Les Petits poèmes grecs/Homère/Notice

OEUVRES D’HOMÈRE,

TRADUITES PAR M. ERNEST FALCONNET.




NOTICE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES D’HOMÈRE.




Homère a-t-il existé ? Ces admirables poésies que les siècles se sont transmises avec un respectueux enthousiasme ont-elles un auteur certain ? Voici une question controversée ; elle n’est pas encore résolue, et ce n’est pas nous qui prétendons la résoudre en ces pages. Nous avons à raconter maintenant ce que nous savons de la vie de l’homme auquel on attribue, à tort ou à raison, l’Iliade, l’Odyssée, la Batrachomyomachie, le Margités et les odes à Apollon et à différens dieux ou déesses. Les honneurs que sa mémoire a gardés se reflètent dans toutes les fables qui environnent sa naissance. Selon quelques-uns, il est né en Égypte. Damasgoras fut son père, Écleras fut sa mère ; il eut pour nourrice une prophétesse, fille d’Orus, prêtresse d’Iris. L’esprit de poésie s’abattit sur son berceau ; ses mains jouaient avec des tourterelles, et les premiers accens de sa voix imitaient le ramage de plusieurs espèces d’oiseaux. Ses fidèles admirateurs lui ménagent encore une naissance plus illustre : Apollon est un de ses ancêtres ; il descend du dieu en ligne directe. Quel autre qu’un fils d’Apollon eût pu écrire l’Iliade ? Entre toutes les vies d’Homère que nous a transmises l’antiquité, il en est une que nous devons citer en restant toujours dans notre rôle d’observateur et refusant de nous mêler par une conviction personnelle à une lutte inutile et chanceuse.

Hérodote, à qui cette vie d’Homère est attribuée, raconte que le poëte grec naquit à Smyrne ; que, devenu orphelin de bonne heure, il profita de l’offre que lui faisait un patron de vaisseau, nommé Mentès, et le suivit dans de nombreux voyages. Il visita l’Italie et l’Espagne, étudiant avec soin les mœurs et les coutumes de leurs peuples ; il débarqua à Ithaque, et là recueillit de nombreuses traditions sur Ulysse. Durant ses courses lointaines, il avait commencé l’Iliade ; rentré dans sa patrie, à Smyrne, il acheva ce premier poëme ; mais l’envie et l’ingratitude accueillirent son chef-d’œuvre ; il quitta sa patrie et parcourut plusieurs villes de l’Asie Mineure, récitant ses vers et demandant à l’hospitalité un asile que la mauvaise fortune lui avait enlevé. Enfin il s’établit à Chio, où il ouvrit une école, se maria et eut deux enfans. Devenu aveugle, il consacra ses loisirs à un nouveau poëme et fit l’Odyssée ; il voulut aller jouir en Grèce de la gloire de son nouvel ouvrage, mais il mourut dans la traversée à l’île d’Ios, une des Sporades : les habitans lui élevèrent un tombeau sur le bord de la mer. Aucune preuve ne vient appuyer ce récit, mais du moins il n’est pas invraisemblable. Toutes les traditions et les livres anciens nous représentent Homère aveugle, le front courbé sous la gloire et la méditation, visitant les villes grecques et chantant ses hymnes aux dieux dans son pèlerinage vagabond ; nous le voyons aux fêtes publiques luttant de poésie avec Hésiode, réciter au peuple assemblé les beaux vers de ses poëmes.

Les citoyens de Chio se vantèrent pendant de longues années de posséder parmi eux les descendans d’Homère et leur donnèrent le nom d’Homérides ; ils frappèrent en son honneur une médaille qui d’un côté représentait le poëte, et de l’autre, le fleuve Mélès, d’où lui a été donné le nom de Mélésigène.

