Les Petits poèmes grecs/Apollonius/Vie d’Apollonius
Les Petits poèmes grecs, Texte établi par Ernest Falconnet, Louis-Aimé Martin, Desrez, (p. 397-402).
VIE D’APOLLONIUS.
Apollonius naquit à Alexandrie[1], sous le règne de Ptolémée Philadelphe, environ 276 ans avant l’ère vulgaire[2]. Son père, qui était de la tribu ptolémaïde, se nommait Illée ou Sillée, et sa mère Rhodé. Il étudia l’art des vers sous Callimaque, poëte célèbre chéri de Ptolémée Philadelphe, auquel il prodiguait souvent la flatterie, et dont nous avons encore des hymnes écrits avec autant d’esprit que d’élégance. Les leçons d’un tel maître firent bientôt éclore les talens du jeune Apollonius et prendre l’essor à son génie. Il n’avait pas encore atteint l’âge viril lorsqu’il fit paraître la première édition de son poëme sur l’Expédition des Argonautes. La publication de cet ouvrage fit naître entre lui et son maître une rivalité qui dégénéra bientôt chez Callimaque en une haine violente. D’abord il se contenta de critiquer d’ouvrage d’Apollonius et l’accusa de vouloir rabaisser les siens[3] ; mais bientôt ne pouvant plus contenir son ressentiment il composa contre lui une satire dans laquelle, le désignant sous le nom d’Ibis, oiseau fort commun en Égypte et qui se nourrit de serpens et de scorpions, il entasse sur lui les imprécations les plus ridicules. Cette pièce, dont on doit peu regretter la perte, était écrite d’un style très-obscur puisqu’un auteur la cite avec la Cassandre de Lycophron et d’autres ouvrages du même genre, qu’il regarde comme de vastes champs de bataille ouverts à tous les commentateurs qui veulent les expliquer[4]. On peut se faire une idée du mauvais goût dans lequel elle était écrite, par celle qu’Ovide a composée sous le même titre contre un de ses ennemis. Ovide avait trop de jugement et de délicatesse pour ne pas sentir les défauts de ce genre énigmatique ; il les expose fort bien au commencement de son Ibis, et s’excuse seulement sur l’exemple du poëte grec[5].
Nous ignorons si Callimaque borna son ressentiment à écrire, et s’il ne fit pas usage de la faveur dont il jouissait auprès de Philadelphe pour perdre Apollonius[6] : ce qui est constant, c’est que celui-ci fut obligé de quitter Alexandrie, peu après la publication de son poëme. Cet exil lui fut d’autant plus sensible, qu’il avait pour le lieu de sa naissance un amour qu’on peut aisément reconnaître dans une comparaison de son poëme, dans laquelle il représente un homme éloigné de sa patrie, tournant avec ardeur ses pensées vers elle. La vivacité et l’énergie du tableau ne peuvent être que l’effet du sentiment, el l’on sent que tous les traits partent du cœur[7].
L’île de Rhodes était depuis longtemps le séjour des beaux-arts et la retraite des illustres malheureux. Apollonius, à l’exemple d’Eschine, y éleva une école de littérature, et s’y vit bientôt entouré d’une foule de disciples. Le poëme qu’il avait publié à Alexandrie, avait été, comme on peut l’imaginer, fort mal reçu de Callimaque et de ses partisans. Profitant sagement des critiques qu’on en avait faites, il s’appliqua soigneusement à corriger les défauts dans lesquels sa jeunesse peut-être l’avait entraîné et y ajouta de nouvelles beautés.
Cette seconde édition du poëme des Argonautes eut le plus grand succès, non-seulement à Rhodes, mais même à Alexandrie. Les Rhodiens adoptèrent Appollonius pour un de leurs concitoyens et lui décernèrent plusieurs honneurs. Ce fut alors que la reconnaissance lui fit prendre le surnom de Rhodien, par lequel on le distingue ordinairement des auteurs qui ont porté le même nom[8].
