Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 99-104).


CHAPITRE XV

Le nid du Corbeau


Les aboiements du chien la tirèrent de son sommeil réparateur. Elle ouvrit les yeux et vit Tom Slocomb qui, accroupi près du feu mourant, la considérait avec cette expression mélangée de curiosité et d’admiration peinte sur son visage depuis leur rencontre.

— Votre chat-sauvage grogne après quelque chose, dit-il ; mais n’ayez pas peur, ma belle. Personne ne peut mettre Tom Slocomb en défaut.

— Le chien est sagace, répliqua-t-elle, Ses manières m’apprennent qu’il y a un ennemi près d’ici.

— Comme je vous l’ai dit, je suis la ligne de division entre les races blanche et rouge. Je suis prêt à recevoir tous les partis. D’un côté, je me tourne vers l’indien, de l’autre vers le blanc, répondit le Corbeau avec calme.

— Mais moi, dit Sylveen, j’ai fort à craindre et dois compter sur votre protection. Je vous supplie de ne me céder ni aux visages pâles, ni aux Peaux-rouges sans mon consentement.

— Vous céder, ma charmante ! par le pôle nord, non. Si quelqu’un vient pour vous enlever, je lui servirai sa dernière maladie. Ah ! vous me verrez dans un combat ! Je suis une légion, une armée, un tremblement de terre de la force de quarante mille chevaux !

— Si le langage des chiens vous est familier, je suis sûre que vous ne pouvez vous méprendre sur les avertissements de celui-ci, s’écria vivement Sylveen.

— Cet animal sait ce qu’il y a dehors ; mais ça ne m’inquiète guère. Cependant, puisque vous en êtes affectée, je sortirai pour voir ce que c’est.

— Il y aurait du danger, car les Indiens vont toujours par bandes. Le plus léger bruit vous trahirait et vous succomberiez sous leurs coups.

— Le Seigneur vous bénisse, jeune fille ! Tom Slocomb est-il un enfant dans ces sortes d’affaires ? Est-ce la première fois qu’il est exposé ? Ces vermines crasseuses n’ont-elles pas passé des nuits à rôder autour de moi ? Ne les ai-je pas entendues hurler et sur les montagnes et dans les prairies ? Soyez tranquille, mon ange ; et comptez sur un homme qui, comme moi, a parcouru les solitudes depuis le Nebraska jusqu’à la baie d’Hudson, et en sait plus long que tout le monde ensemble. Seulement, faites taire votre chat-sauvage.

— Silence, Calamité ! cria Sylveen.

— Maintenant que votre petite bouche soit aussi hermétiquement close qu’une corne à poudre, dit Tom qui écarta doucement la porte et écouta.

— Chut ! murmura-t-il encore.

— Ne laissez point passer le chien ; je veux qu’il reste avec moi, dit Sylveen.

Slocomb se glissa hors de la hutte. Pendant quelques minutes on ne l’entendit plus. Ces minutes semblèrent terriblement longues à Sylveen. Elle s’approcha de la porte, jeta, à l’extérieur, un coup d’œil timide. La nuit était d’un noir impénétrable. Ne pouvant rien distinguer, notre héroïne allait se retirer, quand un grand fracas, accompagné de piétinement et de froissement de branchages retentit. Calamité s’élança comme un trait dans cette direction.

Bientôt, Tom Slocomb reparut. Il était échauffé et tenait à la main un couteau de chasse maculé de sang.

— Les Peaux-rouges sont dans les environs, c’est sûr, dit-il ; j’en ai trouvé un là-bas et lui ai donné sa dernière maladie. Si j’eusse été seul, j’aurais pu aller loin sans me battre ; mais pour vous, je me mettrais en quatre. Ma tulipe, je suis le grand Ours polaire du cercle arctique. Je suis l’Ours gris indestructible des montagnes Rocheuses.

— Où est le chien ? demanda Sylveen avec vivacité.

— Je ne sais. Aussitôt après avoir expédié mon Indien, j’ai flairé un petit brin pour savoir comment ça allait par là et je suis revenu comme une balle. Vous avez, perdu votre chat-sauvage, ma duchesse ?

