Les Pieds-Noirs/05
CHAPITRE V
La Caverne
Quelques jours s’étaient écoulés depuis les précédents événements. Les plaines de l’Amérique septentrionale s’animaient aux fécondantes caresses du mois de mai. L’instant où les Trappeurs se mettraient en marche pour gagner les territoires de chasse approchait de plus en plus ; aussi la gaieté régnait dans le camp. Plus d’une fois Kenneth avait tenté de se mettre en rapports plus intimes avec Sylveen Vander ; mais, soit coquetterie, soit insouciance, la charmante jeune fille paraissait ne pas le remarquer. Iverson se piqua au jeu, et bientôt il s’avoua qu’il aimait cette belle enfant.
Une après-midi qu’il était sorti, suivant son habitude, pour faire une promenade à cheval, ses rêveries l’entraînèrent à plusieurs milles du camp, sans qu’il s’inquiétât de la route que parcourait son coursier. Vers dix heures, il arriva à une délicieuse pelouse, toute diaprée de fleurs, et arrosée par une source jaillissante. Ce lieu invitait au repos. Sautant à terre, le jeune aventurier attacha son cheval à un arbre et s’étendit sur un frais tapis de mousse où le sommeil ne tarda pas à le surprendre. Combien de temps dormit-il ? Il eût été fort en peine de le dire ; mais tout à coup un ricanement sec et sarcastique le réveilla en sursaut. Levant les yeux, Kenneth vit deux hommes qui venaient de saisir son cheval par la bride. À cette vue, son voyage sur la rivière Severn ; le débarquement ; les regards sinistres ; le café drogué ; la vision ; ses extases ; la privation insensible puis l’extinction de ses facultés ; son retour à la vie ; la cuisante fustigation que lui avait administrée son ami Nick ; et les tourments qu’il avait endurés, tout cela tournoya dans son esprit comme des atomes dans un rayon de soleil, et il tressaillit en remarquant la férocité sauvage qui brillait sur les traits de Jean Brand et Chris Carrier.
Ces sensations, si soudaines, si délicates et si longues à analyser, même brièvement, l’assaillirent tour à tour avec la rapidité de l’éclair. Reprenant promptement son aplomb, Kenneth se leva et fit un pas en avant ; mais alors Jean Brand arma un pistolet, ajusta le jeune homme et lui dit :
— Arrêtez là, s’il vous plaît, monsieur. Nous avons à causer avec vous.
Malgré la crainte que lui inspiraient les deux scélérats à la merci desquels il se trouvait entièrement, Iverson sourit et répliqua d’un ton assez jovial :
— Ma foi, voyageurs, je ne m’attendais pas à jouir du plaisir de votre compagnie. La plaisanterie est délicieuse. À bas votre vilain instrument, ami Jean, et voyous, tâchons de nous entendre un peu.
— Eh ! vous nous entendrez assez tôt ! fit Carrier, en haussant les épaules.
— Je n’ai jamais pu comprendre l’affaire de la rivière Severn, dit Kenneth, déterminé à user, autant que possible, de ruse. Comment avez-vous pu abandonner un camarade dans la neige ? C’est pour moi un mystère. Il me semble pourtant vaguement que nous avons été attaqués par les Indiens ; que j’ai reçu sur la tête un coup qui m’a étourdi et que vous vous êtes échappés dans le canot où vous avez été faits prisonniers… je ne sais trop.
Chris et Jeun échangèrent un signe d’intelligence.
— Nous jaserons de ça plus tard, quand nous n’aurons rien de mieux à faire, répliqua Chris. — Jean, fit-il ensuite, en s’adressant à l’autre, tiens-le en joue, pendant que je lui lierai les mains.
— Misérables ! exclama Kenneth, croyez-vous que je me laisserai attacher comme un mouton ?
Jean plaça son arme sur le front de Kenneth, en ayant le doigt appuyé sur la gâchette.
— Mettez vos mains derrière vous, dit Carrier.
Iverson se sentait bien disposé à se révolter contre cet ordre, mais l’obéissance valait mieux que la résistance. Surmontant son indignation, il se laissa garrotter.
— Amène le cheval, Jean, dit Carrier.
— Je veux savoir quelles sont vos intentions, s’écria Kenneth.
— Nous voulons que vous montiez votre cheval et veniez avec nous, aussitôt qu’il aura été sellé et bridé. Et si vous essayez de nous échapper nous vous tuerons comme un ours gris ou un Peau-rouge, ni plus ni moins. C’est clair, ça !
Brand eut bientôt apprêté le cheval. Il aida Kenneth à l’enfourcher. Puis, les deux hommes lui fixèrent les pieds avec une sangle nouée aux chevilles et passée sous le ventre de l’animal.
