Les Philippiques/Cinquième philippique

Traduction par Joseph Planche.
Les Philippiques, Texte établi par Athanase AugerVerdière1 (p. 519-543).


SOMMAIRE
DE LA CINQUIÈME PHILIPPIQUE.


Philippe, maître d’Olynthe et de toutes les villes voisines, voulait absolument passer les Thermopyles, et terminer la guerre de Phocide ; il était bien aise, en conséquence, d’écarter les Athéniens qui pourraient être un obstacle à ses projets, et de les amuser par de belles promesses. Il leur fit donc faire des propositions par quelques-uns d’entre eux qui lui étaient dévoués. Athènes se divisa en deux factions : les uns voulaient la paix, et les autres s’y opposaient de toutes leurs forces. Eschine était d’abord un des plus contraires à Philippe, dont il devint ensuite la créature. Le roi de Macédoine ménagea si bien les esprits, et fit tant par sa politique, qu’il amena les Athéniens à désirer la paix, qui fut enfin conclue après plusieurs ambassades de part et d’autre. Les choses furent arrangées à son plus grand avantage. Il s’était emparé de plusieurs villes de Thrace, profitant de la lenteur affectée des députés d’Athènes, envoyés vers lui pour recevoir son serment et conclure la paix. La plupart de ces députés lui étaient dévoués. Il se servit d’Eschine, qui était de ce nombre, pour endormir les Athéniens à son retour, par des promesses qu’il était bien éloigné de vouloir tenir. Cependant il s’empare des Thermopyles, entre dans la Phocide, se déclare le vengeur d’Apollon, jette l’épouvante parmi les Phocéens qui, se croyant vaincus, demandent la paix et se livrent à sa merci. Il assemble à la hâte le conseil des Amphictyons, et les établit, pour la forme, souverains juges de la peine encourue par les Phocéens sacrilèges. Sous le nom de ces juges, dévoués à ses volontés, il ordonne, entre autres choses, qu’on ruinera toutes les villes de la Phocide. Il ne s’oublie pas en cette occasion : il se fait transporter le droit de séance au conseil amphictyonique, dont les Phocéens étaient déclarés déchus. Quelques-uns des principaux peuples, entre autres les Athéniens, n’avaient point eu de part au décret qui recevait Philippe au nombre des Amphictyons. Ce prince, en vue d’éloigner les obstacles qu’il pouvait rencontrer dans l’exécution de son dessein, avait assemblé tumultuairement les seuls Amphictyons qui lui étaient dévoués. Mais on pouvait encore contester cette élection comme clandestine et comme irrégulière : il en demande donc la confirmation aux peuples, qui, en qualité de membres de ce corps, avaient droit, ou de rejeter le nouveau choix, ou de le ratifier.

Athènes reçut l’invitation circulaire. Dans l’assemblée du peuple qui fut convoquée pour délibérer sur la demande de Philippe, plusieurs voulaient qu’on n’y eût aucun égard ; Démosthène ne fut point de leur avis. Il n’approuvait nullement la paix qu’on avait conclue avec Philippe ; mais il ne croyait pas qu’on dût la rompre dans la conjoncture présente. Il monte donc à la tribune ; et après avoir rappelé, sans doute pour donner plus de poids à son avis, plusieurs circonstances dans lesquelles il avait prévu re qui devait arriver et en avait averti les Athéniens, il leur conseille de condescendre au décret presque unanime des Amphictyons, de ne point s’exposer aux suites dangereuses d’un refus qui ne manquerait pas de susciter contre Athènes le nouvel Amphictyon, et ceux qui l’avaient nommé ; enfin, de céder au temps, crainte de pis, et de consentir à ce qu’ils ne pouvaient empêcher.