— Et j’ai perdu mon meilleur ami ! exclama-t-elle.

— Non, non ! votre meilleur ami est à côté de vous. Je combattrai, saignerai et mourrai pour vous, ma belle.

— Je ne doute pas de votre bon vouloir, mais je me délie de votre habileté à lutter contre le nombre. Qu’est-ce qu’un bras, si vigoureux qu’il soit, opposé à une douzaine ?

— Je suis le seul de mon espèce. Si je succombais, ma race serait éteinte, et je ne pense pas que la nature permette une telle catastrophe. Reculez-vous un peu, et laissez-moi fermer la porte, dont les jointures sont endommagées et peu propres à soutenir un long siège. Pouvez-vous tirer du pistolet, jeune fille ? Si vous le pouvez, eh ! vous aurez la chance de mourir glorieusement.

Slocomb s’assit, attisa les braises, et, à leur faible lueur, inspecta ses armes, qui consistaient en une carabine, un fusil double et une paire de revolvers.

— Nous avons, dit-il, juste quinze coups. Songez aux dégâts qu’on peut faire avec quinze coups. Nous aurons du plaisir, n’est-ce pas ?

— Pour moi, cela n’aura rien de bien amusant, dit Sylveen avec un mélancolique sourire.

— Chacun voit les choses à sa manière. Il est dans ma nature d’aimer les mêlées. Je les chéris à l’égal d’une bonne bosse de bison, et il y a eu ce matin quinze jours que je ne m’en suis régalé. Je n’ai pas beaucoup de prétextes pour me battre, comme vous voyez, car j’appartiens aux deux races ; mais quand je trouve une occasion, je la saisis aux cheveux, faut voir ! Courage, mon beau lis ; nous sommes sûrs de tuer une douzaine de Pieds-noirs au moins avant d’être pris ; et, s’ils se mettent dans la tête de nous rôtir ou jouer quelque vilain tour de cette sorte, nous leur chanterons une chanson qui les rendra enragés, pour le certain.

Il commençait à pleuvoir. De larges gouttes d’eau, passant à travers les ouvertures du toit, tombaient sur le sol avec un bruit monotone. Le feu s’éteignait. Des ténèbres profondes envahissaient la hutte. Quoique plus brave que ne l’est ordinairement son sexe, Sylveen se sentait gagner par une invincible terreur. À tout moment, elle s’imaginait voir se dresser devant elle un de ses implacables ennemis et se serrait convulsivement contre les parois de la cabane.

Assis flegmatiquement à terre, les jambes croisées sous lui, Slocomb prêtait une oreille attentive aux sons du dehors, sûr de ne pas se tromper si un Indien approchait de sa retraite. Au bout d’un quart d’heure, un pas rapide et ferme se fit entendre, puis on frappa précipitamment à la porte.

Sylveen trembla de tous ses membres.

— Qui est là ? demanda froidement Slocomb, amorçant sa carabine.

— Quelqu’un qui ne te veut pas de mal. Ouvre-moi, vite !

C’était la voix d’Abram Hammet.

— Je ne vous connais pas, monsieur ; aussi ferez-vous mieux de rester où vous êtes, répliqua Tom.

— Je le connais, s’écria Sylveen toute joyeuse ; c’est Abram Hammet, un honnête quaker.

— En ce cas, il est le bienvenu. Poussez, monsieur, et entrez.

On répondit aussitôt à l’invitation, et la haute stature d’Abram Hammet se dessina devant le feu expirant, mais que ranima Slocomb, en y jetant une poignée de branchages.

— Les Peaux-rouges vous environnent de toutes parts, dit-il avec le calme qui lui était habituel.

— De toutes parts ! répéta Sylveen effrayée.

— De toutes parts. Ils ont suivi votre piste et sont prêts à fondre sur leur proie.

— Étranger, dit Slocomb, vous voyez devant vous, si vous pouvez voir quelque chose dans l’obscurité, l’Ours polaire du Nord, et le Corbeau de la rivière Rouge. S’il faisait assez clair, vous verriez que je suis naturellement moitié visage pâle, moitié Peau-rouge.