— Ficelé de cette façon, je veux bien que le diable m’emporte si vous tombez ! dit ironiquement Carrier.
Et, saisissant le cheval par la bride, il l’entraîna. Jean suivit par derrière, la carabine en arrêt.
Cet ordre de marche interdisait au jeune homme tout espoir d’évasion Il se reprocha la passivité dont il avait fait preuve et s’enfonça dans un abîme de réflexions amères.
Le soleil descendait peu à peu à l’horizon. Bientôt le crépuscule s’étendit sur les vastes solitudes, l’ombre arrondit la forme des objets qui finirent par perdre leurs contours dans des ténèbres profondes.
Kenneth se laissait conduire en silence. Le calme de la nuit n’était troublé que par le cri de quelques oiseaux de proie ou le hurlement des bêtes fauves.
Cependant, la route devenait de plus en plus difficile, à mesure que les trois hommes avançaient. Ils traversaient des landes arides et montueuses, encaissées entre des rochers, et semées çà et là de bouquets d’arbustes rabougris.
Iverson demeura absorbé dans sa méditation jusqu’au moment où un courant d’air vif vint frapper son visage. Relevant la tête, il aperçut devant lui une étendue d’eau qui lui parut être un lac. À ce moment, Carrier s’arrêta, délia son prisonnier, et, d’une voix brutale, lui commanda de mettre pied à terre. Kenneth obéit machinalement. Chris lui fit descendre un sentier étroit, abrupte, qui tournait autour d’un amas de roches et menait au bord de l’eau. De l’autre côté de ces roches se trouvait une grasse prairie où Jean lâcha le cheval, après lui avoir enlevé ses harnais. D’un épais buisson, Carrier tira un canot d’écorce, le mit à flot, puis enjoignit au jeune homme de s’asseoir au milieu. Les deux ravisseurs se placèrent aux extrémités, et, avec leurs pagaies, dirigèrent l’embarcation diagonalement à travers le lac. En avant se dressait une sorte de barrière colossale, formée de masses granitiques, ayant plus de cent pieds d’élévation.
L’esquif fut poussé dans une petite anse, blottie sous les rochers comme un nid d’hirondelle. Kenneth admirait, avec un étonnement mêlé d’effroi, le sombre tableau qui se dessinait dans la pénombre. Sur sa tête la pierre noire, anguleuse ; à ses pieds, un lac inconnu, muet comme la tombe et qui semblait creusé au sein même des montagnes, comme pour recevoir et engloutir à jamais les terribles secrets du crime. Qui eût pu, dans de telles circonstances, retenir un mouvement de terreur ? Iverson était brave assurément ; il l’avait prouvé en maintes occasions ; pourtant, il sentit une sueur froide baigner ses membres.
— Baissez-vous un peu et suivez-moi, lui dit Carrier. Jean, ajouta-t-il, en s’adressant à son compagnon, veille au grain, mon vieux.
Le voyageur se pencha et parut s’enfoncer dans les entrailles du rocher. Kenneth jeta encore un regard sur la surface unie du lac, poussa un soupir, et imita Chris. Le boyau dans lequel ils cheminaient, était si étroit, qu’il fallait presque se courber en deux pour pouvoir avancer. Au bout de quelques minutes de cette marche difficile. Carrier lui dit :
— Vous pouvez vous tenir debout.
Kenneth l’entendit fureter dans l’ombre. Deux coups secs, accompagnés d’une pluie d’étincelles, lui apprirent que Carrier battait du briquet. Bientôt, à la lueur d’une lampe que venait d’allumer son guide, il remarqua qu’ils étaient dans une caverne à la voûte de laquelle pendaient de nombreuses stalactites, aux formes bizarrement déchiquetées.
— Le voyage n’est pas encore terminé, reprit Carrier. Prenez patience, mon bon monsieur, nous allons vous montrer ce que peu de gens ont vu ; aussi, quand vous retournerez chez vos amis, gardez-vous bien de leur révéler le mystère ! continua-t-il avec un rire sinistre.
Jean approuva son compagnon, par un signe de tête qui n’était guère plus rassurant.
— C’est vraiment une place délicieuse, pour ceux qui aiment à rêvasser, dit-il : aussi, j’espère que vous resterez longtemps parmi nous.
Carrier intima encore à Kenneth l’ordre de le suivre, et, après quelques tours, à droite et à gauche, ils pénétrèrent dans un compartiment plus vaste, plus élevé et plus sec que le précédent.
Deux lampes suspendues à la voûte, en éclairaient l’intérieur.
