Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France/M. LAROMIGUIÈRE

Librairie de L. Hachette ET Cie (p. 1-20).
LES
PHILOSOPHES CLASSIQUES
EN FRANCE
AU XIXe SIÈCLE

CHAPITRE PREMIER.
M. LAROMIGUIÈRE.


I


Quand paraît une philosophie nouvelle, son premier soin est d’enterrer la philosophie précédente. L’éclectisme n’y a pas manqué, et c’était son droit. Mais il y a diverses manières d’enterrer les gens, et celle qu’on employa pour les philosophes du dix-huitième siècle est singulière. Voici une conversation qui en donnera l’idée ; elle m’a été racontée par un vieux sensualiste, ami de Laromiguière. Il passait devant la Sorbonne vers 1824, et un jeune étudiant de sa connaissance, qui sortait d’un cours célèbre, l’arrêtait, le prenait par le bouton de la redingote, et lui parlait ainsi :

« Bonjour, cher monsieur, comment vous portez-vous ? Êtes-vous toujours sensualiste, immoral et athée ?

— Comment ?

— Oui ; vous n’admettez pas que la raison soit une faculté distincte ; vous attaquez les idées innées ; vous dites qu’une science parfaite n’est qu’une langue bien faite. Vous renouvelez Condillac ; donc vous ne pouvez croire ni à la vérité, ni à la justice, ni à Dieu »

— Bon Dieu !

— Oh ! je sais ce que vous allez dire ; vous séparez l’attention de la sensation, vous restituez quelque degré d’activité à l’âme. Palliatif inutile. Au fond, vous êtes du dix-huitième siècle ; votre philosophie détruit la dignité de l’homme ; vous êtes réduit au matérialisme ou au scepticisme. Choisissez.

— Je vous remercie, mais je ne choisis pas.

— C’est que vous êtes inconséquent. Le sensualiste nie la raison, qui est la faculté de connaître l’absolu. Donc il détruit les preuves de l’existence de Dieu, qui est l’absolu. Donc il détruit les principes de la science, qui sont des vérités absolues. Donc il détruit les principes de la morale, qui sont des vérités absolues. Il est donc, athée, sceptique, immoral ; c’est une ruine universelle. Voilà les conséquences qu’entraîne la philosophie du fini ; il faut ramener l’infini dans l’univers et dans la science. Sans l’infini, point de fini ; car le fini n’étant fini que par quelque autre fini, ne saurait se soutenir par lui-même. L’infini est le primitif ; le fini est le dérivé. Oter l’infini du fini, c’est supprimer le fini avec l’infini. Vous ne pouvez vous tirer de là. Mais adieu ; trois de mes amis m’attendent ; nous devons discuter aujourd’hui la manière dont l’intelligence passe du moi au non-moi, et du subjectif à l’objectif. »

Le pauvre disciple de Laromiguière, un peu confus et inquiet, monta à la bibliothèque de la Sorbonne, et pour se rassurer ouvrit le premier volume de son professeur. « Serait-il bien possible, disait-il, que la doctrine de mon cher maître renfermât de si étranges conséquences ? » Et il relut les passages suivants :

L’harmonie admirable qui règne sur la terre et dans les cieux force la raison à reconnaître une intelligence suprême qui a tout disposé avec une souveraine sagesse.

L’idée de Dieu sera à l’épreuve de toutes les attaques, si elle s’appuie sur le sentiment. Du sentiment de sa faiblesse et de sa dépendance, l’homme ne s’élèvera-t-il pas par un raisonnement inévitable à l’idée de la souveraine et de la souveraine puissance ? du sentiment que produisent en lui la régularité des lois de la nature et la marche calculée des astres, à l’idée d’un ordonnateur suprême ? du sentiment de ce qu’il fait lui-même quand il dispose ses actions pour les conduire vers un but, à l’idée d’une intelligence infinie ? Ces trois idées ne sont qu’une seule idée. Mais comme cette idée unique sort de trois sentiments divers, on a pu, en la prenant sous trois points de vue, en faire le moyen de trois arguments de l’existence de Dieu, distincts et séparés. Le premier est puisé au fond même de notre nature. Le second éclate dans la magnificence du spectacle de l’univers. Le troisième nous vient avec une force irrésistible de la considération des causes finales.

