Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 160-165).


CHAPITRE XXIV

Les choses prennent une autre tournure


Sylveen, laissée seule, s’enfonça dans le coin le plus sombre de la salle. Un feu pétillant brûlait contre une des parois de la roche, et la fumée s’échappait avec peine à travers une étroite ouverture pratiquée en haut de la pièce. On voyait çà et là, pendus ou gisant à terre, des ustensiles de cuisine. La tranche de venaison qu’Hagar avait préparée pour le pseudo-prêtre, se carbonisant sur les charbons, répandait une odeur nauséabonde. Sylveen remarqua ces choses parce qu’elle ne put faire autrement, car l’œil humain prend toujours connaissance de ce qui l’environne immédiatement, bon gré mal gré, si d’impénétrables ténèbres ne lui cachent pas les objets tangibles et visibles.

La jeune fille était, on le conçoit, plus légère et respirait plus aisément que dans son cachot. L’espérance l’embrasait de ses magnifiques clartés. Elle prêta l’oreille au son des pas de Nick Whiffles, comme l’on écoute une musique qui s’éloigne, et soupira quand ils cessèrent de se faire entendre. Désintéressée et pleine de générosité, elle trembla pour le trappeur bien plus que pour elle. Elle songeait à lui et priait pour son salut, quand une femme se montra. C’était Nay-wa-da-ha. Elle arriva sur la pointe du pied jusqu’à Sylveen, toute stupéfaite de cette brusque apparition, et lui dit :

— Ne craignez rien. Pas de mal, pas de mal !

— Vous êtes venue avec Nick ? exclama Sylveen.

— Oui, venu avec Nick. Il se bat comme un diablement brave ! répondit Nay-wa-da-ha, avec une gravité imperturbable.

— Le Loup ! s’écria la jeune fille.

— Les yeux de Lever-du-soleil sont perçants et ses oreilles ouvertes, répliqua-t-il.

— Je croyais que tu m’avais trahie et abandonnée.

— Le Loup n’a pas trahi la femme aux yeux brillants comme les rayons du soleil levant. Il était fâché contre le visage pâle qui a souillé des mots injustes dans vos oreilles ; mais il ne vous a pas trahie pour Pied-de-renard, à la langue menteuse. Il mord ses ennemis, mais ne déchire pas la main qui est bonne pour lui, répondit l’Indien avec ce calme qui le caractérisait.

— J’en suis heureuse, dit Sylveen. Mais dis-moi ce que tu sais du combat. Comment s’est-il terminé ! Quel a été le sort, de mon père, des trappeurs et de ce brave jeune homme ? Toi qui, sans doute, t’es joint au parti victorieux, tu peux répondre à ces questions et me débarrasser de doutes pénibles.

— Le Loup connaît quelque chose, mais pas tout. Les trappeurs, ont été battus ; quelques-uns d’entre eux tués. D’autres ont pris la fuite. Je ne sais ce qu’est devenu votre père.

— Dieu soit loué ! Peut-être est-il sauvé ! Mais l’étranger… mais Kenneth ?

— Il a été pris, garrotté et réservé pour le bûcher.

— Hélas ! hélas ! s’écria Sylveen. Malheureux jeune homme ! Il faut le sauver ! Le Loup, puis-je me fier à toi ? me serviras-tu ?

— Je vous ai dit que Le Loup se {rappelait les bontés qu’on avait eues pour lui. Quand il a une dette, il la paye ; il en avait contracté une envers le jeune homme, il l’a payée. J’ai coupé ses liens et il est libre. Je lui ai rendu son cheval et ses armes. D’autres étaient attachés à côté de lui, ceux-là je ne les ai pas secourus. Mais, peu après, l’homme au bras fort, s’est faufilé dans le camp des Pieds-noirs et leur a donné la vie et la liberté. Ses mains se sont abaissées sur moi ; les autres ont dit : Tue ; mais il n’a pas tué et je suis devenu son ami. Nous avons fait la chasse à Pied-de-renard et je suis venu pour arracher sa proie de ses griffes.

— Grand Dieu ! quel est ce bruit ? s’écria Sylveen effrayée par une explosion qui ébranla le souterrain.

— On vient de tirer un coup de feu. Restez ici ; je cours voir ce que c’est.

Il est nécessaire que nous retournions près de notre ami Nick pour suivre les progrès de son entreprise.

En arrivant au lieu où il avait laissé ses compagnons, il trouva tout dans la même situation qu’au moment de son départ. Assis à la table, Hammet l’attendait ; les autres, hormis le factionnaire, étaient complétement étrangers à ce qui les entourait. L’éclat de la lampe se faisait de plus en plus terne. Nick s’approcha si doucement que pour signaler sa présence au quaker, il dut le toucher.

