Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France/M. COUSIN HISTORIEN ET BIOGRAPHE

Librairie de L. Hachette ET Cie (p. 105-128).

CHAPITRE V


M. COUSIN HISTORIEN ET BIOGRAPHE.


I


Personne n’a plus étudié le dix-septième siècle que M. Cousin. Comme historien, il n’a guère étudié que le dix-septième siècle. L’a-t-il connu, et l’a-t-il fait connaître au public ?

Supposons qu’on demande à M. Josse de décrire les colliers, les bracelets, les chaînes et les parures étalés sur son comptoir. Il répondra certainement : « Mes colliers, mes bracelets, mes chaînes, mes parures sont magnifiques. Vous vous en ferez une idée exacte en vous représentant des objets de toute beauté. L’or est de la dernière finesse, les diamants sont de la plus belle eau, vous n’en trouverez de pareils chez aucun orfèvre. Le travail est exquis, il n’y a point d’ouvriers aussi habiles que les miens. Jamais on ne vit rien de si riche, ni de si galant. »

Nous nous en allons munis de cette description ; mais je ne sais pas si nous connaissons la boutique de M. Josse.

M. Cousin a décrit le dix-septième siècle, à peu près de la même manière, et pour la même raison. Il était chez lui, et, sans le savoir, il se jugeait lui-même. Tel talent, tel goût. Son esprit ressemblait à celui du dix-septième siècle ; il n’a pu s’empêcher d’aimer, d’admirer, de louer uniquement le dix-septième siècle. Il a dit partout : beau, parfait, sublime, et il n’a point décrit ni défini ce dont il parlait.

C’est qu’il était orfèvre. L’esprit du dix-septième siècle, surtout pendant la première moitié, est, comme le sien, tout oratoire. Le public a fait sa rhétorique sous Balzac. On prend pour matière ces idées générales, ces descriptions de sentiments, ces vérités moyennes, qui sont l’objet propre de l’éloquence. On disserte avec Mlle de Scudéri, on fait des portraits avec Mademoiselle, on apprend le pur français avec Vaugelas, et l’on se pique de bien parler et bien écrire. On s’étudie à développer une idée, à la présenter successivement sous plusieurs formes, à l’introduire par un côté ou par un autre dans l’esprit le moins attentif et le moins pénétrant. On garde fidèlement l’ordre naturel des pensées, on s’attache aux transitions, on marche pas à pas sans poser jamais un pied plus vite ni plus loin que l’autre, et avec la régularité d’une procession. On se corrige des métaphores excessives, on fuit les images hasardées, on diminue le nombre des mots familiers, on commence à n’employer que les termes généraux. On observe les convenances, on pratique la gravité, on atteint le style noble, et l’on s’embarque dans la période. Qu’est-ce que tout ce changement, sinon la naissance de la raison oratoire ? Or, en quoi consiste le talent de M. Cousin, si ce n’est dans la possession de cette raison, dans l’art de bien développer, dans la bonne composition, dans la faculté d’expliquer en style élevé et clair les vérités moyennes ? D’où il arrive que, lorsqu’il considère l’avènement de cet esprit, il n’y voit point, comme fait le public, la naissance d’un genre particulier, ayant son domaine, mais ayant ses limites, ayant ses mérites, mais ayant ses défauts. Il y voit la perfection même ; c’est la Beauté qui descend sur la terre, et commence son voyage par l’hôtel de Rambouillet. Il ne montre pas ce qui lui manque ; il ne l’oppose pas à celle des siècles qui précèdent ou qui suivent ; il la met sur le trône, prosterne devant elle le dix-huitième siècle, et pour toute définition nous dit : « Adorez. »

Et cependant tout ne mérite pas d’y être adoré. La raison oratoire, admirable dans son domaine, cesse de l’être lorsqu’elle en sort. Entrons dans un de ces salons dont M. Cousin se fait le secrétaire ; prenons nos textes dans M. Cousin lui-même, Croyez-vous que la grande phrase périodique, surchargée de propositions incidentes, soit bien propre à exprimer la gaieté, l’enjouement, la vivacité de la conversation légère ? Voici un billet de la marquise de Sablé au sujet de la petite vérole de Mlle de Bourbon, « badinage agréable, » si l’on veut, mais écrit avec la solidité d’un raisonnement métaphysique.