Et un peu plus loin :

Ce qui constitue proprement la bonté morale, c’est la fin que se propose l’agent libre, à savoir, le bien de ses semblables, et quelquefois aussi d’autres motifs, comme celui de ne pas blesser la dignité de sa nature, de nous conformer à l’ordre, et surtout de nous soumettre à la volonté de notre Créateur.

Sensation, statue ! Il n’en faut pas davantage à certains esprits pour crier au matérialisme. — La sensation de l’âme est distincte de l’impression de l’organe. — L’âme est une substance immatérielle, inétendue, simple, spirituelle. Vous ne pouvez nier la simplicité et la spiritualité de l’âme, qu’en niant que vous ayez la faculté de comparer, ou qu’en admettant en vous pluralité de moi, pluralité de personne.

Ces passages et beaucoup d’autres semblables, tirés de Condillac lui-même, le consolèrent un peu : « Car enfin, se disait-il, il est clair que mes philosophes admettent toutes ces sages et honnêtes doctrines, non par pudeur, complaisance ou bonté de cœur, mais par démonstration. Leur philosophie ne les en détourne pas, elle les y conduit ; elle leur fournit des arguments, non des objections. Pourquoi donc mon jeune étudiant les pousse-t-il de force dans des opinions dont ils s’écartent avec horreur ? Pourquoi veut-il que son chemin soit le seul praticable ? Pourquoi m’oblige-t-il à m’y engager ? Est-ce qu’il n’y a pas cinquante routes pour arriver au même but ? Est-ce que les philosophes qu’il approuve le plus n’ont pas établi l’existence de Dieu, chacun par des preuves différentes, et en prenant soin de déclarer mauvaises celles de leurs prédécesseurs ? Descartes rejetait l’argument des causes finales, Leibnitz celui que Descartes tirait de l’idée d’infini, Kant toutes les démonstrations, excepté celle qu’il découvrait dans la loi morale. Les sensualistes seuls seraient-ils exclus du droit commun, et leur défendrait-on de prouver Dieu à leur manière ? D’autant plus que cette manière est claire, simple, exempte de grandes phrases et d’abstractions rébarbatives, pouvant être employée dans un fauteuil au coin de la cheminée, et n’ayant pas besoin d’être étalée en chaire, avec accompagnement de métaphores et d’éloquence. Il me semble que la méthode de réfutation qu’emploie mon jeune ami n’est qu’une machine de guerre. Il s’est dit peut-être que le raisonnement n’a pas de prise sur le public. Attaquez une psychologie par une psychologie ; vous convaincrez quatre ou cinq esprits solitaires, mais la foule vous échappera. Au contraire, proclamez bien haut que si l’on continue à croire vos adversaires, Dieu, la vérité, la morale publique sont en danger ; aussitôt l’auditoire dressera les oreilles ; les propriétaires s’inquiéteront pour leur bien, et les fonctionnaires pour leur place ; on regardera les philosophes dénoncés avec défiance ; par provision on ôtera leur livre des mains des enfants ; le père de famille ne laissera plus manier à son fils un poison probable. Cette probabilité, d’elle-même, deviendra certitude, et les pauvres gens, tout honteux de leur réputation nouvelle, baisseront le dos, laisseront passer l’orage et se tiendront cois, silencieux dans leur cachette, espérant que, dans cinquante ans peut-être, la doctrine des esprits les plus lucides, les plus méthodiques et les plus français qui aient honoré la France, cessera de passer pour une philosophie de niais ou d’hommes suspects. »