Il y a beaucoup d’apparence que l’avis de Démosthène fut suivi. Comme dans un de ses discours il reproche à Eschine d’avoir été Le seul qui ait osé parler pour Philippe et appuyer sa demande, Libanius, persuadé qu’autrement l’orateur serait tombé en contradiction avec lui-même, croit qu’il composa, sans la prononcer, cette harangue, qu’on ne peut nier être son ouvrage. Mais, outre qu’on ne voit pas la raison qui aurait déterminé Démosthène à composer un discours qu’il n’eût point eu dessein de prononcer, il y a une grande différence entre parler en faveur de quelqu’un pour appuyer sa demande, et conseiller seulement de ne pas le refuser, de peur que ce refus n’ait des suites dangereuses.

Ce discours fut prononcé la troisième année de la CVIIIe olympiade, sous l’archonte Archias.


CINQUIÈME PHILIPPIQUE.[1]


Ce qu’il y a d’embarrassant et de difficile dans la délibération actuelle, ô Athéniens ! c’est que, d’un côté, nous avons fait par notre négligence bien des pertes sur lesquelles il serait superflu de raisonner longuement, et que, de l’autre, ne pouvant nous accorder sur les moyens de conserver ce qui nous reste, nous sommes toujours divisés sur nos vrais intérêts. Mais ce qui augmente encore l’embarras, c’est que, par un défaut qui vous est propre, au lieu de songer à prévenir le mal, vous ne délibérez que quand le mal est fait. De là vient que, tout en applaudissant à l’orateur qui vous reproche vos fautes, vous laissez les affaires vous échapper au moment même où il semble qu’elles vous occupent. Malgré ces obstacles de votre part, je me flatte (et c’est ce qui me fait monter à la tribune) que si, renonçant à tout esprit de contention, vous voulez m’entendre avec la tranquillité d’un peuple qui délibère sur les intérêts de la patrie, et sur les affaires de la plus grande importance ; je me flatte que mes avis et mes discours vous mettront en état d’améliorer votre situation, et de réparer vos pertes.

Je sais que, quand on le peut prendre sur soi, il est un moyen facile de réussir auprès de vous, c’est de vous parler de soi-même, et de vous rappeler les avis qu’on a ouverts dans l’occasion. Mais ce moyen me déplaît si fort, que je me fais une peine d’y avoir recours, quoique j’en voie la nécessité. Je m’y résous néanmoins, persuadé que vous jugerez mieux des conseils que je vous donne, si je vous rappelle quelques-uns de ceux que je vous donnai par le passé.

Et d’abord, lorsque, pendant les troubles de l’Eubée, on vous conseillait de secourir (1) Plutarque, et de vous charger d’une guerre aussi dispendieuse que peu honorable, je fus le premier et le seul qui montai à la tribune pour m’y opposer. Peu s’en fallut que je ne fusse mis en pièces par ces perfides qui, pour un vil intérêt, vous engagèrent dans mille fautes énormes. Le déshonneur dont cette guerre vous couvrit, et les insultes que vous essuyâtes, telles que jamais peuple n’en éprouva de la part de ceux qu’il voulait secourir, vous firent bientôt reconnaître la bonté de mes avis, et la perversité des citoyens qui vous avaient donné de mauvais conseils.

Dans une autre occasion, voyant le comédien Néoptolème(2) obtenir de vous toute licence, grâce à son talent, portera la république des coups mortels, abuser de son crédit pour employer toutes vos forces et toutes vos ressources en faveur de Philippe, je parus encore, et je dénonçai le traître sans aucun esprit de haine ni de malignité, comme l’événement le fit voir. Je ne m’en prendrai pas aux défenseurs de Néoptolème, puisque personne n’osa le défendre, mais à vous-mêmes, Athéniens. Quand vous eussiez assisté à de vains spectacles, et que vous n’eussiez pas eu à délibérer sur des affaires publiques et sur le salut de l’État, vous n’auriez pu nous écouter, lui avec plus d’intérêt, moi avec plus de répugnance. Aucun de vous néanmoins n’ignore maintenant que cet homme qui fit alors un voyage chez nos ennemis, sous prétexte d’aller recueillir en Macédoine l’argent qui lui était dû pour revenir ici s’acquitter des charges(3) ; que cet homme qui se plaignait sans cesse, qui trouvait affreux qu’on fit un crime à quelqu’un d’aller recevoir ses dettes[2], que ce même homme, dis-je, réalisa les fonds qu’il possédait chez nous, et alla s’établir auprès de Philippe avec toute sa fortune. Ces deux premiers faits, justifiés par l’événement, sont une preuve de la droiture et de la sincérité des discours que je vous tins alors.

