Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 113-119).


CHAPITRE XVII

En maudite difficulté


Quand Kenneth recouvra le sentiment de son être, il était couché sur le dos, dans l’herbe mouillée. Une pluie fine et chaude lui fouettait le visage et avait trempé d’eau ses vêtements. Ouvrant les yeux, le jeune homme vit qu’il était jour. Le soleil cherchait à percer un réseau de nuages sombres, pour sourire à la création. Deux personnes étaient étendues près de Kenneth. Dans l’une, il eut bientôt reconnu Nick Whiffles et dans l’autre un des trappeurs de Saül Vander. Ne sachant trop ce que cela signifiait, il voulut se mettre sur son séant, mais ça lui fut impossible. Une cuisante douleur dans les membres fut la seule réponse qu’obtinrent ses tentatives.

Une lueur soudaine se fit dans son esprit engourdi jusque-là. Il était captif ; il était chargé de lien. Élargissant, toutefois, le cercle de ses observations, le malheureux Iverson vit plusieurs individus gisant sur la terre et sans doute plongés dans le sommeil. Un peu plus loin étaient attroupées les mules de la brigade. Kenneth ne tarda point à coordonner les souvenirs dans son cerveau. Il se rappela la surprise, la lutte acharnée ; le danger de Sylveen, les efforts surhumains qu’il avait faits.

Quel en avait été le résultat ? Hélas ! ce résultat était trop manifeste ; la brigade avait été vaincue et éparpillée. Quelques-uns de ses braves trappeurs étaient maintenant captifs, un grand nombre avaient péri les armes à la main.

— Nick ! fit Kenneth s’adressant à son ami.

— Eh ! vous êtes vivant ? je vous pensais mort, je le jure, oui bien, votre serviteur ! repartit Whiffles avec sa jovialité ordinaire.

— Si je ne suis pas mort, j’ai bien peur qu’il ne me reste guère de vie, reprit Kenneth. Autant que je puis juger, nous sommes dans une vilaine position.

— Oh ! Dieu, oui. Nous voilà au milieu d’une diablesse maudite de petite difficulté, tonnerre ! J’aimerais tout autant refaire le voyage qu’a fait mon grand-père dans l’Amérique centrale. Mieux vaudrait être au fond d’un volcan que grouillant ici sur le dos, pieds et poings liés, et avec une colique… hi !… ai… oui, une colique d’enfer !

Si déplorable que fût son état, Kenneth ne put s’empêcher de sourire. Nick soupira et recommença ses lamentations en se tournant vers lui.

— On n’aurait pas serré davantage un fagot d’épines, dit-il. Mes veines se gonflent comme la panse d’un crapaud. Il me semble que j’ai cent nœuds enfoncés dans les chairs. Le courant des veines du cou est presque arrêté. Je crois bien que je ne pourrai guère le supporter plus longtemps.

— Je ne vois pas trop le moyen de vous soulager, dit Kenneth.

— Ni moi, par Dieu ! repartit Nick. Je ne vois pas trop non plus comment nous nous désennuierons. Je vous raconterais bien des histoires, mais ces douleurs… puis cette damnée colique ! Cependant, quand mon oncle voyageait en Chine, sur la grande muraille chinoise, il lui arriva pire qu’à nous encore. Il fut pris par les Tartares voyez-vous, et tenu renfermé pendant six mois, sans avoir autre chose à manger que de l’acide tartarique. Vous savez que c’est dans ce pays qu’on fait l’acide tartarique. Il en a rapporté de beaux échantillons dans son cabriolet. Depuis, néanmoins, son caractère s’aigrit considérablement. Il faisait tourner le lait plus vite qu’un orage, dès qu’il s’en approchait.

— Pouvez-vous dégager vos mains ? demanda Kenneth.

— Bénie soit votre simplicité ! Si je le pouvais, ce serait bientôt fait. Mes poignets sont enflés comme des citrouilles, et je me suis mis en sang en tâchant de rompre les liens.