Voilà le raisonnement que se fit mon vieux sensualiste. C’était un signe du temps : au lieu de le réfuter, on l’égorgeait ; il avait beau crier, la chose était faite. À mon sens, elle était mal faite ; ce n’est pas ainsi qu’on se débarrasse des gens ; il y faut d’autres procédés et plus d’efforts. De cette philosophie si lestement démolie, il subsiste plusieurs constructions intactes ; je voudrais les montrer, avant d’examiner la solidité de la bâtisse si bien décorée, où l’éducation présente nous fait entrer, où l’autorité des maîtres nous enferme, où les convenances et les traditions nous confinent. L’édifice du dix-huitième siècle, quoique désert, est encore habitable, du moins en partie. Le lecteur ne refusera pas de s’arrêter devant le dernier de ses architectes et le plus aimable de ses habitants.

II


Les hommes qui l’ont connu disent que sa conversation avait un charme dont on ne pouvait se défendre, et ses leçons furent une conversation. Il n’avait jamais l’air d’être en chaire ; il causait avec ses élèves comme un ami avec ses amis. Ses gestes étaient rares, son ton doux et mesuré, et, pendant que ses yeux s’éclairaient de la lumière de l’intelligence, sa bouche, demi-souriante et parfois moqueuse, ajoutait les séductions de la grâce à l’ascendant de la vérité. Il était dans la philosophie comme un homme du monde dans sa maison ; il en faisait les honneurs avec un bon goût et une politesse exquise ; il allait au devant de ses hôtes, leur prenait la main, les conduisait sur tous les points de vue qui pouvaient les intéresser ou leur plaire. Il ne leur imposait point l’obligation d’admirer ou de croire ; il les laissait libres, et cependant les guidait avec une bonté si complaisante et par des sentiers si unis, qu’on ne pouvait s’empêcher de le suivre et de l’aimer. Il prenait pour lui toute la peine : il excusait d’avance la marche embarrassée des esprits lourds ; il leur demandait pardon de leur sottise, et se chargeait de leur faute avec toute la modestie de la science et de l’urbanité.

Je suis loin, disait-il, de partager l’opinion trop généralement répandue, que les questions de métaphysique se refusent à la clarté des questions de physique ou de mathématiques. J’aurais quelque intérêt sans doute à vous entretenir dans une pareille opinion ; elle me servirait d’excuse, et pour le passé et pour l’avenir ; mais tous les prétextes que je pourrais alléguer ne seraient que de vains prétextes, et je dois faire l’aveu que, s’il m’arrive de laisser paraître de l’hésitation ou de l’embarras, ce sera toujours ma faute, et non celle des matières que je traiterai. Tous les sujets peuvent être traités avec une clarté égale, tous sans aucune exception, car tous les raisonnements s’appuient sur des jugements, et tous les jugements sur des idées. Si donc nos idées sont bien claires, pourquoi leur clarté ne se communiquerait-elle pas à nos jugements, à nos raisonnements, à notre discours ? S’il en est ainsi, vous avez le droit de vous plaindre de moi, lorsque vous ne m’entendez pas ; et je n’aurais le droit de me plaindre de vous, que si vous ne me donniez pas une attention santé. Mais vous me l’accordez toujours, et vous voulez bien me dire souvent que vous m’avez entendu.

Au milieu de ces analyses se glissaient de petites phrases un peu malicieuses, railleries à peine indiquées et aussitôt réprimées, si légères que les gens qu’elles effleuraient devaient eux-mêmes sourire, et lui savoir bon gré de les avoir repris. Depuis dix leçons déjà, il parlait de métaphysique, sans avoir défini ni le mot ni la chose ; plusieurs auditeurs, embarrassés, et voulant à toute force une formule pour la mettre en tête de leurs cahiers, le pressaient d’interrogations.

Voici encore une leçon, dit-il en montant en chaire, qui m’est commandée par les questions que l’on m’adresse. Et je ne dois pas craindre que mon cours de philosophie en soit plus mal ordonné. Comme vos questions se rapportent toujours à ce qui vient d’être dit, il faut bien que mes réponses, si elles ont quelque justesse, soient enharmonie avec ce que j’ai enseigné précédemment. Ainsi, tout écart m’est défendu, et c’est à vous que je le dois.