Après avoir passé une grande partie de sa vie à Rhodes, et peut-être seulement après la mort de Callimaque, Apollonius fut invité de revenir à Alexandrie jouir parmi ses concitoyens de sa réputation et des honneurs qu’on lui destinait. Il se rendit à de si douces instances, il revit sa chère patrie et goûta le plaisir d’être couronné par les mains de ceux qui l’avaient flétri. Une place distinguée, l’intendance de la bibliothèque d’Alexandrie, se trouvant vacante par la mort d’Ératosthène[9], Apollonius fut choisi pour lui succéder. Son âge déjà avancé ne lui permit pas vraisemblablement d’occuper longtemps un si beau poste ; il mourut, âgé d’environ quatre-vingt-dix ans, vers la quatorzième année du règne de Ptolémée Épiphanes[10] et fut mis dans le tombeau où reposaient les cendres de Callimaque. C’était tout à la fois lui faire partager jusqu’aux derniers honneurs accordés à son maître et vouloir effacer le souvenir de leurs querelles.
Après avoir fait connaître Apollonius autant qu’il m’a été possible, je dois parler de son poëme et du jugement qu’en ont porté les anciens.
Quintilien, en parcourant les auteurs les plus distingués et qu’il importe le plus, suivant lui, de connaître, cite d’abord Homère, Hésiode, Antimaque, Panyasis et Apollonius, dont l’ouvrage lui paraît surtout recommandable par une manière toujours égale et soutenue dans le genre tempéré[11]. Le jugement de Longin, conforme au fond à celui de Quintilien, a quelque chose de plus flatteur. Ce célèbre critique, voulant faire voir que le sublime qui a quelques défauts doit l’emporter sur le genre tempéré dans sa perfection, s’exprime ainsi : « En effet Apollonius, par exemple, celui qui a composé le poëme des Argonautes, ne tombe jamais ; et dans Théocrite, ôtés quelques endroits où il sort un peu du caractère de l’églogue, il n’y a rien qui ne soit heureusement imaginé. Cependant aimeriez-vous mieux être Apollonius ou Théocrite qu’Homère[12] ? »
Quoique Longin mette dans ce passage Apollonius peut-être beaucoup au-dessous d’Homère, on voit qu’il ne connaissait pas de modèle plus parfait dans son genre. À ces témoignages je dois en ajouter un bien précieux, c’est celui du prince des poëtes latins. On n’imite que ce qui plaît davantage. Virgile, en imitant Apollonius en tant d’endroits et de tant de manières différentes, a montré le cas qu’il en faisait, et un auteur anglais a raison d’appeler notre poëte l’auteur favori de Virgile. Macrobe et Servius[13] ont remarqué depuis longtemps que le quatrième livre de l’Énéide était presque tout entier tiré du poëme des Argonautes. J.-C. Scaliger[14], tout en traitant d’impudens ceux qui osent avancer cette assertion, ne laisse pas de convenir que Virgile a imité Apollonius dans beaucoup d’endroits qu’il rapporte, et quoiqu’il prononce hardiment que le poëte latin est partout bien supérieur, il lui échappe cependant quelquefois des éloges qui ne sont sûrement pas suspects. J’ai rapporté quelques-unes de ces imitations, et j’aurais pu en rapporter un bien plus grand nombre. Je me suis borné à celles qui pouvaient être plus facilement senties, même dans une traduction. Quant à celles qui consistent plus dans les choses que dans les mots et qui appartiennent à la structure du poëme, aux épisodes, aux caractères des personnages, je laisse en ce moment à ceux qui connaissent le poëte latin le plaisir de les remarquer eux-mêmes.