Seule une négresse, qui semblait avoir traversé l’âge des orages, occupait cette salle souterraine. En l’apercevant, Kenneth se souvint de Gil Blas de Santillane et de ses merveilleuses aventures sur et sous terre. Cette créature avait, évidemment, travaillé sur elle-même à la floraison d’un adipocère, car elle offrait une preuve frappante de ce que l’industrie humaine peut accomplir en cette ligne particulière. Elle avait les lèvres éloquemment africaines, le nez religieusement écrasé, les cheveux crépus et laineux à souhait, le front bas en toute conscience, les joues bouffies et pendantes autant que possible, la peau d’un noir luisant, émaillé comme une empeigne de cuir vernis. Dès qu’il distingua Kenneth, ce gentil spécimen de notre espèce, fit claquer ses doigts sur ses vastes flancs, tomba dans un accès d’hilarité longue et franche, en imprimant à ses membres un tel mouvement qu’on eût dit qu’ils étaient faits de gélatine.
Kenneth, qui ne voyait rien de risible dans tout cela, ne prit aucune part à cette ébullition de gaieté. Mais, il examina, d’un œil curieux et intéressé, les différents articles que contenait la crypte. En un coin, c’était un tas de peaux de buffles ; dans un autre, un amas de pelleteries ; ici, un quartier de venaison ; là, un chapelet de poissons fumés ; ailleurs, les cornes d’un original, avec la patte d’une panthère, étaient fixées à la muraille. Ailleurs encore c’étaient des fusils et carabines avec leur attirail. Sur une saillie de la roche, en forme de console, se trouvaient des pistolets diversement montés et provenant de fabriques différentes. Une table grossière, dressée sur un tréteau, occupait le centre de la salle.
— Allons, Hagar, dit Carrier, trêve à les ricanements et donne-nous quelque chose à manger. Nous avons une faim de loup, ce soir.
La négresse sortit lourdement et revint, au bout de quelques instants, avec de la viande froide et une bouteille de whiskey. On délia les mains de Kennenth en lui disant qu’il pouvait souper, s’il le voulait. Mais, n’étant pas disposé à satisfaire son appétit, il refusa, sous prétexte qu’il était fatigué. Puis, il se jeta sur une peau de buffle et feignit de dormir.
Jean et Chris attaquèrent vigoureusement leur repas ; et accordèrent une attention soutenue à la bouteille, tout en jetant de temps à autre, leurs yeux sur le jeune homme et en se livrant à des remarques sur son compte. Kenneth simulait le sommeil d’un homme harassé, mais avait un grand soin de tenir l’œil et l’oreille au guet.
— Ce gaillard-là en prend tout à son aise, dit Jean. Du diable, si je pourrais ronfler dans sa position !
— Ne te fie pas trop aux apparences, répondit Carrier, engloutissant un énorme morceau de viande qui aurait étouffé un chien modeste. Ce renard-là peut bien jouer un rôle. Ce n’est pas un luron de mon espèce, venu à pied du Texas, qu’on trompe aisément. On connaît assez son monde pour être généralement soupçonneux. Notre homme a bien l’air de dormir, mais qui ne voit que la surface ne voit pas le fond, hum !
Jean se pencha vers son compagnon et lui demanda d’un ton bas, quoique parfaitement distinct pour Kenneth :
— Qu’est ce que le capitaine en va faire maintenant ?
— Rien de bon, je t’assure. Nous le garderons en sûreté jusqu’à nouvel ordre ; quoique — si j’avais le champ libre, je — Carrier guigna furtivement Kenneth et passa son doigt sur sa gorge. — Il serait bien mieux pour nous de nous en débarrasser, à cause de ce qui s’est passé, quand nous avons entrepris de le conduire de la factorerie d’York à Norway-House, ajouta-t-il. Il serait plus convenablement ailleurs qu’ici, hum !
— Ah ! c’est un dur à cuire, répliqua Jean. Sans cela il ne se serait pas tiré d’affaire à la rivière Severn. Au surplus, je m’en moque. Il appartient au capitaine, qui en fera ce qu’il voudra.
Ils causèrent pendant quelque temps de la sorte ; puis leur conversation s’embrouilla peu à peu, en raison des soins qu’ils ne cessaient de prodiguer à la bouteille. La langue de Jean s’épaissit et il finit par laisser tomber sa tête sur la table. Chris essayait de faire les yeux doux à la négresse qui souriait dans un coin, en faisant trembloter ses volumineuses masses de chair. Mais l’alcool avait alourdi ses membres et il resta cloué sur son siège jusqu’au moment où le sommeil s’empara aussi de lui. Avant qu’ils ne s’endormissent, Hagar, — ayant disposé des couvertes et des peaux de buffles à l’entrée du souterrain, — les conduisit et les coucha sur ce lit improvisé. Jean était presque ivre-mort ; mais Carrier, malgré son ébriété, recommanda plusieurs fois, et d’un ton menaçant, à la négresse de veiller sur leur prisonnier.