Je vous ai trouvée si bien instruite dans toutes les précautions de la poltronnerie, que je doute un peu si j’avais raison, il y a deux jours, de disputer avec une personne de vos amies, que vous aviez vu Mlle de Bourbon sans aucune frayeur. Ce n’est pas, comme vous pouvez juger, que je veuille ôter à votre générosité tous les avantages qu’elle mérite : car je sais fort bien que, si vous en aviez besoin, elle vous ferait surmonter toutes ces choses pour ne manquer jamais à aucun devoir ; mais je vous avoue que je ne suis guère plus persuadée de l’amitié que vous avez pour vos amis, que je ne la suis de votre hardiesse. Néanmoins vous avez fait de si belles réflexions sur la timidité, que j’ai sujet d’espérer que, puisque vous connaissez si bien les dangers, vous pourrez un jour les craindre, et qu’enfin vous ferez le plaisir à vos amis de vous conserver mieux à l’avenir.

Emprisonnées dans ces phrases à queue, les idées semblent roides ; on croit voir des femmes serrées dans des corsages carrés, bardées de collerettes immenses, appesanties par la multitude des plis de leurs robes massives, et faisant la révérence avec la majesté mathématique d’un poteau. Six pages plus loin, M. Cousin cite un autre billet « d’une légèreté tout à fait remarquable. » Que dites-vous de cette légèreté ?

Je crois qu’il n’y a que moi qui fasse si bien tout le contraire de ce que je veux faire ; car il est vrai qu’il n’y a personne que j’honore plus que vous, et j’ai si bienfait qu’il est quasi impossible que vous le puissiez croire.

M. Cousin ressemble à un homme qui, après avoir manié des morceaux de plomb de trois cents livres, trouverait une petite masse de deux cents, et dirait avec satisfaction : « Celle-ci est légère. » L’esprit est venu tard au dix-septième siècle. Du temps de La Bruyère (1687), et de l’aveu de La Bruyère, il avait seulement quelques années de date. Et en vérité, il ne fit que visiter les contemporains de Louis XIV. Son domaine n’était point là. Il trouvait la gravité, les convenances impatronisées à sa place. Il attendit et fit bien. Ce dix-huitième siècle, tant méprisé, « ces poupées charmantes, musquées et poudrées, » Voltaire et Montesquieu le recueillirent, et la vraie conversation commença. À l’hôtel de Rambouillet on dissertait ; chez Mme d’Épinay, on sut causer. On mit en mots piquants les questions graves ; la philosophie resta profonde, et devint enjouée. Le ton gai et le style moqueur lui donnèrent des ailes. Elle vola par toute l’Europe, et fit ce que vous savez.

Avec le style lourd, l’esprit oratoire produit le style plat. Les vérités moyennes sur lesquelles il s’exerce sont les lieux communs ; et, comme il les développe, il les rend plus communs encore. Ils étaient nouveaux alors, et semblaient intéressants ; aujourd’hui ils répandent un mortel ennui. Personne ne peut lire Boileau, sinon à titre de document historique ; ses dissertations sur le vrai, sur l’honneur, sur le style, ressemblent aux amplifications d’un écolier laborieux et fort en vers. Les romans de Mlle Scudéri sont d’une longueur infinie et d’une fadeur étonnante ; elle met une page à expliquer ce que nous dirions en un mot. Quittez les grands hommes, écoutez les conversations, lisez les lettres de tout le monde ; vous ne concevrez pas qu’on ait pu écouter sans bâiller des choses si vides. L’emploi du style régulier et des mots généraux contribuait encore à effacer l’originalité des idées ; souvent une remarque ordinaire, écrite en style familier ou tournée en manière de paradoxe, amuse ; mais alors le tour familier eût paru bas, et le tour paradoxal eût semblé choquant. On évitait l’un et l’autre, et le grand Condé faisait des vers semblables à ceux qu’on colle autour des mirlitons.