Cette obscurité qui environne la vie d’Homère, l’époque de son existence, le lieu même de sa naissance, laissaient un vaste champ aux hypothèses et aux systèmes. Les érudits s’y sont précipités, et plusieurs d’entre eux sont arrivés aux résultats les plus étranges, aux paradoxes et aux non sens absurdes. L’un d’eux, le docteur Bruyant, fait naître Homère dans la Thèbes d’Égypte : c’était un poëte âgé, voué à l’adoration mystique des divinités égyptiennes ; il déroba les poëmes de l’ingénieuse Phantasia, dissimula habilement les lieux et les noms en conservant les scènes, remplaça les bords du Nil par les bords du Scamandre, et se revêtit d’une gloire dont il était le plagiaire. D’autres allèrent plus loin encore : Hollandais voués à une admiration exclusive pour leur pays, ils prétendaient qu’Homère et Hésiode étaient leurs compatriotes, qu’ils étaient nés en Belgique.

Enfin vint un homme qui, avec le poids d’une grande science et l’autorité d’immenses recherches, contesta sérieusement l’existence d’Homère. Aux prétentions de cette école esthétique qui voulait voir dans la beauté des œuvres du poëte la preuve de son existence, Wolff opposa une école historique forte d’argumens et d’érudition. Il soutint d’abord qu’Homère n’avait pas écrit, mais chanté les vers qui pendant plusieurs siècles s’étaient conservés dans la mémoire des poëtes. Wood, de Mérian et M. Milgen partagèrent cette opinion, fondée principalement sur le silence absolu d’Homère relativement à l’art matériel d’écrire. Puis, passant à l’examen de toutes les œuvres du poëte, rapprochant les analogies et les contrastes qui se trouvent entre quelques-unes de leurs parties, Wolff en vint à soutenir qu’elles appartenaient à plusieurs auteurs. Ce système fut développé avec un art, avec un esprit remarquable ; il fit révolution, et un grand nombre de littérateurs l’accueillirent. De nos jours, Dugas-Montbel l’a reproduit dans son Essai sur les poésies homériques. Quelques anciens croyans protestèrent avec énergie. Renoncer à Homère, c’était renoncer à leur dieu. Larcher, Sainte-Croix, Cesarotti, et plus récemment M. Pagne-Knight dans les prolégomènes de son édition d’Homère, soutinrent l’existence du poëte et se constituèrent les défenseurs de l’unité de ses œuvres.

Les opinions de Wolff, qui consistent à nier l’existence d’Homère, ont cependant acquis en France, à l’aide de ses partisans distingués, tels que Lévesque, Clavier et Dugas-Montbel, une sorte de popularité. Les textes des deux poëmes d’Homère ont subi de telles altérations que des vers entiers de l’Iliade et de l’Odyssée, cités par Platon, Aristote et Plutarque, n’existent plus dans les manuscrits ou les éditions qui nous restent. Or, selon Wolff, qui a développé ces idées en 1793, Homère n’a jamais rien écrit : de son temps, l’art de l’écriture n’existait pas chez les Grecs ; il a pu composer, réciter, chanter çà et là quelques fragmens qu’on a retenus, complétés, mis en ordre. Pour établir ce système, Wolff a besoin de faire Homère un peu plus ancien qu’il n’a paru l’être, ou plutôt de supposer que, depuis la prise de Troie jusqu’à l’an 950 avant notre ère, un poëte ou plusieurs poëtes ont célébré Agamemnon, Achille, Nestor, Ulysse, déploré la mort de Patrocle et raconté les malheurs de Priam. On a même fait remonter jusque vers le temps des Argonautes ces familles de rhapsodes qui parcouraient les villages et les villes en chantant leurs vers ou ceux d’autres poëtes. Homère n’aurait été qu’un de ces rhapsodes célébrant de préférence dans ses vers les exploits des Grecs vainqueurs des Troyens. Ses chants et ceux des autres rhapsodes ses contemporains ou ses successeurs, rassemblés sous Lycurgue, sous Pisistrate, et collationnés par les grammairiens d’Alexandrie, ont pris peu à peu une liaison épique à laquelle ni Homère ni les Homérides n’avaient jamais pu songer.

Telles sont les hypothèses habilement présentées tour à tour par Ch. Perrault, Vico, Wolff et Dugas-Montbel. Mais l’ingénieuse sagacité qui organisait ce système avait à lutter contre des faits qu’elle ne pouvait détruire.

