Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 134-140).


CHAPITRE XX

Le Missionnaire


Nous laissons écouler un intervalle de plusieurs jours. Au bord d’un petit lac, se tient un homme d’une stature athlétique ; son costume annonce plutôt un ecclésiastique qu’un trappeur. Il porte une blouse lâche ou froc d’étoffe grossière, retenu à la taille par une ceinture de cuir. Quoique substantiels, ses mocassins sont très-simples. Il a la tête couverte d’une petite calotte de drap à peine assez large pour les fonctions qu’elle est destinée à remplir. Son aspect général prouve qu’il n’attache pas une grande importance à la toilette, quelles que puissent être ses dispositions pour les grâces spirituelles. À l’exception d’un coutelas pendu à sa ceinture, il paraît ne point avoir d’armes. Une croix descend de son cou, par une petite chaîne d’acier, jusque sur sa poitrine. Une besace, au ventre grassement arrondi, est jetée sur son dos. Ses traits sont accentués et réguliers : leur expression est grave, réfléchie. Tandis qu’il contemple alternativement le lac et les cieux, un canot d’écorce double un petit promontoire à sa gauche, et aborde sur la grève sablonneuse, près de lui. Cette embarcation contient deux personnes : l’une assise à la poupe a de larges épaules, un extérieur anguleux, et un visage rien moins qu’avenant, perdu sous une chevelure et une barbe rousses luxuriantes ; c’est Chris Carrier. L’autre est Mark Morrow ; la vue de l’étranger semble lui être désagréable.

— Qui est-ce ? dit-il. Cet homme a une mine qui ne me revient pas ; je lui ferais volontiers prendre un bain dans le lac.

— Il n’a pas l’air bien dangereux, capitaine, répondit Chris. On dirait que, pour la première fois, il a perdu de vue les établissements civilisés. Je gage que c’est quelque pauvre diable de moine égaré par accident.

— Nous allons voir, reprit Mark, mettant pied à terre, la carabine à la main et marchant vers l’étranger :

— Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il d’un ton impérieux ; que faites-vous ici ? que voulez-vous ?

L’inconnu fit le signe de la croix et dit :

— La paix soit avec toi, mon fils !

— Ah diable ! vous êtes ecclésiastique. Singulière place que celle-ci pour un prêtre !

— Partout on peut adorer le Seigneur, répliqua dévotement l’autre en se découvrant.

Mark remarqua aussitôt qu’il était tonsuré.

— Mauvaise place pour les têtes chauves ! reprit-il.

— Daigne, mon fils, témoigner plus de respect à ma profession.

— Je respecte peu l’habit, répliqua Mark en haussant les épaules.

— Cela ne te fait point honneur, car tous les gens civilisés ont de la déférence pour l’état religieux. J’ai toujours remarqué que ce sont les plus braves et les meilleurs qui ont le plus de vénération pour mon caractère comme serviteur du Très-Haut.

Le prêtre se signa de nouveau et récita pieusement Gloria tibi, Domine !

— Vous pouvez bien être ce que vous paraissez ; mais avant que je vous accepte pour ce que vous prétendez être, il faut que je sache pourquoi vous êtes ici.

— Mon fils, je suis un humble missionnaire de la croix parmi les tribus indiennes, quoique mes travaux aient été bornés en grande partie à ce peuple inoffensif que l’on appelle les Criks.

— C’est très-bien jusque-là ; mais ça ne répond pas à ma question ; ça n’explique point pourquoi vous êtes si éloigné du champ de vos travaux, répondit Mark attachant sur le prêtre un regard scrutateur.

— L’explication est facile, j’ai quitté le pays des Criks depuis plusieurs jours, en compagnie d’un chef converti et de sa fille. Il y a deux nuits, nos chevaux nous ont été volés par des maraudeurs, circonstance qui nous force de continuer notre route à pied.

— Pardonnez-moi, mon bon père, mais où sont ce Crik converti et sa fille ? fit Mark Morrow, tournant les yeux autour de lui.

— Si vous voulez vous donner la peine de me suivre un instant, je vous montrerai le Crik et sa fille, laquelle, vu la race d’où elle sort, est une bien gracieuse femme.

Morrow et Chris grimpèrent avec le prêtre un étroit sentier qui serpentait jusqu’en haut d’une falaise. Parvenus au sommet, ils aperçurent deux personnages assis à terre, près d’un feu. À l’approche du trio, ces personnages se levèrent. Le Crick converti était un Indien long, osseux, à l’air grimaud.

— Il a furieusement la frimousse sauvage, marmotta Chris. J’aurais peur qu’il se levât pendant la nuit pour me manger si je voyageais avec lui. Il ne peut rien y avoir de bon dans une pareille créature.

— Il a l’organisation et l’extérieur que lui a donnés le Créateur, dit le prêtre.

— S’il en est ainsi, repartit Carrier, on ne saurait dire que le Créateur a beaucoup fait pour s’attirer sa reconnaissance. Parle-t-il anglais ?

— Il comprend un peu notre langue, mais la parle très-imparfaitement.

