Les Petits poèmes grecs/Pindare/Pythiques/III
Les Petits poèmes grecs, Texte établi par Ernest Falconnet, Louis-Aimé Martin, Desrez, (p. 204-206).
III.
À HIERON.
S’il m’était permis d’exprimer un vœu que tous les cœurs forment avec moi, je supplierais les dieux de rappeler à la vie Chiron, le fils de Phillyre. Centaure sauvage, mais ami de l’humanité, il régnerait encore dans les vallées du Pélion, ce divin rejeton de Saturne, tel qu’autrefois lorsqu’il y élevait le père de la Santé, Esculape, habile dans l’art de guérir les maladies qui affligent les mortels.
Esculape eut pour mère la fille de Phlegyos, riche en beaux coursiers. Atteinte par les traits dorés de Diane, qui servait le courroux d’Apollon, cette jeune beauté descendit hélas ! du lit nuptial dans la sombre demeure de Pluton avant d’avoir reçu les secours de la chaste Lucine ; tant est redoutable la colère des enfans de Jupiter !
Au mépris du dieu à la blonde chevelure, à qui elle s’était unie à l’insu de son père, et entraînée par l’égarement de son cœur, la Nymphe téméraire consentit à d’autres nœuds, quoiqu’elle portât déjà dans ses flancs le germe pur et sans tache de l’immortel qui l’avait aimée. Sans attendre ni le festin nuptial, ni les chants de l’hyménée, que font entendre le soir, au milieu des plaisirs et des jeux, les vierges compagnes de la nouvelle épouse, elle se prostitua à un amour étranger, par un aveuglement hélas ! trop commun. Car telle est la folie des pauvres humains : souvent ils conçoivent un mépris insensé pour les biens dont ils peuvent jouir, et ne soupirent qu’après ceux dont ils sont éloignés, attachant à des avantages chimériques un espoir qui ne peut s’accomplir.
Ainsi la belle Coronis, en partageant sa couche avec un étranger venu de l’Arcadie, attira sur sa tête les plus affreuses calamités ; car son crime ne put échapper aux regards de celui qui éclaire le monde : du fond du sanctuaire, où fument sans cesse les entrailles des victimes, le dieu qui règne à Pytho voit l’infidélité de Coronis. Son œil pénètre jusqu’au fond des cœurs et jamais le plus ingénieux mensonge ne lui déroba les actions, ni même les pensées des hommes ou des dieux. À peine Phébus a-t-il connu l’abus qu’Ischys, fils d’Élatus, a fait des droits de l’hospitalité et la perfidie de sa jeune complice, qu’il charge sa sœur du soin de sa vengeance. Elle vole, enflammée de courroux, sur les bords du lac Bœbias, à Lacérie qu’habitait l’infidèle. Un autre dieu, maître de ses sens avait entraîné Coronis à sa perte : ses concitoyens y furent enveloppés ; ils périrent par le fléau d’une cruelle épidémie. Tel le feu parti d’une étincelle embrase et consume rapidement les forêts qui couvrent la montagne.
Déjà les parens de la Nymphe avaient élevé le bûcher ; déjà les feux ardens de Vulcain voltigeaient autour du corps gisant : « Non, s’écrie Apollon, non, je ne laisserai point périr le fruit de mon amour victime du forfait de sa coupable mère !… » Il dit, et d’un pas il arrive au bûcher. Soudain la flamme tremblante se divise ; alors le dieu retire des flancs inanimés de Coronis son fils vivant encore ; il le porte au centaure de Magnésire, pour qu’il lui enseigne l’art de guérir les maux infinis qui affligent l’humanité. Bientôt vers le célèbre disciple se pressent en foule les malades ; celui que dévorait un ulcère spontané, celui qu’avait blessé une pierre ou un coup de lance, celui qui était en proie au feu brûlant ou au froid mortel de la fièvre, venait chercher auprès de lui un remède à ses douleurs. Il guérissait les uns par l’art secret des enchantemens, les autres par des breuvages adoucissans, plusieurs par un baume salutaire répandu sur leurs plaies, d’autres enfin par les incisions douloureuses d’un acier tranchant.
Mais hélas ! que ne peut l’appât du gain sur le cœur même du sage ! Séduit par l’or qu’une main libérale lui présente, le fils de Coronis ose arracher à la mort un héros qu’elle venait d’immoler. À l’instant le fils de Saturne d’une main rapide saisissant sa foudre vengeresse, frappe au cœur les deux victimes et les précipite dans le noir séjour. Mortel, apprends par cet exemple à te connaître : que tes vœux soient d’un homme ; qu’ils soient conformes à tes destins.