Avant l’établissement de l’école d’Alexandrie, Aristote admirait la parfaite unité qu’Homère avait su imprimer à ses grands poëmes : il le trouvait supérieur en ce point à tous ceux qui avaient composé des héracléides, des théséides et autres épopées. Il le trouvait en outre si habile à rapprocher tous les détails qui tenaient à une seule action, à lier entre elles toutes les parties d’un même tout, que ses ouvrages ne pouvaient admettre nulle part des transpositions. L’antiquité entière et presque tous les littérateurs modernes en ont conçu la même idée, et si c’est là une opinion fortement appuyée par les faits, c’est aussi un sentiment dont on ne peut se défendre en lisant l’Iliade et l’Odyssée. Est-il possible de concevoir que plusieurs intelligences aient travaillé à une œuvre aussi grandiose, aussi parfaite d’unité ? Cet ensemble, qui résume tant de traditions, formé de détails si habiles, appartient à une seule conception, à une conception mûrie par l’expérience et par l’âge : nous devons en croire surtout cette impression qui résulte de la lecture de son poëme.

Quel que soit le terme de cette discussion, qui est presque devenue une dispute, l’antiquité elle-même a cru à l’existence d’Homère. Sept villes ont voulu s’honorer d’avoir été sa patrie : Smyrne, Rhodes, Colophon, Salamine, Chios, Argos, Athènes. Un voile obscur couvrait son origine. Ce mystère semble ajouter de la grandeur à sa mémoire.

Des statues, des bustes ont prouvé l’admiration des Grecs pour cet homme divin ; cependant, nous pouvons douter avec Pline que l’on ait possédé son portrait véritable. Les monnaies des anciens, consacrées à la divinité et sur lesquelles il est si rare de trouver d’autres portraits que ceux des maîtres du monde, nous ont conservé l’idéal de la tête d’Homère.

Smyrne, Ios, Amastris, Prusia, Larisse, nous offrent des portraits qui tous ont entre eux de l’analogie, malgré la différence de l’exécution. Constantinople a placé cette image sur les tessères et les pièces de bronze destinées au service de ses jeux et de ses cérémonies. Voici comment nous y voyons la tête d’Homère[1] :

Son front est élevé, saillant. Son œil est ombragé par un sourcil épais. La réflexion plus que la cécité semble avoir creusé son orbite. Le nez, qui arrondit le profil, lui donne de l’analogie avec celui du lion, qui de tous les animaux a l’aspect le plus noble et le plus imposant. Ces lèvres d’où s’échappaient des torrens d’éloquence s’entr’ouvrent avec un mouvement de fierté et sont entourées d’une barbe ondoyante.

Les cheveux sont partagés en boucles naturelles : l’une d’elles se relève et laisse le front à découvert. Des rides sillonnent son front et creusent ses joues ; elles semblent moins l’effet de la vieillesse que les traces du malheur et des fatigues de la vie.

L’ensemble n’a cependant pas l’expression de la tristesse, mais celle du calme et de la contemplation.

Si cette tête n’est qu’une création de l’art, on doit admirer le ciseau qui sut donner une telle physionomie au poëte divin.

Si ce n’est point le vrai portrait d’Homère, on ne peut nier que le génie de l’artiste ait vraiment créé une tête homérique.

Outre l’Iliade et l’Odyssée, on attribue à Homère trente-trois hymnes, dont on croit que deux seulement lui appartiennent : on peut en trouver les preuves dans la seconde édition de l’Hymne à Cérès de Rühnken. Ilgen, Matthiæ et Hermann ont essayé, dans les éditions qu’ils ont publiées de ces hymnes, de les rendre à leurs divers auteurs. Sur ce point ils ne peuvent s’appuyer que de conjectures très-vagues et qu’il est permis de ne pas admettre. Nous donnerons la traduction de ces hymnes ainsi que celle de la Bactrachomyomachie, en les laissant à Homère. Quant aux épigrammes et petits poëmes, ils ne portent aucun caractère d’authenticité : les recherches que l’on ferait sur ce point n’amèneraient aucun résultat, et les sujets ne valent pas la peine qu’on s’occupe sérieusement de leur trouver un auteur.