Depuis votre départ nous goûtons cent délices
Dans nos doux exercices.
Même pour exprimer nos passe-temps divers
Nous composons des vers.
Une troupe sans pair de jeunes demoiselles
Vertueuses et belles
A pour son entretien cent jeunes damoiseaux
Sages, adroits et beaux

On trouvait fort ingénieux et fort élégant ce petit morceau de Voiture :

Baronne pleine de douceur,
Êtes-vous mère, êtes-vous sœur,
De ces deux belles si gentilles
Qu’on dit vos filles[1] ?

Et M. Cousin, par imitation, tombe dans des phrases du même goût : « Mlle du Vigean est appelée l’Aurore de la Barre, du nom de la maison de plaisance dont elle était le plus aimable ornement[2]. » La fadeur est une maladie contagieuse, et le salon de la Barre a gâté son historien.

Saluons les gens du salon, point trop bas cependant ; nous aurions l’air de roturiers admis dans la bonne compagnie par grâce ou par mégarde, émerveillés de cet honneur extrême, grossissant aux yeux de nos amis notre bonne fortune, agenouillés en public devant nos nouveaux patrons. Suffit-il de les montrer partout comme nobles, héroïques, généreux, pleins d’éloquence, de vertu et de génie ? La société que peint M. Cousin est une aristocratie, et la haute naissance, il est vrai, enseigne la fierté, parfois la grandeur d’âme, toujours l’élégance et les belles manières ; avec la richesse elle donne la sécurité, le loisir, le goût pour les occupations de l’esprit ; elle fait des hommes du monde, des hommes de guerre, des hommes de cour, et quelquefois des hommes de cœur. Mais elle enfante l’orgueil de rang et les mœurs d’antichambre, et ce côté de la médaille valait bien la peine d’être montré. On ne peut imaginer, avant d’avoir lu les mémoires originaux, dans quel abîme de petitesses cet orgueil a précipité la noblesse. Saint-Simon cite deux duchesses qui, s’étant disputées le pas dans une cérémonie publique, s’injurièrent, se poussèrent du coude, et, à la fin, « en vinrent aux griffes.» On sait le nombre infini de disputes, de négociations, de traités en règle que produisirent les questions de tabouret. Présenter la chemise au roi et aux princes, obtenir le bougeoir, faire des visites de deuil en mante ou sans mante, avoir le droit de s’enrhumer dans les carrosses du roi et d’étouffer dans un entre-sol de Marly, tels sont les graves intérêts qui emploient les forces, la pensée, le crédit des hommes les plus capables, et qui, selon l’issue, les transportent de bonheur ou les plongent dans l’extrême désespoir. « Hélas ! se dit un mandarin en Chine, je n’ai que douze boutons à mon habit, et mon confrère en porte treize. Mes boutons sont bleus et les siens sont jaunes. Comment cet homme heureux a-t-il pu, sans mourir, supporter cet excès de félicité céleste ? »

De là encore cette insolence contre les inférieurs, et ce mépris versé d’étage en étage, depuis le premier rang jusqu’au dernier. Lorsque dans une société la loi consacre des conditions inégales, personne n’est exempt d’insulte ; le grand seigneur, outragé par le roi, outrage le noble qui outrage le peuple ; la nature humaine est humiliée à tous les étages, et la société n’est plus qu’un commerce d’affronts. Le duc de Guise se bat avec Coligny au sujet de Mme de Longueville ; Coligny fait un faux pas et tombe ; Guise lui dit : « Je ne veux pas vous tuer, mais vous traiter comme vous méritez, pour vous être adressé à un prince de ma naissance sans vous en avoir donné le sujet. » Et il le frappa du plat de son épée. J’aime mieux être un petit bourgeois dans une société de petits bourgeois, qu’un seigneur dans une société de seigneurs. Il est vrai que je n’ai le droit d’insulter personne, mais j’ai le droit de n’être insulté par personne. Je salue M. Jourdain, mais je suis salué par Dorante. Cela est plus agréable que de recevoir des coups de pied de Dorante et d’en donner à M. Jourdain.