Une autre preuve de l’estime qu’avaient pour Apollonius les auteurs du siècle d’Auguste, c’est la traduction qu’en fit P. Terentius Varron, surnommé Atacinus, du nom d’une ville ou d’une rivière de la Gaule-Narbonnaise, aujourd’hui la rivière d’Aude[15]. Ce poëte célèbre, ami de Properce, d’Horace et d’Ovide, étant parvenu à l’âge de trente-cinq ans, s’appliqua avec ardeur à l’étude de la langue grecque et publia sa traduction d’Apollonius, celui de ses ouvrages le plus souvent cité par les anciens et qui paraît avoir le plus contribué à sa réputation[16]. Il nous en reste seulement quelques vers que j’ai rapportés[17]. On peut regarder encore, sinon comme une traduction, au moins comme une imitation suivie d’Apollonius le poëme de Valerius Flaccus, dont il ne nous reste que huit livres[18] :
Si quelques critiques français du dernier siècle n’ont pas jugé Apollonius aussi favorablement que les anciens, je crois pouvoir l’attribuer aux difficultés que renferme cet auteur et aux fautes dont son texte était rempli avant l’édition qu’en a donné Brunck. Ces fautes étaient en si grand nombre que, de l’aveu du célèbre David Ruhnkenius[19], qui en a fait disparaître beaucoup, plusieurs habiles critiques auraient bien de la peine à corriger celles qui restent encore.
C’est ici le lieu de parler des éditions d’Apollonius, qui sont au nombre de dix, en comptant les deux données à Oxfort par J. Shaw. Je ne m’étendrai pas sur les anciennes, toutes, comme je viens de le-remarquer, remplies de fautes et dont on peut voir ailleurs le catalogue. Henri Estienne est le premier qui ait bien mérité de notre auteur par d’heureuses corrections[20] et des notes courtes, mais bien faites. On n’en peut pas dire autant de celles de Jérémie Hœlzlin qui, plus de quatre-vingts ans après a donné d’Apollonius une traduction inintelligible et que David Ruhnkenius qualifie avec raison de : Tetricus iste et ineptus Apolloni commentator. Pour se faire une idée du fatras que renferment ses notes, il suffit de lire la première, dans laquelle il cite successivement les actes des Apôtres, la comédie des Grenouilles d’Aristophane, le Ier livre des Rois, l’Énéide de Virgile, Oppien et plusieurs mots hébreux.
Le savant Tib. Hemsterhuys paraît être le premier qui se soit appliqué dans ce siècle à bien entendre notre auteur et qui en ait remarqué tous les endroits corrompus. D. Ruhnkenius, son disciple, profita des leçons de son maïtre[21]. Doué d’une critique fine et délicate, il a corrigé plusieurs passages et en a éclairé un plus grand nombre. Mais personne n’a rendu à Apollonius un service plus signalé que Brunck. Cet illustre savant, auquel la république des lettres est redevable de plusieurs éditions qui joignent au mérite de l’exécution, celui de présenter de nouvelles leçons tirées des manuscrits, une ponctuation exacte et des corrections heureuses, a donné d’Apollonius une édition bien préférable à celles que nous avions déjà, qui toutes étaient calquées les unes sur les autres et n’offraient rien de neuf. Brunck a collationné lui-même cinq manuscrits de la bibliothèque nationale et s’est encore procuré trois autres collations. À l’aide de ces secours et de ceux que lui fournissaient une mémoire heureuse, une sagacité rare, une oreille délicate et accoutumée au rhythme poétique, il a corrigé une multitude de passages évidemment corrompus et a donné sur d’autres des conjectures très-ingénieuses. On lui a reproché d’avoir inséré dans le texte plusieurs de ses conjectures. Peut-être la finesse de son goût et son zèle pour la pureté des auteurs l’ont-ils emporté quelquefois trop loin, mais ce n’est pas à moi qui ai souvent profité de ces mêmes conjectures à lui faire un reproche d’une hardiesse qui me paraît plus heureuse que blâmable.