— Que pensez-vous donc qu’ils feront de nous ?

— Oh ! j’imagine qu’ils se contenteront de nous brûler après nous avoir embrochés à des bâtons pointus. Ah ! si j’étais délivré de ces maudites entraves, nous danserions une autre danse. J’ai toujours pensé que je finirais par faire un bifteck. Mais s’ils me font trop chauffer le sang, je me démènerai comme un diable dans un bénitier, je le jure, oui bien, votre serviteur !

— Mais, au nom du ciel, pouvons-nous faire quelque chose pour nous sauver ?

— Oh ! oui, nous pouvons en causer ; quant à l’action, les moyens sont limités, car je ne puis me remuer, si fort je suis garrotté ; oui bien, je le jure ! Je suis meurtri depuis la couronne des pieds jusqu’à la plante de la tête ! Il y a au moins une corde de cordes sur moi ! Je ne monterai plus ce pauvre Firebug. Je vendrais bon marché mes intérêts terrestres, vous pouvez m’en croire ! Mais où diable est Calamité ?

— Nous avons assez de calamité comme ça ! dit l’autre trappeur.

— Eh ! c’est du chien que je veux parler. Il est étrange qu’il m’ait délaissé. Jamais il ne m’avait abandonné dans une difficulté. Peut-être les misérables l’ont-ils tué !

En ce moment un jeune Indien glissa entre Kenneth et Nick Whiffles.

C’était Le Loup.

— Est-ce toi, petit traître ? dit Iverson. Tu viens sans doute te réjouir du succès de ta perfidie.

— Méchant louveteau ! cria Nick, si je te tenais seulement une minute, je te rognerais soigneusement les dents et les griffes.

Le Loup ne répondit pas.

— Maudite soit ma générosité ! reprit Kenneth. Pourquoi ne t’ai-je pas tué le soir où tu complotais avec Mark Morrow ? Ainsi les malheurs qui sont arrivés auraient été prévenus. Misérable ingrat, où est Sylveen Vander ?

Le Loup continua à rester coi. Il avait les bras croisés sur la poitrine, le visage impassible et regardait l’espace fixement, mais d’un air vague.

— Ah ! combien j’ai été fou d’épargner ce coquin ! ajouta Kenneth avec une colère sourde.

— Oui bien, je le jure ! affirma Nick. Si j’avais trouvé le galopin vendant notre peau, j’aurais eu une maudite petite difficulté avec lui.

— Dis-moi au moins le sort de la maîtresse, s’enquit Kenneth avec plus de douceur dans la voix.

Le Loup secoua lentement la tête.

— Quoi ! ne sais-tu pas ce qu’elle est devenue ?

L’Indien fit un geste qui signifiait qu’elle était égarée. Un éclair de joie et d’espérance illumina les traits de Kenneth.

— Le ciel dirige ses pas ! exclama-t-il.

— Va-t’en, démon silencieux ! s’écria Nick. Si je pouvais t’empoigner je le ferais bien retrouver ta langue.

Sans prendre garde à la menace, Le Loup marchait d’un pas fier, quand des cris éloignés attirèrent l’attention de nos gens. Le trouble était causé par des Indiens qui amenaient un prisonnier. Les sauvages s’éveillèrent en sursaut, et le camp fut bientôt sur pied. Des hurlements de triomphe précédèrent l’arrivée du captif. Kenneth l’aperçut. C’était un homme moitié rouge, moitié blanc, moitié sauvage, moitié civilisé, le plus bizarre objet qu’il fût possible de voir.

— Qui êtes-vous ? s’écria involontairement Iverson.

— Je suis le grand Semi-l’un-semi-l’autre, le Métis de la baie d’Hudson, l’Ours polaire du Nord, le Corbeau de la rivière Rouge. Couah ! couah ! couah !

Tom Slocomb imita le croassement du corbeau, en haussant la gamme jusqu’à ce que les collines lui eussent renvoyé un écho perçant.