— La fille, dit Morrow, ne ressemble guère au père. Elle est bien jolie, pour une squaw[1]. Je ne crois pas avoir vu un minois sauvage aussi gentil.

L’Indienne glissa furtivement ses yeux noirs sur Mark, qui demanda :

— Est-elle aussi convertie ? Il me semble qu’il lui reste quelque chose de sa sauvagerie naturelle ? Ne remarquez-vous pas, mon père, l’éclat particulier de son regard ? La mignonne lance des flammes plus dévorantes que celles de l’enfer. Ne trouvez-vous pas ?

— Malgré l’œuvre de la grâce, qui l’a touchée, elle est encore un peu farouche, répondit le missionnaire avec componction. Et ce chef lui-même a déjà contracté quelques-unes de nos habitudes, dont il ne se départira jamais, vous pouvez m’en croire. Il s’est opéré en lui un changement qui se manifestera glorieusement aux habitants de Selkirk, quand je le leur montrerai comme un des fruits de mon labeur.

— Comment le nomme-t-on ? demanda Mark, dont les doutes n’étaient pas entièrement dissipés.

— Suivant la coutume excentrique de sa race, il s’appelle Wa-wa-be-zo-win, quoiqu’on le connaisse ordinairement sous le nom d’Arc-qui-Plie, contracté en Bande-l’Arc. Il a eu beaucoup de réputation comme guerrier, et parfois encore son esprit impétueux fait explosion.

Chris Carrier tira Morrow par la manche, et lui dit à l’oreille :

— Voilà une bonne fortune, capitaine ; ce gaillard-là est juste ce qu’il vous faut. Si vous pouvez l’emmener dans la caverne, il vous soudera bel et bien, suivant la loi, avec cette fille. Ça la satisfera, voyez-vous, et elle cessera de pleurnicher jour et nuit.

Mark réfléchit : l’idée lui souriait.

— J’y penserai, Chris, répliqua-t-il. Mais il faut que je cause avec ce drôle pour m’assurer de ses intentions.

— Son histoire paraît assez croyable, sauf la conversion de l’Indien, qui n’est pas aussi aisée à avaler, dit Carrier. Comment croire qu’un bomme rouge se soit converti, vous ou moi, peuh ! L’Indien a été créé pour être sauvage et méchant, vous ne pourrez jamais le changer. Eh ! cette coquine elle-même a assez de malice dans les yeux pour un jeune et vigoureux guerrier.

— Bande-l’Arc, dit Morrow, de quelle direction venez-vous ?

Wa-wa-be-zo-win se retourna lentement vers Mark.

— Du soleil levant, répondit-il laconiquement.

— Quelle distance ?

— Cinq jours de marche,

— Il parle bien l’anglais, dit Mark au missionnaire. Vos instructions lui ont fort profité ; je vous en fais mon compliment. Il est probable que j’ai dû entendre parler d’un homme aussi habile que vous, et je vous serais très-obligé de me dire votre nom.

Mark Morrow fixait ses yeux pénétrants sur le visage placide du prêtre, qui répondit :

— Je ne puis me flatter que mon nom ou mes bonnes œuvres, si j’en ai fait, aient dépassé les limites du champ de mes opérations. Je n’ai pas cherché à plaire aux hommes et à acquérir de la célébrité par mon zèle et ma piété. Ces enfants de la nature, à la conversion de qui j’ai travaillé m’appellent le père Louis, et je suis heureux de cette appellation.

— Eh bien, père Louis, que pensez-vous des affaires temporelles ? avez-vous quelque goût pour la bonne chère ? En d’autres termes, en vous efforçant de sauver les âmes des autres, négligez-vous le soin de votre corps ?

— Pas tout à fait, je le confesse, répliqua le missionnaire en levant les épaules. J’ai toujours cru qu’il était de mon devoir d’avoir quelque égard pour l’accumulation de la substance mondaine. J’ai fait, fructueusement, avec les agents des compagnies de la baie d’Hudson et du Nord-ouest, la traite des pelleteries. Il m’a paru convenable d’agir ainsi.

Et le père Louis jeta à Mark Morrow un regard d’intelligence.

— Bon missionnaire, tu es un honnête compère, je le jurerais, dit Mark en riant. Tu es l’homme que tu parais être, un partisan des jouissances matérielles ; il sera possible de faire un arrangement à notre satisfaction mutuelle.

Ce disant, Mark étudiait la physionomie du père Louis. Son opinion flottait indécise. Tantôt il avait foi en lui ; tantôt il doutait et tantôt ne savait que penser.

— Mon fils, repartit le missionnaire, il n’est pas un homme sage celui qui ne songe pas à lui.

— C’est un Daniel ! s’écria Mark d’un ton sarcastique.

— Salomon lui-même, l’homme le plus sage de la terre, ne dédaignait pas de pourvoir amplement à son confort. Il buvait dans des vaisseaux d’or et d’argent, et, s’il faut s’en rapporter à l’histoire, il se faisait servir par les plus belles dames que l’on pût trouver dans son royaume. Ah ! soupira le missionnaire, je crains beaucoup que ce sage monarque n’ait été trop adonné aux choses terrestres !