Il me reste à dire un mot de ma traduction, et j’ai encore ici un nouvel hommage à rendre au savant Brunck. Ayant appris, il y a plusieurs années, que je travaillais à cet ouvrage, il me fit passer la traduction qu’il avait faite lui-même des trois premiers livres, accompagnée des notes d’un de ses amis. Il appelait tout cela ses broutilles sur Apollonius et me permit d’en faire l’usage que je voudrais. J’avais déjà achevé moi-même cette partie du poëme d’Apollonius et je travaillais sur le quatrième livre, plus long et plus difficile que les autres. Je parcourus avec avidité la traduction de Brunck et je recherchai d’abord les endroits les plus difficiles, surtout ceux dont son édition ne m’avait pas présenté la solution. J’ai adopté dans plusieurs de ces passages le sens que Brunck avait suivi, et j’ai laissé subsister le mien dans d’autres. Quant au reste de l’ouvrage, au style de la traduction et à la manière de rendre, je n’ai pas pu profiter beaucoup du travail de Brunck, qui, à ce qu’il m’a paru, n’était qu’une ébauche. On doit regretter que ce savant ne l’ait pas achevée.
Depuis qu’Apollonius est mieux connu, surtout en Allemagne et en Angleterre, plusieurs auteurs, à l’exemple des Varrons et des Valérius Flaccus, en ont donné des traductions, ou plutôt des imitations en vers. Des poètes anglais distingués en avaient déjà fait connaître plusieurs morceaux, lorsqu’il parut à Londres en 1780, deux traductions du poëme entier. L’une est de Francis Fawke, l’autre d’Edward Barnaby Greene. Il existe aussi une traduction du même auteur en vers allemands, et le prélat Flangini en a publié il y a quelques années une en vers italiens.
Après le siége de Troie, que les poésies d’Homère ont rendu si célèbre, il n’y a pas dans l’histoire des temps héroïques d’événement plus fameux que l’expédition des Argonautes. On pourrait dire même que cet événement aurait été chanté bien avant la colère d’Achille, si le poëme des Argonautiques, composé sous le nom d’Orphée, était véritablement du chantre de la Thrace. Mais les plus savans critiques l’attribuent au devin Onomacrite qui florissait sous Pisistrate, environ cinq cent soixante ans avant l’ère vulgaire[22]. Quoique cet ouvrage n’ait que le nom de poëme, puisqu’il est dépourvu des ornemens qui font le charme de la poésie, il ne laisse pas d’être précieux par son antiquité et par les notions géographiques qu’il renferme. Plusieurs siècles auparavant, Homère avait célébré le navire Argo, son passage entre Charybde et Scylla, l’amour de Junon pour Jason et la protection qu’elle accordait à son entreprise, principal ressort du poëme d’Apollonius, le séjour des Argonautes dans l’île de Lemnos ; les amours de Jason et d’Hypsipyle, fille du divin Thoas, n’ont point été inconnus au chantre d’Achille[23]. Il parle de Pélias, roi de la grande ville d’Ioleos, d’Orchomène, ville des Minyens, surnom donné aux Argonautes[24]. Il a fait entrer dans ses fictions le terrible Éétès et sa sœur Circé, tous deux enfans du Soleil et de Persé, fille de l’Océan[25], et il a adapté, selon Strabon, aux voyages d’Ulysse plusieurs circonstances de celui des Argonautes, telles que l’île d’Æa, dont le nom est celui de la capitale de la Colchide, et les rochers Planetæ ou errans, imaginés sur les rochers Cyanées qui rendent dangereuse l’entrée du Pont-Euxin[26].
Hésiode en traçant la généalogie de ses demi-dieux n’a point oublié de parler du voyage de Jason, du tyran Pélias et de l’enlèvement de Médée[27].
Mais aucun des plus célèbres poètes de l’antiquité ne s’est étendu davantage sur ce sujet que Pindare dans sa quatrième Pythique, adressée à Arcésilas, roi de Cyrène. Après avoir rappelé dans cette ode, l’origine de la ville de Cyrène fondée par Battus, un des descendans de l’Argonaute Euphémus à la dix-septième génération, il trace, dans la manière et dans le style qui conviennent au genre lyrique, l’histoire des Argonautes. Il s’étend surtout beaucoup sur Jason dont il fait une peinture sublime, sur ses exploits en Colchide et rapporte les deux circonstances du voyage qui ont Irait à l’histoire de Cyrène ; le séjour des héros dans l’île de Lemnos, où commença la postérité d’Euphémus et leur arrivée en Libye.
