Les Petits poèmes grecs/Hésiode/Essai sur Hésiode

OEUVRES D’HÉSIODE,

TRADUITES PAR M. A. BIGNAN.




ESSAI SUR HÉSIODE.




Il y a des noms qui ont passé à la postérité avec les impérissables et gigantesques monumens des anciens âges, dont ils offrent le résumé vivant ; c’est en eux seuls que tous les autres se sont absorbés et comme perdus : semblables aux débris du monde antédiluvien, ils ont survécu à tous les cataclysmes sociaux et politiques pour servir de jalons destinés à marquer les pas de l’humanité dans les voies successives de la civilisation. Tels sont les trois grands noms d’Orphée, d’Homère, d’Hésiode, trinité symbolique des trois phases que dans l’origine l’esprit grec a parcourues. Orphée, Homère, Hésiode ont été les premiers initiateurs de la Grèce dans le culte, dans l’histoire, dans la morale. Leur poésie, chargée d’une sorte de sacerdoce, a chanté les dieux, célébré les héros et gravé les préceptes de la justice et de la sagesse dans l’âme des peuples. Le scepticisme moderne a contesté ou nié leur existence. Sans doute les hymnes revêtus du nom d’Orphée portent une date postérieure au siècle de cet ancien chantre, puisque ce fut Onomacrite qui, sous les Pisistratides, les composa ou du moins rajeunit entièrement leur forme. Le nombre immense des ouvrages attribués à Homère et à Hésiode est un motif de croire que ces deux grands hommes n’ont pu en être les seuls auteurs ; mais si leurs contemporains et la postérité ont mis sur leur compte des travaux étrangers, est-ce là une raison suffisante pour ne voir en eux que des êtres imaginaires et abstraits ? Comment supposer que toute l’antiquité grecque et latine soit tombée dans l’erreur sur la réalité de faits dont l’époque n’était pas encore très-éloignée et sur lesquels on n’avait aucun intérêt à la tromper ? D’où serait provenue l’idée d’un Orphée, d’un Homère, d’un Hésiode, si trois poëtes de ce nom n’avaient point existé ? Cette existence ne semble-t-elle pas plutôt confirmée par la variété même des récits auxquels leur vie a servi de texte, par l’empressement des peuples à se disputer le privilège de leur berceau et de leur tombe, et surtout par le choix que l’opinion commune a fait de leur personne pour leur attribuer tant d’ouvrages ? Après tout, la question relative à la personnalité réelle ou supposée de ces anciens poëtes ne doit pas nous occuper longtemps. Qu’importent des noms ? Leurs œuvres nous restent ; c’est là qu’il faut étudier les secrets de leur génie. Avant d’examiner les ouvrages d’Hésiode, reportons nos regards sur les époques antérieures, parce qu’ils nous offrent un frappant synchronisme des antiques croyances déjà déchues et des croyances nouvelles prêtes à s’élever.

Le fleuve de la religion et de la poésie grecques se forma des nombreuses sources qui, des hauteurs de l’Himalaya, des vallées du Nil, des rives de l’Euphrate et du Tanaïs, se dirigèrent vers la même contrée. Mais leurs flots, ballottés les uns contre les autres, luttèrent longtemps avant de suivre un même cours. Les deux races japhétique et sémitique, se trouvant face à face dans la Grèce, reprirent leurs haines, recommencèrent leurs combats ; les sacerdoces rivaux de l’Asie et de l’Europe se persécutèrent tour à tour, jusqu’à ce que la théologie orphique rassemblât les élémens de ces cultes divers et les concentrât dans une seule doctrine. Alors la théocratie, qui s’établit au berceau de tous les peuples, essaya de prendre possession du sol de la Grèce. Quoiqu’elle n’y ait jamais régné aussi impérieusement que dans l’Inde, dans la Perse, dans l’Égypte, chez les Hébreux ou chez les Étrusques, cependant, à travers les épais nuages dont est chargé le ciel mythologique de l’ancienne patrie de Linus et d’Orphée, on voit percer quelques rayons qui laissent découvrir son vague et mystérieux fantôme. La religion primitive des Grecs avait personnifié les astres, les vents, les métaux, les révolutions physiques du globe, les travaux de l’agriculture, les inventions des arts ; non contente de diviniser toutes les puissances cosmiques, surnaturelles et intelligentes, elle avait emprunté à l’Orient l’usage d’envelopper sa doctrine de formes énigmatiques ; ses sentences étaient brèves, synthétiques, profondes ; pour en traduire le texte, elle les métamorphosait en figures destinées à pénétrer dans l’esprit par l’organe de la vue ; elle revêtait ses idées d’un corps ; elle matérialisait sa pensée ; en un mot, elle parlait la langue du symbole. Le symbole domina jusqu’à la naissance du mythe, qui en est le développement naturel, et de l’histoire, qui a pour interprète le récit épique. Avant Homère, il n’y avait donc que des chantres sacerdotaux. Linus, Olen, Orphée, Musée, Eumolpe, Thamyris, Mélampe, Abaris, Olympus, Hyagnis, Philammon, Pamphus, ne composèrent en général que des théogonies. Ce fut dans la Piérie, dans la Thrace et dans les contrées du nord soumises à des castes sacerdotales que les Muses virent fleurir leur premier culte ; elles tâchèrent d’apprivoiser les mœurs encore grossières d’une population barbare. Ces Dactyles Idéens, ces Telchines, ces Curètes, ces Corybantes, ces Cabires de Samothrace, ces prêtres d’Argos et de Sicyone cherchaient à introduire des rites moins austères, moins sanglans, à importer des arts utiles, à faire éclore les germes de la civilisation. Ce n’étaient pas la guerre et la conquête qui amenaient dans la Grèce leurs cultes nomades ; ils y venaient à la suite de ces nombreuses colonies qui, chassées de leurs métropoles, voulaient établir avec un pays voisin des liaisons d’amitié, de commerce et d’industrie. La Grèce, devenue le rendez-vous des croyances les plus opposées, toucha à la Phénicie par Cadmus, à l’Égypte par Inachus, Cécrops et Danaüs, à la Phrygie par Pélops ; mais, au milieu de tant de points de contact, elle conserva l’empreinte des idées théologiques et cosmogoniques qui constituèrent la base de son culte primitif.

Le polythéisme grec trouva d’une part, chez les Pélasges, de l’autre, chez les Phéniciens, ses deux sources les plus antiques et les plus fécondes. Les arts se développèrent avec rapidité, comme l’attestent les traditions sur le génie de Dédale, les constructions cyclopéennes de Mycènes, de Nauplie et de Tyrinthe, le trésor de Minyas à Orchomène et les richesses consacrées à Apollon dans Pytho, la fonte et la ciselure des métaux, l’usage de tisser la toile et la pourpre, la fabrication des navires nécessaires à l’expédition des Argonautes, les premiers essais de la sculpture polychrome et polylithe, de la médecine, de l’agriculture, de l’astronomie. La barbarie, comme personnifiée dans Procruste, dans Augias, est combattue par Thésée et par Hercule ; le droit de la force commence à se retirer devant les principes d’ordre et de sagesse. Le génie des lois inspire Rhadamanthe et Minos. Partout l’esprit humain s’éveille, et s’il produit déjà d’utiles et de grandes choses, c’est qu’il marche appuyé sur la main puissante de la religion. Les corporations sacerdotales de Sicyone et d’Argos, les oracles de Dodone et de Pytho, la tendance symbolique de la poésie, tout semble prouver que les prêtres alors partageaient avec les rois la suprême autorité. Ainsi la théocratie grecque dut exercer d’abord de l’ascendant sur de jeunes et ardentes imaginations. A la tête des poëtes se présente Orphée, chantre inspiré des mystères et des symboles, Orphée, personnification vivante de l’époque sacerdotale de l’antique Grèce, comme Homère est l’expression individualisée de son âge héroïque.

Le siècle de la guerre de Troie, qui doit être pour nous identique à celui d’Homère, nous montre le triomphe de l’élément hellénique sur le principe pélasgique. Le frottement de l’esprit grec contre celui des pays voisins et surtout de l’Asie Mineure a rendu les mœurs moins farouches, les usages moins barbares. La religion, que la théocratie avait tenté de retenir dans ses pesantes chaînes, s’en affranchit pour multiplier ses croyances, qui deviennent, non plus le privilège exclusif de certaines castes, mais le domaine public de la nation ; l’anthropomorphisme place les dieux au niveau de toutes les intelligences ; aux chantres sacrés succèdent les poëtes épiques, qui célèbrent les héros plutôt que les dieux. Plus de mystères, plus de prêtres, plus de sacrifices de victimes humaines. Les seuls pontifes, ce sont les chefs d’armée, les princes, les rois, qui exercent en même temps les fonctions de juges, mais dont l’autorité est limitée par le concours des grands et du peuple. On voit combien l’élément populaire s’est accru et combien cet accroissement est favorable à la propagation des idées, que l’expédition de Troie sert encore à augmenter par le mélange de tant de peuplades mises en contact les unes avec les autres. Le temple cède la place au camp, à la cité. C’est alors que règne complètement le génie hellénique, dont Homère est le chantre et l’Iliade le trophée.

