adressé au quaker, ponctua cette déclaration.

— Accorde-lui la main de cette charmante jeune femme, et je te garantis que tu l’auras récompensé au centuple.

Saül regarda tour à tour sa fille et Kenneth, Kenneth et sa fille. Les joues de Sylveen devinrent rouge-cerise.

— Si elle l’aime, vous comprenez ? fit le guide en hésitant.

— Consulte sa physionomie, ami Vander.

Saül souleva doucement la tête de la jeune fille, et une larme roula lentement sur sa joue tannée.

— Donner mon Bouton-de-rose, mon cher Bouton-de-rose ! murmura-t-il ; mais après tout, il faudra en venir là tôt ou tard. Allons, mon garçon, venez ici. Prenez-moi cette jolie petite main ; c’est tout ce que le vieux Saül peut donner de plus précieux.

— Merci, oh ! merci mille fois de votre inestimable présent ! s’écria Kenneth au comble du ravissement.

— Mais vous disposez de moi, sans mon consentement ? balbutia Sylveen, cachant son visage cramoisi dans le sein de son père.

— Ta mine parle, ah ! ne parle que trop, petite méchante ! répliqua-t-il. Eh ! on ne peut tromper un vieux chasseur comme moi qui connais son Nord-ouest, comme tu connais tes lettres, tu comprends ?

— En vérité, cela est vrai, dit Abram.

— Allons, continua Vander, Iverson, aidez-la à se remettre en selle, mon garçon, et ayez-en soin, vous comprenez ? Nous allons compter tout ça à Nick Whiffles que voilà là-bas, agitant son vieux casque de veau-marin.

— Mais que ferons-nous de ce gaillard-là ? s’enquit Abram, attirant l’attention sur le captif qu’ils avaient fait.

Kenneth, pour la première fois, examina le prisonnier qua Tom Slocomb tenait par l’épaule. La colère se peignit bientôt sur ses traits, car sous le déguisement indien de ce personnage, Iverson reconnut Jean Brand. Il allait céder à l’emportement que lui causait la rencontre de ce coquin, quand un geste de Sylveen l’arrêta.

— Je lui pardonne le mal qu’il m’a fait, dit-il revenant à des sentiments plus doux. Comme, d’ailleurs, il est blessé, sa méchanceté ne restera pas tout à fait impunie. Le ciel se chargera de le châtier comme il le mérite.

— Montagnes Rocheuses ! exclama le Corbeau, laissez-vous ainsi aller les choses ?

— Oui.

— Eh bien, il n’en sera pas de même pour moi. Je serai sa ruine, sa catastrophe, sa dernière maladie ! Couah ! couah ! couah !

Et là-dessus, saisissant une baguette de fusil, il administra à Jean une correction dont celui-ci conserva indubitablement le souvenir jusqu’à la fin de ses jours.

Pendant qu’il le fustigeait, les autres avaient rejoint Nick Whiffles.

— Bien, ami quaker, vous êtes revenu pour répondre à ma question, dit Nick, après avoir exprimé le bonheur que lui causait la délivrance de Sylveen.

— En vérité, je ne sais…, commença Abram.

— Pas de phrases, Largebord. Ma question est : Qui êtes-vous ? oui bien, je le jure, votre serviteur !

Hammet sourit.

— Je vais te répondre, dit-il d’un ton cordial.

— Un moment ! n’allez pas vous empeigner dans des diableries de phrases, longues comme la rivière Rouge, si vous ne voulez pas avoir une maudite petite difficulté avec moi.

— Je m’en garderai bien, car nous avons déjà eu un différend à ce sujet, quoique ça ne soit pas allé jusqu’au « cataclysme d’une maudite petite difficulté, » répliqua Hammet toujours souriant.

— Bravo ! bravo ! le quaker s’est enfin envolé, s’écria Nick ouvrant à deux battants les portes de son humeur enjouée.

— Mon nom n’est pas Hammet, mais Iverson, reprit-il, et je suis l’oncle de ce jeune homme…

— Iverson ! Mon oncle ! interrompit Kenneth !

