Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 155-159).


CHAPITRE XXIII

Pauvre Sylveen


Nous avons laissé Sylveen Vander dans une position fort pénible et fort embarrassante. Non-seulement elle souffrait vivement de l’incertitude où elle était sur le sort de son père et de ses amis, mais le danger qu’elle courait augmentait considérablement sa détresse. Elle connaissait Mark Morrow depuis l’enfance ; mais alors, pour la première fois, elle comprenait le caractère de cet homme. Si, jusque-là, Sylveen avait pensé qu’il avait peu de respect pour les obligations morales, elle ne s’était pas figuré qu’il pouvait être un misérable vaurien, capable de méditer les plus noirs projets et de les exécuter avec une inébranlable fermeté. Elle l’avait soupçonné de méchanceté, avait fui sa société, comme la vertu fuit le vice ; mais il lui fallait la cruelle expérience de ces derniers jours, pour le voir à nu dans toute sa laideur.

Nous n’essayerons pas de décrire la première entrevue de Mark avec la fille du guide. Il se montra passionné jusqu’à l’emportement. Changeant ensuite de tactique, il tâcha de gagner par la douceur ce qu’il n’avait pu emporter par la violence. Il déploya tous les pouvoirs de l’éloquence pour la séduire. Ce fut en vain. Ses paroles n’eurent aucun écho dans le cœur de Sylveen. Elle avait courageusement affronté ses attaques, elle rejeta dédaigneusement ses supplications. Repoussé, Mark devint plus menaçant. Il déclara à sa victime qu’il la soumettrait à une discipline qui briserait sa volonté, réduirait son orgueil et dissiperait comme une fumée ses principes puritains. La douleur, dit-il, est une magicienne. Elle apprivoise les femmes aussi bien que les bêtes. C’est la grande sorcière dont ta verge impitoyable dompte toutes les choses animées.

Conformément à l’esprit de cette philosophie, Sylveen fut plongée dans un cachot humide, creusé dans le roc, et privée de toutes les jouissances mises à sa disposition lors de son arrivée à la caverne. Dans cette cellule, manquant de la lumière du ciel, de la chaleur du soleil, d’une nourriture saine, elle commença une existence misérable au dernier point. Elle ressentit un désir indicible de voir le jour, et ce désir ne fit que précéder celui de s’évader.

Pour y arriver, Sylveen essaya de s’attacher les sympathies d’Hagar ; mais la négresse avait si peur d’encourir le déplaisir de Morrow, que notre prisonnière en fut à peu près pour ses frais d’ouvertures. Lorsqu’elle eut souffert de la solitude et de l’obscurité pendant un espace qui lui sembla bien long, car la succession du jour et de la nuit ne se manifestait pas dans cette tombe souterraine, le désespoir la saisit. Elle s’était attachée à l’idée que son père ou quelques-uns des trappeurs feraient un fructueux effort pour la retrouver. Dans son isolement, elle songea à Kenneth Iverson. Elle se rappela son intrépidité, la nuit de la bataille ; elle le vit encore renversant les ennemis à ses pieds. Elle recueillit tous les souvenirs qu’elle avait de ce moment fatal. Kenneth n’était-il pas tombé d’épuisement, de blessures sur le sol ? Ne lui semblait-il pas avoir été témoin de la chute du brave jeune homme ? Ses impressions étaient vagues et incertaines. Il était cependant d’un bien grand intérêt pour la pauvre Sylveen ; car, si Kenneth vivait encore, il tenterait tout au monde pour la délivrer. Elle en avait la certitude.

Comme la pauvre fille réfléchissait ainsi, la voix d’Hagar frappa ses oreilles. La négresse parlait d’une manière incohérente et d’un ton suppliant.

— Ô Seigneur ! moi morte ! moi le savoir ! Ô massa Indien, vous laisser moi vivre encore cette nuit, et Dieu bénir vous !

À cet émouvant appel, quelqu’un répliqua :

— Silence ! ne fais pas de bruit. Indien pas tuer toi. Montre le chemin et pas un mot.

Ces paroles, articulées d’un accent impérieux, augmentèrent les craintes de la négresse qui avait complétement perdu sa présence d’esprit.

En surprenant Sylveen, ce colloque ranima l’espérance dans son sein.

— Ô massa Indien, ôtez cet affreux couteau ! Hagar pas pouvoir en supporter la vue. Vous pas pincer si fort mon bras : lui tout bleu, tout noir…

— Veux-tu bien te taire, ou je te coupe la langue et te fais cuire à petit feu !

Un rayon de lumière filtra à travers une fente de la porte de la cellule habitée par Sylveen. Regardant par cette fente, la jeune fille aperçut Hagar tremblant sous l’étreinte d’un Indien de haute taille.

— Elle là, dit la négresse ; Seigneur, détournez pierre et vous trouver porte de l’autre côté.

— Qui me cherche ? cria Sylveen dont le cœur battait à rompre sa poitrine.

— Oh ! mamselle, c’en être fait maintenant. Voici un affreux Indien venu pour prendre vous. Il va tuer nous tous. C’est la vérité pure.

Tandis qu’Hagar parlait, l’Indien avait ouvert la porte, formée d’une grande pierre plate encadrée dans de gros rameaux de chêne et placée de façon qu’il était impossible de la renverser de l’intérieur.

— Entre. Fais attention à toi, et ne laisse pas tomber ta lampe, noire impie, dit l’Indien en excellent anglais.