La guerre de Troie avait créé un commencement d’esprit d’association qui ne tarda point à s’affaiblir. La plupart des rois trouvèrent à leur retour leurs trônes envahis par l’usurpation ou leurs lits souillés par l’adultère. De là une longue série de crimes et de vengeances ; de là des querelles d’homme à homme, de famille à famille, de nation à nation. Quand la Grèce, qui avait triomphé au dehors, se replie sur elle-même, ce sont les guerres intestines qui servent d’aliment à son activité. Les peuples s’attaquent, s’exilent, s’exterminent mutuellement, et ces révolutions enfantent des rivalités héréditaires, de vives et profondes haines. Au milieu de cet ébranlement général, la royauté et la religion éprouvent un contre-coup violent. L’insubordination des peuples explique les tentatives des chefs pour les ramener au devoir. Alors les rois sont bien plus oppresseurs et les juges bien plus iniques que du temps d’Homère. Les croyances religieuses n’ont plus la même naïveté ni la même ardeur : le culte affecte quelques-unes de ces formes bizarrement merveilleuses qu’il avait déjà revêtues sous l’empire des idées sacerdotales. Il y a dans la poésie un retour vers les anciens dogmes théocratiques. Témoin des désordres de son siècle, Hésiode crut peut-être les arrêter en retraçant la généalogie de ces dieux dont il voyait s’affaiblir la puissance. Ses ouvrages durent rappeler la pensée publique vers des sujets religieux. Mais son mérite le plus incontestable, c’est d’avoir été poëte moraliste. A la paresse, à l’amour de l’or et des plaisirs, à tous les vices d’une société où les croyances s’énervent, mais où les idées s’étendent et se fortifient, il oppose la sagesse de ses maximes. Les conseils qu’il donne à son frère s’appliquent à tous ses contemporains. Sa muse initie l’homme au culte d’une morale plus pure ; elle flétrit l’oisiveté comme un fléau et vante le travail comme une source inépuisable de vertus, de richesses et de bonheur. Poëte cyclique ainsi qu’Homère, Hésiode fonde une école de chantres gnomiques, semblable à l’école de ces chantres épiques que la Grèce salua du nom d’Homérides.

Ainsi l’époque de la première civilisation grecque se divise en trois périodes distinctes, dont Orphée, Homère et Hésiode sont les représentans. Un examen attentif des œuvres d’Homère et d’Hésiode atteste qu’ils ont dû naître en deux siècles différens sous le rapport de la religion et de la politique, de l’état social et de la poésie. Ces preuves, tirées de leurs ouvrages mêmes, nous semblent les plus propres à détruire l’idée de leur coexistence. Un critique célèbre, Benjamin Constant, place entre eux l’intervalle de deux siècles, et cette conjecture offre, selon nous, plus de vraisemblance que toutes les autres opinions, que nous nous bornerons à rappeler sommairement. Hérodote dit qu’ils ont vécu quatre cents ans avant lui. Plutarque raconte la lutte de ces deux poëtes, qui se disputèrent la palme des vers à Chalcis. Philostrate, Varron, Érasme, les considèrent aussi comme contemporains ; mais Philochore, Xénophane et d’autres auteurs soutiennent qu’Homère est plus ancien. Cicéron dit que ce poëte lui semble antérieur de beaucoup de siècles. Velleius Paterculus et Proclus croient Hésiode plus jeune, l’un de cent vingt années, l’autre de quatre siècles. Porphire prétend qu’il a vécu un siècle après Homère. Solin met entre eux l’espace de cent trente ans. L.-G. Giraldi, Fabricius, Saumaise, Leclerc, Dodwell, Wolff, assignent également à Hésiode une date postérieure. Dans ce conflit de sentimens divers, au milieu desquels Pausanias n’ose pas se prononcer, nous avons dû appeler la poésie au secours de la chronologie. La lecture des ouvrages d’Hésiode donne lieu de croire que, postérieur d’environ deux cents ans à Homère, il a vécu dans le huitième siècle avant l’ère chrétienne.

Quant à sa vie, elle a, comme celle d’Homère, fourni matière à des récits opposés.

D’abord, était-il originaire de Cume en Éolie ou d’Ascra en Béotie ? D’un côté, Plutarque dit, d’après Éphore, que son père, étant déjà établi dans Ascra, y épousa Pycimède. De l’autre, Suidas prétend qu’Hésiode, encore très-jeune, fut transporté par ses parens de Cume, sa patrie, dans Ascra. Strabon, Proclus et Tzetzès rapportent le même fait. Hérodote et Étienne de Byzance le font naître également à Cume.

L’examen de ses poëmes nous servira à résoudre une question d’ailleurs peu importante. Lorsqu’il raconte dans les Travaux et les Jours (v. 635) que son père s’est transporté de Cume dans Ascra pour y chercher des moyens d’existence, il n’ajoute pas y être venu avec lui. Si cette circonstance avait eu lieu, n’en aurait-il pas fait mention ? Un voyage maritime, surtout dans son enfance, n’aurait-il pas dû frapper son imagination et rester dans sa mémoire ? Il y a plus : il dit formellement dans le même poëme (v. 650) qu’il n’a jamais navigué qu’une seule fois, dans son trajet d’Aulis en Eubée, où il remporta le prix de poésie aux funérailles du roi Amphidamas. De ces deux passages on peut légitimement conclure qu’il naquit dans Ascra, où son père s’était établi. Ce père, dont il ne dit pas le nom, s’appelait Dius, selon beaucoup d’écrivains. Vraisemblablement il amassa quelque fortune dans Ascra, puisque, après sa mort, ses deux fils plaidèrent pour le partage de sa succession. Persès corrompit les juges et obtint la part la plus considérable ; mais Hésiode devint bientôt plus riche, grâce à sa frugalité et à son économie. Assez généreux pour soulager plusieurs fois les besoins de son frère, il tenta encore de le ramener à la sagesse en composant pour son instruction le poëme des Travaux et des Jours.

Hésiode préférait à la vie corrompue des cités l’innocence et la tranquillité des campagnes. Pasteur sur l’Hélicon, il exerçait un métier qui, dans les âges fabuleux et héroïques, avait été le partage des dieux et des rois. C’est là que les Muses, lui reprochant sa paresse, lui donnèrent une branche de laurier et l’animèrent du souffle poétique. Dès lors il se voua tout entier à leur culte ; amant de la gloire, il apprit que les fils du roi Amphidamas, pour célébrer les funérailles de leur père, avaient ouvert à Chalcis en Eubée un concours de poésie ; il y obtint la victoire et en remporta un trépied, qu’il dédia aux Muses de l’Hélicon par reconnaissance ou pour se conformer à l’usage de son siècle. Suivant Proclus, Panidès, frère d’Amphidamas, l’avait couronné comme ayant célébré, non la guerre et le carnage, mais l’agriculture et la paix. Diogène de Laerte (liv. 2, sect. 46) et Thomas Magister (argument des Grenouilles d’Aristophane) lui donnent pour antagoniste un chantre nommé Cercops. Plusieurs autres écrivains prétendent que c’était Homère lui-même dont il avait été vainqueur, mais ils ne méritent pas de créance. Ainsi l’ouvrage intitulé le Combat d’Homère et d’Hésiode a été sans doute fabriqué par quelque détracteur d’Homère ou par quelque grammairien postérieur au siècle d’Adrien. Le sujet de cet opuscule ressemble à ceux que les rhéteurs et les sophistes donnaient à traiter à leurs élèves. D’ailleurs l’argument le plus péremptoire contre une semblable lutte n’est-il pas le silence d’Hésiode ? S’il avait eu Homère pour rival, ne se serait-il pas vanté de l’avoir vaincu ?

Plutarque raconte, dans le Banquet des sept Sages, qu’Hésiode, après sa victoire, se rendit à Delphes, soit pour consacrer son prix à Apollon, soit pour interroger l’oracle sur son avenir et qu’il reçut cette réponse : « Heureux ce mortel qui visite ma demeure, cet Hésiode que chérissent les Muses immortelles ! Sa gloire s’étendra aussi loin que les rayons de l’aurore. Mais redoute le bois fameux de Jupiter Néméen. C’est là que le destin a marqué le terme de ta vie. »

Hésiode, comme le raconte l’auteur du Combat, s’éloigna du Péloponèse, pensant que la divinité avait voulu désigner le temple consacré dans ce pays à Jupiter Néméen. Parvenu dans OEnoë, ville de la Locride, il s’établît chez Amphiphane et Ganyctor, fils de Phégée, ne comprenant pas le sens de la prédiction, car tout ce lieu s’appelait le lieu consacré à Jupiter Néméen. Comme il séjourna longtemps chez les OEniens, de jeunes hommes, le soupçonnant d’avoir violé leur sœur, le tuèrent et le précipitèrent dans la mer, entre l’Eubée et la Locride. Le troisième jour son corps fut rapporté par des dauphins tandis qu’on célébrait une fête en l’honneur d’Ariane. Tous les habitans, accourus sur le rivage, reconnurent le cadavre et l’ensevelirent avec pompe. On poursuivit les assassins, qui s’élancèrent dans une barque de pêcheurs et naviguèrent vers la Crète ; mais au milieu de la traversée, Jupiter les foudroya et les précipita dans les flots. Suivant Pausanias (Béotie, ch. 31), ces jeunes hommes, qui étaient les fils de Ganyctor, Ctiménus et Antiphus, s’enfuirent de Naupacte à Molycrium, à cause du meurtre d’Hésiode, et là, ayant commis quelque impiété envers Neptune, ils subirent le châtiment mérité. Pausanias dit que tout le monde est d’accord sur ces faits, mais qu’il n’en est pas de même au sujet d’Hésiode ; que, selon les uns, il fut accusé a tort d’avoir fait violence à la sœur de ces jeunes gens et que, d’après les autres, il était réellement coupable. Plutarque, dans le Banquet de Dioclès, explique ainsi la cause de sa mort : Hésiode, avec Milésius et un enfant nommé Troïle, fut reçu chez un hôte dont Milésius viola la fille pendant la nuit ; les frères de la jeune fille, croyant Hésiode coupable, le tuèrent dans une prairie avec Troïle et le jetèrent dans la mer, en laissant le corps de l’enfant sur le rivage ; des dauphins ayant rapporté le cadavre d’Hésiode au moment où l’on célébrait la fête de Neptune, les habitans du pays démolirent la maison de ses meurtriers et les noyèrent eux-mêmes.