Ceci est un compliment d’entrée, une politesse gracieuse et pourtant équivoque, bienveillante si l’on veut, et si l’on veut, ironique.

La suite va nous l’apprendre :

Je cherche à m’expliquer le motif d’une question pareille. Comme, dans bien des têtes, les mots métaphysique, obscurité, difficulté, se trouvent confondus, il se pourrait que, si j’ai quelquefois eu le bonheur de m’expliquer avec clarté, on ait cru entendre autre chose que de la métaphysique. Je serais heureux de vous avoir causé une telle surprise.

Mais qu’est-ce donc que la métaphysique ?

Bientôt on demandera : Qu’est-ce que c’est la logique ? Qu’est-ce que la morale ? Qu’est-ce que la philosophie ? Ailleurs on demande : Qu’est-ce que l’éloquence ? Qu’est-ce que la poésie ? Qu’est-ce qu’une idylle ? En quoi son essence diffère-t-elle de l’essence d’une églogue ? Le Télémaque est-il un poème ou un roman ?

Le but principal de cette leçon est moins de vous dire ce que c’est que la métaphysique, d’en déterminer l’idée que de vous prémunir contre cette habitude universelle de questionner, contre cette impatience de voir défini ce qu’il n’est pas encore temps de définir.

Le professeur reparaît et corrige son auditoire. Et pour rendre la leçon plus complète et plus vive, il en fait une petite scène. Il représente d’un côté un groupe d’étudiants qui discutent avec la ferveur des néophytes cinq ou six définitions de la philosophie ; puis une assemblée d’hommes graves qui proposent sentencieusement cinq ou six définitions différentes des premières et différentes entre elles. Il entrechoque devant ses auditeurs cette foule d’abstractions, d’explications et d’argumentations ; et quand il les voit bien assourdis par le bruit du combat et par le choc sonore de pompeux adjectifs philosophiques, il les amène doucement hors de la mêlée, éclaircit leurs idées par des exemples familiers, les engage adroitement dans la bonne route, leur fait découvrir d’eux-mêmes et près d’eux ce qu’ils cherchaient si loin et dans les autres, et les laisse satisfaits d’eux, contents du maître, enrichis d’une idée claire, et munis d’une leçon de patience et de discrétion.

Cet art d’animer les dissertations et de mettre la philosophie en dialogue indique une verve secrète et une imagination capable de peindre aux yeux les objets. Lorsque le cours de la logique portait le professeur d’analyse vers des endroits plus riants et plus agréables, il ne s’en détournait pas ; il consentait parfois à ramasser sous ses pas quelques fleurs littéraires ; il choisissait volontiers celles qui, simples et populaires, pouvaient se montrer sans disparate au milieu des raisonnements psychologiques, comme un bluet dans une gerbe d’épis mûrs. Il raillait les métaphysiciens amateurs de métaphores, pour qui « l’entendement est le miroir qui réfléchit les idées, » et qui définissent la volonté « une force aveugle guidée par l’entendement, éclairée par l’intelligence. » Mais au même instant il joignait l’exemple au précepte, et disait dans ce style choisi dont ses maîtres lui avaient donné le modèle :

L’homme est porté à tout animer, à tout personnifier, à mettre quelque chose d’humain jusque dans les objets qui ont le moins de rapport à sa nature. À la source d’un ruisseau, il a placé une jeune fille, une nymphe, dont l’urne penchante verse l’eau qui doit arroser le gazon des prairies ou désaltérer le voyageur. À celle d’un grand fleuve, c’est un homme dans la force de l’âge, c’est un demi-dieu couché tranquillement au milieu des roseaux, et contemplant d’un œil satisfait les campagnes qu’il féconde et qu’il enrichit. Mais si les beaux-arts ne plaisent que par les fictions, la philosophie ne plaît que par la vérité : elle doit s’interdire tout ce qui peut la voiler, je ne dis pas ce qui peut l’orner.