Un dernier effet de l’inégalité est la haine de la loi. Car la loi fonde l’égalité, en soumettant les mêmes fautes aux mêmes peines. Ceux qui profitent de l’inégalité sont ses ennemis naturels, et, pour défendre de toute atteinte l’inégalité et l’injustice, ils font la guerre à la justice et au droit. Cette aristocratie, si admirée par M. Cousin, a fait quatre révoltes contre Marie de Médicis, pour avoir des titres, des charges, des pensions. La régente était faible, il s’agissait « de se bien faire valoir » et de prendre la plus grosse part possible du trésor public. C’était la mendicité à main armée, la guerre entreprise contre l’intérêt public, le vol pratiqué contre l’État par les défenseurs naturels de l’État. Richelieu les fit ployer à grand’peine, et il fallut le bourreau pour leur enseigner le respect de la patrie. Ce qu’il y a de merveilleux, c’est qu’entre les mains des juges, ils s’étonnaient et s’indignaient encore de l’insolence de la loi. Le maréchal de Marillac, traduit en justice pour avoir volé son armée, ne pouvait revenir de sa surprise : « Dans mon procès, disait-il, il s’agit de paille, de foin, de briques. Belle affaire pour un homme de ma qualité ? il n’y a pas de quoi fouetter un laquais. » « L’État, c’est moi, » dit plus tard Louis XIV. « L’État, c’est nous, » pensait la noblesse. Ils passent aux Espagnols, parce que Mazarin leur résiste ; et Condé croit emporter la France dans les plis de son manteau. Notre siècle est peut-être immoral ; croyons-en M. Cousin, puisqu’il le dit ; il est possible que nous n’ayons point la grandeur ni la vertu des héros de la Fronde. À tout le moins, nous avons une idée qui leur manquait, celle de la patrie. Aucune classe aujourd’hui ne regarde l’État comme son domaine propre ; c’est une gloire pour la raison et c’est un progrès de la justice de l’avoir restitué à son légitime propriétaire, à la nation.

Il y a donc du mal comme du bien dans le dix-septième siècle. Sa littérature n’est point le modèle accompli : c’est une certaine littérature, parfaite en quelques genres, imparfaite ailleurs ; c’est le développement d’une faculté régnante, la raison oratoire, et par conséquent c’est le sommeil des autres. Cette société n’est point le chef-d’œuvre de l’histoire : c’est une certaine sorte de société, qui engendre de beaux sentiments en même temps que de laides passions ; c’est une aristocratie qui, perdant son indépendance et quittant la vie guerrière, devient une cour servile et fière sous la main d’un maître, et trouve ses nouveaux plaisirs dans les amusements de l’esprit et dans la vie de salon. Supposons qu’un historien accepte cette idée générale ou toute autre, et la développe, non pas en termes généraux, comme on vient de le faire, mais par des peintures, par un choix de traits de mœurs, par l’interprétation des actions, des pensées et du style, il laissera dans l’esprit du lecteur une idée nette du dix-septième siècle ; ce siècle prendra dans notre souvenir une physionomie distincte ; nous en discernerons le trait dominant, nous verrons pourquoi de ce trait naissent les autres ; nous comprendrons le système des facultés et des passions qui s’y est formé et qui l’a rempli ; nous le connaîtrons, comme on connaît un corps organisé

après avoir noté la structure et le mécanisme de toutes ses parties. Au contraire, priez un lecteur ordinaire de lire l’histoire de Mme de Sablé et de Mme de Longueville ; l’expérience est aisée, et je l’ai faite : il n’emportera qu’une impression vague ; il ne pourra dire exactement quel fut l’esprit de cette époque ; il saura seulement que, selon M. Cousin, les entretiens alors étaient charmants, les bâtiments magnifiques, les fêtes galantes, les actions héroïques, les amours nobles, les caractères grands, la piété parfaite, et que dans ce monde accompli Mme de Longueville tenait le premier rang. Il admirera sur parole, et s’en ira disant : « M. Cousin m’a fait lire une lettre de recommandation ; j’aimerais mieux un signalement. »
II


Si M. Cousin a forcé son talent en se faisant historien, il l’a violenté en se faisant biographe et peintre de portraits.