— Oui, Iverson, votre oncle, mon beau neveu ; mais un oncle que vous n’avez jamais connu, car j’ai quitté le Kentucky avant votre naissance. Venu en ce pays, je me suis associé aux membres de la Compagnie de la baie d’Hudson, et j’ai gagné une assez jolie fortune. Bien souvent j’ai parcouru le Nord-ouest. C’est à ces voyages multiplies à travers le pays, que je dois la connaissance que je possède de ses vicissitudes et de ses particularités. Vous avez été plus d’une fois surpris de la confiance que j’avais en moi et de ma témérité à affronter les périls. Mais cette confiance n’est que le fruit naturel d’une longue expérience. Après m’être enrichi dans le commerce des pelleteries, je revins en Angleterre où je suis né. Votre père, Kenneth, mourait pendant ce temps, vous laissant orphelin, car votre mère avait expiré en vous donnant le jour. Vous fûtes confié aux soins d’un oncle maternel qui mourut aussi peu après. Il vous légua ses biens, à condition que vous épouseriez sa fille, afin que la propriété ne sortît pas de la famille.

— Et je refusai de souscrire à ce marché, ce qui m’obligea plus tard à aller chercher fortune ailleurs, s’écria Kenneth. Ma résolution m’a causé bien des tourments, mais la joie que j’éprouve en ce jour compense tout.

Sylveen le remercia par un regard timide, quoique chargé de tendresse.

— Si, continua le jeune homme, ma cousine avait été jolie, agréable, je n’aurais jamais vu la baie d’Hudson, ni, ajouta-t-il en se penchant à l’oreille de la fille du guide, Sylveen Vander.

— Eh ! vous avez fièrement bien fait de ne pas épouser une maudite petite créature que vous n’aimiez pas, dit Nick. Pour moi, je ne voudrais pas épouser une jupe si elle ne prenait d’assaut ma nature intérieure, ô Dieu, non !

— La fille du Nuage à la robe bleue a fait cela, vous comprenez ? suggéra Saül.

— Dans la famille des Whiffles, on ne lutte jamais contre les destinées, dit froidement le trappeur. Ce qui doit être sera, et on le sait. Celui qui résiste à la fatalité est un fou. Je savais que ces deux enfants-là se retrouveraient, voilà pourquoi j’ai cherché à les réunir. Prenez bien soin de Bouton-de-rose, capitaine ; prenez-en bien soin. Elle vous rendra heureux, ô Dieu, oui !

— Je n’ai point d’héritier, reprit Hammet ; mais, après avoir voyagé en Europe, et même en Asie pour satisfaire mes goûts, je songeai à vous Kenneth, en rentrant dans la mère patrie. Mettant ordre à mes affaire, je repassai l’Atlantique et arrivai au lieu où vous étiez né. Ou m’annonça votre départ pour le Nord-ouest. Je courus à Montréal, où un agent m’apprit que vous vous étiez engagé au service de la Compagnie de la baie d’Hudson. Il était facile alors de vous suivre. Me joignant à un petit parti, je montai à la rivière Rouge par les Grands Lacs. À Selkirk, on me raconta votre duel avec Mark Morrow, et l’entrée en campagne de la brigade des trappeurs, dont cette jeune personne formait une si intéressante fraction. Reliant toutes les circonstances, je conclus que je vous trouverais peu loin de cette compagnie de chasseurs, et j’étais sur sa piste quand, heureusement, je vous rencontrai avec votre excentrique ami, Nick Whiffles. Désirant éprouver votre caractère, tout en déguisant le mien, je pris le maintien et la langue d’un quaker, rôle que j’ai rempli plus ou moins bien, comme vous avez pu en juger.

— Ce qui fut un péché de déception, et rien n’est plus vil et abominable : o-h, a-h ! rejanna Nick.

Ahram sourit, et Kenneth lui serra la main avec effusion.

— J’ai souvent excité votre curiosité et vos soupçons, continua le premier ; souvent même je me suis attiré la colère de Nick Whiffles. J’ai eu quelquefois plaisir à taquiner et mystifier notre ami. C’est moi, vous comprenez, qui suis le « tueur mystérieux. » Je dépêchais nos ennemis de la manière la plus aisée et la plus expéditive possible, afin de conserver mon prétendu caractère. La cruauté infernale des Pieds-noirs envers leurs prisonniers soulevait surtout mon ressentiment. Je ne pouvais leur pardonner d’avoir, un jour, martyrisé, sous mes yeux, mais sans que je pusse la secourir, une belle et pauvre jeune fille, que j’aimais bien, moi aussi, dans le temps… Enfin ! je vous conterai cela un jour… J’ai même, je crois, été charitable pour eux, car celui qu’atteignait cette hache était à Jamais délivré des peines de ce monde.