Outre le devin Onomacrite, dont j’ai parlé, plusieurs poëtes, qui ne nous sont connus que de nom, avaient traité le même sujet avant Apollonius. Le plus célèbre est Épiménide, de la ville de Gnosse, dans l’île de Crète, qui florissait plus de six cent cinquante ans avant l’ère vulgaire et dont le poëme contenait six mille cinq cents vers[28].
La plupart des auteurs qui ont écrit l’histoire ont parlé de l’expédition des Argonautes d’une manière qui ne permet pas de douter de la certitude de cet événement[29]. On voit par Hérodote que le voyage des Grecs en Colchide et l’enlèvement de Médée étaient des faits connus des Perses mêmes, et ceux d’entre eux qui étaient les plus versés dans l’histoire regardaient l’enlèvement d’Hélène, qui arriva deux générations après, comme une représaille de celui de Médée. Il paraît encore, par le même historien, que ce voyage n’avait eu d’autre objet que le commerce. Du temps de Strabon, il existait encore dans plusieurs contrées de l’Asie des temples très-respectés, bâtis en l’honneur de Jason, et une ville qui portait le nom de Phrixus. On voyait encore sur les bords du Phase la ville d’Æa, et le nom d’Éétès y était commun[30]. Les richesses de ce pays, qui produisait tout ce qui est nécessaire pour la marine et qui renfermait des mines abondantes d’or, d’argent et de fer, avaient, suivant le même auteur, excité Phrixus à faire le voyage de la Colchide, et les Argonautes avaient imité son exemple.
Les Grecs, avant cette expédition, ne connaissaient que les bords de la mer Égée et les îles qu’elle renferme ; leur marine encore faible ne leur permettait pas d’entreprendre de longs voyages. Ils n’osèrent pendant longtemps pénétrer dans le Pont-Euxin, qui portait alors le nom d’Axin ou inhospitalier, à cause des nations barbares qui en habitaient les côtes[31]. Ce nom fut ensuite changé en celui d’Euxin ou hospitalier lorsqu’ils commencèrent à fréquenter ces mers, à peu près comme le promontoire appelé d’abord cap des Tempêtes fut ensuite appelé cap de Bonne-Espérance, peu avant la découverte du passage des Indes, dans le quinzième siècle. La puissance des Grecs s’augmenta bientôt dans ces parages, où ils fondèrent de nouvelles colonies. La ville d’Æa avait été longtemps le centre d’un commerce considérable ; outre les richesses que son sol lui fournissait, elle était encore l’entrepôt des marchandises de l’Inde, qui de la mer Caspienne remontaient le fleuve Cyrus, d’où, après un trajet de cinq jours par terre, elles étaient embarquées sur le Glaucus qui se rendait dans le Phase[32]. Ce dernier fleuve était lui-même navigable jusqu’à Sarrapana, et de là l’on transportait encore les marchandises sur le Cyrus[33]. L’établissement des colonies grecques et les révolutions de la Colchide, qui fut partagée entre plusieurs princes, diminuèrent beaucoup le commerce de la ville d’Æa, qui passa presque tout entier entre les mains des Grecs[34].
C’est donc la découverte du Pont-Euxin et la grande entreprise qui fut le fondement du commerce que les Grecs y firent ensuite, qui fait le fond du sujet, si souvent chanté sous le titre d’Argonautiques ou Expédition des Argonautes. Un autre but des poëtes qui ont traité ce sujet, but qui paraît surtout dans le retour des Argonautes, a été de rassembler les traditions qui existaient de leur temps sur l’origine de plusieurs villes et sur les contrées les plus éloignées, et de donner pour ainsi dire un voyage autour du monde alors connu, voyage dans lequel on doit s’attendre à trouver bien des erreurs. Tout cela est entremêlé de fictions qu’on entendra facilement d’après ce que je viens de dire, et sur lesquelles mon dessein n’est pas de m’étendre[35] ; car le merveilleux est l’âme de la poésie, et c’est l’anéantir que de l’analyser. Je me hâte de remettre, sous les yeux des lecteurs quelques traits de l’histoire des temps héroïques qui ont précédé le voyage des Argonautes et y sont intimement liés.