Je vais vous rappeler une troisième circonstance, après quoi j’entre en matière. Au retour de l’ambassade(4) où mes collègues et moi nous avions reçu les sermens pour la paix, on vous promettait, de la part de Philippe, qu’il rétablirait Thespies et Platée, qu’il conserverait les Phocéens quand il les aurait soumis, ruinerait la ville des Thébains, vous ferait rendre Orope, et vous donnerait l’Eubée en dédommagement d’Amphiipolis ; on vous flattait d’espérances frivoles et chimériques, qui vous firent abandonner les Phocéens contre tout honneur et toute justice, contre vos propres intérêts(5) : pour moi, sans rien dissimuler, sans vous rien cacher de ce que je prévoyais, je vous annonçai nettement que j’ignorais toutes ces promesses du monarque, que je ne les croyais pas même, qu’enfin on vous amusait de vaines paroles.

Si, sur tous ces points, j’ai mieux vu que les autres, je n’en tirerai pas vanité, et ne l’attribuerai pas à une rare prudence. Deux causes ont pu me rendre plus éclairé et plus prévoyant. La première, c’est la faveur de la fortune(6), dont le pouvoir est supérieur à toute la sagesse humaine, à tous les efforts du génie. La seconde, c’est cette incorruptibilité avec laquelle je juge et je parle de tout. Non ; on ne pourrait montrer qu’un seul présent ait jamais influé sur mes discours et sur mes démarches dans l’administration. Ce qu’il y a dans les affaires d’avantageux pour l’État, s’offre donc aussitôt à moi. Mais si l’orateur qui pèse les intérêts publics a reçu quelque argent, cet argent agit sur son esprit comme un poids dans la balance ; il le précipite et l’entraîne, de sorte qu’il ne peut plus juger sainement des choses.

Au reste, voici mon avis dans la conjoncture présente. Soit qu’on veuille procurer à la république des fonds, des alliés ou d’autres ressources, le premier soin qu’on doit avoir, c’est de ne pas rompre la paix actuelle : non que je la croie fort avantageuse et digne de vous ; mais quelle qu’elle soit, s’il ne fallait point la faire, il ne faut point la rompre aujourd’hui qu’elle est faite. Car nous avons laissé échapper bien des objets, qui, étant alors entre nos mains, nous donnaient, pour la guerre, plus de sûretés et de facilités que nous n’en aurions à présent.

Nous devons prendre garde, en second lieu, de jeter les peuples qui composaient l’assemblée, et qui se parent du titre d’Amphictyons(7), dans la nécessité de nous attaquer tous de concert ; il ne faut pas au moins leur en fournir ! e prétexte. Si nous étions de nouveau en différent avec Philippe pour recouvrer Amphipolis, ou pour quelque autre raison particulière, dans laquelle n’entreraient ni les Thessaliens, ni les Argiens, ni les Thébains, je crois qu’aucun d’eux n’épouserait la querelle du monarque, moins encore que tout autre (qu’on me permette de le dire), les Thébains(8) eux-mêmes. Ce n’est pas qu’ils soient bien intentionnés pour Athènes, ou peu jaloux de plaire à Philippe ; mais ils savent, quelque stupides qu’on les suppose, que, s’ils ont la guerre avec les Athéniens, ils en supporteront tous les maux, tandis qu’un tiers(9) épiera et saisira le moment d’en recueillir le fruit. Ils ne s’exposeront donc pas, eux et les autres, à prendre les armes contre nous, à moins qu’ils n’aient tous des raisons pour partager la querelle. Si nous nous trouvions aux prises avec les Thébains pour la ville d’Orope, ou pour quelque autre objet semblable, nous n’aurions pareillement rien à craindre des autres Grecs. Ils nous secourraient même, nous ou les Thébains, si on nous attaquait injustement, mais non pas si nous voulions attaquer. On verra, pour peu qu’on y réfléchisse, que c’est-là l’esprit des confédérations, et qu’elles sont nécessairement telles par leur nature. Nul peuple ne porte la bienveillance pour nous et pour les Thébains, jusqu’à vouloir qu’une des deux puissances, non contente de se maintenir, opprime sa rivale. Tous veulent pour eux-mêmes que nous ne soyons opprimés ni les uns ni les autres ; mais aucun ne voudrait que nous fussions les maîtres, et que nous dominassions dans la Grèce.

