Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 283-287).


CHAPITRE XLI

Nick quitte le fort


La Compagnie de la baie d’Hudson possède plusieurs petits établissements appelés forts ; mais il n’y en a guère que deux qui puissent prétendre à cette distinction. Ce sont le fort Garry et le fort Stone. Le premier est situé sur le bord de la rivière Assiniboine, à deux cents mètres environ de sa jonction avec la rivière Rouge. C’est un vaste édifice quadrilatéral, parfaitement défendu, flanqué de bastions aux angles, avec des embrasures pour le canon. Son enceinte renferme des magasins, bureaux, écuries, etc., etc. L’Assiniboine coule tranquillement au pied de ses murs. Le pays environnant manque de variété. L’établissement de la rivière Rouge, dont nous avons parlé si souvent, s’étend à cinquante milles le long du cours d’eau, d’où il lire son nom. Des terres boisées bordent la rivière : le saule, le chêne et le peuplier sont les essences dominantes. Partout l’œil ne rencontre que prairies, arbres et marécages, spectacle d’une monotonie fatigante, au bout d’un certain temps. C’est du moins ce que pensait Kenneth, debout contre la porte du fort, le soir du jour où se passèrent les événements racontés dans le chapitre précédent. Le soleil se couchait paresseusement derrière les lointaines forêts de l’Ouest, en plaquant d’or les ondes de l’Assiniboine, sur laquelle, de temps en temps, on apercevait un canot d’écorce conduit par un Canadien, un Écossais ou un Indien. Iverson contemplait ce tableau avec un sentiment de mélancolie indéfinissable. Il ne remarqua point que Nick Whiffles et son chien venaient de sortir du fort et de s’approcher de lui. Le trappeur était complétement armé. Un havresac était jeté sur ses épaules. Il toussa pour attirer l’attention du jeune homme ; mais, cet artifice échouant, il l’interpella.

— Vous jonglez[1] diantrement, dit-il. Les jeunes gens amoureux aiment ça j’imagine. Au moins, j’étais comme ça quand une fille m’avait donné dans l’œil, oui bien, je le jure, votre serviteur !

Kenneth se tourna en souriant vers le trappeur.

— Si cela est vrai, honnête Nick, vous êtes en bonne voie pour être le plus jongleur de tous les mortels. La fille du Nuage à la robe noire a fait sur vous une impression dont vous ne pourrez vous débarrasser le soir comme de votre capot. Prenez garde à ces yeux noirs et à ce gentil minois !

— Ce ne sont pas les premiers que je vois, capitaine. Si c’étaient les premiers, il pourrait y avoir du danger. Vous n’avez pas besoin de vous tourmenter au sujet de difficultés de cette nature, répliqua Nick, ajustant les courroies de son havresac.

— Eh ! vous commencez à vieillir, fil Kenneth. À votre âge, on ne s’occupe plus guère d’amour, il est vrai.

— Vieillir ! Me trouvez-vous vieux ? Mais regardez-moi donc, monsieur ! Voyez-vous dans celle figure-là quelque chose qui indique l’âge ? Vieux ! jamais je ne vieillirai. Je serai jeune jusqu’au jour de ma mort, que ce jour vienne tôt ou tard. L’âge a peu de chose à faire avec les années, apprenez ça, mon garçon. Le corps peut être vieux comme Mathusalem et l’esprit jeune comme un poulain. Je suis jeune, je vous le dis ! je suis très-jeune, aussi jeune que je puis être ! Parlons des années, voulez-vous ? Qu’elles viennent et passent ! je m’en moque comme d’une vieille bourre. Ça ne fait pas difficulté avec moi, ô Dieu, non !

Nick fit claquer ses doigts et considéra tranquillement le déclin du soleil.

— Oui, vous êtes jeune, il n’y a pas de doute que vous êtes jeune, dit Kenneth d’un ton distrait.

Puis remarquant la manière dont le trappeur était équipé.

— Mais que signifie cela ? Pourquoi ce havresac sur votre dos, cette carabine à votre main et ce formidable déploiement d’armes à votre ceinture.

— Ça signifie que je m’en vas, répliqua simplement Nick.

— Où ? s’écria Kenneth surpris.

— À la recherche de Bouton-de-rose, pardieu !

— Mais nous étions convenus de ne nous mettre en route que demain, et je me flattais que vous viendriez avec nous repartit Iverson, un peu mécontent.

— Que voulez-vous, je suis un homme étrange. Je n’ai jamais fait comme les autres. Je me suis mis en tête d’essayer ma main à moi tout seul et je l’essayerai, oui bien, je le jure, votre serviteur ! J’irai donc de mon côté et ferai de mon mieux, tandis que vous et Saül vous pourrez chasser ensemble si ça vous fait plaisir. C’est un vieux dur à cuire. Il peut, s’il le veut, aller jusqu’au bout du globe, sans autre carte ou boussole qua l’instinct que la nature lui a donné.

— Quel chemin prendrez-vous ?

— Ma foi, je ne sais pas. Je ne pourrai le dire que quand j’aurai perdu de vue les habitations humaines. Impossible à moi de former un plan tant qu’il y a un établissement à dix milles de Humbug, ma carabine, vous savez ? Pour arrêter mes idées, il me faut l’inspiration des grandes et solitaires prairies. Dans une place comme celle-ci, je ne suis plus Nick Whiffles. Il faut que je voie la trace du bison, la piste de l’Indien, la route du trappeur, le village du castor. Ça me rend heureux. Puis quand je suis couché, le soir, j’aime à m’endormir à la musique du loup, du hibou et du chat sauvage.

