Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 1-9).


LES
PIEDS-NOIRS


CHAPITRE PREMIER[1]

Kenneth Iverson


Un canot d’écorce remontait lentement la rivière Severn, vers le lac Ouinipeg. À la poupe du léger esquif se tenait un jeune homme dont l’air et l’attitude annonçaient un état de profonde méditation. Il était apparemment ou préoccupé par une pensée absorbante, ou perdu dans une de ces rêveries vagues et nuageuses, auxquelles est sujette la jeunesse, et qui n’abandonnent les natures poétiques qu’à une époque avancée de la vie, quand la réalité a remplacé la fiction, et quand les rudes leçons de l’expérience ont éteint les lueurs brillantes de l’imagination. Quoiqu’il n’eût pas dépassé de beaucoup l’âge de la minorité, ses traits avaient un certain cachet de maturité, imprimé par une précoce habitude de la réflexion ou par le contact du monde et de ses vicissitudes. Sa chevelure brune, bouclée, tombait sur un visage agréable, sa bouche était empreinte de délicatesse, de fermeté et de bienveillance. Il avait le front développé, les yeux grands, mélancoliques, le nez droit, bien dessiné. Une barbe naissante, brune et soyeuse ombrageait son menton. Sa taille unissait la force au prestige de la beauté masculine. Il portait un capot[2] de fabrication grossière, hermétiquement fermé et parfaitement approprié au pays et aux éventualités de la vie de chasseur dans les régions septentrionales. Des mitas[3], à lourdes franges, emprisonnaient, mais sans les dissimuler, les contours de ses jambes finement modelées. Ses pieds étaient chaussés de mocassins et sa tête coiffée d’un chaud casque[4] de fourrure. Pour armes, il avait une longue carabine et des pistolets, avec leurs accessoires indispensables. Ces objets étaient placés près de lui, au fond du canot. Notre jeune homme se nommait Kenneth Iverson. Ses compagnons ne méritent aucune description particulière. Les personnes familières avec l’histoire de la Compagnie de la baie d’Hudson, n’auront pas de difficulté à se représenter exactement deux de ses employés subalternes.

Chris Carrier, l’un d’eux, avait trouvé le moyen de se rendre du Texas aux latitudes glacées du Nord-ouest, et y remplissait tour à tour les rudes fonctions de guide, chasseur ou trappeur. L’autre, Jean Brand, était un Canadien-Français, qui, pendant bien des années, avait fait le métier de voyageur[5]. La nature ne l’avait pas doué de grâces personnelles, mais elle l’avait indemnisé, en quelque sorte, en lui donnant, à profusion, des nerfs et des muscles. S’il ne pouvait rivaliser de hauteur avec son ami Carrier, il le battait assurément par la largeur et l’épaisseur de ses épaules.

Tout à coup, il cessa de faire jouer sa pagaie, et Carrier tourna adroitement la proue de l’embarcation vers la rive gauche de la rivière. Le canot toucha bientôt le bord, avec un choc qui ébranla sa frêle charpente.

Troublé par cette secousse, Kenneth Iverson leva sur Carrier un regard surpris, et remarqua, pour la première fois, une expression sinistre sur la figure de cet individu.

— Pourquoi vous arrêtez-vous sans mon ordre ? dit-il, avec un peu d’aigreur dans la voix.

— Ceux qui connaissent notre métier savent qu’il est d’usage de s’arrêter, de temps en temps, pour fumer une pipe, répondit brusquement Carrier.

— Vos pipes reviennent souvent. Il y a une demi-heure à peine que vous avez fumé et causé ensemble dans un dialecte à demi barbare. Je suis assez initié à la vie de voyageur pour savoir que ce que vous appelez fumer une pipe c’est une halte de deux heures au moins.

— Un gaillard qui a fait la route du Texas ici, et connaît un peu de tout, n’a pas besoin d’être catéchisé par un enfant. Je suis un vieux routier, j’espère, et j’en sais autant sur le pays que qui que ce soit. Si je veux dîner et fumer une pipe, à terre, je garantis que personne, jeune ou vieux, ne m’en empêchera.

Après ces mots, Chris Carrier échangea un coup d’œil avec Jean Brand, qui approuva de la tête.

— Vous montrez un esprit mutin et pervers qui mérite châtiment ; mais n’importe ! faites maintenant comme vous l’entendrez. Cependant, je vous avertis de prendre désormais garde à votre langue et à vos actes, répliqua tranquillement Iverson.

Il était midi ; et on arrivait à la saison où l’hiver étend son manteau de neige et de glace sur les contrées du nord. Le sol était déjà blanchi par les frimas. Les arbres avaient perdu leur verdure, et, dénudés, ils gémissaient au souffle des vents qui s’élancent des plaines marécageuses de la baie d’Hudson vers les collines et montagnes occidentales. Les cours d’eau commençaient à charrier des glaçons.