C’est que l’imagination du peintre ne ressemble guère à celle de l’orateur. On a beau être éloquent, on n’a pas pour cela la faculté de faire revivre les êtres. Corneille et Racine ont fait des discours admirables, et n’ont pas créé un seul personnage tout à fait vivant. Shakspeare n’a pas fait un seul discours concluant et éloquent, et toutes ses figures ont le relief, la vérité, l’animation, l’originalité, l’expression des physionomies réelles. Comparez, pour comprendre la différence de ces deux facultés, l’histoire de la Direction au dix-septième siècle par M. Michelet[3] avec l’œuvre de M. Cousin. Le premier sait ranimer les morts ; les sentiments éteints reparaissent dans son âme ; il ne déduit pas logiquement une idée d’une autre ; il ne construit pas noblement de larges périodes ; il n’essaye pas de conduire régulièrement un auditoire d’esprits pesants vers une vérité lointaine : il n’est pas maître de lui-même : il y a quelque chose de fiévreux dans son inspiration. Les idées lui viennent sans qu’il les choisisse ou qu’il les ordonne, et elles ne se présentent pas sous la livrée commune de mots généraux ; elles accourent en métaphores, en expressions familières, en habits de folles ou de paysannes ; et dès l’abord, elles saisissent ; l’accent de la phrase est un chant. On est transporté à l’instant à mille lieues des idées ordinaires. On ne sait plus ce qu’est devenue la raison raisonnante ; des formes, des couleurs se tracent sur le champ décoloré où la pensée abstraite ordonnait ses syllogismes ; on aperçoit des gestes, des attitudes, des changements de physionomie ; peu à peu le personnage ressuscite ; il semble qu’on l’ait connu ; on prévoit ce qu’il va faire, on entend d’avance le cri de sa passion blessée ; on ne le juge pas, on l’aime ou le hait, ou plutôt on sent avec lui et comme lui ; on quitte son siècle, on devient son contemporain, on devient lui-même. Et, pour cela, l’on n’a pas besoin d’une longue explication ; souvent une phrase suffit ; un seul mot, comme un éclair, déchire le voile obscur du temps, ramène en pleine lumière les figures cachées, rallume dans leurs yeux ternes la divine flamme de la vie. Ces mots magiques, nul raisonnement, nulle science ne les découvre ; ils sont le langage de l’imagination qui parle à l’imagination ; ils expriment un état extraordinaire de l’âme qui les trouve, et mettent dans un état pareil l’âme qui les écoute ; ils sont la parole du génie ; ils ne sont donnés qu’à l’artiste, et changent la triste langue des analyses et des syllogismes en une sœur de la poésie, de la musique et de la peinture. Si vous n’avez pas ces visions, si vous n’êtes pas obsédé par les tout-puissants fantômes des morts que vous voulez rendre à la lumière, si les personnages ressuscites n’habitent pas votre esprit, avides d’en sortir et de rentrer dans la vie, n’essayez pas d’être peintre. Appelez l’éloquence à votre aide, faites des panégyriques, prononçez des oraisons funèbres, enseignez la morale au public, établissez des théories sur le beau, rassemblez des documents inédits ; soyez orateur, professeur, prédicateur, tout ce qu’il vous plaira : vous ne parviendrez qu’à écrire longuement une histoire froide. C’est ce qu’a fait M. Cousin.

Donnons-nous le spectacle d’un talent dépaysé. Au lieu d’une peinture, l’éloquence fournit des éloges et des raisonnements ; nous aurons donc un éloge raisonné. Tout le monde sait que M. Cousin s’est fait le chevalier servant de Mme de Longueville. La noble dame a eu le rare honneur de faire des conquêtes posthumes, et les froides murailles de la Sorbonne n’ont pas défendu M. Cousin contre les traits de ses beaux yeux. Il s’est épris si vivement qu’il a parlé de Condé comme d’un beau-frère et de La Rochefoucauld comme d’un rival. Mais dans cette passion nouvelle, il a gardé ses anciennes habitudes d’esprit ; il a loué sa dame comme il aurait loué Descartes ; et en galanterie, comme en philosophie, il est resté professeur.

Établissons, s’est-il dit, par une argumentation irréfragable, que Mme de Longueville fut la plus belle des femmes. En tout sujet, il y a deux sortes de preuves : les unes a priori et de théorie, les autres a posteriori et de fait. Démontrons d’abord a priori la beauté de Mme de Longueville, et pour cela établissons les caractères de la vraie beauté.