— Ô ! Dieu, oui ! s’écria Nick, et, en considérant que ceux qui ont profité de votre charité étaient nos ennemis, nous devons être les derniers à vous blâmer. Je vous ai parlé un peu rudement quelquefois, Largebord, mais je pense que vous êtes assez généreux pour oublier et pardonner. Vous êtes un brave, et quiconque dira le contraire, s’exposera à une maudite petite difficulté.

En achevant ces mots, le trappeur souleva doucement la tête velue de Calamité, suivant son habitude, et le regarda tendrement dans les yeux.

Kenneth et Sylveen s’étaient assis près du chien et lui prodiguaient des caresses.

— S’il y a quelque chose qui puisse le ravigoter, c’est le son de votre voix, Bouton-de-rose, oui bien, je le jure, Votre serviteur ! Voyez comme il dresse les oreilles. Il dandine aussi sa queue. Il y a bien longtemps que ça ne lui était arrivé, car vous devez savoir, Bouton-de-rose, que c’est un terrible accès de maladie qu’il a eu. Ça l’a pris comme un coup de foudre. Toute sa colère contre les vermines rouges était passée, mais il a suivi votre piste jusqu’au moment où il tomba de faiblesse. Il vous flairait, mamzelle, car il savait que nous voulions vous trouver.

— Vous avez tous l’air de vous tenir sur votre propre fond, dit mélancoliquement Goliath ; mais je ne puis m’empêcher de songer à mes pertes. Un si excellent breuvage ! Eau de la rivière Rouge, cinquante pour cent alcool et eau-forte ; je veux être écorché si…

La parole expira sur les lèvres du marchand de whiskey. Il venait d’apercevoir Tom Slocomb s’approchant, monté sur le curieux animal que nous avons décrit.

— Mon cheval, par saint Michel ! s’écria-t-il. J’authentiquerai la propriété et payerai les frais ! Il porte un baril d’un côté et un Indien gris de l’autre. À bas, serpent venimeux !

— Je suis la ligne de division, la grande terreur indomptable du Nord ! Quant à cette rosse, je vous la restitue de bon cœur ; car sa vieille carcasse osseuse n’est pas séante pour le Corbeau de la rivière Rouge. J’aimerais mieux gouverner un chaland à boue qu’un pareil animal.

Et Tom Slocomb sauta dédaigneusement à terre.

— Oh ! comment ça va, mon vieux ? fit-il en s’approchant de Nick. Je vous croyais mort, parole d’honneur ! Et le chat sauvage, hein ? Mais il paraît mieux que quand nous nous sommes quittés, hein ? Il ne m’a jamais beaucoup aimé, c’est un peu comme tout le monde, hein ? Ça ne fait rien. Les lignes de division ne semblent pas très-populaires. Ce chien sera votre consolation, Nick. Drôle de chose ! Mais vous l’aimez, et je vous respecte pour ça. Chacun son opinion ! Couah ! couah ! couah !

En réponse à ces cris, Calamité poussa un hurlement si bien nourri que Nick en tressaillit de joie.

Décidément son camarade recouvrait la santé.

— Le bonheur de ces deux êtres, dit Mme Stout regardant Kenneth d’un air triste et digne, me rappelle les jours de ma folie, alors que cet homme insensible, — désignant Goliath, — me déroba mes affections virginales et ma pureté printanière, que j’aurais conservée si j’avais eu l’expérience que j’ai maintenant, et su, comme je le sais aujourd’hui, ce que c’est que le mariage.

Perscilla Jane joignit douloureusement les mains, et, avec un navrant soupir, contempla le ciel.

Le Loup, qui avait disparu, tandis que Tom Slocomb châtiait Jean Brand, déboucha tout à coup du bois. Une chevelure sanglante pendait à l’arçon de sa selle. Son visage étincelait d’orgueil. Désignant du doigt l’horrible trophée, il s’écria :

— Le Loup a mordu ! il a goûté au sang de son ennemi. Pied-de-renard ne reverra jamais le soleil se lever. Il a dit qu’il voulait me noyer tandis que j’étais jeune. Le couteau qu’il m’a donné était caché dans ma poitrine. J’ai brisé mes liens avant d’être jeté dans le lac, et en arrivant au fond, j’ai coupé la corde qui retenait la pierre à mon cou. Puis j’ai gagné la rive ; j’ai surveillé Pied-de-renard, je l’ai surpris, je me suis vengé ! Lever-du-soleil, il est allé aux territoires de chasse des visages pâles, c’est cette main qui l’y a envoyé.