— Oui, je comprends, dit Kenneth dont les traits réfléchissaient l’admiration que lui inspirait l’éloquence familière de Nick.

— Vous comprenez toujours. Il y a quelque chose d’étrange chez vous autres qui avez lu tant de livres. D’ailleurs, vous êtes un garçon extraordinaire. Vous avez l’air de lire dedans Nick Whiffles comme dans la Bible. Il y a diantrement du bon dans votre esprit. Calamité le pense aussi, n’est-ce pas, mon chien ? Ah ! remarquez ce clignement de son œil, ce joli mouvement de sa tête. Il répond que oui, voyez-vous ; mais dans sa langue. On se connaît, lui et moi, dame, oui.

— Qui en doute ? Mais partez-vous à pied ?

— Oui, je laisserai Firebug rajeunir. Je trouverai mieux la piste des vermines à pied qu’à cheval, et je poursuivrai l’affaire jusqu’à ce que je tombe dans une maudite petite difficulté d’où je ne pourrai plus sortir. Adieu, mon garçon ! Ici, Calamité !

Nick plaça sa carabine sur son épaule et s’éloigna suivi de son chien. Bientôt Kenneth le vit s’arrêter et causer avec Mme Stout, qui, à dessein ou par hasard, l’avait rencontré à quelque distance du fort.

— Ha ! ha ! murmura le jeune homme, il pousse probablement au mal cette drôlesse de femme. Mais voici venir l’heureux possesseur de cette magnifique propriété.

Goliath Stout approchait.

M. Stout, lui cria Kenneth, n’est-ce pas un rendez-vous d’amour, là-bas ? Vous n’êtes pas enclin au péché de jalousie, j’espère.

— Moi, je n’ai jamais été jaloux de ma vie, répondit superbement le débitant de boissons. Jamais personne n’a cherché à me l’enlever, ce qui est singulier, vu qu’elle est une femme peu commune. Ah ! si quelqu’un pouvait donc essayer et réussir ! Perscilla Jane est la plus étonnante créature qu’il y ait au monde : pourtant je ne suis jamais heureux que quand elle est loin. Elle a quelque chose, depuis quelque temps. Je voudrais bien savoir ce que c’est. Mais je suis venu pour vous demander une faveur, monsieur. Saül et vous vous quittez le fort demain matin. J’irai, si vous voulez, avec vous, quoique je ne sois pas un grand voyageur : mais je ferai de mon mieux et vous causerai aussi peu d’embarras que possible.

— Je crains que nous ne puissions vous accepter. Songez au danger et surtout à Perscilla Jane.

Goliath jeta un regard effarouché vers le lieu où il avait vu son épouse. Elle n’y était plus. Il sembla soulagé.

— J’aimerais mille fois mieux, dit-il à voix basse, être parmi les serpents venimeux qu’ici. Perscilla est capable de me déchirer. Si vous repoussez ma prière, il ne me restera plus qu’à me pendre. J’ai tout fait pour me tenir sur mon propre fond et faire mon chemin d’une manière ou d’une autre dans le monde ; mais je veux être écorché si les choses n’ont pas tourné de telle façon que je ne me tiens à rien. Et penser à ce breuvage ! Gaspillé, perdu, englouti par ces venimeux serpents ! Eau pure de la rivière Rouge, cinquante pour cent d’alcool, cinq parties d’eau-forte avec un soupçon d’acide prussique pour relever le goût… Puis, il y avait mon cheval ; un cheval sellé qui portait la liqueur. Dieu sait où est la pauvre bête maintenant ! Les maudits l’auront mangé, c’est sûr. Peut-être aussi erre-t-il, désolé, quelque part. En allant avec vous, j’aurais une chance de le rencontrer. Mais vous le reconnaîtrez. Il a une marque sur le dos ; d’un côté un baril peint en rouge et de l’autre un Indien ivre.

— Je serais heureux de vous aider à échapper au bonheur conjugal, mais il faut que j’en cause avec Saül Vander et Abram Hammet, répliqua Kenneth, désirant se débarrasser des importunités de Stout.

— J’ai vu monsieur le quaker et je n’ai rien pu en obtenir de satisfaisant. Il m’a répondu qu’il n’avait besoin de personne avec lui, et qu’il partait seul.

— Seul !

— C’est ce qu’il a dit avec un tas de bêtises à propos de la paix et de l’effusion du sang. Ainsi vous voyez que vous ne pouvez le compter parmi les vôtres et ferez aussi bien de me prendre. Donnez-moi des armes et je me battrai aussi bien que le meilleur de vous, surtout s’il s’agit de défendre ma propriété. Avec Perscilla Jane à l’arrière, et les venimeux serpents a l’avant, je ne reculerai pas, vous pouvez en être certain. Je me précipiterais plutôt sur les baïonnettes de l’ennemi que de battre en retraite contre la pointe de la langue de ma Perscilla.

— C’est bien, j’en dirai un mot à Saül.

Ne désirant pas prolonger la conversation, Kenneth souhaita le bonsoir à Goliath et marcha sur le bord de la rivière. Il avait fait quelques pas, quand le marchand de whiskey l’appela :

— Hé, monsieur ! Est-ce que vous aurez objection à ce que j’emmène un cheval avec quelques gallons de ce breuvage ? Il y aurait de fameuses affaires à faire, j’imagine, et il est de notre devoir de paver la route pour les missionnaires, vous savez. Il n’y a rien comme le whiskey pour civiliser ces venimeux serpents.

Kenneth reprit sa promenade, sans se donner la peine de répondre à cette très-raisonnable suggestion.



  1. Expression canadienne, elle signifie rêvasser.