— Mon père, continua-t-il, était une femme blanche et ma mère un Peau-rouge. Les deux races furent croisées ; j’en suis la preuve indéniable. Ce côté-ci est tout indien, celui-là tout visage pâle.

Un meda[1], à la mine farouche, lui tapa sur l’épaule en disant :

— Je m’en vais t’écorcher ton côté rouge, et s’il est rouge sous la peau, nous te croirons.

— Comment cela ? fit Tom en tressaillant.

— Il aura bientôt fini d’écorcher le côté rouge ! dit ironiquement Le Loup, en montrant du doigt le meda.

— C’est impossible, s’écria Tom. La nature ne permettrait pas la destruction d’une telle merveille. Va-t’en, avec les bêtises, vilain Pied-noir ! Couah ! couah ! couah !

Un des chefs piqua le Corbeau avec la pointe de son coutelas, ce qui fît faire au pauvre homme un bond prodigieux accompagné d’un rugissement de taureau. Les Indiens riaient aux éclats de cette scène. Slocomb ensuite exhala son indignation par des milliers d’épithètes extravagantes et qui augmentèrent l’hilarité de ses persécuteurs. Le chef, à la fin, dit quelques mots à ses guerriers qui s’emparèrent aussitôt du malheureux Corbeau de la rivière Rouge et le ficelèrent comme un paquet de viande boucanée. L’ayant jeté près des autres prisonniers, les sauvages s’éloignèrent.

Le Loup apporta de l’eau à Kenneth qui but avidement.

— Donne-m’en un peu, car ma langue est ardente comme un tison, dit Nick.

Le jeune Indien ne fit pas attention à la requête, et Nick fut forcé de satisfaire sa soif en prodiguant à Le Loup les plus outrageantes injures qui lui vinrent à l’esprit. Les captifs entamèrent ensuite une conversation sur leur position.

— Nous n’avons, dit Kenneth, d’autre ressource qu’à préparer nos esprits à toute sorte de tortures.

— Et nos corps aussi, riposta Nick. S’ils se contentaient de nous trancher la tête d’un seul coup ce ne serait pas si mal ; mais ils nous harasseront de difficultés, oui bien, je le jure. Le feu, voyez-vous, c’est une malédiction pour le genre humain ; il serait à souhaiter qu’on ne l’eût jamais inventé. Vous les verrez, tout à l’heure, danser autour de notre bûcher, les bandits ; et il fera chaud, je le jure, oui bien, votre serviteur !

— S’il ne s’agit que d’affaires humaines, je me moque de leurs bâtons aiguisés ; mais étant le seul de ma race, il ne me plairait pas d’être tiraillé de la sorte. Si les misérables n’étaient pas aveugles, ils s’apercevraient bien que je suis leur ami, dit Tom d’une voix dolente.

— Oh ! vous êtes trop bon pour être rôti, n’est-ce pas ? dit Nick d’un ton moqueur.

— Ce n’est pas le temps de récriminer, observa sérieusement Kenneth. Il vaudrait mieux nous disposer à la mort et aux supplices qui nous attendent.

— Vous le pouvez faire, mais moi jamais, tant que je vivrai ! répliqua énergiquement Nick. Je de ne veux pas mourir, c’est un fait. Je ne suis pas de ceux qui faiblissent. Je veux rester attaché à la terre. Les intérêts sublunaires me vont. Oui, par Dieu ! je ne veux pas les abandonner tant que je pourrai remuer un doigt, ou trancher une maudite petite difficulté. Il y a, cependant, quelque chose que je voudrais et je vous dirai ce que c’est : je voudrais bien manger, ô Dieu, oui !

Nick Whiffles poussa un long soupir.

— Pensez à changer de monde.