Le fond de la vraie beauté, comme de la vraie vertu, comme du vrai génie, est la force. Sur cette force répandez un rayon du ciel, l’élégance, la grâce, la délicatesse : voilàla beauté !… Mme de Longueville avait tous les caractères de la vraie beauté, et elle y joignait un charme particulier. Elle était assez grande et d’une taille admirable. L’embonpoint et ses avantages ne lui manquaient pas. Elle possédait, je ne puis en douter en regardant les portraits authentiques qui sont sous mes yeux, le genre d’attraits qu’on prisait si fort au dix-huitième siècle, et qui avec de belles mains avait fait la réputation d’Anne d’Autriche. Les yeux étaient du bleu le plus tendre ; des cheveux d’un blond cendré de la dernière finesse, descendant en longues boucles abondantes, ornaient l’ovale gracieux de son visage, et inondaient d’admirables épaules, très-découvertes selon la mode du temps. Voilà le fond d’une vraie beauté.

Passons aux preuves a posteriori, c’est-à-dire à l’expérience et aux témoignages. « Commençons par celui qui l’a le mieux connue et qui certes ne l’a pas flattée, La Rochefoucauld. » Ne vous méprenez pas, lecteur zélé ; souvenez-vous que « les deux seules bonnes et complètes éditions sont celles de Renouard, 1804 et 1817, et celles de la collection Petitot. Voyez cette dernière, tome LI, p. 455. Écoutons aussi le cardinal de Retz, très-bon juge en cette matière. Après les hommes, « consultons les femmes. » D’abord, Mme de Motteville, puis la Grande Mademoiselle, puis Mlle de Vandy. Après les témoignages graves, viennent les témoignages douteux, et jusqu’à celui du poète Scudéry, le plus grand vantard du monde. — Ètes-vous satisfait, lecteur sceptique ? Cette belle classification des témoignages, cette critique de la capacité des témoins, ce renvoi exact aux bonnes éditions et à la page précise, cette méthode de jurisconsulte et de savant, suffit-elle pour vous convaincre ? Elle ne suffit pas à M. Cousin. Il amène un réformé aux pieds de sa dame ; aux affirmations des catholiques, il joint le témoignage d’un ministre protestant inconnu, qu’il découvre exprès, Pierre Dubosc. — C’est trop peu encore ; il énumère tous les portraits de Mme de Longueville, peintures, gravures, émaux, médailles. Il allait finir, et se rappelle « qu’il doit y avoir au château d’Eu un portrait de Mme de Longueville, haut de vingt-deux pouces et large de dix-huit, provenant de la vieille collection de Mademoiselle. » Et il couronne le tout par le témoignage d’un gentilhomme qui vit Mme de Longueville après sa conversion. Que de preuves ! quelle solidité ! quelle démonstration substantielle ! De sa fenêtre à la Sorbonne, M. Cousin nous verse sur la tête toute une bibliothèque. Combien le lecteur doit être touché de la beauté de Mme de Longueville, quand il la voit à travers cette poussière de certificats !

Elle eut la petite vérole. Voilà la démonstration en danger. L’invincible orateur ne perd pas courage. Il appuie sur les témoignages favorables, et voyez avec quelle vigueur ! « Ce fut une sorte de joie publique lorsqu’on apprit que Mme de Longueville avait été épargnée, et que, si elle avait perdu la première fraîcheur de sa beauté, elle en avait conservé tout l’éclat. Ce sont les propres paroles de Retz, et Godeau, le galant évêque de Grasse, les confirme… » Puis en note : « Mademoiselle a beau dire que Mme de Longueville resta marquée de petite vérole. Retz affirme le contraire, éd. d’Amsterdam, 1731, t. I, p, 185. » Et il cite Retz tout au long. Ailleurs il insiste sur cette maladie, et jure de nouveau qu’elle ne laissa « presque aucune trace. » C’est que l’affaire est grave, et que M. Cousin défend aussi ses intérêts de cœur. Je me trompe. Ceci est une méthode ; cette lourde façon de manier la beauté en la froissant est une habitude. À chaque instant, M. Cousin nous fait oublier ses personnages ; il entre lui-même dans le récit, un paquet de livres sous le bras. Il nous donne entre un duel et un billet doux le spectacle de ses lectures, de ses recherches et de ses perplexités érudites. Il étale sa bibliothèque en plein salon. Coligny fit la cour à Mme de Longueville et va se battre pour elle. Qui est ce Monsieur ? de quel droit usurpe-t-il sur M. Cousin l’honneur d’être le champion de Mme de Longueville ? Quelque freluquet, sans doute ? M. Cousin veut avoir des renseignements sur ce jeune homme. Il n’en trouve pas, et cela le contrarie. Il s’inquiète. Quoi ! Lenet ne dit rien de lui !