Kenneth descendit sur le rivage, et, pour dire la vérité, il n’était pas fâché ! d’étirer ses membres engourdis par le froid.

— Vous n’avez pas d’objection à ce que nous allumions du feu, je suppose ? dit Jean, avec un haussement d’épaules dédaigneux.

— Il est, répliqua Iverson, contre les règles du service, qu’un voyageur aborde pour dîner ; mais, ainsi que je vous l’ai dit, faites pour cette fois comme vous l’entendrez.

— N’en doutez pas, monsieur ! riposta Chris avec un regard insolent.

Kenneth retira ses armes du canot et se promena rapidement le long de la rivière, tandis que ses subordonnés insoumis amassaient du bois pour faire le feu. Il éprouvait un certain malaise. Un sentiment instinctif qu’il courait des dangers le tourmentait, et il cherchait à chasser cette appréhension par l’exercice ; mais, quoiqu’il fût d’un caractère enjoué et peu soucieux, ses craintes grandissaient malgré lui. S’arrêtant, il examina les voyageurs qui lui tournaient le dos. Ils avaient allumé le feu et étaient assis devant le foyer. « Leurs têtes, murmura le jeune homme, sont bien près l’une de l’autre ; je me demande s’ils sont de bonne foi. Si je ne les avais vus à la factorerie d’York, je serais porté à croire qu’ils sont secrètement à la solde de la Compagnie du Nord-ouest. Mais pourquoi me torturer l’esprit ? Kenneth Iverson peut, certes, prendre soin de lui. Ah ! continua-t-il, avec un soupir et une teinte d’amertume, c’est une partie des peines réservées à un aventurier. »

À moitié honteux de sa peur et de ses soupçons, il retourna vers Chris et Jean, qui, en le voyant approcher, s’occupèrent à apprêter le repas.

Séduit par la douce chaleur de la flamme, Kenneth se jeta sur le sol avec une nonchalance apparente, en surveillant les mouvements de ses perfides serviteurs. Il se serait sans doute replongé dans sa rêverie, si Carrier ne lui eût offert une écuelle pleine de café, en disant :

— Je pense que quelque chose de chaud ne vous fera pas de mal, jeune homme, quoiqu’il ne soit pas d’usage d’atterrir pour dîner.

Kenneth accepta machinalement le vaisseau et en but le contenu à petites gorgées, tout en mangeant une tranche de pemmican[6]. Bientôt ses paupières s’alourdirent ; peu à peu le sommeil s’empara de ses sens. Son regard devint terne. Les objets dansèrent devant sa vue comme des formes noyées dans le brouillard. Le brasier pétillant lui apparut comme un lointain coucher de soleil. Jean Brand et Chris Carrier passèrent et repassèrent devant lui ainsi que des personnages dans le fond d’un théâtre. Il s’imagina que quelqu’un avait enchaîné ses membres et paralysé ses facultés. Un horrible cauchemar l’oppressait et il luttait de toute sa force pour s’en débarrasser. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son visage. S’il eût eu toutes les richesses de la Compagnie de la baie d’Hudson, il les eût échangées volontiers pour pouvoir se lever fort et dans son état normal.

Tout à coup, cette ataxie cessa. Il lui sembla qu’on lui avait brisé le crâne par un coup furieux. Puis il perdit connaissance et resta comme mort sur la place.

Kenneth demeura longtemps dans cette position. Quand il recouvra ses sens, une douleur cruelle l’envahissait tout entier. En ouvrant les yeux avec effort, il vit un ciel obscurci par de larges flocons de neige. Pas de trace de feu ; pas l’ombre de ses compagnons. Il essaya de soulever sa tête. Ses cheveux étaient chargés de givre. La rigueur du froid septentrional avait transi son corps. À peine pouvait-il se bouger.

L’amour de l’existence était profondément enraciné dans le cœur de Kenneth. Se sentant trop jeune pour céder au destin et s’abandonner servilement à la mort, il fit appel à toute son énergie morale et physique et, après une longue et pénible lutte contre la torpeur qui lui figeait le sang dans les veines, il parvint à s’asseoir sur son séant, puis à se tenir sur les genoux et enfin sur les pieds. Le cerveau lui tournait d’une manière vertigineuse. Instinctivement, il porta la main à sa tête. Elle lui faisait un mal atroce et son front était couvert de sang que l’inclémence de l’air avait congelé. Ses yeux cherchèrent encore le feu ; mais la neige avait couvert le lieu où il avait brûlé. Kenneth tâtonna pour retrouver sa couverte et ses armes ; ce fut en vain.