Qu’y a-t-il donc à craindre, et que doit-on éviter, selon moi ? de fournir aux peuples des sujets de plainte, et un prétexte commun pour marcher contre nous. Car si les Argiens, les Messéniens, les Mégalopolitains(10), tous les habitans du Péloponèse qui sont du même parti, sont mal disposés pour notre république, parce que nous avons recherché l’alliance de Lacédémone, et que nous paraissons nous prêter à ses entreprises ; si les Thébains, qui, comme on dit, nous haïssent naturellement, nous haïssent encore davantage parce que nous recueillons ceux qu’ils ont bannis(11), et qu’en toute manière nous manifestons à leur égard des dispositions peu favorables ; si les Thessaliens en veulent à notre ville, parce qu’elle reçoit les fugitifs de la Phocide, et Philippe, parce qu’elle lui dispute le titre d’Amphictyon ; je crains que toutes ces puissances, animées par un ressentiment particulier, ne se liguent contre Athènes, sous prétexte de défendre les décrets amphictyoniques, et qu’ainsi chaque peuple ne se porte légèrement à nous faire la guerre contre son propre intérêt ; ce qui est arrivé dans les troubles de la Phocide(12). Vous n’ignorez pas, je crois, que les Thébains, les Thessaliens et Philippe, sans avoir chacun le même but principal, ont tous concouru à la même fin. Ainsi les Thébains n’ont pu empêcher que Philippe, pénétrant jusqu’aux Thermopyles, ne s’emparât de ce passage, et que, venu le dernier, il ne leur dérobât la gloire de leurs travaux : ils ont acquis des possessions(13) et perdu l’honneur. Comme ils ne pouvaient obtenir ce qu’ils désiraient, qu’autant que ce prince serait maître des Thermopyles, quoique mécontens qu’il s’en emparât, ils l’ont souffert, parce qu’ils voulaient acquérir Orchomène et Coronée, et qu’ils ne le pouvaient par eux-mêmles. Il en est qui prétendent que le roi de Macédoine a livré ces deux villes aux Thébains de force et non de gré. Pour moi je ne le puis croire, et je sais qu’en tout cela il n’avait rien de plus à cœur que de s’emparer des Thermopyles, de présider aux jeux pythiques(14). et de passer dans la Grèce après avoir terminé la guerre de Phocide, et réglé le sort des Phocéens ; c’est-là ce qu’il ambitionnait surtout. Quant aux Thessaliens, ils ne voulaient l’agrandissement ni des Thébains, ni de Philippe, qu’ils jugeaient nuisibles à leurs affaires ; mais ils désiraient de recouvrer le droit de séance et de suffrage à l’assemblée des Amphictyons(15), et pour parvenir à ce but, ils ont secondé ce monarque dans ses projets. Ainsi, entraînés chacun par des intérêts particuliers, ils ont tous agi contre leur gré. D’après ces réflexions, il est constant que nous ne pouvons trop nous observer.

Mais devons-nous, par une lâche politique, souffrir qu’on nous fasse la loi ? est-ce là, me dira-t-on, votre conseil ? Non, certes, Athéniens. Mais je pense avoir assez prouvé que je ne dis rien de déraisonnable, et qu’en suivant mon avis, vous ne ferez rien d’indigne de vous, vous éviterez la guerre, et donnerez à tous les peuples une grande opinion de votre sagesse.