L’histoire des poésies homériques est aussi curieuse et appuyée de témoignages plus certains que l’histoire même d’Homère.

Selon quelques auteurs, Lycurgue aurait le premier réuni les poésies d’Homère[2]. Ayant voyagé durant plusieurs années dans l’Asie Mineure, berceau des arts et de la poésie grecque, il passa à son retour par l’île de Chio et conversa avec Homère, trente-neuf ans après la création de l’Iliade. Il parvint à retrouver des fragmens épars du poëte, fragmens qu’on ne connaissait alors que sous le nom de Rapt de Briséis, de Valeur de Diomède, de Rançon d’Hector, de Jeux sur la tombe de Patrocle. Il copia de sa main toutes ces portions séparées, les joignit habilement ensemble et publia ainsi dans le Péloponèse la première édition du poëte. Trois cents ans plus tard, Pisistrate, tyran d’Athènes, joignant l’intelligence des lettres à l’amour du pouvoir, fonda à Athènes la première bibliothèque publique. Solon, Hipparque et d’autres savans concoururent alors à une nouvelle édition d’Homère qui y prit la première place. De ce jour la gloire du poëte fut proclamée, elle devint nationale[3]. Ceux qui contestent l’existence d’Homère attribuent à Pisistrate la première édition de cette collection des chants héroïques de la Grèce, et considèrent le règne de Pisistrate comme l’époque à laquelle ils furent réunis en un manuscrit complet. Son fils Hipparque ordonna même qu’ils fussent récités tous les ans à la fête des Panathénées, comme capables de ranimer les nobles sentimens et les souvenirs héroïques. Ce fait est rapporté dans l’Hipparque, dialogue attribué à Platon. Cicéron l’a confirmé en laissant à Pisistrate, secondé du poëte philosophe Solon, le mérite d’avoir rétabli l’ordre dans les poëmes d’Homère.

Lors de l’incendie d’Athènes, pendant l’invasion de Xerxès, l’Iliade et l’Odyssée passèrent en Perse et prirent place dans la bibliothèque de Suze, où la conquête d’Alexandre vint les trouver. L’édition particulière rectifiée par Aratus et qui prit le nom d’Aratéenne pourrait être indiquée à cette date. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’Alexandre fit beaucoup pour la gloire d’Homère. Il chargea Anaxarque et Callistène de réviser les recueils de Lycurgue et de Pisistrate, et son instituteur Aristote mit la dernière main à ce beau travail. Le concours de ces trois hommes justement célèbres donna naissance à une édition infiniment précieuse des œuvres d’Homère, connue sous le nom d’Édition de la Cassette[4].

Plus tard, Lénodote d’Éphèse fut chargé par le premier des Ptolémées de revoir et de publier le texte d’Homère. Enfin, la dernière édition de cette haute antiquité est celle que le critique le plus judicieux de son temps, Aristarque, fit paraître sous les auspices de Philométor. Deux mille ans ont passé depuis cette époque, et cependant elle a servi de modèle à toutes les collections des ouvrages d’Homère dans le moyen âge et dans les temps modernes.

