Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 206-212).


CHAPITRE XXXI

Sylveen et Le Loup dans la caverne.


Nous avons laissé Sylveen Vander au fond de la caverne sous la protection de Le Loup. La révolution soudaine qui s’était opérée dans l’aspect de ses affaires, et la busque transition de l’espérance à la crainte faisaient palpiter son cœur d’émotions si violentes qu’il serait inutile de tenter de les décrire. Le bruit, la confusion, les clameurs, le cliquetis des armes, tout conspirait pour la remplir de terreur. L’obscurité achevait d’affaiblir ses dispositions naturellement énergiques, et de lui changer le caractère. Elle sentait la main de Le Loup qui l’entraînait, et elle obéissait machinalement à ses désirs.

Ils furent bientôt dans la place où Nick Whifflles l’avait quittée naguère. Le feu agonisait encore sur la roche. Apercevant une lampe, Le Loup l’alluma et regarda un instant la petite colonne de fumée qui s’élevait des tisons mourants. Elle montait à la voûte noircie et s’échappait lentement à travers des crevasses ou se répandait dans la caverne. Le jeune Indien secoua la tête et se tourna vers Sylveen, qui le considérait avec une sorte de désespoir apathique.

— Lever-du-soleil, dit-il, il n’était pas écrit que vous vous échapperiez ainsi.

— Hélas, non ! répliqua Sylveen en se tordant les bras.

— Alors il ne faut pas pleurer pour ce qui ne devait pas être, dit froidement Le Loup.

— Tu ne peux me comprendre. Ta nature et la mienne sont tellement dissemblables que ce serait perdre du temps que de causer avec toi.

— Lever-du-soleil, où est votre courage ? demanda Le Loup d’un ton un peu méprisant. Je vous croyais plus forte que ne le sont d’ordinaire les filles aux pâles visages. Mais vous êtes timide, vous pleurez, vous tremblez, vous défaillez. Pourquoi cela ? Où est cette bravoure dont vous vous vantiez ? où est cette vigueur qui devait vous soutenir pendant le voyage jusqu’aux territoires de chasse ? Ah ! ce n’est plus vous.

— Qu’est-ce que cela signifie ? riposta aigrement Sylveen. Pourquoi ces reproches au milieu de mon infortune ? m’offres-tu l’espoir ? peux-tu parler de sortir de cette sombre et détestable prison ?

— Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Le lâche et l’insensé seuls désespèrent. Venez ! Entrons dans l’un de ces passages. Peut-être nous mènera-t-il en plein air.

— Maintenant que tu tiens le langage de la raison, je sécherai ces larmes et surmonterai mes appréhensions, répondit Sylveen.

— Bien dit. Vous parlez comme la fille d’un vaillant chef. Suivez Le Loup. Il tentera de se frayer une voie.

— Marche, brave enfant. Je t’obéirai. Mais si nous étions poursuivis, découverts…

L’Indien s’arrêta, jeta à sa maîtresse un regard intelligent, et tira de dessous son accoutrement féminin un long couteau étincelant, avec une poignée montée en argent, le cadeau de Mark Morrow. La fille du guide fixa ses yeux sur la lame et une ombre de méfiance traversa son visage.

— Le Loup, dit-elle, je doute de toi. Cette arme a été faite pour d’autres mains que les tiennes.

— N’importe ! Je vous serai fidèle.

Replaçant le couteau, il laissa voir, par mégarde ou intention, les crosses d’une paire de pistolets. Et immédiatement, il s’enfonça dans un des multiples couloirs qui aboutissaient à cette sorte de rond-point. Sylveen le suivit comme une personne à moitié éveillée. La galerie était humide, les parois suintaient. Parfois il était nécessaire de se courber afin de ne pas se heurter la tête contre des projections de la roche ; parfois il fallait gravir des amas de pierres tombées de la voûte et parfois marcher sur un sol gras et visqueux. Sylveen modelait ses mouvements sur ceux de son guide, qui tantôt tournait d’un côté, tantôt d’un autre, et tantôt rebroussait chemin comme pour revenir au lieu du départ. Cependant l’espérance rallumait insensiblement son flambeau dans le cœur de la jeune fille. Elle commença à avoir foi dans la sagacité de son protecteu.

Mais tout à coup Le Loup s’arrêta. Une barrière de roche solide se dressait devant eux.

— Nous sommes loin du lac, maintenant, dit Sylveen. Ce souterrain doit avoir plus d’un débouché. On me cherchera sans nul doute. Trouve une place pour nous cacher.

Le Loup poussa un cri de joie. Il venait de découvrir une fente, dérobée à première vue par une saillie en retour. La nature avait si ingénieusement dissimulé l’ouverture que Sylveen ne l’aperçut qu’en touchant la muraille qui la recouvrait en partie. Mais cette ouverture était étroite. Notre héroïne eut quelque peine à s’y introduire à la suite de Le Loup.