Quant à ceux qui, peu inquiets des suites d’une guerre nouvelle, ne craignent point d’avancer que nous devons en braver les hasards, qu’ils écoutent ce raisonnement. Nous laissons Orope aux Thébains : si on nous demandait quel est notre vrai motif, c’est, dirions-nous, pour nous épargner les embarras de la guerre. Nous venons de céder par le traité de paix Amphipolis au roi de Macédoine, nous souffrons que les Gardiens(16) se séparent des autres peuples de la Chersonèse ; que le roi de Carie occupe les îles de Chio, de Cos et de Rhodes ; que les Byzantins enlèvent sur mer nos bâtimens ; et pourquoi cela ? sans doute parce que nous pensons qu’il nous est plus avantageux de jouir de la paix et du repos, que de nous susciter des ennemis et d’exciter des querelles pour de semblables sujets. Ne serait-ce donc pas le comble de la déraison que, pour un titre vain et chimérique(17), on vous vît braver en même temps toutes ces puissances, vous qui, dans la crainte de les offenser chacune séparément, sacrifiez des intérêts chers et essentiels ?





NOTES
SUR LA CINQUIÈME PHILIPPIQUE.



(1) Philippe pratiquait des intelligences dans l’Eubée : il était près de la soumettre. Plutarque d’Érétrie députa vers les Athéniens, et les conjura de venir délivrer cette île qui allait se rendre aux Macédoniens. Les Athéniens se portèrent avec la plus grande ardeur à secourir Plutarque, malgré l’avis de Démosthène qui ne voulait pas qu’on écoutât sa proposition. Son avis fut justifié par l’événement. Plutarque trahit ceux dont il avait imploré le secours. Cette trahison inattendue n’empêcha pas Phocion, chef des troupes athéniennes, d’attaquer Philippe, de remporter sur lui un avantage considérable, et de chasser d’Erétrie le perfide Plutarque. Mais Molossus, son successeur dans le commandement de l’armée, fut vaincu par Philippe, et fait prisonnier avec ses soldats.

(2) Néoptolème était en même temps bon poëte tragique et bon acteur. Démosthène le traite de simple comédien. Quoique les comédiens ne fussent point déshonorés chez les Grecs, et qu’ils n’y fussent pas exclus des premiers emplois, cependant, comme on sent toujours en soi-même quelque répugnance à se donner en spectacle, et à faire métier d’amuser les autres, par un sentiment naturel on n’estimait pas beaucoup les comédiens de profession, même dans la Grèce, où leur état n’était point diffamant. Les comédiens et les poètes avaient beaucoup de crédit auprès des Athéniens. Ce peuple, grand amateur de spectacles, pardonnait sans peine à quiconque savait le divertir. Le Néoptolème, dont il est ici question, avait été nommé, l’année précédente, l’un des dix ambassadeurs de la république pour conclure la paix. Après avoir fait plusieurs voyages en Macédoine pour y exercer ses talens, il s’y établit enfin pour toujours.

(3) S’acquitter des charges. Il est ici question des charges onéreuses, surtout de l’armement d’une ou de plusieurs galères à ses dépens, et de l’intendance des jeux. Il fallait être riche pour fournir aux dépenses de ces deux objets. Mais aussi les citoyens qui portaient ces charges, étaient plus distingués que les autres dans l’état. Les dignités et les premiers emplois étaient pour eux.