Pausanias rapporte (Béotie, ch. 38) que de son temps on voyait à Orchomène le tombeau d’Hésiode, et il raconte pour quel motif les habitans de cette ville l’y avaient érigé : « Une maladie contagieuse faisant périr les hommes et les animaux, on envoya des députés pour consulter le dieu. On assure que la Pythie leur répondit qu’il fallait transporter les os d’Hésiode de la Naupactie dans l’Orchoménie et qu’il n’y avait pas d’autre remède au fléau. Les envoyés ayant demandé ensuite dans quel lieu de la Naupactie ils trouveraient ces ossemens, la Pythie leur annonça qu’une corneille le leur indiquerait. Lorsqu’ils eurent débarqué dans le pays de Naupacte, ils aperçurent à peu de distance de la route un rocher où était perchée une corneille, et ils découvrirent les os d’Hésiode dans le creux de ce rocher. On grava sur le tombeau l’épitaphe suivante :

« Ascra, riche en moissons, fut la patrie d’Hésiode ; mais la terre des Minyens, dompteurs de chevaux, possède les os de ce poëte dont la gloire a été si éclatante dans la Grèce parmi les hommes qui jugent d’après les lois de la sagesse. »

Quels qu’aient été le motif et le genre de la mort d’Hésiode, la tradition veut qu’il soit parvenu jusqu’à un âge très-avancé. De là le proverbe d’une vieillesse hésiodéenne et ce distique attribué à Pindare par Tzetzès (Prolégomènes ad Erga).

« Salut, mortel qui es entré deux fois dans l’adolescence et qui as eu deux fois un tombeau : Hésiode ! ô toi qui as atteint le dernier degré de la sagesse humaine. »

Hésiode laissa un fils dont il parle (les Travaux et les Jours, v. 315), mais sans le nommer et sans dire quelle fut sa mère. Quelques auteurs prétendent que cette jeune fille, appelée Clymène ou Ctémène, qu’il fut soupçonné d’avoir violée, avait été son épouse légitime et lui avait donné un fils nommé Mnaséas, Stésichore ou Archiépès.

Tout ce qu’on a débité sur la vie et la mort d’Hésiode semble porter le caractère de la fable plutôt que de l’histoire ; les seuls faits authentiques sont les événemens consignés dans ses poëmes, tels que sa condition de pâtre sur l’Hélicon, sa victoire à Chalcis, son procès avec son frère et la naissance de son fils. Quant à son caractère, il s’est peint lui-même dans ses ouvrages ; ami d’une existence sédentaire, observateur de la tempérance et de la justice, religieux jusqu’à la superstition, il n’ambitionna point la faveur des rois et borna son ambition à se rendre utile à ses concitoyens, à qui il prêchait la morale en beaux vers. Sa mémoire obtint les faveurs qui l’avaient fui pendant sa vie. L’admiration publique lui fit ériger, suivant Pausanias, des statues à Thespie, à Olympie, sur l’Hélicon. Chantées par la bouche des rhapsodes et transmises des pères aux enfans par la tradition orale, ses poésies furent rassemblées à la même époque que l’Iliade et l’Odyssée. Rien ne manqua à la renommée du poëte, puisqu’il eut même la gloire d’irriter l’envie. Hésiode, dit-on, eut son Cercops, comme Homère son Zoïle.

Après avoir jeté un coup d’œil sur le siècle et la vie d’Hésiode, nous examinerons ses œuvres avec plus de détails. Quel a été son premier ouvrage ? Plusieurs critiques prétendent que c’est celui des Travaux et des Jours, parce que Pausanias dit (Béotie, ch. 31) avoir vu sur l’Hélicon, auprès de la fontaine, des lames de plomb très-altérées par le temps et sur lesquelles ce poëme était inscrit. La nature de son sujet leur semble encore un puissant motif de croire à son antériorité. On peut leur répondre premièrement que l’existence du poëme des Travaux et des Jours, tracé sur des lames de plomb, ne saurait indiquer la date de sa composition, attendu que, composé sans le secours de l’écriture, il n’a eu besoin que plus tard de chercher en elle un appui plus durable que les chants des rapsodes et la mémoire des peuples ; en second lieu, qu’il doit se rattacher à une époque où la civilisation avait altéré déjà la foi naïve et les mœurs simples des premiers âges, puisqu’il nous montre presque partout l’équité aux prises avec l’intérêt, la paresse en opposition avec la nécessité du travail, des pratiques de religion minutieuses et puériles succédant à l’ardeur et à la sainteté des vieilles croyances, une poésie qui cherche à moraliser et à convaincre au lieu de raconter et d’émouvoir. Toutefois nous sommes loin de prétendre qu’il soit postérieur à la Théogonie. Autant qu’il est permis de le conjecturer dans une question d’une si haute antiquité, ces deux poëmes nous semblent contemporains.

L’authenticité de la Théogonie a été révoquée en doute, et le scepticisme à cet égard s’est appuyé du récit de Pausanias, qui rapporte (Béotie, ch. 31) que les Béotiens, voisins de l’Hélicon, assuraient qu’Hésiode n’avait composé d’autre poëme que celui des Travaux et des Jours. Mais on ne doit pas oublier que Pausanias parle d’une autre opinion qui lui attribuait un grand nombre d’ouvrages, parmi lesquels se trouve la Théogonie. D’ailleurs, si nous ajoutons foi au témoignage d’Hérodote, de Platon, d’Aristote, d’Eratosthène, d’Acusilaüs, de Pythagore, de Démosthène de Thrace, d’Agatharchide de Cnide, de Manilius, de Xénophane de Colophon, de Zénon le stoïcien, de Chrysippe, du grammairien Aristonicus, de Zénodote et d’autres savans de l’école alexandrine, nous sommes en droit de regarder la Théogonie comme l’œuvre légitime du chantre béotien. Devons-nous pour cela penser qu’elle ait franchi un intervalle de plus de deux mille six cents ans sans additions, sans pertes, sans changemens ? Non : il en est d’Hésiode comme d’Homère : les rhapsodes ont mis la main dans ses œuvres. La Théogonie, qui n’a pas plus été écrite que l’Iliade, quoiqu’elle lui soit postérieure, présente encore plus d’empreintes d’un travail étranger. En considérant l’ensemble et les détails du poëme, la série de ces fables, souvent décousues ou maladroitement liées, la manière diverse et inégale d’exagérer les faits ; là d’oiseuses répétitions, ici des lacunes ou des contradictions frappantes, on ne peut s’empêcher de convenir que nous ne possédons qu’un monument incomplet, qu’un poëme conforme sans doute pour le fond, mais dissemblable en beaucoup de parties à celui qui est sorti pour la première fois de la bouche inspirée du poëte. Un sujet si religieux, si populaire, célébré par tant de chantres, semblait provoquer naturellement l’insertion de ces nombreux fragmens qui l’ont amplifié. La plus grande partie des interpolations remonte probablement à une époque très-ancienne. Depuis les rhapsodes, qui chantaient la Théogonie de ville en ville, jusqu’aux critiques de l’école d’Alexandrie, comme Cratès, Aristarque, Zénodote et d’autres, qui s’occupèrent de la révision de son texte, combien d’altérations successives n’a-t-elle pas dû éprouver ! Examinons-la toutefois telle qu’elle nous est parvenue.