— Merci, mon Dieu ! s’écria-t-elle. Quelle retraite dans le cas où on nous poursuivrait ! Silence ! Qu’est-ce ?

— Des voix, dit Le Loup.

Sylveen commença à trembler. L’Indien la rassura à sa manière. Ils poursuivirent leur fuite à travers le boyau qui, après s’être évasé pendant une centaine de pieds, se rétrécissait de plus en plus. On entendait distinctement les voix qui avaient alarmé Sylveen. Elle ne put d’abord s’expliquer cela ; mais bientôt découvrit que le couloir les avait ramenés en ligne parallèle le long d’un autre passage duquel ils n’étaient séparés que par une mince cloison de basalte fendillé çà et là.

Le Loup posa la lampe à terre et lui ordonna de se tenir immobile. Ayant attendu quelques minutes, elle entendit et reconnut les voix de Mark Morrow et de Chris Carrier. Elle pâlit et regarda anxieusement l’adolescent qui souriait fièrement et jouait avec la poignée de ses armes. Ce calme et ce courage ranimèrent sa confiance. Elle appuya son oreille contre la cloison et écouta. Mark gourmandait son subordonné. Sylveen saisit les lambeaux de conversation suivants :

— Tu fais les choses à moitié, Chris. Tu as beaucoup osé et rien achevé. Dans l’affaire de la rivière Severn, tu t’es fait enfoncer. Cet individu n’aurait jamais dû arriver au lac Ouinipeg.

— Y arriver ! non, il ne l’aurait pas dû, répondit Carrier. Mais comment a-t-il réussi, c’est ce que je ne puis dire. Il me semble parfois qu’il n’est pas né pour être tué avant que son temps soit arrivé. Le fait est que je pensais que tout était dit avec lui. Il paraissait bien fini et c’était une nuit terriblement froide que celle pendant laquelle nous le quittâmes. Le vent souillait fort et le grésil coupait comme un couteau. Nous éteignîmes le feu et l’abandonnâmes pâle, roide et gelé dans la neige. Ça me fit un drôle d’effet, quand je l’ai revu vivant. Son spectre ne m’aurait pas donné un coup plus affreux.

— Vous vous êtes comportés comme des nigauds. Si j’avais été à votre place, son affaire eût été claire.

— Pourtant, reprit Chris avec humeur, nous avons enlevé le magot, et entre autres un sac de dollars qu’il portait de la factorerie d’York à Selkirk. C’était une bonne prise. Nous en sommes-nous donné une fête, tant que ça a duré !

— Vous mériteriez d’être pendus pour votre sottise, répliqua Mark.

— Il y a une chose que je ne comprends pas bien, capitaine. Que vous faisait à cette époque le jeune Iverson ? Autant que je sache, il n’avait pas encore vu la fillette.

— Eh ! brute, n’avais-je pas des intérêts dans la Compagnie du Nord-ouest et compris les desseins de celle de la baie d’Hudson ? N’étais-je pas venu comme agent secret, pour éventer les plans de cette dernière compagnie, afin que mes employés pussent déjouer ses projets ? Déguisé en chef indien, j’ai vu cet Iverson grandissant en faveur chez nos rivaux, et je me suis dit : « Voilà un drôle qui nous fera du tort. » La compagnie le choisit pour porter de l’argent et des dépêches au fort Garry. Ça m’inspira de nouvelles craintes. Il était jeune et beau, et il y avait dix à parier contre un qu’il verrait — Mark baissa la voix — Sylveen Vander. J’étais jaloux par avance, que veux-tu ?

— Pourquoi donc alors ne nous avez-vous pas parlé franchement ? répliqua Chris, qui s’était adossé à la muraille derrière laquelle se trouvait la fille du guide. Comment Jean et moi aurions-nous pu vous deviner ? Vos ruses et votre discrétion se sont tournées contre vous. « Enfants, nous avez-vous dit, en levant les épaules, si vous ne faites pas une excursion profitable cette fois, ce sera votre faute. Le pays est vaste, vous le savez, et les lois ne peuvent s’étendre partout, » Nous crûmes qu’il ne s’agissait que de piller, et que vous désiriez un partage égal avec nous, pour nous avoir indiqué le gibier ; car sans vous nous n’aurions pas été engagés comme voyageurs en cette occasion. Bien ; vous nous aviez appris le secret de faire de l’argent et nous avez, avant notre départ, mis le diable au corps par vos insinuations. Qu’en est-il résulté ? Nous avons drogué le café ; frappé notre homme à la tête, puis l’avons laissé pour mort sur la terre glacée. Mais… mais il s’est relevé…

— Oui, pour faire assez de mal, maugréa Mark.