— Ah ! te voilà, tant mieux, dit celui-ci. Quelles nouvelles apportes-tu de la jeune demoiselle ?

— Oui, me voici, c’est sûr et j’ai trouvé la jolie créature que vous appelez la jeune demoiselle. Mais je préférerais vous entendre parler autrement et aller droit au but, répliqua aigrement Whiffles.

— Et la négresse, qu’en as-tu fait ?

— Je l’ai enfermée dans une maudite place noire… oh ! mais noire… la même… où ce pirate de terre avait séquestré notre aimable Bouton-de-rose. Je l’ai trouvée pâle comme un lis… et désolée ! car elle avait une peur de ce Mark qui ne vaut pas mieux qu’un véritable Algérien. Comment ça se brasse-t-il ici ?

— Les hommes dorment ; mais le gaillard du passage est sur le qui-vive. Vraiment, c’est un rude obstacle que nous avons là.

— Les yeux du brigand sont, par Dieu ! fixés sur nous, à présent. Ça me peine de le gêner, car il a la peau blanche, mais je ne vois guère d’autre moyen de le mettre à la raison. Je m’en vas essayer avec un revolver. Cependant Humbug ferait joliment mieux pour l’occasion.

— Aie autant de respect que possible pour mes préjugés, ami Nick. Tu sais que ma nature paisible se révolte contre la violence.

— Je sais que vous êtes un diable de singulier animal, pas facile du tout à comprendre. Les circonstances changent les cas. Il faut que quelqu’un tire le premier, je préfère avoir cet avantage. Nous devons sauver la jeune fille, fût-ce aux dépens d’une douzaine de ces vermines.

Ce disant, Nick Whiffles sortit de sa ceinture un revolver, et se cachant derrière le quaker, chercha à viser la sentinelle. La distance n’était pas grande ; mais l’obscurité empêchait presque d’ajuster.

— Je crains fort que tu n’aies un goût naturel pour le sang, dit le quaker. Tu me rends complice accessoire d’un crime.

Nick allait presser la détente de son arme, quand un long corps noir passa comme une flèche devant la sentinelle et vint s’abattre aux pied du trappeur. La première, alarmée, déchargea son arme sur l’animal, mais le manqua fort heureusement.

— Calamité, oui bien, je le jure, votre serviteur ? Sus au coquin, sus, sus mon chien !

Cessant ses démonstrations de joie, Calamité se précipita sur celui qui avait attenté à sa vie avec une promptitude et une force écrasante. Le factionnaire fut renversé, roulé à terre, et il aurait sans doute été bientôt mis en pièces si Nick ne s’était interposé.

— Pas si rude, pas si rude, mon amour ! Nous ne voulons pas tuer ce vaurien, quoiqu’il le mérite peut-être pour se trouver en telle compagnie. Je lui enlèverai ses armes, et nous saurons le réduire au silence. Le Loup, cours chercher Bouton-de-rose. Il est temps que nous sortions de cette diablesse de difficulté.

Le Loup partit sans retard, tandis que Nick tenait vigoureusement le factionnaire à la gorge.

— Ohé ! fit-il, tout à coup à Hammet, le bruit ou quelque chose a éveillé Chris Carrier. Le voilà qui se lève. Allez lui presser un peu le gavion : mais non. Arrêtez ! Veillez plutôt sur celui-ci, je me chargerai de l’autre.

Sans avoir entendu les derniers mots de Nick, le quaker avait sauté sur Chris et lui plantait son genou sur la poitrine.

À ce moment, Sylveen, conduite par Le Loup, parut à l’extrémité du réduit. D’un coup d’œil, elle embrassa cette scène dramatique. Ses espérances se changèrent en certitude. Son évasion était assurément praticable et peu douteuse. Cette idée la combla d’une joie si vive, si grande qu’un instant, elle fut obligée de s’appuyer au mur pour ne pas tomber. Elle nageait au sein de ses délicieuses émotions, quand un cri strident retentit dans la caverne. Sylveen vit Nick Whiffles battre soudain en retraite et faire feu de son pistolet, tandis qu’un Indien couvert d’affreuses peintures et brandissant un tomahawk se présentait à l’entrée de la salle. Quelques minutes après, cette salle se remplissait de sauvages et de trappeurs blancs dont l’extérieur et les manières n’étaient guère moins hideux que ceux des Peaux-rouges.