— Les misérables ! murmura-t-il, ils m’ont laissé bien maigre chance de vie. Comment combattre l’âpreté de ce vent et cette neige impitoyable ?

Il essaya de marcher, mais ses jambes refusèrent de lui obéir et il se traîna à quelques pas, s’arrêta, frictionna ses membres, frappa ses mains et ses bras sur sa poitrine, pour ranimer la circulation.

— Je ne veux pas mourir ! exclamait-il. L’existence ne me sera pas si indignement arrachée ! Cela ne se peut. La Providence étendra sur moi une main secourable.

Kenneth Iverson tourna vers le ciel son visage meurtri et livide, et élevant ses bras il ajouta, avec l’instance du désespoir :

— « Souviens-toi de moi ce soir, et je me souviendrai de toi toujours ! »

Une piquante rafale, descendant des liantes terres, et le fouettant à la face, répondit comme une moquerie à sa prière. Ses dents claquèrent et la vivacité de l’air le pénétra jusqu’à la moelle des os. Un bouquet de bois se montrait à une faible distance, il s’imposa la tâche de se traîner vers cet abri.

La rage de l’ouragan augmenta aux approches de la nuit ; la bise implacable ne cessait de se déchaîner sur le pauvre jeune homme. Un nouvel ennemi se dressa encore contre lui : c’était le Sommeil, ce terrible allié du froid. Il s’appesantit sur ses yeux avec une force presque irrésistible ; il lui chanta qu’il fallait dormir, l’en pria et supplia amoureusement, s’empara de son cerveau et le maîtrisa complétement.

— Mon Dieu ! s’écria Kenneth, d’un ton plein d’angoisses, vais-je succomber ? Oh ! non, je veux me défendre, jusqu’au dernier moment.

Le vent lui appliqua un soufflet glacial sur la joue. Pourtant, Iverson avança encore en chancelant. Mais la fatale somnolence le gagnait, et le dominait impérieusement. Il commença à se rendre à cette effroyable puissance. Alors, l’infortuné crut qu’il s’enfonçait mollement dans les régions d’un songe délicieux. Ses membres ne le firent plus souffrir. Il ne s’inquiéta plus de la tempête qui sévissait autour de lui. Sa prudence était vaincue, sa volonté de résister détruite. Avec un pâle et morne sourire aux lèvres, il s’affaissa dans la neige. De suaves images voltigèrent devant son esprit fasciné ; poussant un soupir, il se livra à ces enivrantes mais funestes sensations.

Abîmé dans cette mer de voluptés, il perdit toute conscience de son être[7].

Néanmoins, il lui sembla, au bout d’un certain laps de temps, que quelque chose de tiède lui effleurait le visage ; d’abord il crut que c’était un rayon de soleil mystérieusement dérobé aux portiques du Nord ; mais cette conception ne dura guère. Iverson se sentit saisir rudement par l’épaule. Cette brusque étreinte lui déplut, car elle détournait le cours paisible de ses émotions. Qui donc osait troubler son extase épicurienne ? Kenneth supposa qu’un mortel envieux l’arrachait à un bain chaud pour l’exposer au froid d’une nuit de février. Il éprouva une sorte de douleur à l’un de ses bras ; il eut une idée confuse que les dents aiguës d’un animal féroce lui lacéraient les chairs. Maudite interruption ! Quel sacrifice notre homme n’eût-il pas fait pour une heure encore de repos ? Ses oreilles tintaient d’une étrange façon. Il pensa entendre les aboiements d’un chien et se demanda comment il se faisait qu’un pareil animal l’enlevât à son monde imaginaire. Cependant le chien-fantôme le tirait avec violence par le collet, ne lâchant prise que pour jeter aux échos de la nuit un aboiement long et sourd, comme s’il voulait s’adresser à des oreilles humaines pour l’aider dans une tâche qu’il ne pouvait accomplir.

— Ohé ! mon chien, qu’y a-t-il ? cria une voix forte et joviale,

Iverson ne fit aucune réponse. Sa couche était trop luxueuse, ses délices trop grandes pour lui permettre de parler.

— Quoi ? une créature humaine ici ? ajouta la voix, qui parut à Kenneth sortir de quelques affreux chaos et le surprit désagréablement, comme une fausse note dans un harmonieux concert.

— Ah ! ah ! mon beau monsieur, ça ne se fait pas. Diable ! vous vous êtes fourré dans une maudite petite difficulté !

— Allez-vous-en : vous m’ennuyez, fit Iverson avec l’accent indistinct et pâteux d’un homme ivre.

L’articulation de ces mots lui coûta un effort qu’il se sentait peu disposé à faire.