Puis vint l’école d’Alexandrie qui se dévoua à l’étude et aux commentaires des œuvres d’Homère. Les recherches furent patientes et dictées par un culte exagéré devenu du fanatisme. Il ne nous en est parvenu que de faibles lambeaux, dans les citations des Scholiastes et d’Eustathe, ou simplement les titres de quelques ouvrages que nous ont transmis Athénée, Étienne de Bysance, Harpocration, Suidas, Ammonius. Selon les savantes observations de Dugas-Montbel, les travaux faits sur Homère pouvaient se diviser en quatre classes, les Commentaires, les Explications, les Dissertations, et enfin les Recherches sur les poésies d’Homère. Quelquefois ces recherches avaient pour objet des parties purement spéciales. Antisthènes avait composé divers traités sur quelques personnages des deux poëmes, tels que Chalcas, Ulysse, Télémaque, Hélène, Pénélope, le Cyclope, etc. Apollodore, Apollonius et Ménogène avaient travaillé sur le catalogue des navires. Héracléon l’Égyptien avait fait un commentaire sur le dix-huitième chant de l’Iliade. Nicanor avait traité de la ponctuation ; Philoxène, des signes critiques ; Ptolomée Pindarion avait écrit sur le véritable caractère de la poésie homérique ; Ptolomée Épithétès sur les blessures décrites dans Homère ; Érodianus, Ptolémée, Ascalonète et Tyrannion, sur la prosodie, c’est-à-dire sur l’accentuation des mots. Enfin, Hermas et Stratoclès s’étaient occupés de la tactique de l’auteur de l’Iliade.

Si nous suivons la série des temps et que nous examinions les éditions les plus précieuses qui ont été faites des œuvres d’Homère, nous trouverons que la première édition d’Homère, depuis l’invention de l’imprimerie, édition toute grecque et qui est en même temps une des plus magnifiques et des plus rares, est celle de Démétrius Chalcondyle d’Athènes et de Démétrius de Crète. Elle parut à Florence le 9 décembre 1488 en un volume in-folio. Elle avait été conférée avec le commentaire d’Eustathe ; on y a joint les deux vies d’Homère attribuées à Plutarque et à Hérodote.

Cette rare et précieuse édition fut fidèlement reproduite en 1504 par les presses des Aldes à Venise, en deux volumes in 8° ; mais la seconde aldine de 1517 offre dans le texte des différences sensibles que reproduisent les éditions subséquentes jusqu’à celle de 1528 inclusivement.

Plus tard, Henri Étienne, à l’aide d’un ancien manuscrit et des commentaires d’Eustathe, recueillit un certain nombre de variantes qu’il jeta en marge ou développa avec ses propres conjectures dans les notes de son bel ouvrage Poetæ græci principes heroici carminis, 1566.

Elles avaient été précédées de deux traductions latines de l’Iliade, l’une en vers et l’autre en prose, publiées avant le texte grec lui-même : celle en vers de Nicolas Valle, qui ne comprend que les chants 2, 4, 5, 13, 18, le commencement du 19, les 20, 22 et 24, parut en 1474 ; celle de Laurentius Valle, en 1477, sous le titre suivant :

Homeri poetarum supremi Ilias per Laurentium Vallens in latinum sermonem traducta feliciter incipit. Brixie VIII kalend. december, MCCCCLXXVII.

En 1530, Jehan Samxon donna la première traduction française de l’Iliade : il l’avait entreprise par l’ordre de François Ier ; elle parut sous ce titre : « Iliades de Homère, poete grec et grant historiographe, avecques les premisses et commencements de Dupont de Coulonne, souverain historiographe, additions et séquences de Darès Phrygius et de Dictys de Crète, translatées en partie de latin en langage vulgaire par Mestre Jehan Samxon, licentié en loys, lieutenant du bailli de Touraine, en son siège de Chatillon sur Indre. Jehan Petit avec privilège. »

Ce ne fut que plus d’un demi-siècle après que parurent en grec les œuvres d’Homère avec les Commentaires entiers d’Eustathe, sous ce titre : Homeri Ilias et Odyssea græce cum commentariis græcis Eusthatii, archiepiscopi thessaloniensis, Romæ, apud Bladum et Gontam, 1542 et 1550, 4 volumes in-folio. Cette édition, la seule complète des commentaires d’Eustathe, a pendant longtemps été considérée comme un chef-d’œuvre de saine critique et de littérature. A l’aide du temps on a découvert de nombreuses fautes dans le texte, une stérile abondance dans le commentaire.

Six ans après cet Homère de Rome, parut à Leyde une édition estimée, à laquelle on joignit une édition latine et les scolies très-concises de Didyme, le tout formant 2 volumes in-8o.

