Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 194-198).


CHAPITRE XXIX

La dernière difficulté de Nick


Nous avons laissé Nick dans la caverne, étendu, par une balle, au milieu de l’obscurité et de la confusion.

Le bruit de la bagarre avait tiré de leur stupeur Morrow et ses compagnons. Troublés d’abord par les dernières fumées de l’ivresse, il ne comprirent pas de quoi il s’agissait. Mais, peu à peu, Mark et Chris rafraîchirent leurs souvenirs et commencèrent à sentir qu’ils avaient été dupés par leurs étranges convives. Les exclamations des combattants, jointes à une courte étude de leurs positions respectives, achevèrent de les mettre au courant de l’affaire.

Il faisait assez clair pour que Morrow aperçût son missionnaire-modèle, le père Louis, luttant désespérément avec des lurons sur la fidélité desquels Mark ne pouvait entretenir aucun doute. À peine eut-il entendu Nick Whiffles, parlant de sa voix naturelle, qu’il le reconnut.

— Trahison ! trahison ! s’écria-t-il. Et, saisissant un pistolet, il tira le coup qui coucha Nick à terre.

— Vingt livres pour ce gros gaillard-là, mort ou vivant ! ajouta-t-il, en remarquant qu’Abram Hammet disparaissait dans le passage.

Cette promesse ne fit qu’augmenter le désordre à la faveur duquel, on s’en souvient, le quaker s’échappa.

— Apportez des lampes ! apportez des lampes ! Où est Hagar, dit Mark, tremblant de colère.

Appuyé contre le mur, Chris Carrier se frottait les yeux et considérait vaguement ce qui l’entourait. Il entendit l’ordre de son maître, et, tout en chancelant, finit, après bien des efforts, par allumer deux ou trois lampes, qu’il plaça près de la seule qui restât sur la table.

— Que diable nous est-il arrivé ? dit Mark en se frappant le front. Il semble que j’aie un poids de plomb dans le cerveau. Ah ! j’y suis. On nous a fait prendre un narcotique.

— Oui, répliqua Chris, c’est aussi mon opinion. Ce damné missionnaire nous a donné du poison ! et nous avons été assez hôtes pour le boire. Son Indien converti n’était rien moins qu’un Indien. C’est le même individu qui a chargé les pistolets, quand vous eûtes ce duel avec Iverson. Oui, c’était Nick Whiffles ! Mais qui sont les autres ? je veux être scalpé si je le sais.

— Ce Nick Whiffles est encore ici, reprit Morrow. Mais je suis sûr qu’il n’en sortira jamais de lui-même. C’est lui que tu vois abattu à l’entrée de la galerie.

— Je croyais que c’était un de nos Pieds-noirs. Tant mieux, donc ! Je n’aimais pas ce drôle d’homme. Il ne craignait rien et comprenait tout. Pour chasser, trapper, suivre une piste et surveiller un ennemi, je ne crois pas qu’il eût son égal dans le pays. Avec des gaillards connue Nick Whiffles et le vieux Saül Vander à ses trousses, repos n’est guère possible, n’est-ce pas, capitaine ?

— Va t’assurer qu’il est bien mort, dit Mark à son subordonné.

— Hum ! il sent le cadavre, dit Chris en exécutant le commandement. Il a là, sur la boule, un vilain coup qui a dû l’expédier.

— Aussi avais-je visé à la tête.

— Et a en juger par ce sillon, le long du crâne, on voit que vous ne lavez pas manqué, répliqua Carrier.

— Es-tu certain que c’en soit fait de lui ? demanda Mark d’une voix légèrement altérée.

— Ça n’est pas douteux, capitaine. J’ai assez vu de morts dans ma vie pour savoir les distinguer des vivants, fit Chris avec un sinistre sourire. Et vous pouvez être convaincu que jamais Nick Whiffle ne servira de témoin contre vous.

— Pourquoi aussi se mêlait-il de ce qui ne le regardait pas ? dit Mark d’un ton sombre. S’il ne se fût occupé que de ses affaires, mal ne lui serait pas advenu, et tant de mes braves ne seraient pas là assommés ou estropiés.

— Il y en a plus d’un que le mal de dents ne tourmentera plus, grimaça Chris en ricanant.

— Si tu es sûr qu’il est mort, emporte-le, dit Morrow, Je n’aime pas à avoir des cadavres près de moi.

— Qu’en ferai-je ?

— Traîne-le dehors. Au premier angle, à gauche, la rive est escarpée et l’eau profonde, Jette-le là. Cette sépulture sera suffisante pour lui qui, vu ses habitudes vagabondes, ne devait pas s’attendre à être enseveli, répondit Mark regardant furtivement et avec une sorte d’effroi le pauvre Nick Whiffles.

Carrier appela trois de ses camarades, leur enjoignit d’enlever le corps et les précéda, une lanterne à la main. Ceux qui avaient poursuivi Abram Hammet revenaient un à un et s’occupaient de leurs blessés.

Chris étant, au bout de quelques minutes, parvenu à l’endroit désigné, s’apprêta à confier Whiffles à sa dernière demeure.