Ces ornements employés avec tant de mesure et placés avec tant de goût ne sont point le principal charme de son style. On y aime avant tout la facilité abondante et le naturel heureux. Les idées s’y suivent comme les eaux d’une rivière tranquille. La première conduit dans la seconde, la seconde dans la troisième, et l’on se trouve amené au milieu du courant sans y avoir songé. Elles vous portent et vous font avancer d’elles-mêmes ; on n’a pas besoin d’effort, on pense sans le vouloir,et l’on ne s’aperçoit de son progrès et de ses découvertes qu’au plaisir paisible dont insensiblement on se trouve pénétré. Le mouvement n’est pas rapide ; l’auteur n’entraîne point l’esprit par l’élan d’une logique impétueuse ; il le promène doucement autour d’une foule d’idées familières. Ces idées, qui paraissent claires, ont pourtant besoin d’être éclaircies ; son premier travail est de les éclaircir. Il les ramène à leur origine, et note les légères différences qui les séparent ; il marque soigneusement le sens des mots et les nuances des expressions ; il enseigne aux gens le français qu’ils croient avoir appris, et la logique qu’ils pensent savoir de naissance. Rien de plus agréable que ces fines distinctions et ces ingénieuses analyses. La science n’a pas coutume d’avoir tant d’aisance, ni la psychologie tant de grâce ; et ce qui ajoute à leur prix, c’est qu’elles ne font point sortir le public du terrain où il a coutume de se tenir ; elles semblent le complément d’un cours de langue ou de littérature ; l’auteur décompose une fable de La Fontaine pour faire le catalogue des opérations de l’esprit ; une phrase de Buffon, pour prouver que tout raisonnement est un composé de propositions identiques. Les grands auteurs font cercle autour de sa chaire ; il en descend le plus souvent qu’il peut et leur cède la parole ; il prétend qu’ils sont les meilleurs maîtres d’idéologie, et que leur style est toute une logique. Il nous renvoie à leurs livres, il ramène la philosophie à l’art d’écrire, et, à force de se rapprocher d’eux, mérite presque d’être rangé à côté d’eux.

III


Son système ressemble à son esprit ; il est plutôt clair et ingénieux que profond ou nouveau. Le point principal est la distinction de la sensation passive et de l’attention active que Condillac réunissait toutes deux sous le nom unique de sensation. M. Laromiguière croit que l’impression ou sentiment confus et involontaire qu’on éprouve lorsqu’on voit un objet, diffère de l’idée ou sentiment distinct et volontaire qu’on produit lorsqu’on regarde cet objet[1]. Il pense que dans le premier cas l’âme subit une modification, et que, dans le second, elle fait une action. Il ne veut point admettre une simple capacité passive parmi les facultés ou puissances efficaces, et ne reconnaît de facultés que celles qui correspondent aux différentes classes d’actions. De là naît une théorie ingénieuse, d’une symétrie extrême, si jolie qu’elle met en défiance, mais dont le résumé a la précision d’une formule et l’élégance d’une démonstration.

Le système des facultés de l’âme se compose de deux systèmes, le système des facultés de l’entendement, et le système des facultés de la volonté. Le premier comprend trois facultés particulières : l’attention, la comparaison, le raisonnement. Le second en comprend également trois : le désir, la préférence, la liberté. Comme l’attention est la concentration de l’activité de l’âme sur un objet, afin d’en acquérir l’idée, le désir est la concentration de cette même activité sur un objet, afin d’en obtenir la jouissance. La comparaison est le rapprochement des deux objets ; la préférence est le choix entre deux objets qu’on vient de comparer. Le raisonnement et la liberté semblent d’abord ne pas offrir la même analogie. Cependant, en quoi consiste un acte libre ? N’est-il pas la détermination prise après avoir mis en balance deux ou plusieurs parties après en avoir calculé, pour ainsi dire, les inconvénients et les avantages ? Et la conclusion d’un raisonnement, n’est-ce pas le résultat de deux comparaisons, d’une sorte de balancement entre deux propositions ?