D’abord on ne saurait douter que la Théogonie n’ait été précédée de plusieurs ouvrages de la même nature, bien que, pour montrer dans Homère et dans Hésiode les fondateurs de la mythologie grecque, on ait souvent cité ce passage d’Hérodote (liv. 2, c. 53) : « D’où chacun des dieux est-il venu ? Tous ont-ils existé de tout temps ? Quelles étaient leurs formes diverses ? Les Grecs ne le savent que depuis hier, pour ainsi dire, car je ne crois pas qu’Hésiode et Homère aient vécu plus de quatre cents ans avant moi. Ce sont eux qui ont été les auteurs de la théogonie des Grecs, qui ont donné des surnoms aux dieux, partagé entre eux les honneurs et les inventions des arts et décrit leurs figures. » Hérodote sans doute a voulu dire qu’Homère et Hésiode furent au nombre des premiers poëtes qui chantèrent la religion grecque et dont les œuvres leur survécurent : il n’ignorait pas que cette religion existait bien longtemps avant eux. Homère et Hésiode ont pu greffer quelques rameaux sur l’arbre des anciens dogmes ; mais, quel que fût l’ascendant de leur génie, ils n’ont pu implanter brusquement sur le sol de la Grèce une mythologie toute nouvelle. Hésiode n’a donc point inventé de théogonie ; sa voix n’a été que l’écho des croyances populaires. Avant lui la poésie grecque avait enveloppé de ses formes sévères des pensées mystiques, comme les oracles, ou liturgiques, comme les lois des initiations et des purifications. L’école orphique est la source où il paraît avoir puisé le plus abondamment : plusieurs chantres de cette école et d’autres encore ont pu lui servir de modèles. Pausanias rapporte (Béotie, c. 27) que Olen de Lycie composa pour les Grecs les plus anciens hymnes connus et qu’il inventa les vers hexamètres (Phocide, c. 5). Pamphus, suivant Philostrate (in Heroicis), célébra le premier les Grâces et consacra un hymne à Jupiter. Musée, d’après Diogène de Laerte, fut l’auteur d’une Théogonie, quoique Pausanias (Attique, ch. 22) ne reconnaisse comme son seul ouvrage légitime qu’un hymne pour les Lycomèdes en l’honneur de Cérès, dont Homère et Hésiode, selon Clément d’Alexandrie (Stromates, liv. 6), ont imité quelques passages. Mélampe passe pour avoir expliqué en vers les mystères de Bacchus. Les combats des dieux contre les Titans servirent aussi de sujets à beaucoup de poëmes, parce qu’ils offraient la personnification de la lutte des élémens. En effet, la première période de la poésie grecque est toute mythique : elle présente, non les simples jeux de l’imagination, mais le caractère solennel et grave du symbolisme. C’est sur la base des généalogies que repose l’édifice de la mythologie païenne. Les objets extérieurs et leurs principes furent personnifiés de telle sorte que l’on regardait comme engendrée d’une autre chose celle qui renfermait en elle-même le germe de son existence. Ce premier genre de génération comprit les cosmogonies et les théogonies établies par les physiciens sur le combat des élémens, sur l’organisation du ciel et de la terre, sur la puissance des forces productives et destructives de la nature. Le second embrassa dans la suite les héros fondateurs d’un peuple et d’une ville ou célèbres par leurs exploits et par leurs bienfaits envers l’humanité : on fit remonter leur origine jusqu’à l’antiquité la plus haute, soit qu’on suivît la route des vieilles traditions, soit qu’on appliquât l’ancien langage au récit des fables et qu’on se servît pour de nouveaux mythes de ces mêmes dieux inventés dans les époques cosmogoniques, où l’esprit, fortement frappé des objets exposés à la vue, cherchait à produire au dehors, comme des faits, ses impressions et ses pensées. Ainsi donc les premiers poëtes de la Grèce convertirent le vieux langage des symboles en récits mythiques qui devinrent le développement détaillé d’un sens abstrait et profond. Hésiode nous présente de nombreuses imitations des dogmes de ces poëtes. Comme il ne vint que longtemps après eux, il mêla aux symboles changés en mythes les mythes changés en histoires. Toutefois au milieu de ce mélange on reconnaît encore le type primitif. Mais ces allégories dont s’enveloppe sa muse, il n’en pénétrait pas probablement le sens occulte ; il les rapportait comme des traditions populaires, sans se douter qu’elles se rattachaient en partie à cette première religion révélée à l’homme dans le berceau de l’univers. On remarque plusieurs similitudes entre ses poésies et les saintes Écritures. Hésiode est généalogiste à la manière de Moïse, et la Théogonie est, à quelques égards, la Genèse du paganisme. Mais comme les points de contact des religions grecque et hébraïque n’ont pas été directs, il est difficile de les déterminer d’une manière précise, parce que ces emprunts se sont antérieurement combinés, modifiés ou altérés avec les divers cultes de l’Égypte, de la Phénicie et des autres contrées. Toutefois le début des cosmogonies hébraïque, phénicienne et grecque offre des traits de ressemblance qu’on ne saurait méconnaître.

Moïse dit, au commencement de la Genèse :

« La terre était informe et nue ; les ténèbres couvraient la face de l’abîme et le souffle de Dieu planait sur les eaux. »

Sanchoniathon admet pour principe du monde le souffle d’un air ténébreux, un chaos confus et le désir qui excite tous les êtres à leur reproduction.

Hésiode nous montre, avant tout, le Chaos, puis la Terre, ensuite le Tartare, enfin l’Amour, lien harmonique de tous les élémens, source de toute création.

L’empreinte originelle et identique des deux idées, d’abord de la confusion des élémens, puis de leur coordination, ne se manifeste-t-elle pas dans ces trois fragmens ? Plusieurs orientalistes ont établi d’autres rapports entre les récits de Moïse, de Sanchoniathon et d’Hésiode. Ainsi ils ont considéré Abraham, auteur de la circoncision, comme le type du Cronos des Phéniciens et de celui des Grecs, qui privent Uranus leur père de ses parties génitales. Les détails avec lesquels Sanchoniathon raconte la mutilation d’Uranus par Cronos sont évidemment la source où Hésiode a puisé toute sa narration. L’origine de ces mythes bizarres provient des idées symboliques qu’on attachait au lingam et au phallus dans l’Inde et dans l’Égypte.

D’après Fourmont (Réflexions sur l’origine, l’histoire et la succession des anciens peuples, liv. 2, c. 5), le livre d’Hénok, l’historien de la Phénicie et le poëte d’Ascra s’accordent à peu près pour les trois races que rapportent les traditions des âges primitifs.

Nous pourrions signaler d’autres traits de similitude plus éloignés et plus confus ; mais nous aimons mieux nous borner à constater quelques rapports plus frappans entre la religion phénicienne et la Théogonie d’Hésiode. Dans le fragment de Sanchoniathon[1] que nous a conservé Eusèbe, ne découvrons-nous pas une identité remarquable entre l’invention du feu par Phos, Pyr et Phlox et la découverte de cet élément par Prométhée, entre ces hommes doués d’une force et d’une taille prodigieuse qui donnèrent leurs noms aux montagnes dont ils s’emparèrent et les trois géans Cottus, Briarée et Gygès, entre ces Bétyles, ou pierres animées, qu’inventa Uranus et la pierre emmaillotée que la Terre fit avaler à Saturne ? Dans les deux Théogonies, Uranus et Gué, quoique frère et sœur, ne s’épousent-ils pas et n’ont-ils pas Cronos pour fils ? L’Hermès, la Vénus et le Vulcain de la Grèce ne rappellent-ils pas le Taaut, l’Astarté et le Sydic de la Phénicie ? La famille de Nérée et de Doris, la race de Phorcys et de Céto ne portent-elles pas l’empreinte d’une origine phénicienne ? Les noms de Pontus, de Nérée, de Poséidon, de Notus et de Borée ne se rencontrent-ils pas également chez Sanchoniathon et chez Hésiode ? Enfin la conformité de plusieurs autres noms, les divers points d’analogie de l’un et l’autre idiome, la fréquence des relations que des liens de commerce ou de mariage avaient redoublées entre les deux peuples, tout ne prouve-t-il pas que l’empreinte de ces dogmes phéniciens, importés par les premières colonies, est plus manifeste dans les poèmes d’Hésiode que dans ceux de tous ses devanciers ?

Si nous cherchons maintenant les traces de la religion égyptienne dans la Théogonie, ce Typhoë, qu’Hésiode décrit sous l’image d’un monstre combattu par Jupiter, nous semblera une copie du Typhon d’Égypte, dieu malfaisant. Il y a dans cette lutte une allusion au dualisme des principes du bien et du mal, représentés dans l’Égypte par Osiris et Typhon.

Cette Hécate, qu’Hésiode le premier transporta dans le polythéisme grec, n’est autre, suivant Jablonski (Panthéon égyptien), que la Titrambo égyptienne.

Latone est assimilée par Hérodote (liv. 2, c. 156) à l’Égyptienne Buto, qui représente l’air ténébreux dont la région sublunaire est remplie. Le même historien compare Apollon à Orus, Cérès à Isis, Artémis à Bubastis.

La nuit primitive, Aides ou Pluton, Athéné ou Minerve, Héphaistos ou Vulcain, nous reportent à l’Athor, à l’Amanthès, à la Neitha, au Phtas de l’Égypte.

Enfin, les formes grandioses et monstrueuses attribuées aux premiers simulacres de la Grèce, certaines idées sur la génération des êtres, sur les qualités des élémens, sur le dogme encore confus de l’immortalité de l’âme, attestent les nombreux emprunts que les chantres sacrés de la Grèce firent aux prêtres de Memphis. N’oublions pas qu’Hérodote (liv. 2, c. 81) considérait comme identique les qualifications d’Orphique et d’Égyptien.

L’Inde nous fournira aussi plusieurs lumières dont les croyances du polythéisme d’Hésiode n’ont été que le reflet.

Les Pouranas traitent, ainsi que la Théogonie, de la création du monde et de la généalogie des dieux.

Minerve est enfantée par la tête de Jupiter, comme les Brames sont issus de celle de Brama.