Un homme le prit par la tête ; un autre par les pieds, ils le balancèrent deux ou trois fois pour donner au corps l’impulsion nécessaire et le lancèrent au milieu des flots. Ce service funéraire fut accompli du haut d’une roche à quinze ou vingt pieds du niveau du lac. Un bruit mat et sourd apprit aux étranges ensevelisseurs que le corps était tombé dans l’eau. Ils se hâtèrent de rentrer dans la caverne, craignant, sans doute, comme tous les coupables, d’être poursuivis par l’ombre de la victime. Les confédérés indiens de Mark avaient déjà disposé de ceux qui avaient été tués dans le conflit, et leur meda pansait les blessés.

— Qu’est devenue l’Indienne ? demanda Chris, en s’approchant de Morrow, qui se tenait assis près de la table, le visage plongé dans ses mains.

— Pourquoi cette question ? répliqua-t-il durement. Ne le sais-tu pas aussi bien que moi ? Je suis encore sous l’influence de la drogue que ce prêtre de l’enfer m’a donnée !

— Et l’oiseau s’est-il envolé ?

— Je le saurai bien vite, Hagar ! Hagar ! Où diable est cette satanée négresse ? Prends une lampe, Chris, et voyons ce qui est arrivé tandis que nous ronflions stupidement sur nos couvertes. Hum ! l’ivresse nous a délié la langue plus qu’il ne fallait. Mais, bast ! on remédiera à cela.

Christ s’empressa d’accompagner son chef dont les désirs lui étaient bien connus. Ils arrivèrent à l’endroit où Sylveen avait été claquemurée. La porte était à sa place comme de coutume et rien n’indiquait que le cachot eût été envahi.

— Je pense que l’oiseau n’a pas forcé sa cage, dit Mark avec une expression de joie passionnée. Ouvre la porte, Chris, afin de dissiper toute appréhension.

Un instant après, ils entraient dans la cellule.

— Il me semble que je ne vois rien, dit Chris, qui, sa lampe d’une main, cherchait vainement Sylveen avec les yeux.

— Avance davantage, et tu trouveras tout en ordre. Il fait étrangement sombre ici. On ne distingue pas à un pied devant soi.

À ce moment, Chris lâcha un cri de terreur, et recula si violemment contre Mark qu’il faillit le renverser.

— Imbécile ! qu’y a-t-il maintenant ? exclama Morrow.

— Le diable ! c’est Satan que je viens d’apercevoir, répliqua Carrier suffoqué par la terreur.

— Qui ça ? cria une voix tremblante dans les ténèbres. Être vous, massa indien ? Vous pas faire mal à moi ! oh ! pas. Moi beaucoup souffrir dans la noirceur, mais moi pas faire bruit du tout.

La négresse en aurait bien dit davantage si Mark ne l’eût interrompue par ces mots :

— Est-ce vous, Hagar ? Que diable faites-vous ici ?

— Ah ! être vous, massa Morrow ? Moi bien aise de voir vous. Avoir été dans une terrible situation. Oh ! massa, avoir été assassinée par Indien converti, répliqua Hagar d’un ton irrésolu.

— Où est cette jeune fille, Sylveen Vander ? tonna Mark.

— Oh ! massa, pas pouvoir dire. Indien meurtrier avoir pris elle et m’avoir mise ici, et ça être tout ce que moi sais — après grands coups que lui avoir donné à moi avec son couteau. Lui tiré moi une cuve de sang, une cuve, massa !

Hagar se mit à geindre et à se lamenter, comme une personne réduite à la dernière extrémité.

— Tu as plus peur que mal, drôlesse ! dit Chris qui, l’examinant à la lueur de la lampe, n’apercevait aucune des blessures dont elle se plaignait. Lève-toi, noire guenon, et tâche de nous donner quelques renseignements sur ce qui s’est passé. Ça vaudra mieux que de babiller comme une pie.

— Mon doux Sauveur, moi pas pouvoir tenir sur mes pieds, persista la négresse qui ne pouvait croire qu’elle eût échappé sans blessures ou contusions fatales.

— Reste donc ici jusqu’à ce que tu y pourrisses ! dit Chris

Et s’adressant à Mark :

— Vous voyez qu’il n’y a rien à tirer de ce tas de viande, pas même un sourire.

— Je sais une chose, dit Mark avec un emportement sauvage ; j’ai été dupé. Mais peut-être n’ont-ils pas réussi complétement, et Sylveen est-elle encore dans la caverne. Oh ! je me vengerai ! Bien sot ai-je été de la ménager tandis qu’elle était en mon pouvoir. J’aurais dû profiler du moment. Mais ne perdons pas de temps ; cherchons, cherchons-la. Il faut que je la retrouve, oui, il le faut !

— Tout n’est pas perdu ! répondit Chris. Fouillons chaque coin et recoin. Elle pourrait bien être cachée quelque part avec cette Indienne aux yeux de vipère.

— Si nous furetons tous les coins et recoins de ce souterrain, nous aurons une rude besogne, car moi-même je n’en ai pas exploré la moitié. N’importe ; à l’œuvre !

Ils quittèrent le cachot, et Hagar, craignant les ténèbres et la solitude, retrouva promptement l’usage de ses membres et les suivit, en déplorant ses malheurs et recommençant l’histoire incohérente des tortures auxquelles elle avait été soumise. Il était si extraordinaire de la voir autrement qu’avec le sourire aux lèvres que Carrier se retourna plus d’une fois pour l’examiner.