Rien de plus ingénieux que cette marqueterie philosophique. Je ne sais si depuis Fontenelle la science avait eu tant de souplesse et tant d’esprit. La seconde question populaire était celle de l’origine des idées. Laromiguière fit une seconde distinction, et remarqua que l’âme est capable de plusieurs sortes de modifications passives. Outre les sensations qui sont déterminées par les impressions des organes et qu’avait décrites Condillac, il nota les modifications ou sentiments que nous éprouvons à l’occasion de l’action de nos facultés[2], à l’occasion de deux idées présentes à la fois et comparables[3], à l’occasion d’une action qui nous paraît produite par un agent libre[4]. Il trouva ainsi qu’il y a quatre sortes de sentiments ou modifications passives, et que toutes les idées ont leur origine dans l’un ou dans l’autre de ces sentiments :

Les idées des objets sensibles ont leur origine dans le sentiment-sensation, et leur cause dans l’attention.

Les idées des facultés de l’âme ont leur origine dans le sentiment de l’action de ces facultés, et leur cause aussi dans l’attention.

Les idées de rapport ont leur origine dans le sentiment de rapport, et leur cause dans la comparaison et le raisonnement.

Les idées morales ont leur origine dans le sentiment moral, et leur cause dans l’action séparée ou réunie de l’attention, de la comparaison et du raisonnement.

Tel est l’abrégé du système. Le lecteur y reconnaît l’œuvre d’un esprit très-fin, très-délicat, très-conséquent et très-net. Je crois pourtant que, si la psychologie se bornait à enseigner des vérités de cet ordre, son utilité serait médiocre. On peut se faire sur l’âme des questions plus intéressantes, et peut-être un jour on se les fera. La psychologie est un livre qu’au dix-septième siècle on a présenté par devant, au dix-huitième siècle par derrière, au dix-neuvième siècle encore par devant, mais que peu de personnes jusqu’ici ont songé à ouvrir. On en connaît très-bien la couverture ; quant au contenu, c’est autre chose. Parmi les descriptions de la couverture, celle de Laromiguière est des meilleures et restera.

Mais ce qui durera plus encore, c’est la méthode qu’il a reçue de Condillac, et que, dans son Discours sur le raisonnement, il résume avec une lucidité admirable. À notre avis, cette méthode est un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Nous l’avons oubliée depuis trente ans, et nous la dédaignons aujourd’hui ; nous avons relevé une vieille logique, composée de pièces disparates, machine discordante dont la scolastique, Descartes et Pascal ont fourni les rouages rouilles, qu’Arnauld construisit un jour par défi, pour un enfant, et qui ne pouvait servir qu’à des esprits encore empêtrés dans la syllogistique du moyen âge[5]. Nous laissons dans la poussière des bibliothèques la Logique de Condillac, sa Grammaire, sa Langue des calculs, et tous les traités d’analyse qui guidèrent Lavoisier, Bichat, Esquirol, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier. La philosophie fut alors la maîtresse des sciences ; elle indiqua une nouvelle route, et on la suivit. C’est à cette direction imprimée aux sciences positives qu’on reconnaît les grandes découvertes philosophiques ; le centre déplacé, tout le reste s’ébranle. Ainsi, dans notre siècle, les méthodes de construction et les hypothèses des métaphysiciens d’Allemagne ont précipité toutes les sciences particulières dans des voies nouvelles et leur ont ouvert des horizons inconnus. Nos Français du siècle dernier ont eu la même puissance, et méritent le même respect. Marquons donc en deux mots la portée, les limites et les règles de leur méthode. Ils ne nous enseignent point à observer, à expérimenter, à induire ; ils ne font pas collection de faits, ils n’interprètent point la nature ; ils laissent Bacon gouverner les sciences expérimentales : c’est ailleurs qu’ils portent leurs efforts. Ils supposent l’esprit de l’homme plein et comblé d’idées de toutes sortes, entrées par cent sortes de voies, obscures, confuses, perverties par les mots, telles que nous les avons lorsque nous commençons à réfléchir sur nous-mêmes, après avoir pensé longtemps et au hasard. Ils débrouillent ce chaos, et d’un monceau de matériaux entassés, ils forment un édifice. Ils s’en tiennent là, et ne prétendent point aller plus loin. On les nomme idéologues, et avec justice : ils opèrent sur des idées et non sur des faits ; ils sont moins psychologues que logiciens. Leur science aboutit dès l’abord à la pratique ; et ce qu’ils enseignent, c’est l’art de penser, de raisonner et de s’exprimer.