Athamas, fils d’Eolus, roi d’Orchomène, en Béotie, eut de Néphélé, sa première femme, un fils nommé Phrixus et une fille appelée Hellé. Ino, fille de Cadmus, qu’il épousa ensuite, conçut une haine violente contre les enfans de Néphélé et résolut de les faire périr. Dans ce dessein, elle fit corrompre le blé destiné à ensemencer, et causa ainsi une famine qui obligea Athamas d’avoir recours à l’oracle de Delphes. Ceux qu’il envoya consulter Apollon, gagnés par Ino, rapportèrent que, pour faire cesser le fléau qui désolait le pays, il fallait immoler aux Dieux les enfans de Néphélé. Phrixus et sa sœur Hellé étaient déjà au pied des autels, lorsqu’ils furent tout à coup enlevés par Néphélé leur mère, qui les fit monter sur un bélier à la toison d’or, que Mercure lui avait donné. Le bélier traversant les airs prit la route de la Colchide. Hellé se laissa tomber dans la mer, et donna son nom à l’Hellespont, canal qui conduit de la mer Égée dans la Propontide (aujourd’hui le détroit des Dardanelles).
Éétès qui régnait alors dans la Colchide était fils du Soleil et frère de Circé et de Pasiphaé. Il avait de la reine Idie un fils nommé Absyrte et deux filles, Chalciope et Médée. Phrixus, à son arrivée, immola par ordre de Mercure le bélier à Jupiter, qui avait protégé sa fuite, et donna sa toison à Éétès, qui la suspendit à un chêne, au pied duquel veillait sans cesse un dragon. Éétès reçut Phryxus avec bonté et lui donna en mariage sa fille Chalciope, dont il eut quatre fils, Argus, Mélas, Phrontis et Cytisore.
Jason qui fut chargé de faire la conquête de la Toison d’or était fils d’Éson et d’Alcimède, et naquit à Iolcos ville de la Magnésie dans la Thessalie, située au fond du golfe Pélasgique (aujourd’hui le golfe de Volo). Le royaume d’Iolcos, qui devait appartenir à son père Éson, fils de Créthée et petit-fils d’Éolus, avait été usurpé par Pélias. On cacha d’abord la naissance de Jason au tyran, et il fut élevé dans un antre du mont Pélion voisin d’Iolcos, par le Centaure Chiron et les soins de Philyre, mère du Centaure et de Chariclo sa femme. Lorsqu’il eut atteint l’âge viril, il ne craignit point de se découvrir à Pélias. Celui-ci, appréhendant d’être contraint de lui céder le trône de son aïeul Créthée, chercha un moyen de se débarrasser de Jason. Il feignit d’avoir eu un songe dans lequel, suivant les idées superstitieuses des Grecs, Phrixus lui ordonnait d’apaiser ses mânes errans, dans une terre étrangère, et de rapporter en Grèce la toison du bélier qui lui avait sauvé la vie. Pélias ajoutait qu’étant trop vieux pour exécuter lui-même cette entreprise, il avait consulté l’oracle de Delphes qui avait désigné Jason pour l’accomplir[36].
- ↑ Strabon, liv. XIV, p. 655. (Suidas.) Les auteurs des deux notices sur la vie d’Apollonius qui se trouvent à la tête des éditions de son poëme.
- ↑ C’est l’époque de la naissance d’Ératosthène, contemporain d’Apollonius, et comme lui, disciple de Callimaque. (Suidas)
- ↑ Voici le passage de Callimaque, dans lequel on croit communément qu’il a voulu désigner Apollonius : c’est la fin de hymne à Apollon.