La négresse introduisit avec peine ses masses charnues à travers l’étroite issue, et son conducteur rouge la suivit. S’arrêtant et se tenant debout dès que la hauteur de la voûte le lui permit, il regarda tranquillement Sylveen qu’agitaient tour à tour l’effroi et l’espérance.

— Que me voulez-vous ? dit-elle.

Le Grand Esprit a envoyé l’homme rouge pour prendre la femme blanche. Mauvaise place, pas soleil, humide, vilain !

— Si vous êtes venu pour m’emmener de cet horrible lieu, un Grand Esprit vous a sans doute envoyé, répondit Sylveen. Mais cette nouvelle est trop bonne pour que j’y puisse ajouter foi. Répétez que vous êtes venu, afin de m’arracher de cet abominable séjour.

— Homme rouge pas mentir ! Grand Esprit lui a dit de tirer la femme au visage pâle de cette maudite petite difficulté ; oui bien, je le jure, votre serviteur !

— Nick Whiffles ! cria Sylveen.

— Oui, c’est lui, par Dieu ! répondit le trappeur tout joyeux.

Un moment, Sylveen fut incapable de parler. Puis, serrant le bras de Nick avec une expression de gratitude intraduisible, elle lui dit.

— Mais comment…

— Eh ! eh ! vous voyez, Bouton-de-rose, interrompit Whiffles.

Le quaker et moi avons étudié un plan. Il a réussi jusqu’à présent. Nous avons joué le prêtre et l’Indien. Je suis l’Indien, quoique les coquins prétendent que je ne suis pas beau.

— Où est votre fidèle chien ?

— Je ne sais ; c’est bien là ce qui me tracasse. Je crains qu’il ne lui soit arrivé malheur. Ça m’afflige d’être séparé de lui. C’est le meilleur des animaux. Il n’est rien qu’il ne ferait pour moi. On devrait écrire l’histoire de Calamité. Elle serait plus intéressante que celle de bon nombre d’humains. Mais où trouver un historien capable de rendre justice à la fidélité et à la sagacité de cette créature que nous appelons chien ? Quelquefois, je désire être chien ; ô Dieu, oui !

Nick Whiffles passa la main sur son front, soupira et regarda autour de lui, comme s’il s’attendait à voir son ami de la race canine.

— Pouvons-nous quitter cette place ? demanda vivement la fille du guide.

— Je le pense, Bouton-de-rose ; je l’espère, oui bien… Nous essayerons, vous savez.

— Essayons donc tout de suite, car j’ai cette prison en horreur. Vous ignorez avec quelle impatience je souhaite la liberté, le grand air.

— Ne nous pressons pas trop ; il faut d’abord que je voie comment ça se mijote, par là. Nous avons eu pas mal d’obstacles à surmonter, et ce n’est pas fini. Il y a là un coquin d’homme qui pourra bien nous mettre dans quelque diablesse de petite difficulté. Les autres dorment comme des morts, grâce à un petit soporifique que nous leur avons donné. Mais ce maudit individu avait ordre de ne rien boire, et il nous épie comme un tigre. Si nous parvenons à nous en défaire, rien ne nous empêchera d’aller où il nous plaira. Il faut que je vide cette question avec lui d’une manière ou d’une autre.

— Ne me laissez pas seule ici, je vous en conjure ! Une heure de plus dans ces ténèbres et je serais folle ! s’écria Sylveen.

Hagar, accroupie sur ses pieds, se lamentait d’une façon risible. Nick ramassa la lampe qu’elle avait posée près d’elle, et marmotta en regardant la négresse :

— Que faire de ce paquet d’ébène ?

— Ne lui faites pas de mal, demanda Sylveen.

— Elle va geindre et pleurnicher comme une personne naturelle. Essayons, pourtant.

Et s’adressant à Hagar :

— Cesse de piauler. Et si ta bouges, après que nous serons partis, je reviens te couper aussi menue que chair à pâté ; tu m’entends. Maintenant, sortons, mamselle Vander. Je vas vous mener en un lieu qui n’est pas aussi sépulcral que celui-ci.

— Merci de vos bonnes paroles, dit Sylveen.

Ils quittèrent la petite cellule, dont Nick referma la porte avec soin, en réitérant ses menaces à la négresse.

— Je vas, dit il ensuite à Sylveen, vous conduire dans la cuisine de ces écumeurs de terre. Il y a du feu, et vous y serez, durant quelques minutes, aussi en sûreté que partout ailleurs.

Ils furent bientôt rendus dans le laboratoire culinaire d’Hagar.

— Cachez-vous dans un coin sombre, dit encore Whiffles à sa compagne, et n’ayez pas peur. Il est temps que je dise un mot à ce brigand de factionnaire.

— Oh ! pour l’amour de Dieu, n’exposez pas votre vie ! Je ne me pardonnerais jamais d’avoir été la cause…

— Chut ! chut ! ne parlons pas de ça, Bouton-de-rose. Rien ne me serait plus agréable que de me mettre dans quelque maudite petite difficulté pour vous défendre. Il y a en vous quelque chose de si intéressant… suffit ! Le bonhomme Nick ne vous abandonnera jamais, tant que vous aurez un ennemi au monde ; non, par Dieu ! ajouta-t-il en allongeant résolument le bras du côté où la sentinelle montait sa garde.