En quoi consiste cet art ? et par quels moyens remplissent-ils l’esprit d’idées claires ? En renversant les méthodes ordinaires. Au lieu d’axiomes, en tête des sciences, ils mettent des faits. Au lieu de définir les idées, ils les engendrent. Au lieu de commencer les mathématiques par une définition de la quantité et de la mesure, ils font naître et rendent distinctes par une foule d’exemples les idées de quantité et de mesure. Au lieu d’ouvrir la psychologie par la définition des facultés, ils nous mettent dans les circonstances où la notion des facultés doit se développer dans notre esprit. Ils ont observé le mouvement naturel de la pensée, et le reproduisent ; ils savent que ses premières opérations consistent dans la connaissance de faits particuliers, déterminés, et le plus souvent sensibles, que peu à peu elle se porte involontairement sur certaines parties détachées de ces faits, qu’elle les met à part, qu’aussitôt les signes apparaissent d’eux-mêmes, que les idées abstraites et les jugements généraux naissent avec eux ; ils suivent cet ordre dans les vérités qu’ils nous présentent, et en retrouvant la manière dont l’esprit invente, ils nous apprennent à inventer. Ils nous montrent comment des collections d’idées se rassemblent en une seule idée en se résumant sous un seul signe, comment la langue et la pensée marchent ainsi peu à peu vers des expressions plus abrégées et plus claires, comment la série immense de nos idées n’est qu’un système de transformations analogues à celles de l’algèbre, dans lequel quelques éléments très-simples, diversement combinés, suffisent pour produire tout le reste, et où l’esprit peut se mouvoir avec une facilité et une sûreté entières, dès qu’il a pris l’habitude de considérer les jugements comme des équations, et de substituer aux termes obscurs les valeurs qu’ils doivent représenter.

On a dit que le propre de l’esprit français est d’éclaircir, de développer, de publier les vérités générales ; que les faits découverts en Angleterre et les théories inventées en Allemagne ont besoin de passer par nos livres pour recevoir en Europe le droit de cité ; que nos écrivains seuls savent réduire la science en notions populaires, conduire les esprits pas à pas et sans qu’ils s’en doutent vers un but lointain, aplanir le chemin, supprimer l’ennui et l’effort, et changer le laborieux voyage en une promenade de plaisir. S’il en est ainsi, l’idéologie est notre philosophie classique ; elle a la même portée et les mêmes limites que notre talent littéraire ; elle est la théorie dont notre littérature fut la pratique ; elle en fait partie puisqu’elle la couronne, et l’on peindrait en abrégé son dernier défenseur, en disant qu’avec les grâces aimables, la politesse exquise et la malice délicate de l’ancienne société française, il conserva la vraie méthode de l’esprit français.

  1. Mettez un badaud ancien mercier et un archéologue un peu artiste devant Saint-Germain des Prés : comparez les deux physionomies : le premier a l’impression ; le second, l’idée.
  2. Vous lisez un beau roman, vous avez le sentiment de votre attention.
  3. Vous voyez un hêtre et un charme, vous avez le sentiment de leur ressemblance.
  4. Vous écoutez un homme qui ment, vous avez le sentiment de sa coquinerie.
  5. La Logique de Port-Royal.