Jupiter, renfermant Métis dans ses entrailles, rappelle le Dieu suprême de l’Inde, qui tire de son propre sein Mana, ou l’intelligence.

Vichnou et les géans luttent pour la possession de l’amrita, breuvage d’immortalité, comme Jupiter et les Titans pour l’empire de l’Olympe.

Les centimanes d’Hésiode ont pu avoir été modelés d’après ce Crischna, qui possède une si grande quantité de bras, d’yeux et de bouches.

Saturne engloutit ses enfans comme Haranguer Behah : les deux cultes consacrent le symbole universel de la créature détruite par son propre créateur.

Nous pourrions signaler encore d’autres généalogies mythiques tirées des religions antérieures au polythéisme grec. Ainsi les Grecs ont peut-être reçu leur Hythyia du pays des Hyperboréens et leur Neptune de la Lybie. C’est peut-être de la Scythie que Vesta leur est venue. On dirait qu’il existe des rapports entre les Izeds qu’Ormuzd créa pour faire le bien et les génies tutélaires dont parle Hésiode ; entre Persée et Mithras ; entre Hercule et le Roustan de l’épopée persane ; entre l’Olympe de la Grèce et l’Albordj de la Perse, qui rappellent tous deux le mont Mérou de l’Inde. Toute la race du soleil et de la lune contient une foule de dénominations orientales et les souvenirs d’un culte astronomique.

Ainsi s’éleva le polythéisme de la Grèce, vaste panthéon où chaque nation appliqua son ciment, mais qui, malgré tant de couches successives, dut au génie hellénique la majesté, l’harmonie et la grandeur de son ensemble. L’époque où le polythéisme acquit le plus d’indépendance et de popularité fut l’époque homérique. La période antérieure est celle vers laquelle remonte Hésiode. Ces merveilleuses et gigantesques créations des premiers âges, telles que les Cyclopes, les Centimanes, les Harpies, les Gorgones, Typhoë, la Chimère, Échidna occupent chez lui plus de place que chez Homère. La Théogonie contient des allusions, soit aux guerres et aux actions des anciens héros, soit aux conflagrations, aux déluges, aux catastrophes locales ou universelles qui avaient ravagé le globe, soit aux luttes de quelques sacerdoces ennemis, soit enfin au sabéisme et aux dogmes symboliques répandus dans la Grèce primitive. De là un antagonisme de l’ancien et du nouvel élément religieux ; de là une œuvre complexe où, à travers le coloris de la forme grecque, on voit souvent percer le fond des doctrines orientales ; de là une mosaïque composée des débris de la théologie d’Orphée et de l’anthropomorphisme d’Homère, mais où l’on remarque déjà quelques-uns de ces premiers matériaux qui servirent dans la suite à la construction du nouveau temple érigé par Pythagore et par Socrate. Quoique le culte chez Hésiode n’ait point dépouillé encore la grossièreté de ses anciennes formes, sa morale commence à s’améliorer. Les dieux mettent plus de soin à juger les actions humaines, à récompenser la vertu, à punir le crime. L’Olympe mythologique, à mesure qu’il s’éloigne de la terre, s’élève vers une région plus brillante et plus pure.

L’examen du système, ou, pour mieux dire, des divers systèmes que renferme la Théogonie, a donné lieu à une foule d’explications contradictoires. Les uns, à l’instar des savans de l’école d’Alexandrie, n’y ont vu qu’une série continuelle de symboles et d’allégories ; les autres, adoptant les idées d’Évhémère et de Diodore de Sicile, n’ont regardé les dieux que comme de simples mortels divinisés à cause de leurs services envers l’humanité ; c’est avec la clé de l’histoire qu’ils ont cru ouvrir le sanctuaire de toutes les énigmes de la fable. Nous ne nions pas que l’histoire ne soit quelquefois entrée comme élément important dans le polythéisme d’Hésiode ; mais nous pensons que c’est dans le symbole et dans le mythe qu’il faut en chercher la base fondamentale. Ces symboles, ces mythes s’étaient développés, quelquefois altérés ou perdus avec le temps ; leur type primitif avait dû nécessairement s’effacer lorsqu’il se revêtit des formes humaines de l’épopée homérique. Aussi Hésiode, en cherchant à renouer une chaîne interrompue, ne pouvait-il expliquer le sens occulte des faits divins dont il ramassait les débris épars dans la mémoire des hommes. Nous ne saurions donc obtenir la solution complète de tant de problèmes. Toutefois, d’après l’idée que nous pouvons concevoir de la nature de quelques-uns, nous sentons que dans tous devait dominer une pensée grave, mystique, révélée, contemporaine peut-être des premiers jours de la création.

Un motif qui a induit en erreur les partisans exclusifs du système historique, c’est qu’Hésiode, postérieur au siècle épique, confond par un anachronisme involontaire les traditions des temps héroïques avec les dogmes plus anciens de l’époque purement religieuse. Les croyances de toute date se pressent confusément dans son poëme, quoiqu’il ait tenté de réunir en un corps homogène de doctrines tant d’allégories mythiques, cosmogoniques ou morales. La seule idée dominante qui plane sur toute la Théogonie, c’est l’idée des trois règnes ou plutôt des trois cultes d’Uranus, de Saturne, de Jupiter. Le culte de Jupiter admet surtout des développemens et des changemens considérables : tout ce qui le précède est bizarre, mystérieux, désordonné, parce qu’il y a encore lutte entre les dieux qui représentent les forces aveugles de la nature ; tout ce qui vient après porte le caractère de la régularité, de la sagesse et de la beauté. Lorsque Jupiter, vainqueur des Titans, a obtenu l’empire des dieux et des hommes, ou, en d’autres termes, lorsque le principe de l’intelligence a triomphé de celui du désordre, nous voyons naître non plus des géans et des monstres, mais des êtres doués de proportions naturelles, revêtus de formes élégantes ; alors s’établit une hiérarchie durable dans les honneurs et les emplois de chaque divinité. Le poëte, dans l’énumération de ces trois dynasties célestes et des nombreuses généalogies qui s’y rattachent, entrelace au tissu principal de sa narration beaucoup de fils accessoires. En accumulant tous ces détails, il semble reproduire dans la composition de son œuvre une image de ce polythéisme qui n’était parvenu jusqu’à lui qu’après avoir traversé tant de siècles, de pays et de croyances. Placée dans une de ces époques de transition où la société en travail enfante douloureusement un nouvel ordre de choses, au milieu des monarchies qui s’écroulent de toutes parts et des républiques qui commencent à s’élever, sa muse semble une prophétesse qui embrasse à la fois le passé et l’avenir de la religion grecque.

Hésiode, dans la Théogonie, a passé en revue cette foule de dieux qui composaient le polythéisme. C’est jusqu’au chaos qu’il a fait remonter les innombrables anneaux de la chaîne de cette généalogie céleste, et sa lyre a peuplé la terre et le ciel, les enfers et la mer des divinités créées par l’imagination ou admises par la crédulité d’une nation enthousiaste. Descendu des hauteurs sacrées, il jette, dans les Travaux et les Jours, ses regards sur la famille humaine ; alors il ne raconte plus, il conseille ; le mythologue devient moraliste. En adressant à son frère Persès des maximes de sagesse et de vertu, d’économie domestique et rurale, il cherche à exciter chez tous ses contemporains le goût du travail. En effet, en quittant la vie guerrière pour la vie agricole et civile, les peuples ont dû substituer l’empire du travail, l’amour de la propriété à l’abus de la force, aux rapines de la conquête. Le poëme des Travaux et des Jours nous montre l’introduction des deux élémens nouveaux du travail et de l’ordre. Quoique renfermé dans un cercle moins large que celui de la Théogonie, il gagne en utilité ce qu’il semble perdre en grandeur et en élévation. Mais le poëte n’a dans sa marche rien de fixe ni de gradué : après avoir invoqué les Muses, il s’adresse à Persès ; puis il raconte la fable de Pandore, décrit les cinq âges du monde, cite un apologue, donne des conseils tantôt à son frère, tantôt aux souverains, trace des préceptes pour l’agriculture, pour la navigation et finit par recommander des pratiques superstitieuses soit pour l’exécution des travaux champêtres, soit pour l’observation des jours propices et funestes.

Les Travaux et les Jours présentent donc une nomenclature de préceptes qui aurait pu se prolonger encore davantage ; il est probable que ce poëme ne nous est point parvenu dans sa totalité. La plantation des arbres, par exemple, ne devait-elle point faire partie d’un code poétique d’agriculture ? Heinsius (Introductio in Opera et Dies) observe qu’Hésiode devait avoir compris dans son poëme les préceptes relatifs à ce genre de travail.

Pline se plaint de ce que l’on commençait à ignorer de son temps la plupart des noms d’arbres mentionnés par Hésiode. On voit en outre par un fragment de Manilius (Astronomiques, c. 2,) qu’Hésiode avait dû enseigner l’art de planter les arbres, indiquer la qualité des terrains propres à la culture du blé et de la vigne, et même parler des bois et des fontaines. Ces diverses parties de son ouvrage n’ont point été conservées ; il peut en avoir été de même de beaucoup d’autres.