Le front de Mark s’éclaircit ; le nuage de soupçon qui l’avait obscurci venait de s’évanouir.

— Père, dit-il, la nature t’a donné des proportions de Titan ; tu possèdes beaucoup de sang, d’os et de muscles, et tu as sans doute beaucoup souffert de la mauvaise nourriture. Je gagerais vingt-cinq louis maintenant que tu appartiens à l’école des viveurs, que tu te soucies plus d’un bol de punch flamboyant que de la perte d’une âme, et que tu préfères les dollars aux pénitences.

— Ne parlez pas trop légèrement en présence des païens convertis, répondit Louis, avec un geste significatif. Je souhaite vivement que la graine que j’ai semée prenne racine et donne des fruits abondants.

— Père Louis, tu es un rusé matois. Mais ton pieux gosier aura-t-il objection à une goutte de whiskey ? Chris, passe le flacon au bon missionnaire.

— Il n’est peut-être pas séant que je donne le mauvais exemple devant ce tison arraché au feu de l’enfer ; mais je dois pourtant me montrer reconnaissant de la courtoisie et ne ferai que tremper mes lèvres dans ce breuvage non consacré. Bande-l’Arc, dit-il à l’Indien, regarde là-bas et vois s’il n’y a rien de suspect.

Wa-wa-be-zo-win, secoua la tête en guignant avec envie le flacon que Chris tendait au missionnaire.

— Non, non, mon fils, dit ce dernier, en réponse à la muette requête du sauvage. Ce breuvage est trop violent, et d’un caractère trop rebelle pour qu’une créature aussi faible dans la foi que tu l’es, puisse y goûter.

Après cette religieuse admonition, le missionnaire appliqua la bouteille sur ses lèvres. Elle y resta longtemps faisant entendre un glou-glou régulier. Si elle n’eût pas contenu au moins une pinte et demie, le père Louis l’eût consciencieusement drainée jusqu’à la dernière goutte. Après cette libation, il fit claquer sa langue contre son palais et dit à Chris, en reprenant haleine ;

Pax vubiscum !

— Ça signifie qu’il n’y a presque plus rien, n’est-ce pas, monsieur ?

— Cela signifie « la paix soit avec toi ! » dit le missionnaire.

— Il n’en reste guère ! grommela Chris, considérant piteusement la baisse subie par son stimulant chéri.

— En vérité, mon être intérieur est à la fois réchauffé et rafraîchi. Une petite dose ne ferait peut-être pas grand mal à ce pauvre païen. Avec votre permission, il se mouillera la langue avec ce breuvage, quoique je puisse affirmer que l’action bienfaisante de mes paroles ait considérablement affadi son appétit pour l’eau de feu.

Le père Louis transmit le flacon à son néophyte qui le saisit avec avidité et en acheva le contenu d’un seul trait.

— Quel malheur que nous n’en ayons pas encore une pinte pour la fille ! maugréa Chris. Beaux convertis, ma foi ! S’il y en avait deux ou trois comme ça, un gallon de whiskey ne serait pas suffisant pour une tournée.

— Prêtre, dit Morrow, avec plus de vivacité qu’il n’en avait montré, viens avec moi et tu feras chère lie. Mais, d’abord, jure-moi le secret.

— Mon métier est de garder les secrets, dit Louis. Mon sein est un dépositaire sûr. J’ai reçu plus d’une confidence qui ferait pâlir la lumière du soleil. J’ai entendu de nombreux pénitents et de grands pécheurs…

— Leurs fautes secrètes et leur contrition reposent dans ton cœur pur et miséricordieux ! ricana Mark.

— Ouvrez la marche et ne craignez rien, dit le missionnaire.

— Et ces Peaux-rouges ? fit Mark.

— Ils m’accompagneront ; je réponds de leur bonne conduite.

— Un moment ! ajouta Mark qui prit Chris à part et causa avec lui de manière que ses paroles n’arrivassent pas aux oreilles des autres.

Lorsqu’il revint près d’eux, il était songeur.

— Père Louis, dit-il durement, vous me suivrez avec ces deux créatures. Mais je vous avertis qu’une indiscrétion vous serait fatale. Si vous révéliez ce que vous verrez, entendrez ou apprendrez, je me payerais de votre vie. Est-ce compris ?

— Je vous garantis que je suis par nature et par devoir muet comme la tombe. Conduisez-moi où vous voudrez, et vous trouverez en moi un compagnon ferme, joyeux et prudent.

— L’existence, vous le savez, reprit Mark, avec une expression menaçante, n’est pas une affaire que l’on hasarde légèrement. Si quelque chose vient à transpirer, souvenez-vous d’avoir été averti ! Quant aux Indiens, ajouta-t-il, en baissant la voix, nous avons une manière sommaire de les expédier lorsqu’ils paraissent vouloir incommoder.

Les yeux de Mark s’attachèrent, pour la centième fois, sur le visage de la jeune Crik. Son étrange beauté l’intéressait évidemment. Puis, chassant les idées que cette contemplation soulevait en lui, il redescendit lestement la falaise, et tous s’embarquèrent dans le canot.

  1. Terme usuel pour désigner une femme indienne.