L’effroi, le désappointement paralysèrent la fille du guide. Tout lui parut comme les fantastiques transformations d’une lanterne magique. Ces grandes ombres qui se dessinaient, çà et là, avaient-elles un corps ? Ces armes qui brillaient sous ses yeux étaient-elles d’une matière solide ? Sylveen ne rêvait-elle pas dans son cachot ? Le Loup la tirant alors par son vêtement, l’entraîna dans la pièce du fond.

Nick avait déjà commencé la défense. Abram Hammet se relevant, une hache à la main, se fraya un chemin jusqu’à notre ami qui se trouvait là dans son élément, une diablesse de maudite petite difficulté, et avait, en un clin d’œil, déchargé les six coups de son revolver, c’est-à-dire couché à terre six « vermines. » Ramassant alors la carabine de la sentinelle, et s’en formant une massue, il continua vigoureusement le combat, en criant :

— Allons ! tas de coquins, approchez, je suis prêt. Je mettrai quelques-uns d’entre vous dans une maudite petite difficulté ; oui, pardieu ! Hurlez donc comme des loups. Vous croyez peut-être m’en imposer avec ça ; mais je vous donnerai quelque chose de plus solide que des hurlements, moi ! Vous n’oublierez pas de longtemps Nick Whiffles, après ça ; c’est lui qui vous le dit. Attrape, vermine ! Hors d’ici, nègres rouges ! Tomber six à la fois sur un seul, faut-il être lâches ! Et ils appellent ça se battre loyalement ! Peuh ! Bien, Abram ; vous n’y allez pas de main morte. Jetez-les à bas comme des quilles. Tue ! pif ! paf ! pouf !

— Emploie la violence aussi peu que possible, ami Nick, et défends-toi autant que tu le pourras sans verser inutilement le sang, dit Hammet avec une imperturbable gravité.

En prononçant ces paroles de mansuétude, il fracassait le crâne d’un Indien avec le marteau de sa hache.

— Tu vois, dit-il à Nick, que je ne me sers pas du tranchant de cette arme dangereuse. Si je le faisais, il adviendrait assurément que je priverais de la vie quelques-uns de ces païens. Comme cela, je crains pourtant que plusieurs n’aient pour longtemps mal à la tête.

— Ah ! comptez que le dernier que vous avez touché est guéri pour toujours du mal de tête. Vous l’avez, mis dans une éternelle difficulté. Les voici qui reviennent ! Il nous faut sortir ou nous serons tués comme des chiens galeux. J’aurais bien voulu tirer auparavant la petite femme de cette diablesse de difficulté, cela ne se peut à présent, et Dieu sait quand cela se pourra. Hammet, forcez le passage. Où donc est Calamité ? Je l’ai vu, il n’y a qu’une demi minute qui dévorait un gredin de Pied-noir comme s’il était affamé de cette sorte de victuailles. Oh ! bien, le voici qui se roule aux prises avec deux ou trois de ces scélérats. Je ne souffrirai pas cela ; non, par Dieu ! Je ne le laisserai jamais en difficulté, jamais ! Je me battrai pour lui jusqu’à la mort. Courage, courage mon chien. Mords-les à la gorge ! Comme ça, comme ça ! Maintenant, filons, il est temps, et vite !

À coups de hache, le quaker s’était ouvert un chemin jusqu’au passage. Là il s’arrêta, pour attendre Nick.

— Appelez le chien, appelez-le, monsieur, ou ils le larderont.

— Ici, Calamité ! ici !

— Dépêche-toi, au nom du ciel ! exclama Hammet ; sans cela, il sera trop tard. Cette obscurité favorable ne te protégera plus contre les coups furieux, mais par bonheur, mal dirigés de ces gentils. Voici ton chien.

Nick opérait lentement sa retraite vers l’entrée du couloir, en parant avec sa carabine les attaques multipliées de ses ennemis. Quelques secondes encore et il aurait été dans le passage, avec une belle chance de s’échapper. Mais un coup de pistolet résonna et le trappeur tomba. Calamité se retourna avec un grognement terrible, pour venger son maître. Le quaker voulant sauver ce noble animal, l’entraîna à sa suite.

Abram Hammet parcourut la galerie souterraine avec une rapidité et une sûreté qui annonçaient qu’il en avait étudié les sinuosités. Ses adversaires marchaient à ses trousses. Mais agissant sans ordre, ils se pressaient et se gênaient mutuellement. Abram était déjà en plein air qu’ils se foulaient encore dans les ténèbres du passage. Deux canots se balançaient dans le lac à l’orifice de la caverne. Hammet sauta dans l’un et s’éloigna à force de pagaie. Calamité demeura sur le bord de l’eau, en aboyant piteusement, et refusant de se rendre aux appels de Hammet ; mais bientôt le chien prit sa course le long des rochers et le quaker ne tarda point à le perdre de vue.