Tout mutilé qu’il est, ce poëme ne laisse pas d’être aussi utile à étudier que la Théogonie. Indépendamment du luxe de poésie dont il est orné en certains passages, il fournit de précieux matériaux pour reconstruire le siècle d’Hésiode : s’il nous atteste les progrès des sciences et des arts, il nous initie au secret de cette corruption de mœurs qui dégénérait en tyrannie chez les rois, en vénalité chez les juges, en avarice, en jalousies, en haines, en paresse chez presque tous les citoyens. Mais en même temps que les justes plaintes d’Hésiode annoncent un état rongé de vices nombreux, une société différente de celle que nous représente Homère, le poëte remonte, sous le rapport de la religion, à une époque bien antérieure, puisqu’il constate cette croyance des premiers siècles du polythéisme que les dieux et les hommes étaient issus d’une commune origine. Hésiode, ici comme dans la Théogonie, est toujours le chantre de deux époques. S’il cherche à corriger ses contemporains, c’est en évoquant d’anciens souvenirs, c’est en prononçant des commandemens et des interdictions qui ressemblent aux dogmes des religions sacerdotales, c’est en revêtant sa muse de cette forme sentencieuse qu’affectait la poésie symbolique des temps primitifs. La formule des anciens oracles a contribué également à resserrer cette poésie dans les limites d’une expression brève et synthétique dont elle ne se dégagea entièrement qu’à l’apparition de l’épopée. L’histoire nous a conservé le souvenir de plusieurs poèmes didactiques qui datent de cette première période. Pausanias (Béotie, t. 31) cite les Préceptes de Chiron pour l’éducation d’Achille, et Plutarque (Vie de Thésée) les sentences morales du vieux Pitthée. Clément d’Alexandrie rapporte (Stromates, liv. 1, p. 2361) un vers d’un poëme intitulé la Titanomachie, d’après lequel le centaure Chiron avait enseigné aux hommes la religion du serment, les sacrifices et les formes de l’Olympe. Suivant Diogène de Laerte, Musée chanta le premier la théogonie et la sphère. Orphée, dit-on, composa un poëme des Travaux et des Jours. Tzetzès prétend qu’Hésiode avait fait quelques emprunts à Mélampe. Telles sont les sources où Hésiode a puisé peut-être l’idée principale et les détails de son ouvrage. Mais comme le temps n’a point respecté les poèmes antérieurs au sien, nous pouvons placer les Travaux et les Jours à la tête de toutes les œuvres didactiques et gnomiques de l’antiquité grecque. Hésiode ouvrit la carrière où marchèrent Solon, Simonide, Phocyclide, Théognis, Pythagore, Mimnerme, Panyasis, Rhianus, Evénus, Eratosthène, Naumachius, Oppien, Nicandre et Aratus.

Son poëme est donc pour nous le premier qui consacre l’union féconde de la poésie avec la morale et la science ; il ne peut avoir été composé que dans un temps où l’épopée en décadence fut remplacée par des ouvrages qui renfermèrent non plus le récit des anciens exploits, mais d’utiles préceptes applicables à la religion et à la vie champêtre ou domestique. Les Travaux et les Jours, chantés par fragmens comme la Théogonie, exercèrent sans nul doute une salutaire influence : la sagesse de leurs préceptes dut ramener les peuples de l’existence oisive de la place publique aux occupations honnêtes et profitables de l’agriculture et de l’industrie, à des idées de morale, d’ordre et de justice. La plupart de ces maximes devinrent proverbiales, grâce à la mesure du vers, qui rend plus durable la forme de la pensée. Le patriarche Photius rapporte, d’après un ancien auteur, que ce poëme était si cher à Séleucus Nicator qu’après sa mort il fut trouvé sous son chevet. Ainsi Alexandre dormait sur la cassette d’or qui renfermait le chef-d’œuvre du prince de l’épopée.

Si la critique a signalé plusieurs lacunes dans la Théogonie et dans les Travaux et les Jours, le Bouclier d’Hercule est encore bien moins complet, puisqu’il n’offre qu’un fragment qui a dû appartenir à deux ouvrages différens. Les cinquante-six premiers vers, qui parlent de l’amour de Jupiter et d’Alcmène, du retour d’Amphitryon et de la naissance d’Hercule se rattachent probablement au poëme intitulé Mégalai Êoiai, dans lequel Hésiode chantait les femmes les plus célèbres de la Grèce, tandis que la description du combat de Cycnus et d’Hercule, et du bouclier de ce dernier héros, a pu avoir été détachée d’un autre ouvrage intitulé Généalogiai êrôicai ou Êrôogonia, que le poète avait consacré à la louange des héros les plus fameux. Cette dernière partie présente une plus forte empreinte de la couleur homérique que le commencement. Nous ne serions pas éloignés de croire qu’elle a été l’œuvre de quelque rhapsode. Le bouclier d’Achille dans l’Iliade a pu servir de type à celui de cet Hercule dont la gloire n’était pas moins répandue que la gloire du vainqueur d’Hector. C’est dans les jeux célébrés aux environs de Thèbes qu’on aura eu l’idée de chanter l’Hercule thébain. Ainsi le morceau des Mégalai Êoiai qui concerne la naissance de ce héros aura été rattaché à la description de son bouclier et de son combat avec Cycnus. L’école alexandrine assignait à la composition du Bouclier d’Hercule une date très-ancienne. Parmi les critiques modernes, Scaliger la fait remonter jusqu’au siècle de Solon et de Tyrtée.

Quant au poëme des Mégalai Êoiai, que le temps ne nous a point conservé, Pausanias rapporte (Béotie, c. 31) que certains peuples le regardaient comme étant d’Hésiode ; il est attribué à ce même poëte par Athénée et par les scholiastes d’Apollonius de Rhodes, de Pindare et de Sophocle. Dans l’origine, ce poëme dépendait peut-être de la Théogonie, dont les deux derniers vers semblent propres à faire naître une telle conjecture. Ce n’est que plus tard qu’on l’en aura séparé, pour lui donner un titre spécial. Hésiode y célébrait les héroïnes les plus illustres, en les proposant pour modèles aux femmes de son siècle ou en les comparant toujours les unes avec les autres. Or, chaque comparaison commençant par cette formule : ê oiê ou telle que, c’est de là qu’est venu le titre général de Êoiai : on sait qu’autrefois les premiers mots des ouvrages de poésie servaient souvent à les faire désigner. Quant à l’épithète de Mégalai, quelques savans pensent qu’elle est provenue du grand nombre de vers que ce poëme renfermait ; l’importance des héroïnes qui étaient célébrées a pu aussi lui donner naissance. Quoi qu’il en soit, ce titre n’a pas été inventé par les grammairiens ; s’il ne remonte pas jusqu’au premier auteur du poëme, il a dû au moins être imaginé dans ces temps où la multiplication des poésies de tout genre exigeait qu’on distinguât chacune par une dénomination particulière. Le témoignage de Pausanias démontre que le poëme d’Hésiode était connu très-anciennement chez les Grecs sous le nom de Mégalai Êoiai.

Il y a donc lieu de penser que le commencement du Bouclier d’Hercule n’est qu’un lambeau de ce grand ouvrage qu’Hésiode avait consacré à la gloire des femmes de l’antiquité, mais qu’un autre poëte a composé la description du Bouclier et du Combat. Ces deux fragmens, réunis, reçurent le titre de celui qui avait le plus d’étendue et d’importance ; on les appela le Bouclier d’Hercule. Si ce poëme a été attribué à Hésiode, c’est que son nom, ainsi que celui d’Homère, est comme le centre autour duquel a gravité toute la poésie de son siècle et même celle des âges postérieurs. Mais le caractère spécial de la muse d’Hésiode est moins le genre de l’épopée que les genres didactique et mythique ; elle aime plutôt à dicter des préceptes de morale, à décrire les généalogies humaines et divines qu’à chanter le courage et les exploits des héros. Tout le Bouclier d’Hercule, à l’exception du début, n’est donc vraisemblablement qu’un de ces pastiches homériques que les rhapsodes se plaisaient à composer. Si Apollodore, Athénée, Apollonius de Rhodes, Stésichore et l’Athénien Mégaclès l’attribuent à Hésiode, Aristophane le grammairien, Joseph Scaliger, Heinsius, Vossius, Dorville et d’autres célèbres critiques lui en refusent la gloire.

Le fond du sujet et les détails de la narration portent l’empreinte du génie primitif qui chanta le combat d’Achille et d’Hector. Ici les dieux, à l’exemple des dieux homériques, partagent les formes, les passions et les souffrances humaines, viennent secourir les mortels et sont blessés par leur lance ou par leur glaive.

Ce lambeau d’épopée est rempli sans doute de brillantes images, de traits vigoureux, de nobles pensées ; mais plusieurs vers sont textuellement empruntés de l’Iliade, et l’on reconnaît dans la couleur générale du style un caractère évident d’imitation. La poésie en est souvent abondante et large comme dans Homère ; elle n’est plus serrée et pleine comme dans Hésiode.