Nous avouons qu’un tel silence n’est guère en sa faveur. Mais répondons-nous à nous-mêmes que Coligny était jeune, qu’il n’avait pas eu le temps de se faire connaître, et qu’il a été naturellement éclipsé par Dandelot, qui succéda à son titre et prit sa place auprès de Condé. Dans l’absence de tout autre document, un manuscrit de la Bibliothèque nationale, auquel déjà nous avons eu recours, nous fournit quelques détails dont nous ne garantissons point la parfaite exactitude, mais qu’il ne nous est pas permis de négliger faute de mieux. Ce manuscrit nous représente Coligny comme très-bien fait, sans avoir pourtant une tournure fort élégante, spirituel et ambitieux, mais d’un mérite au-dessous de son ambition.

Que cette peinture est vive ! quel à-propos dans cette parenthèse ! Quel intérêt dans « ces aveux, » dans ces « réponses que l’auteur se fait à lui-même ! » Comme elles suspendent bien le récit ! Comme elles préparent habilement un duel, un meurtre et une agonie ! Vous croyiez rencontrer un peintre ; vous subissez les élucubrations d’un antiquaire, révélateur de vieux manuscrits.

Quand l’éloquence dépaysée ne produit pas des démonstrations, elle produit des dissertations. Ici M. Cousin est terrible. La moitié de son livre semble tirée du Journal des savants. C’est un tombereau de documents. Mlle de Bourbon va au couvent ; il décrit ce couvent, mesure son étendue, nomme toutes les rues qui le bornent, indique l’entrée, la place des jardins, des chapelles, de l’infirmerie, des appartements séparés, les dates, les moyens et la grandeur des accroissements successifs. Il nomme toutes les prieures, il expose en style ecclésiastique leurs caractères tous divers, mais tous également saints ; il marque leur famille, il donne des détails sur la généalogie, il explique les circonstances qui les ont retirées du monde. Un peu avant, il institue un procès entre Mme de Longueville et M. de La Rochefoucauld ; il cite et pèse un nombre infini de témoignages ; il établit que celui de La Rochefoucauld tourne contre La Rochefoucauld. Il divise en cinq parties toute l’argumentation, met des numéros d’ordre en tête de chaque paragraphe ; il veut « établir sur des faits certains et mettre dans une lumière irrésistible le point de vue qu’il vient d’indiquer. »

Après la réfutation, l’énumération. Tous les procédés oratoires vont entrer en ligne. Mme de Longueville connaissait beaucoup de personnes ; M. Cousin attache bout à bout les histoires de toutes ces personnes, et raconte celle de son frère, de ses amis, de ses poètes, de ses amies, celle de Mlles de Rambouillet, de Mlle de Brienne, de Mlle de Montmorency, de Mlle du Vigean. L’histoire de Mlle de Rambouillet amène celle de son mari, le duc de Montausier, et ainsi de suite. C’est une liasse de biographies. Dans cette enfilade de renseignements, où est la vie ? Font-ils un tableau ? Font-ils même une galerie de portraits ? Le Port-Royal de M. Sainte-Beuve est un petit coin d’histoire défriché, comme le sujet de M. Cousin, jusqu’au fond. L’auteur a remué des montagnes de documents et creusé jusque dans les minuties de l’érudition. Mais de ce labeur infini et de ces petits détails est sortie une œuvre vivante ; ces portraits si nombreux, attachés les uns au bout des autres, sont animés ; ils parlent au visiteur ; on sent la main d’un romancier et d’un poëte. L’énorme dissertation de M. Cousin n’intéresse que les érudits et n’est qu’un recueil de matériaux.