— Ami, je ne sais qui tu es, et me soucie peu que tu sois un ours, un corbeau ou un blagueur. Je te le dis, les païens sont autour de toi.

— Ne le sais-je pas, grand enfant ? repartit aigrement Tom. N’ai-je pas eu, il n’y a qu’un instant, affaire avec l’un d’eux ? N’est-ce pas moi qui lui ai donné sa dernière maladie, moi qui ai causé sa débâcle finale ?

— Si tu es averti du danger, pourquoi restes-tu aussi tranquillement ici ? pourquoi ne te sauves-tu pas ?

— Me sauver, mon patriarche ! où nous sauverions-nous ? à travers les haches et les couteaux à scalper des sales Pieds-noirs ?

— Glisse-toi inaperçu au milieu d’eux, comme David s’est glissé dans le camp du roi Saül.

— David n’a jamais rien eu à faire avec des sournois de sauvages ! répliqua le Corbeau. Sortir ! mais ce serait conduire cette jeune beauté dans une embûche, car la nuit est plus noire que l’encre, et les Hottentots rouges sont tapis dans l’herbe, les buissons et derrière les arbres, ajouta-t-il avec chaleur.

— Ils ont un blanc à leur tête, dit Hammet.

— Le renégat blanc. Je voudrais bien lancer, dans son oreille, une note mortelle ! exclama le Corbeau.

Le cœur de Sylveen battit avec force : ses craintes renaquirent.

— Cet homme de Bélial a, dit Hammet, sous son contrôle, une troupe de vagabonds appartenant à la Compagnie du Nord-ouest. Ils sont peu scrupuleux et ont juré une haine profonde aux partisans de la Compagnie de la baie d’Hudson.

— Dites-moi, si vous pouvez, le sort de notre brave brigade, intervint Sylveen.

— Jeune femme, j’ai assisté au combat ; le sang a coulé par torrents. En vérité, ç’a été un triste spectacle.

— Serpents à sonnettes ! est-ce que vous n’avez pas pris part à l’escarmouche ? s’enquit Tom, en regardant le quaker avec curiosité.

— Ma religion me défend de frapper avec l’épée ; quoique, pressé par les gentils, j’aie peut-être déployé plus de force qu’il n’en fallait pour les abattre. O-h, a-h !

— Ne me rendez pas enragé, étranger ; sinon je vous plante mes griffes dans les chairs. Celui qui ne veut pas tuer les Indiens, quand ils l’attaquent, mérite d’être scalpé vif ! s’écria Tom.

— En vérité, je ne sais ce qui est arrivé à tes amis, reprit le quaker, s’adressant à Sylveen. Te voyant fuir, poursuivie par les Philistins, je les ai suivis pour les empêcher de verser ton sang innocent ; et en vérité, il m’a été bien difficile de les détourner de leur dessein meurtrier. Mais, allons, debout et partons ; sans quoi il nous boucaneront vivants ici.

— Je pense que l’avis est bon, dit Sylveen à Tom Slocomb.

— Oui ; s’il peut nous mener par le chemin par lequel il est venu, ce sera ce que nous aurons de mieux à faire, répliqua le Corbeau, après avoir réfléchi.

Passant son fusil en bandoulière sur son dos, il mit ses pistolets dans sa ceinture, et prit à la main sa carabine.

— Essayons, essayons, dit-il. Mais, mon gaillard, si vous n’avez pas l’agilité d’un chat ou ne pouvez retrouver votre chemin, laissez-moi prendre la tête de la colonne. Si, au contraire, vous vous en croyez capable, j’irai derrière, avec la jeune fille. Si vous tombez sur une peau cuivrée, plantez-lui la main sur la bouche, et signez-lui avec cette hache son passe-port pour l’éternité. Ma charmante, fit-il à Sylveen, que vos petits pieds ne fassent pas plus de bruit qu’un flocon de neige en arrivant à terre ; que votre robe ne froisse pas les branches ; relevez-la et avancez aussi aériennement qu’une fée.