« L’Envie s’est approchée de l’oreille d’Apollon et lui a dit : Que vaut un poëte, si ses vers n’égalent pas le nombre des flots de la mer ? » Mais Apollon, d’un pied dédaigneux a repoussé l’Envie el lui a répondu : « Vois le fleuve d’Assyrie, son cours est immense, mais son lit est souillé de limon et de fange. » Non, toutes les eaux indifféremment ne plaisent pas à Cérès, et le faible ruisseau, qui, sortant d’une source sacrée, roule une onde argentée toujours pure, servira seul aux bains de la déesse.
Gloire à Phébus, et que l’Envie reste au fond du Tartare. »
- ↑ Suidas au mot Callimaque, Clem. Alex. Strom., liv. V.
- ↑
Nunc quo Battiades inimicum devovet Ibin,
Hoc ego devoveo Leque luosque modo :
Utque ille, historiis involvam carmina cæcis :
Non soleam quamvis hoc genus ipse sequi.
Illius ambages imitatus in Ibide dicar ;
Oblitus moris, judiciique mei.
Et quoniam qui sis, nondum quærentibus edo ;
Ibidis interea tu quoque nomen habe.
Utque mei versus aliquantum noctis habebunt ;
Sic vitæ series tota sit atra tuæ.Ovid. Carm. in Ibin., v. 53.« Je te dévoue aujourd’hui, toi et les tiens, par des imprécations semblables à celles par lesquelles le fils de Dattus (Callimaque) dévoua son ennemi Ibis ; comme lui j’envelopperai mes vers d’histoires obscures, quoique ce genre soit fort éloigné du mien ; et pour imiter ses ambages, j’oublierai un moment mon goût et ma manière. Reçois donc le nom d’ibis, puisque je ne veux pas encore te faire connaître autrement, et que toute ta vie soit ténébreuse comme mes vers. »
- ↑ Le passage de Callimaque que j’ai rapporté dans une note précédente, le ton triomphant qui y règne, me font croire que “Callimaque eut quelque part à l’exil d’Apollonius : « Apollon dit-il, a repoussé du pied l’Envie. » Qui ne voit que sous le nom d’apollon, ce poëte courtisan désigne Philadelphe, et qu’il y a ici une allusion à l’exil d’Apollonius ? Dans un autre endroit (Épig. 22), il se vante d’avoir chanté mieux que son rival.
- ↑ Voici cette comparaison, qui se trouve dans le second chant : « Ainsi lorsqu’un mortel errant loin de sa patrie, par un malheur trop commun, songe à la demeure chérie qu’il habitait, la distance disparaît tout à coup à ses yeux, il franchit dans sa pensée les terres et les mers, et porte en même temps ses regards avides sur tous les objets de sa tendresse. »
- ↑ Le savant Meursius a composé un catalogue des auteurs qui ont porté le nom d’Apollonius, dans lequel il fait de notre poëte deux personnages différens, l’un d’Alexandrie, l’autre de Rhodes. Cette erreur a été corrigée par Vossius, dans son ouvrage sur les historiens grecs, liv. I, ch. 16. On peut ajouter aux témoignages qu’il produit, celui de Strabon qui dit formellement qu’Apollonius, auteur du poëme des Argonautes, était d’Alexandrie, et portait le surnom de Rhodien. (Strabon, lib. I, p. 655.) Il paraît par un passage d’Athénée (Deipn., lib. VII, p. 283), et par un autre d’Élien (De anim. lib. XV, cap. 23), qu’on donnait aussi quelquefois à notre poëte un surnom tiré de la ville de Naucratis, dans la Basse-Égypte. Je ne puis m’empêcher de relever ici une autre erreur sur Apollonius, toute contraire je crois, à celle de Meursius. Dans le discours préliminaire qui est à la tête de la traduction des hymnes de Callimaque, l’auteur fait d’Apollonius un portrait assez hideux, et cite le témoignage des anciens. J’ai recherché et lu avec attention tous les passages des anciens écrivains qui ont parlé d’Apollonius, et je n’en ai trouvé aucun qui puisse, je ne dirai pas confirmer, mais faire naître l’idée que l’auteur dont je parle, nous donne d’Apollonius. Notre poëte n’aurait-il pas été confondu avec un autre Apollonius, grammairien célèbre, dont le surnom de Dyscode pourrait faire soupçonner qu’il était d’un caractère chagrin et difficile ? Je n’ose l’affirmer, et je n’aurais pas même fait cette remarque, si la persécution qu’éprouva Apollonius, persécution qui n’est pas la seule qu’on puisse citer dans l’histoire littéraire, ne me faisait autant aimer sa personne que ses vers.