La dissertation à contre-temps et la démonstration hors de propos sont moins tristes encore que la déclamation. M. Cousin déclame, et il le faut bien ; car qu’est-ce que la déclamation, sinon l’accent oratoire employé là où il faudrait le style simple ? Or, M, Cousin a naturellement l’accent oratoire, et dans ce tableau de mœurs élégantes, de galanteries aimables, de jolis péchés et d’amusements littéraires, le style simple de la narration aisée était le seul qui ne fût pas déplacé. Écoutez ce ton de tribune :

Ah ! sans doute, dit-il, il eût mieux valu lutter contre son cœur, et à force de courage et de vigilance se sauver de toute faiblesse. Nous mettons un genou en terre devant celles qui n’ont jamais failli. Mais quand à Mme de Longueville ou à Mlle de La Vallière on ose comparer Mme de Maintenon avec les calculs sans fin de sa prudence mondaine et les scrupules tardifs d’une piété qui vient toujours à l’appui de sa fortune, nous protestons de toute la puissance de notre âme. Nous sommes hautement pour la sœur Louise de la Miséricorde et pour la pénitente de M. Singlin et de M. Marcel. Nous préferons mille fois l’opprobre dont elles essayent en vain de se couvrir, à la vaine considération qui a entouré dans une cour dégénérée Mme Scarron, devenue en secret la femme de Louis XIV.

Luxe d’adjectifs, mouvements oratoires, tout y est. Il y a de plus ici je ne sais quel vide emphatique et quel fracas maladroit de séminaire. Voulez-vous des apostrophes ? « Non, dit M. Cousin à La Rochefoucauld, ce n’est pas pour plaire à Mme de Longueville que vous vous êtes engagé dans la Fronde ; vous vous y êtes jeté de vous-même par la passion du mouvement et de l’intrigue. » — Voulez-vous des rentrées d’éloquence philosophique et de l’indignation vertueuse ? M. Cousin raconte que la prieure des Carmélites avait des visions, et là-dessus, il s’écrie : « Quelle philosophie que celle qui viendrait proposer ici de misérables objections ! Prenez garde, elles tourneraient contre Socrate et son démon, aussi bien que contre le bon ange de la mère Madeleine de Saint-Joseph. » — Voulez-vous des phrases de mandement et de panégyrique ? « Il semble que la naissance de cet enfant porta bonheur à ses parents. » « Condé se couvrit de gloire. » Mlle de Bourbon « portait en elle toutes les semences d’un avenir orageux. » — « Arborer l’étendard de la révolte[4]. » Est-ce là cet écrivain si ferme, dont le style sain sauvait les faiblesses ? Devait-il tomber dans ces banalités officielles ? Était-ce à lui d’emprunter les transitions contrites et les périodes ronflantes d’un grand vicaire ? « La Providence en a disposé autrement, et Chantilly attend encore une main réparatrice. » Cela fait penser à cette phrase célèbre qu’il semble avoir copiée dans une oraison funèbre : « Ô maison d’Orléans, maison illustre et infortunée, je briserais à jamais ma plume plutôt que de la tourner contre vous. Mais puis-je donc vous sacrifier les principes de toute ma vie, la Révolution, et l’honneur de mon pays ? »

Que conclure de tout ceci ? Que les facultés de l’orateur ne sont point celles de l’historien ni du peintre. Faites d’un orateur un historien : il laissera de côté les traits distinctifs et les caractères propres du temps qu’il décrit ; son récit deviendra un panégyrique et une leçon. Faites d’un orateur un peintre : ses portraits seront sans vie ; il composera des dissertations, des démonstrations et des tirades. Dans l’histoire et dans la biographie, il restera orateur en dépit de lui-même : ses grandes qualités employées à faux choqueront ; il paraîtra pesant et pédant ; il sera sec ou emphatique ; et à force de recherches, de travail, d’efforts de style, il ne parviendra qu’à bâtir un piédestal fragile de dissertations et de syllogismes, où il posera religieusement et contemplera amoureusement la tête moutonne et frisée de Mme de Longueville.

  1. Lire les sonnets de Job et d’Uranie, et les disputes, dissertations, démonstrations et admirations sans nombre excitées par deux pauvretés.
  2. La jeunesse de Mme de Longueville, p. 199.
  3. Le prêtre, la femme et la famille, par J. Michelet, 1re partie.
  4. La jeunesse de Mme de Longueville, p. 67, 62, 361, 166.