— Est-il mort ? demanda Sylveen en frissonnant.

— Le Maître de la vie l’a appelé. Ce soir, les loups en feront un festin. Déjà les oiseaux de proie planent au-dessus de lui. Voyez cette fumée qui s’élève des collines lointaines. C’est là que sont les miens. Je retourne vers eux. Jeune fille, aux yeux brillants comme les rayons du soleil levant, ici nous allons nous séparer. Je vous ai aimée ; mais le Grand Esprit ne veut plus que je vous aime. Le Loup a adoré en secret. Il a baisé votre ombre. Il a léché la poussière de vos pas. Lever-du-soleil, adieu ! adieu ! nous nous retrouverons dans le pays des âmes !

Le Loup lâcha les rênes de son cheval, agita la main et partit comme une flèche.

Il y eut quelques moments de pénible silence.

— Ainsi donc, c’en est fait de Mark Morrow et de Chris Carrier, dit enfin Nick. Il ne reste que cette vermine de Jean Brand. Autant vaudrait qu’il fût avec ses complices. Mais nous devrions l’obliger à faire sa confession.

— C’est fait, répliqua Slocomb. Tout en lui frottant les côtes, je l’engageai à vider son sac, et il m’en a raconté de belles. C’est lui qui avait enlevé cette jeune fille que nous avons recueillie près du lac, vous vous rappelez ?

— Oui bien, je le jure, votre serviteur ! un beau brin de femme, ma foi !

— J’ai pris au fort des renseignements sur son compte, dit Hammet ; et j’ai appris qu’elle était fille d’un de mes anciens associés de la Compagnie de la baie d’Hudson. Je me chargerai d’elle.

On amena le cheval de Goliath près de Nick qui l’enfourcha. Calamité regardait piteusement son maître.

— Donnez-moi le chien, dit le trappeur.

— Je ne vois pas comment vous le pourrez porter, vous comprenez ? fit Saül.

— Non, je ne comprends pas ça.

Goliath souleva l’animal et le plaça en travers de l’encolure du cheval, devant Nick, qui, l’arrangeant soigneusement, le soutint avec la tendresse d’une mère pour son enfant.

— Tout est prêt, dit-il ensuite ; marchons !

Sylveen se mit en selle sur le cheval qui l’avait amenée, Kenneth se plaça à la tête de sa monture ; Mme Stout, Hammet et Saül Vander suivirent, tandis que Goliath se rangeait prudemment à l’arrière.

Pour la première fois, l’esprit de Nick tourna à la poésie, et il se mit à chanter sur un air inédit :

Voyez s’avancer le héros victorieux !

Kenneth et ses amis partirent d’un éclat de rire, le Corbeau battit des ailes et croassa, Calamité aboya.

— Nous avons tous nos difficultés, dit Nick en interrompant son chant, mais le grand secret de la vie c’est de ne pas se laisser abattre par les difficultés. Il faut savoir les surmonter. Ne sommes nous pas très-bien, maintenant ? Nous avons une noce en perspective. Il y a eu diantrement des noces dans la famille des Whiffles. On a vu des mariages, en veux-tu en voilà. Mais le mariage n’est pas toujours le bout de nos maudites petites difficultés terrestres, ô Dieu, non ! La noce conduit quelquefois à… Enfin, je sais ce que je veux dire.

Et le bon trappeur jeta un coup d’œil significatif à Mme Stout.

Puis se tournant vers Kenneth :

— Veillez bien sur Bouton-de-rose, mon garçon. Ne la faites point repentir d’avoir eu une préférence pour vous. Que je ne la voie jamais en difficulté à cause de votre conduite, sinon nous nous fâcherons.

Portant alors ses regards bienveillants sur Sylveen que ces conseils faisaient sourire, Nick Whiffles ajouta avec sa bonhomie habituelle et en manière de péroraison : — Oui bien, je le jure votre serviteur !


FIN