(4) Il y eut deux ambassades pour la paix, dont furent Eschine et Démosthène. L’une, pour savoir quelles étaient les intentions de Philippe, s’il était vraiment déterminé à la paix ; l’autre, pour conclure la paix et la cimenter par la religion des sermens. C’est au retour de cette seconde ambassade, qu’Eschine amusa le peuple des fausses promesses de Philippe, dont Démosthène fait ici le détail. — Rétablirait Thespies et Platée. Thespies et Platée, villes de Béotie, protégées par les Athéniens, et que les Thébains, ennemis mortels d’Athènes, avaient entièrement ruinées. — Qu’il conserverait les Phocéens. Philippe subjugua les Phocéens l’année même de cette harangue, et les traita avec la plus grande rigueur. Il ordonna qu’on ruinerait les villes de la Phocide, qu’on les réduirait toutes en bourgs de soixante feux au plus, que ces bourgs seraient placés à une certaine distance l’un de l’autre, et que les habitans paieraient un tribut annuel. — Vous ferait rendre Orope. Orope, ville sur les confins de la Béotie et de l’Attique. Elle avait appartenu aux Athéniens : ceux-ci la voyaient avec peine entre les mains des Thébains, qui s’en étaient emparés. Philippe promettait de la leur faire rendre. — Vous donnerait l’Eubée en dédommagement d’Amphipolis. Amphipolis paraissait aux Athéniens d’une telle importance, qu’ils n’avaient point voulu jusqu’alors renoncer au droit et à l’assurance de la recouvrer quelque jour. La cession d’Amphipolis était un des articles du nouveau traité. Pour adoucir cette perte, à laquelle le peuple était sensible, on publia que Philippe lui céderait l’île d’Eubée en dédommagement.

(5) Les Phocéens étaient alliés d’Athènes : d’ailleurs Philippe, maître de la Phocide, le devenait des Thermopyles, ce qui lui donnait les clefs de la Grèce. Les Athéniens devaient donc, par honneur et par intérêt, s’opposer à la ruine des Phocéens.

(6) Les anciens donnaient beaucoup à la Fortune ; ils croyaient qu’elle influait sur tout ce qu’ils faisaient, disaient et pensaient.

(7) Nous avons dit, dans le sommaire, que Philippe, après avoir soumis les Phocéens, avait assemblé à la hâte les seuls Amphictyons qui lui étaient dévoués, et qu’il leur avait fait décider, entre autres choses, qu’il jouirait du droit de séance au conseil amphictyonique, dont les Phocéens étaient déclarés déchus. Démosthène conseille aux Athéniens de ne pas irriter des peuples qui auraient fait valoir leur titre d’Amphictyons pour se liguer contre Athènes, sous prétexte de soutenir leurs décrets.

(8) Les Thébains étaient aussi opposés aux Athéniens que dévoués à Philippe : on pouvait donc être révolté de la proposition avancée par Démosthène. — Quelque stupides qu’on les suppose. Les habitans de la Béotie, dont Thébes était la ville principale, passaient dans la Grèce pour des hommes épais et stupides. Pindare et Plutarque, tous deux de Béotie, sans être vrais Béotiens, convenaient eux-mêmes de la stupidité de leurs compatriotes.

(9) Ce tiers était Lacédémone qui, abattue par les batailles de Leuctres et de Mantinée, que les Thébains avaient gagnées contre elle, n’attendait qu’une occasion favorable pour se relever. Elle aurait sans doute profité d’une guerre entre Athènes et Thèbes, pour remettre sous le joug les peuples du Péloponèse, que les Thébains en avaient affranchis.

(10) Argiens, Messéniens, Mégalopolitains, tous peuples du Péloponèse que les Thébains avaient affranchis de la domination des Lacédémoniens, sous laquelle ceux-ci voulaient les faire rentrer, en profitant de l’embarras que causait aux Thébains la guerre de Phocide. Ils avaient proposé à la ville d’Athènes une alliance dont elle ne paraissait pas éloignée. Les Athéniens inclinaient fort à favoriser, ils favorisaient même secrètement, sans oser le faire ouvertement, Lacédémone extrêmement affaiblie par les victoires d’Epaminondas, pour humilier Thèbes enorgueillie par ces mêmes victoires.