— Changer de monde ! Qui parle de changement ? Je ne veux changer avec personne. Que ceux qui veulent changer, changent ; pour moi, je n’en ferai rien, oui bien, je le jure. Je ne suis pas prêt à troquer un monde que j’ai vu contre un monde que je n’ai pas vu. J’ai quelque chose pour m’appuyer ici, voyez-vous !

— Pourquoi ne vous y appuyez-vous pas et demeurez-vous inactif comme une tortue renversée sur le dos ? demanda Slocomb.

Un petit Indien, tout barbouillé, s’approcha du Corbeau qui lança un « couah ! » si formidable, que le jeune sauvage prit les jambes à son cou et s’enfuit tout terrifié.

— Le monde dont je parle est moins substantiel, reprit Kenneth.

— C’est de ce monde que je me soucie le plus, répliqua Nick. Au lieu de penser à me rendre dans un autre monde, je pense à garder ma hutte ici. Moins substantiel ! Celui-ci n’est pas déjà trop substantiel ! Je désirerais qu’il fût plus substantiel ; oui, par Dieu ! Il est assez important ce monde-ci, et il me plaît, car je l’ai trouvé, excepté ces liens, dans les paroles de l’apôtre saint Paul, qui, toutefois, n’a jamais mis le pied parmi les Indiens, et n’a jamais été lié aussi étroitement que je le suis au moment où je vous parle. La vérité, c’est que, dans ma famille, on est joliment attaché à la terre. Eh ! j’ai eu un frère qui ne voulut jamais mourir. Son temps venu, il fit une telle grimace à la Camarade, et se cramponna si fermement à cette brave terre, avec ses ongles et ses dents, qu’il y resta et qu’il est encore vivant. Vous ne pouvez abattre une créature sous une maudite petite difficulté qui ne lui fait pas peur, ô Dieu, non !

— Qu’espérez-vous encore ?

— Espérer ! j’espérerai jusqu’à ce que ma tête flambe.

— Bon ! exclama Tom ; bon ! Couah ! couah ! couah ! Battez des ailes, vieux coq de bruyère, et joignez-vous au chœur.

Le trappeur qui, jusque-là, n’avait guère soufflé mot, informa Nick, par un chuchotement, que ses mains étaient libres.

— Veillez bien au grain, et faites en sorte que ces diables de Peaux-rouges ne s’en aperçoivent pas, répondit Nick du même ton de voix.

— Bien. Soyez tranquille, je vais tâcher de vous débarrasser à votre tour, répliqua le trappeur.

— Faites le mort, jusqu’à ce qu’une opportunité se présente. Les Indiens s’enivreront, avant la nuit, avec le whiskey qu’ils ont volé à Saül Vander. Soyez muet comme une carpe. Nous nous en tirerons, oui, tonnerre !

Kenneth entendit ces paroles avec un tressaillement de joie. Malgré l’horreur de sa situation, il crut aussitôt à la possibilité d’une évasion, car l’homme est ainsi fait, que l’espérance ne le délaisse qu’à la dernière seconde. Notre héros attendit le soir avec une anxiété poignante. Le temps marche vite quand nos heures sont comptées, mais il s’attarde et semble reculer alors que nous soupirons pour un grand bonheur. Kenneth voulut fixer ses pensées sur quelque objet propre à le consoler, ce fut impossible. Sylveen, l’enchanteresse, remplissait son esprit. Qu’était-elle devenue ? avait-elle réussi à s’échapper ? Où reposait-elle ? Quelqu’un avait-il soin de cette délicate jeune fille ? Ne se traînait-elle pas, harassée de fatigue, mourant de faim et de soif au milieu des bois ? Les Indiens ne l’avaient-ils point surprise ? Cruelles incertitudes ! Ces interrogations sans réponse, Iverson se les adressa mille et mille lois, jusqu’à ce que le soleil se penchât à l’horizon. En contemplant le coucher de l’astre glorieux, il éprouva un sentiment de grave mélancolie qui ne l’avait jamais frappé auparavant.

  1. Sorcier.