Ainsi donc, ô mon génie ! n’aspire point à la vie des immortels, et n’entreprends jamais rien au-dessus de tes forces. Si le sage Chiron habitait encore son antre, si la douce harmonie de mes chants pouvait s’insinuer dans son cœur, j’obtiendrais de lui qu’il soulageât encore par son art divin les maux dont l’homme vertueux est consumé. Oui, je l’implorerais lui, ou quelque enfant d’Apollon ou de Jupiter lui-même. Alors, avec quelle célérité mon navire, fendant les ondes de la mer ionienne, me porterait vers la fontaine Aréthuse, auprès du fondateur d’Etna, de ce roi puissant de Syracuse, dont la bonté fait le bonheur de ses sujets ; qui ne porte point envie aux gens de bien, et accueille les étrangers comme un ami, comme un père. Ah ! si je l’abordais, portant un double tribut, la santé plus précieuse que l’or et cet hymne, où je chante la victoire que, non loin de Cirrha, vient de remporter Phérénicus, son coursier, dans les solennités pythiques, je lui apparaîtrais plus radieux que l’astre bienfaisant dont la douce lumière dissipe les ténèbres d’une mer orageuse.
Du moins, j’adresserai pour toi mes vœux à la mère des dieux, à la vénérable Cybèle, dont les vierges de Thèbes, pendant les ombres de la nuit, unissent le culte à celui de Pan, près de la demeure que j’habite.
Si ton esprit, ô Hiéron, sait interpréter les discours des sages, si tu as appris à expliquer les maximes des temps passés, tu comprendras que, pour un bien que les dieux dispensent aux mortels ils leur font éprouver deux maux. Jamais l’insensé ne put souffrir ce mélange, le sage seul ne montre au dehors que le bien qu’il reçoit.
Pour toi, le bonheur s’attache à la destinée, et la fortune sur le trône où elle t’a élevé te regarde d’un œil favorable, plus qu’aucun autre mortel. Mais quelle vie se soutint constamment à l’abri des orages ? Ni Pélée, le vaillant fils d’Éaque, ni le divin Cadmus n’en furent exempts. Ces deux héros cependant passent pour avoir possédé le bonheur suprême : tous deux entendirent chanter les Muses, et dans Thèbes aux sept portes, et sur le Pélion, Cadmus, lorsqu’il épousa la brillante Harmonie, Pélée, quand il unit son sort à Thétis, l’illustre fille du sage et prudent Nérée. Tous deux virent les dieux s’asseoir sur des sièges d’or au banquet de leur hyménée, et reçurent de leurs mains les présens de noces. Tous deux enfin, consolés de leurs revers par un bienfait de Jupiter, rouvrirent à la joie leurs cœurs flétris par le vent du malheur.
Mais voici venir de nouveau pour eux un temps d’épreuves et de calamités : les trois filles de Cadmus, par de tragiques aventures, éloignèrent de leur père tout espoir de bonheur, quoique Jupiter eût honoré de sa présence la couche de Thyonée aux bras éclatans de blancheur. Le fils que l’immortelle Thétis donna à Pélée dans Phthie, atteint d’une flèche meurtrière, perdit la vie dans les combats, et les Grecs en deuil pleurèrent sur son bûcher.
Que le sage, fidèle aux inspirations de la vérité, profite donc du présent et jouisse du bonheur que les dieux lui accordent. Rien de plus inconstant que le souffle impétueux des vents ; ainsi la félicité des mortels n’est jamais durable.
Pour moi, que la fortune me sourie ou qu’elle me poursuive de ses rigueurs, on me verra toujours simple avec les petits, grand avec les grands, borner ou étendre mes désirs ; et, sans murmurer, me soumettre à la condition où l’aveugle déesse m’aura placé. Mais si jamais un dieu me prodiguait d’abondantes richesses, ma gloire alors et celle de mon bienfaiteur passerait à la postérité la plus reculée. Ainsi vivent dans la mémoire des hommes et Sarpédon et Nestor que les plus sages favoris des Muses ont à jamais illustrés dans leurs chants ; ainsi la vertu devient immortelle. Mais peu d’hommes sont capables de la célébrer dignement.