En 1711, Josué Barnès reproduisit l’Homère grec et latin de Didyme à Cambridge, avec ses propres commentaires, sous ce titre : Homeri Ilias et Odyssea, græ-colatina, cum scolis Didymi, necnon notis perpetuis Josue Barnes, 2 volumes in-4o.

Au milieu du 18e siècle, parut l’Homère de Clarke : Homeri Ilias et Odyssea, cum opusculis græco-latinis ex editione et cum notis Samuelis Clarke, Londres, 1734, in-4o, 4 petits volumes. Malgré les récriminations de Wolff, qui, dans ses Prolégomènes, a accusé Clarke d’altérations téméraires dans le texte, cet Homère a pris place dans les bibliothèques comme une édition remarquable.

De 1759 à 1764 parut à Leipsiek, en 5 volumes in-8o, une nouvelle édition d’Homère recommandable par sa fidélité au texte primitif : elle était d’Ernesti, un des savans les plus illustres de la Saxe.

L’érudition allemande ne se borna pas là. A l’aide des recherches laborieuses, des fragmens compilés de toutes parts, des scolies chargeant le texte, des notes hérissant chaque vers et d’un cortège pompeux de commentaires qui de la science intelligente passe à une sorte de patiente niaiserie, le célèbre Hugue, le doyen de l’université de Gœttingue, publia une nouvelle édition d’Homère en 8 volumes in-8o, égalant en grosseur et en texte 8 volumes in-4o. Ce résultat d’une émulation certainement louable est-il utile à la gloire d’Homère ? Nous ne savons ; mais on doit regretter tant de loisir et tant de science prodigués durant des années précieuses sans que le domaine de l’intelligence des hommes ait été augmenté d’une idée.

Nous arrivons à une œuvre complète et qui révéla à l’Europe des richesses qui lui étaient ignorées. Un helléniste célèbre, Villoison, envoyé à Venise pour y rechercher les matériaux de l’ancienne littérature, trouva dans la bibliothèque de Saint-Marc un manuscrit du 10e siècle renfermant une Iliade toute grecque avec les leçons de soixante des plus fameux critiques de l’antiquité, tels qu’Aristarque et Lénodote. Les variantes des éditions données dans les villes de Chio, de Sinope et d’Argos y avaient été jointes et le rendaient ainsi doublement précieux. Ce manuscrit fut publié et constitua l’Homere Variorum, le plus complet et le plus important, mais non pas encore le plus pur de texte.

Avant l’apparition de l’Homère de Villoison, l’allemand qui avait soutenu avec force l’opinion de la non existence d’Homère, Wolff, avait réuni toutes les recherches des anciens critiques, des lexicographes et des sophistes, et les découvertes des éditeurs modernes ; il avait recueilli en outre tous les vers d’Homère égarés et cités dans les œuvres de Plutarque, Platon et Aristote ; il avait réduit toutes ces compilations à un résumé intelligent et lucide, l’avait fait précéder des fameux Prolégomènes, devenus le champ clos des deux écoles, et avait ainsi publié l’Iliade en deux volumes in-8o en 1794. L’édition de Villoison révéla à Wolff des matériaux et des renseignemens qu’il ne connaissait pas encore. Il se remit à l’œuvre, et en 1804 parut une édition dernière et définitive, chef-d’œuvre de patience et de savantes investigations.

Au commencement du 17e siècle, Dusouhait donna une nouvelle traduction en prose de l’Iliade, et Boitel ou Boitet, une de l’Odyssée. Hugues Salel et Amadys Jamin avaient déjà publié leur traduction en vers de l’Iliade, tandis que Salomon Certon s’essayait de même à reproduire l’Odyssée en vers français.

On sait que parmi les traductions modernes, quatre surtout sont remarquables à des titres différens : celles de MMe  Dacier, de Gin, de Bitaubé et de Dugas-Montbel : ce dernier a consacré sa vie à se faire un monument des poésies homériques. Il est mort au milieu de sa gloire, nous laissant un travail complet sur les œuvres d’Homère, après avoir éclairé, par une critique intelligente, les replis obscurs des scolies et les commentaires.