(11) Plusieurs villes de la Béotie, dans le cours de la guerre sacrée, avaient soutenu les Phocéens contre les Thébains. Ceux-ci, devenus maîtres de ces villes à la fin de la guerre, en maltraitaient les habitans, dont la plupart se réfugiaient chez les Athéniens, leurs alliés. — Si les Thessaliens en veulent à notre ville… Les Thessaliens avaient eu beaucoup de part à la guerre de Phocide. Ils devaient donc trouver mauvais qu’Athènes tint un asile ouvert aux Phocéens, leurs ennemis.

(12) La guerre de Phocide partageait la Grèce et durait depuis dix ans. Les deux partis étaient épuisés d’hommes et d’argent. Philippe, auquel les Thébains eurent recours, n’eut qu’à paraître pour terminer cette guerre longue et sanglante, dont le succès lui fut aussi honorable qu’avantageux. Il lui valut le passage important des Thermopyles, le titre d’Amphictyon, et le droit de présider aux jeux pythiques.

(13) Les Phocéens s’étaient emparés, dans la Béotie, de plusieurs villes que Philippe abandonna aux Thébains, après qu’il eut subjugué la Phocide. Orchomène et Coronée, dont il est parlé quelques lignes plus bas, étaient de ce nombre.

(14) Les jeux pythiques étaient des jeux qu’on célébrait tous les cinq ans en l’honneur d’Apollon Pythien, ainsi nommé parce qu’il avait tué le serpent Python. Les Amphictyons avaient dans ces jeux le titre de juges et d’arbitres. Philippe, comme nouvel Amphictyon, se fit adjuger le droit d’y présider, droit dont les Corinthiens, qui l’avaient eu jusqu’alors étaient dépossédés.

(15) En grec, ils désiraient d’être possesseurs de ces deux choses, de l’assemblée des Thermopyles, et des prérogatives de Delphes. Les Amphictyons s’assemblaient deux fois l’année. ! e printemps à Delphes, et l’automne aux Thermopyles. Les Thessaliens, on ne sait pour quelle raison, avaient perdu le droit de séance à l’assemblée des Amphictyons : ils obtinrent ou ils recouvrèrent ce droit par le crédit de Philippe, leur protecteur.

(16) Chersoblepte, hors d’état de se maintenir contre Philippe dans le Chersonèse de Thrace, l’abandonna aux Athéniens, qui, pour mieux s’en assurer la possession, y fondèrent des colonies. Cardie, ville considérable du pays, quoique comprise dans le traité, refusa de s’y soumettre, et se jeta entre les bras de Philippe. Les Athéniens qui redoutaient ce prince, souffrirent, quoi qu’avec peine, que cette ville s’exceptât de la loi commune au reste de la Chersonèse. — Que le roi de Carie… Chio, Cos et Rhodes, dépendantes des Athéniens, se soulevèrent contre eux, et firent pendant trois ans la guerre appelée la guerre des Alliés. Athènes employa, pour les réduire, ses meilleurs capitaines, mais ce fut en vain ; il fallut consentir que les peuples alliés demeurassent tous libres et indépendans. Ils ne firent que changer de maître. Mausole, roi de Carie, qui les avait aidés à secouer le joug d’Athènes, leur imposa le sien. Hidriée, son frère, succéda à son royaume et à tous ses droits. Il régnait en Carie, lorsque Démosthène prononça son discours sur la paix. — Que les Byzantins enlèvent nos vaisseaux. Les Byzantins s’étaient ligués avec les insulaires de Chio, de Cos et de Rhodes dans la guerre des Alliés. Ils étaient grands pirates : les Athéniens avaient déjà souffert et souffraient encore de leur goût pour la piraterie.

(17) Pour un titre vain et chimérique. En grec, pour une ombre dans Delphes. Pour une ombre, c’est le nom que Démosthène donne par mépris au titre d’Amphictyon, qu’il regardait comme n’étant plus qu’une ombre, un titre vain et chimérique. Il ajoute dans Delphes, parce que les Amphictyons s’assemblaient à Delphes une fois l’année.



  1. Autrement, harangue sur la paix.
  2. Il serait mieux de dite : le montant de ses créances.