Quant au Bouclier d’Hercule, proprement dit, sa description est faite dans le style homérique ; mais il présente dans la nature des idées et dans le choix des figures quelques dissemblances avec le Bouclier d’Achille. Celui-ci n’offre point d’allusion à la généalogie ni aux exploits du fils de Pélée ; ses tableaux sont empreints du caractère de la généralité. Celui-là, au contraire, semble convenir à Hercule plus spécialement qu’à aucun autre héros. Homère se complaît davantage à décrire les travaux de la campagne, comme pour reposer sa muse guerrière sur de douces et riantes peintures : l’auteur du Bouclier d’Hercule retrace plus longuement les horreurs des combats, sans doute parce que ce tableau formait alors un contraste naturel avec les occupations champêtres de son siècle. On voit que le dernier chantre s’efforce toujours d’amplifier et d’embellir les images dont le premier lui a fourni le modèle. Le Bouclier d’Achille ne contient que huit sujets principaux ; le Bouclier d’Hercule en renferme un bien plus grand nombre.

Si le Bouclier d’Hercule nous offre un précieux objet d’étude, parce qu’il remonte jusqu’à un temps où la poésie était encore populaire, les Fragmens conservés sous le nom d’Hésiode n’ont pas moins d’intérêt aux yeux du savant. Là un passage sur Linus, dont on chantait la gloire au milieu des festins et des chœurs de danse ; ici un vers sur Danaüs, qui procura de l’eau à la ville d’Argos, rappellent les premiers essais des Muses, les premiers bienfaits de la civilisation. Tous ces débris, dispersés dans les ouvrages des auteurs, des grammairiens et des scholiastes grecs, malgré leur sens incomplet, se rattachent à un vaste ensemble de poésie, car le nom d’Hésiode a été peut-être le nom générique de tous les chantres d’une même époque. Si quelques critiques ont faussement attribué à Hésiode des fragmens qui ne lui appartiennent pas, beaucoup d’autres, sans citer de lui aucun vers, font allusion aux traditions d’histoire ou de mythologie consignées dans ses ouvrages. Or, la pensée se refuse à croire qu’il ait pu composer seul tant de poëmes. Plusieurs des fragmens qui nous sont parvenus ne présentent donc guère plus d’authenticité que certains passages de la Théogonie, des Travaux et des Jours et du Bouclier d’Hercule. Mais nous avons dû les recueillir religieusement comme les versets d’une légende sacrée dont l’ensemble a péri dans le souvenir des hommes. L’ami des arts, lorsqu’il n’a pas le bonheur de découvrir une statue tout entière, ne rejette point pour cela les tronçons épars qu’il rencontre en fouillant le sol fécond de l’antiquité.

Pausanias rapporte (Béotie, c. 31) qu’on attribuait encore à Hésiode un poëme sur le devin Mélampe, la Descente de Thésée et de Pirithoüs aux Enfers, les Préceptes de Chiron pour l’éducation d’Achille, et qu’ayant appris des Acarnaniens l’art de la divination, il passait pour avoir composé des Prédictions en vers et un livre d’Explication des Prodiges. Hésiode fut l’auteur, d’après Suidas, du Catalogue des Femmes en cinq livres, de l’éloge funèbre de son ami Batrachus et d’un poëme sur les Dactyles Idéens ; suivant Zosime (liv. V, c. 28), des Théogonies héroïques ; selon Tzetzès (Prolégomènes sur Lycophron), de l’Épithalame de Thétis et de Pélée, et comme le dit le scholiaste d’Aratus (v. 255), de la Grande astronomie ou du Livre des astres. Strabon (liv. VII, p. 302) cite de lui le Tour de la Terre ; Maxime de Tyr (Dissertat. 16), les Discours divins ; Athénée (liv. II, p. 49 ; liv. VIII, p. 364, et liv. XI, p.503), les Noces de Céyx, les Grands Travaux et l’Égimius. Aristote et quelques grammairiens mettent sur son compte un ouvrage intitulé les Préceptes. Pline (liv. XV, c. 1 ; liv. XXI, c. 17 et 20 ; liv. XXII, c. 22 ; liv. XXV, c. 2) et Plutarque (Banquet de Dioclès) semblent croire qu’il composa des poëmes sur la vertu des plantes et des herbes et sur l’art de la médecine. La simple nomenclature de tous ces ouvrages, qui supposent une si grande variété de savoir, ne démontre-t-elle pas l’impossibilité qu’un seul homme en ait été l’auteur ?

Après tout, l’idée d’attribuer tant de poëmes à Hésiode atteste l’admiration que son génie inspira. Si quelques écrivains l’ont accusé d’impiété, si Pythagore, suivant Diogène de Laërte (liv. VIII, sect. 21), feignait d’avoir vu son ombre enchaînée avec celle d’Homère dans le Tartare à une colonne d’airain, parce que ces deux poëtes avaient débité des mensonges sur les dieux ; si Platon (Répub., liv. II) le bannissait de sa république, d’où il chassait aussi le grand Homère, ces philosophes ne condamnaient sans doute que quelques points de ses croyances : ils devaient apprécier son talent reconnu par tant de juges habiles. Denys d’Halicarnasse vante la douceur de son style et l’habileté de sa composition. Velléius Paterculus dit que ce fut un poëte d’un esprit élégant et remarquable par la mollesse de ses vers. Quintilien fait l’éloge de la sagesse de ses maximes et de l’harmonie de sa diction ; il lui décerne la palme dans le genre tempéré. Hésiode a obtenu également les suffrages d’Aristote, de Xénophon, d’Isocrate, d’Alcée, de saint Basile, du sophiste Aphthonius et de Cicéron.

La Théogonie avait été commentée, suivant Aulu-Gelle (liv. XX, c. 8), par Plutarque ; on dit qu’elle l’avait été aussi par Aristote, par Aristonicus d’Alexandrie, par Démétrius Ixion d’Adramyttium et par Denys de Corinthe. Il ne nous est parvenu que deux commentaires grecs sur ce poëme : l’un est attribué à Jean Diaconus ; l’autre est intitulé Quelques anciennes scholies détachées sur la Théogonie d’Hésiode. Natalis Comes (Myth., liv. VI, c. 18) semble croire que Didyme en est l’auteur.

Nous avons sur les Travaux et les Jours des scholies de Proclus, de Jean Tzetzès et d’Emmanuel Moschopule. Jean Protospatharius a composé pour son fils une Explication physique des Jours.

Tzetzès et Jean Diaconus ont laissé, l’un une Explication, l’autre une Paraphrase sur le Bouclier d’Hercule.

Le travail de ces divers scholiastes, à l’exception de Proclus, n’offre guère qu’une compilation faîte sans critique des gloses qu’ils avaient recueillies de tous côtés.

Les principaux commentateurs modernes sont Ange Politien, Scaliger, Vinet, Mélanchton, Jean Frisius, Grœvius, Guiet, Hemsterhusius, Barlæus, Robinson, Leclerc, Ruhnkenius, Heyne, Wolff, Bergier et C.-F. Heinrich. M. Creuzer, dans ses lettres sur Homère et Hésiode, a fait la critique d’une dissertation latine de M. Hermann sur la plus ancienne mythologie des Grecs.

Quant aux diverses éditions. d’Hésiode, on nous saura gré sans doute d’extraire ce passage de la notice composée par Amar dans la Biographie universelle :

« Les Travaux et les Jours furent publiés pour la première fois à Milan, 1493, in-fol., par les soins de Démétrius Chalchondyle avec Isocrate et Théocrite ; mais comme le poëme d’Hésiode ne se trouvait pas dans tous les exemplaires, on regarda longtemps comme édition princeps celle d’Alde Manuce, Venise, 1495, in-fol., qui renferme, avec plusieurs autres petits poëmes gnomiques, la Théogonie et le Bouclier d’Hercule. Le seizième siècle vit paraître un assez grand nombre d’éditions d’Hésiode, parmi lesquelles il faut distinguer celle de Victor Trincavelli, imprimée à Venise, chez Zanetti, in-4o, 1537. C’est la première qui présente les trois poëmes d’Hésiode réunis et accompagnés des scholies grecques de Proclus, de Jean Tzetzès et de Moschopule ; elle est d’ailleurs très-correcte et d’une belle exécution typographique. Celle de Bâle, 1542, in-8o, est avec la version latine de Valla et les scholies de Tzetzès. Celle de Henri Estienne, Paris, 1566, in-fol., est la première où la critique du texte ait appelé l’attention de l’éditeur ; elle est devenue la base de la plupart des suivantes. Oporinus donna à Bâle, en 1574, in-8o, les OEuvres d’Hésiode avec une version latine des scholies de Tzetzès. Celle de Spondanus, grecque et latine, La Rochelle, 1592, petit in-8o, est une édition rare et excellente. Le dix-septième siècle nous offre l’Hésiode de Daniel Heinsius, Plantin, 1603, in-4o. Cette édition, que tant de titres recommandent aux savans, est devenue excessivement rare ; mais ce qu’elle renferme de plus précieux se retrouve dans celle d’Amsterdam, 1701, in-8o, qui contient de plus les Lectiones Hesiodeæ de Grœvius et l’Index de Pasor. Jusqu’ici l’érudition, les recherches savantes et la collation des manuscrits avaient fait beaucoup pour Hésiode ; mais il ne devait rien encore au luxe typographique, lorsque Thomas Robinson publia sa belle édition à Oxford, 1734, grand in-4o. De nouveaux manuscrits furent consultés pour la Théogonie et les Travaux et les Jours. L’éditeur ajouta ses propres observations aux notes d’Heinsius, de Guiet, de Leclerc ; une dissertation préliminaire sur la vie, les ouvrages et le siècle d’Hésiode, et le Combat d’Homère et d’Hésiode avec une nouvelle traduction latine et les notes de Barnès. Cette édition en un mot ne laissait à désirer que les scholies grecques ; aussi gagna-t-elle beaucoup entre les mains de Lœsner, qui la publia de nouveau avec d’importantes additions, Leipsig, 1778, in-8o. Nous avons parlé déjà de celle de Brunck, page 150 de son recueil des poètes gnomiques, Strasbourg, 1784. Le savant et ingénieux éditeur s’est servi, pour établir son texte, d’un manuscrit d’Hésiode de la bibliothèque du roi et d’un autre de Stobée, qui n’avait point encore été consulté. Il eût été à désirer que son travail embrassât les trois poëmes attribués à Hésiode, au lieu de se borner à celui des Travaux, qu’il a heureusement corrigé dans plusieurs endroits et purgé de plus de cinquante vers justement réputés suspects. L’année suivante, 1785, Bodoni fit paraître à Parme les ouvrages d’Hésiode avec la traduction en vers latins de Bernardo Zamagra de Raguse, traduction assez élégante, mais en général peu fidèle et qui ne méritait pas un tel honneur typographique. Nous ne devons pas oublier l’édition publiée à Lemgow, 1792, in-8o, avec la traduction allemande de Hartmann et les remarques de Wachler, ni celle de Lanzi, accompagnée d’une traduction italienne in terza rima, Florence, 1808, grand in-4o. Elle ne contient que le poëme des Travaux et des Jours avec un discours préliminaire et de longues notes qui n’offrent rien qu’on ne retrouve ailleurs. Nous souhaitons, en terminant cette nomenclature, que M. Heinrich ne s’arrête pas au spécimen qu’il nous a donné dans son édition du Bouclier d’Hercule et que M. Tiersch réalise le projet de son édition d’Hésiode. »