Nous ne devons pas omettre dans le nombre des auteurs qui ont travaillé à résoudre ce grand problème de l’existence d’Homère, l’auteur du Voyage de la Troade. Outre cet ouvrage destiné à servir de commentaire topographique à l’Iliade, M. Le Chevalier a publié un ouvrage, ou pour mieux dire un système tout entier sur Homère. Ce livre est intitulé Ulysse-Homère ou du véritable auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, par Constantin Koliades, professeur dans l’université Ionienne (1829, in-folo). Une grande érudition, l’étude des lieux où se sont passées la plupart des scènes de l’Iliade et de l’Odyssée, les éloges continuels qui sont donnés à Ulysse et son influence qui semblent constamment dominer et dans le camp des Grecs et dans les chants du poëte, ont amené l’auteur à cette opinion que l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée était certainement Ulysse lui-même. Voici ses conclusions :

« Ulysse ne serait-il pas l’homme étonnant qui a fait dans l’Iliade le tableau de la longue guerre où il a combattu, et dans l’Odyssée l’intéressant journal de ses aventures après cette guerre.

» Ne serait-ce pas ce génie sublime auquel nous devons le dénombrement de toutes les nations de la Grèce et de l’Asie, de ce chef-d’œuvre d’histoire et de géographie, de ce code immortel et sacré dont les Grecs invoquaient l’autorité pour fixer les limites de leur territoire. »

Quelque parti qu’on prenne sur cette découverte, appuyée par une science incontestable, on ne peut refuser à l’ouvrage de M. Le Chevalier le mérite d’un excellent commentaire, toujours aidé d’une grande lueur géographique. C’est une tentative de plus qui augmente encore la gloire d’Homère. Les traductions en langues étrangères sont d’ailleurs plus nombreuses encore que les commentaires.

Chez les Italiens, on estime surtout la traduction de Salvini, qui a traduit tout ce qui nous restait d’Homère ; celles de Cerutti, de Cesarotti et de Monti, qui n’ont traduit que l’Iliade.

Chez les Anglais, Chapmann et Hobbes ont pâli devant Pope, qui lui-même s’est trouvé effacé par l’exactitude, la couleur simple et naturelle de Cowper.

Les Allemands font beaucoup de cas des versions de Bodmer, du comte de Stalberg et de Voss. Tous les trois ont traduit Homère en vers hexamètres et mérité les éloges des critiques les plus sévères.

La littérature espagnole ne nous offre qu’une traduction justement estimée : c’est celle de Saverio Malo, employé à la bibliothèque de Madrid.

Quant à la Batrachomyomachie, que nous donnons ici, son auteur est aussi contesté que l’existence d’Homère lui-même. La foi robuste de quelques critiques n’a pu être ébranlée. Pour éviter la peine de trouver un auteur à cette parodie ingénieuse des grands combats, ils l’ont attribuée à Homère. D’autres, comme Suidas, donnent la paternité de la Batrachomyomachie à Pigrès, frère de la reine Artémise, ainsi que le Margitès, quoique Aristote ait dit positivement qu’il appartient à Homère. Enfin il en est qui, sans préciser l’auteur de la Batrachomyomachie, en expliquent la naissance par l’habitude qu’avaient prise quelques auteurs postérieurs à Homère de parodier sa poésie en appliquant chacun de ses vers à des sujets différens. Diogène de Laerte (VI, 85) cite quelques vers de Cratès où il travestit ainsi un discours d’Ulysse, et nous pourrions y retrouver l’origine de la Batrachomyomachie, série de vers dans laquelle les passions, les dangers et les luttes des Grecs et des Troyens se trouvent parodiés et attribués à des rats et à des grenouilles.

Ernest Falconnet.
  1. Portrait d’Homère d’après les médailles qui se trouvent au cabinet des médailles de la bibliothèque du roi.
  2. Ellian, Hist. Varr. Lib. 7, c. 4.
  3. Diogen. Laerc in Solone. Plato in Hypp.
  4. Plutarch. in Alexand.