— Je ne dis pas cela, capitaine ; car les Indiens l’ont probablement expédié. Je jurerais qu’il a été réduit en cendres, que le vent a dispersées.

Sylveen frissonna.

— Mensonge ! chuchota Le Loup.

— Vous êtes profond, capitaine. Vous voyez de loin. Vous voulez vous servir de nous pour retirer les marrons du feu. Mais je n’aime pas ces manières sournoises. Un homme doit dire hardiment ce qu’il veut. Et s’il y a une sale besogne à faire, on doit parler et dire ce qu’on donnera. Je savais bien que vous travailliez dans les pelleteries, car je vous avais donné, de temps eu temps, un coup de main ; mais il n’était pas raisonnable de vous attendre que je savais que vous haïssiez Kenneth Iverson, et que vous désiriez vous en débarrasser. Au reste, à quoi bon parler des absents ? S’il est vivant, ce dont je doute, vous pourrez prendre votre revanche, quoique vous vous soyez mis dans de beaux draps, le jour de votre duel avec lui !

— Tais-toi ! grommela Morrow. J’avais mes raisons et je les ai encore. C’était assez qu’il appartînt à une compagnie rivale, compagnie que je déteste de toutes mes forces. Je suis lié à celle du Nord-ouest et j’ai juré une guerre à mort au monopole de la baie d’Hudson. Il est de mon devoir de l’affaiblir, de la harasser, de l’abaisser et de la ruiner si je puis. Ces rochers ont recelé plus d’un paquet de pelleteries prises dans les trappes de nos concurrents, et consignées ensuite aux gens du Nord-ouest. Tu sais comme moi que nos compagnons et nous sommes puissamment protégés. Ma fortune vient de la Compagnie du Nord-ouest ; mais c’est un secret, et nos affaires ne regardent personne.

— Très-bien, capitaine. Mais, allons, il n’y a rien ici ; nous ferons mieux de revenir sur nos pas. Il est probable que notre prisonnière s’est évadée. Croyez-moi, laissez-la aller. Les femmes ne valent pas la centième partie du temps qu’on perd pour elles.

— Idiot ! exclama Morrow d’un ton farouche. Tu ne connais guère mon caractère. Je veux cette fille. Il me la faut, à tout prix. Je l’aurai !

— Je ne vois pas trop où elle se serait cachée, dit Carrier d’un ton mielleux et moqueur. Peut-être est-elle fée et a-t-elle le pouvoir de paraître et de disparaître à son gré ?

— Oh ! stupide animal que j’ai été ! s’écria Mark. Elle était ici ; je l’avais dans ce sépulcre de roc. J’aurais dû l’humilier, lui arracher l’honneur. Et ainsi elle serait tombée à mes pieds, comme un oiseau à qui l’on brise las ailes.

Ils s’éloignèrent, et s’approchèrent de l’ouverture par laquelle Le Loup et Sylveen s’étaient glissés dans le réduit où ils se tenaient maintenant. Jugez des angoisses de la jeune fille à ce moment critique ! Elle redoutait que la fissure n’échappât point à leurs yeux de chat. Ses craintes n’étaient, par malheur, que trop fondées, car soudain une lumière brilla dans le passage.

— Nous sommes perdus ! balbutia-t-elle.

Le Loup ne répondit pas, mais éteignit sa lampe.

Un instant après la silhouette de Chris s’estompa sur la paroi du couloir.

— L’oiseau ! voici l’oiseau, capitaine ! s’écria-t-il triomphalement en élevant sa lanterne.

— Ah ! ah ! répliqua une voix railleuse derrière lui.

— Attrape, damné scélérat ! dit Le Loup.

Ces mots furent accompagnés d’une lueur éblouissante à laquelle succéda une effroyable détonation. Troublé subitement, l’air comprimé se précipita de côté et d’autre, et des réverbérations étourdissantes ébranlèrent la roche.

— Seigneur ! la voûte s’effondre sur nous ! s’écria Sylveen.

Un énorme quartier de roche, détaché par l’effet foudroyant du coup de pistolet, était tombé dans la galerie souterraine entre les poursuivis et les poursuivants. Il y eut quelques minutes d’un silence lugubre ; personne ne parlait ; les ténèbres étaient complètes ; une forte odeur de soufre suffoquait. De faibles gémissements et des exclamalions annoncèrent enfin que Chris ou Mark, ou tous deux, avaient survécu à la commotion.

— Nous sommes délivrés de la main de l’homme, mais qui nous retirera de cette tombe ? dit Sylveen d’une voix profondément altérée.

Le Loup ne répliqua point. Leur position était si étrange, si émouvante qu’il ne l’embrassait pas encore parfaitement. Il tâtonna çà et là, toucha, palpa les murailles inflexibles pendant quelques minutes, et puis, laissa tomber de sa bouche épouvantable exclamation :

Enterrés vifs !