Nous ajouterons à la liste de ces éditions celle de quelques autres non moins importantes :

Hesiodus, Theognis, Gnomæ diversorum poetarum, Carmina Sibyllæ, Pythagoræ aurea Carmina, Gregorii gnomæ, Theocriti opera omnia. Florentiæ, in ædibus Phil. Juntæ, 1515, in-8°.

Hesiodus, Theognidis sententiæ, Sibyllæ Carmina, Musæi opusculum de Herone et Leandro, Orphei Argonautica, Hymni et de Lapidibus, Phocylidis Parœnesis, Florentiæ, per Benedictum, Junctam, 1540, in-8°.

Hesiodi ascræi opera quæ extant : in eadem doctorum virorum annotationes et lectiones variæ è mss. palat. ab Hieronymo Commelino collectæ : 1591, in-8°.

Hesiodi ascræi quæ extant, cum notis ex probatissimis quibusdam auctoribus, brevissimis selectissimisque ; accessit viri clarissimi Lamberti Barlæi, Græcæ linguæ in academiâ Lugduno-Batavâ, professoris eximiis, in ejusdem Theogoniam commentarius. Operâ et studio Cornelii Schrevelii. Lugduno-Batavorum, ex officinâ Francisci Hackii 1658.

Hesiodus cum versione emendatâ ab Erasmo Schmidio et in Erga enarratione Melanchthoniis et 23 tabulis synopticis ejusdem Schmidii. Witebergæ, 1601, in-8°.

Theogonia Hesiodea, textu subindè reficto in usum prœlectionum seorsim, edita à F. a. Wolf. Halæ Saxon, 1783, in-8°.

Le texte d’Hésiode le plus correct est celui que Thomas Gaisford a édité en 1814. M. Boissonade l’a suivi dans son Recueil des poètes grecs (tome XI, 1824) et nous l’avons également adopté.

Les traductions françaises en prose les plus connues sont la traduction de Bergier, précédée d’un discours sur l’origine des dieux du paganisme et suivie de remarques sur les ouvrages d’Hésiode, 1767 ; celles de Gin 1785 et de Coupé 1796.

Il existe une vieille traduction des Travaux et des Jours, publiée sous ce titre : Les Besongnes et les Jours, mis en vers français par Jacques Legras, Paris, 1586, in-12. L’abbé Goujet la trouvait préférable à celles de Richard Leblanc, de Lambert Daneau et de J.-A. Baïf.

Ces traductions ne sont en général ni exactes ni complètes, puisqu’elles ne comprennent pas les Fragmens ; elles ne nous ont offert que peu de ressources. C’est donc au texte grec seulement que nous avons eu recours, n’hésitant point à préférer le langage de la prose à celui de la poésie. Rien n’eût été moins poétique, en effet, que la reproduction en vers soit des nombreuses généalogies, soit des préceptes moraux et religieux que renferme Hésiode. Plusieurs morceaux d’élite, tels que la brillante description des cinq âges du monde, l’ingénieuse création de Pandore, l’énergique et sombre peinture de l’hiver, le magnifique combat de Jupiter avec les Titans, auraient sans doute prêté à la poésie ; mais ces divers passages ne constituent pas le caractère dominant du génie d’Hésiode, la physionomie habituelle de sa versification. Quelquefois comparable à Homère, Hésiode s’en éloigne souvent par la nature du style. Le style d’Homère est lucide, abondant, coloré, parce qu’il date d’une époque où la guerre avait mis en dehors tous les caractères, toutes les passions : celui d’Hésiode, au contraire, est grave, sérieux et précis ; il révèle un siècle de crise sociale où la pensée a besoin de se résumer dans un langage plein et nerveux et de se concentrer en elle-même, comme effrayée du tableau des vices et des dissensions qui tourmentent la Grèce. Hésiode diffère d’Homère sous beaucoup d’autres rapports, car tantôt il passe en revue les généalogies des familles célestes, et alors ses vers, presque entièrement hérissés de noms propres, ont toute la sécheresse d’une froide nomenclature ; tantôt il décrit en termes techniques des instrumens et des objets d’arts, ou il trace des maximes dont le fond est revêtu d’une forme complexe. Ajoutez à ces difficultés les entraves que les interpolations, ou les lacunes apportent à la marche et au sens de la phrase. Comme les ouvrages du compilateur d’Ascra sont loin de présenter cet enchaînement de faits, cette liaison d’idées qui, malgré des contradictions partielles, dominent l’ensemble des époques d’Homère, sa poésie est trop souvent elliptique, serrée, obscure. Quoiqu’elle appartienne au dialecte ionien, nous ne lui trouvons pas en général cette douceur si vantée par Denys d’Halicarnasse et par d’autres critiques ; il semble qu’on reconnaisse quelquefois en elle un reste d’archaïsme de l’époque anté-homérique.

Hésiode n’en est pas moins digne d’une étude sérieuse, surtout pour le fond de sa poésie. L’examen de ses œuvres prouve que sa pensée, malgré de fréquens retours vers un ordre de choses dès longtemps aboli, a été novatrice et progressive. Habile à seconder la marche de l’humanité dans ses initiations graduelles de siècle en siècle, elle a contribué puissamment à améliorer la morale en proclamant la supériorité du travail et de l’économie sur la paresse et sur la prodigalité, la religion en lui faisant faire un pas de plus vers ce dernier degré de perfection qu’elle ne devait atteindre que dans Pindare et dans Sophocle, la politique en poussant les esprits vers ces idées républicaines qui développèrent en Grèce le germe de tant de gloire et de liberté. Tel était l’auguste privilège des muses antiques : intimement liées au culte et aux mœurs populaires, chaque corde de leur lyre répétait, comme un fidèle écho, les divers sentimens qui vibraient dans le cœur de la nation ; leur voix inspiratrice immortalisait les grands événemens guerriers ou politiques, les saintes et vieilles croyances, les utiles maximes d’équité, de sagesse et de vertu. Le chantre alors exerçait l’autorité du législateur ; un vers d’Homère, un précepte d’Hésiode, étaient révérés comme une loi de Lycurgue ou de Solon. Ce pieux respect, qui semble placer dans le ciel même le berceau de la poésie, n’appartient qu’à la jeunesse des peuples. Plus ces peuples vieillissent et plus le domaine du positif usurpe celui de l’idéal et du merveilleux. La poésie devient, non plus la base nécessaire, mais une simple décoration de l’édifice social : objet de vaine distraction pour quelques individus, elle ne pénètre plus, victorieuse, dans l’esprit des masses. Lorsque tant de puissans intérêts absorbent l’attention générale des états modernes, l’art restera peut-être longtemps encore sans construire un de ces monumens dont le large frontispice appelle tout d’abord les regards des contemporains et dont les fondemens solides résistent au cours dévorant des siècles. Mais si son avenir peut sembler incertain, étudions son passé avec une nouvelle ardeur ; la Grèce est le pays où il eut le plus de spontanéité, le plus de vérité, le plus d’indépendance. C’est donc vers cette terre privilégiée que notre pensée reconnaissante doit surtout se reporter comme vers la source primitive d’où jaillirent ces flots de poésie, d’éloquence, de philosophie et d’histoire qui, après avoir traversé les siècles d’Homère et de Périclès, fécondèrent le sol de l’Italie sous Auguste et sous Léon X et firent éclore dans notre France les palmes éternellement florissantes du talent et du génie.

  1. Voyez la première note d’Hésiode à la fin du volume.