— Si je vous laisse, mon brave, je ne m’appelle pas Nick Whiffles. Je n’ai jamais abandonné une créature dans une situation fâcheuse. Ah ! ah ! nous avons un médicament pour vous. On vous fera lever, oui bien, je le jure ! Je vous administrerai le meilleur fouet que vous ayez reçu depuis que votre vieux maître d’école vous a retroussé, pour vous corriger. Ah ! ah ! oui bien, vous l’aurez, je le jure, votre serviteur !

L’homme qui s’appelait Nick Whiffles, tira une longue baguette d’une carabine plus longue encore, et tenant Kenneth d’une main, de l’autre la baguette, fit pleuvoir, sur ses épaules et son dos, une grêle de coups, comme jamais il ne lui en était échu une depuis son arrivée sous la calotte du ciel.

D’abord, le jeune homme fit à peine attention à cette discipline ; mais, à mesure que Nick, s’échauffant à la besogne, appliqua sa correction avec plus d’éloquence, Iverson ressentit les douleurs de la résurrection. Le voyage de retour de son Élysée aux réalités de ce monde fut bien autrement pénible que la transition graduelle par laquelle il avait perdu la conscience des choses extérieures. Une à une ses facultés sortaient de l’assoupissement, mais pour s’éveiller à une souffrance inouïe, indescriptible. Son hallucination chérie fuyait sous les coups incessants de son bienfaiteur. La rigidité de son sang se fondait insensiblement et la vie rentrait dans ses veines comme les gouttes glacées de l’agonie. Il se fâcha contre le nouveau venu, qui entremêlait cette ardente flagellation d’apostrophes fantastiques :

— Ah ! vous prendrez une prairie pour votre lit ! Vous vous envelopperez dans une couverture de neige pour rêver, comme un Turc, mon bon monsieur ! Tout beau ! je vous enseignerai des habitudes plus décentes, dût-il m’en coûter un temps très-précieux et le prix d’une baguette ! Que dites-vous de mon spécifique, étranger, eh ?

Kenneth recueillit assez de force pour s’élancer, mais mollement, sur le bourreau. En récompense, il reçut une nouvelle distribution de horions sur les mains, les bras et le visage.

— Que… que me voulez-vous, monsieur ? demanda-t-il, fort indigné de ce procédé qu’il trouvait parfaitement incivil.

— Vous traiter à ma façon, voilà tout, répliqua Nick avec un calme provocateur. Vous voyez qu’il y a une polissonne de petite difficulté entre nous.

Le trappeur, — son accoutrement indiquait que telle était sa profession, — poursuivit sa bizarre médicamentation jusqu’à ce qu’il eût ramené la chaleur vitale dans les artères de Kenneth, dont la colère, s’apaisant avec le retour de la raison, fit place à diverses sensations. Nick, épuisé, cessa ses cordiales fustigations, pour aider le jeune homme à se remettre sur ses pieds.

— Les tortures de la mort auraient, dit ce dernier, été moindres que les tortures de la résurrection ; mais je vous dois la vie à vous et votre chien ; croyez-moi, monsieur, je ne l’oublierai pas.

— Sans doute, étranger, sans doute ! mais ne vous occupez pas de bagatelles maintenant. Prenez mon bras et lâchez de marcher. Mon chien et moi rôdions dans le bois que voici, quand j’ai entendu l’animal qui m’appelait. Il ne me parla point comme nous le faisons vous et moi ; mais il me parla en bonne langue de chien. Nous nous connaissons, lui et moi, oui bien ! Au physique il n’est pas merveilleusement intéressant, mais, tel que vous le voyez, il raisonne comme un ange. Vous trébuchez, monsieur ; mais, courage ! dans une minute, je vous aurai mené devant un bon feu et vous prendrez un cordial pour raviver la circulation du sang ; oui bien, je le jure, votre serviteur !

  1. La scène se passe dans l’Amérique septentrionale, entre les 50° et 55° de latitude, 95° et 100° de longitude.
  2. Sorte de longue houppelande, en étoffe ou en pelleterie, dont on se sert dans l’Amérique septentrionale.
  3. Espèce de guêtres montant jusqu’au genoux, en drap ou en cuir, qui font partie du vêtement des Indiens et des voyageurs dans le Nord-ouest.
  4. Le casque est la coiffure d’hiver des habitants du nord. C’est une toque en pelleterie. Quelques casques commandent des prix très-élevés. Il y en a qui valent cent, cent-cinquante et même deux cents francs.
  5. Les Canadiens appellent spécialement voyageurs les gens qui font des explorations dans le Nord-ouest.
  6. Chair de gibier (principalement de buffle) désossée, séchée et ficelée fortement en gros paquets, de 30 kil. environ, pour l’usage des voyageurs.
  7. Ce tableau des sensations de l’homme qui se gèle est plein de vérité. Les personnes familieres avec les régions septentrionales ne manqueront pas de l’admirer. (Note de l’éditeur.)