- ↑ Arrivée 196 ans avant l’ère vulgaire. Suidas, Voss. de Hist. græc., lib. I, cap. 17.
- ↑ 186 ans avant l’ère vulgaire. (Voyez Mémoires de l’Académie des belles-lettres, t. IX, p. 404.)
- ↑ « Paucos enim, qui sunt eminentissimi, excerpere in animo est. » Et plus bas : « Apollonius in ordinem a grammaticis datum non venit, quia Aristarchus atque Aristophanes, poetarum judices, neminem sui temporis in numerum redegerunt : non tamen contemnendum edidit opus æquali quadam mediocritate. Quintil. Inst. orat., lib. X, cap. 1. » On se tromperait grossièrement, si on traduisait mediocritas dans ce passage, par notre mot médiocrité. Quintilien désigne par le mot mediocritas, le genre que nous appelons aujourd’hui tempéré, et qu’un ancien appelle mediocris oratio, qui tient le milieu entre gravis oratio, et attenuata oratio, genre auquel il est difficile d’atteindre, selon le même auteur, ad Heren., lib. IV, §. 8 et 10. Cicéron donne à ces trois genres les noms de subtile, modicum vehemens. La douceur et les grâces sont l’apanage du genus modicum, qui est fait proprement pour plaire. Orator., cap. X et XII.
- ↑ Longin, Traité du Subl., ch. XXXIII, traduction de Despréaux.
- ↑ Macr. Saturn., lib. V, ch. 17. Servius, ad Æn. lib. IV v. 1. Vos. de Imit., cap. I.
- ↑ Jules-Cæsar Scaliger, Poet., lib. V, cap. 6.
- ↑ À peu près dans le même temps, Cornelius Gallus, à qui Virgile a adressé sa dixième églogue, traduisit en latin un autre poëte grec contemporain d’Apollonius, Euphorion de Chalcis, bibliothécaire d’Antiochus-le-Grand.
- ↑ Quintilien, X, cap. 1, Vos. de Poet. lat. Id. de Historiâ latiâ.
Varronem, primamque ratem quæ nesciat ætas,
Aureaque Æsonio terga pelita duci ?Ovid. Amor. I, 15,–21. - ↑ Virgile a emprunté des vers entiers de cet auteur. (Servius, ad Georg. I, 377, id., ad Georg. II, 404.)
- ↑ Pel. Crinitus, de poet. lat., lib. IV cap. 66. Marianus, qui florissait sous l’empire d’Anastase Ier, au commencement du sixième siècle, avait fait une métaphrase en vers ïambiques du poëme d’Apollonius. Suidas, Vos. de Poet. græc.
- ↑ Epist. crit. II, p. 172 editio secunda.
- ↑ H. Estienne ne cite qu’une seule fois l’auteur d’un manuscrit. C’est sur le vers 491 du livre Ier, et la correction qu’il fait en ce endroit, se trouvait déjà dans l’édition de Paris de 1541. J’ai vu un exemplaire de cette dernière édition, qui a appartenu au célèbre Passerat, successeur de Ramus, dans la place de professeur d’éloquence au collége de France. Passerat y a souligné tous les endroits qui ont été imités par Virgile. Ovide, Properce, etc., mais sans citer les vers de ces poëtes.
- ↑ David Ruhnkenius, Epist. crit. II, p. 189 et 190.
- ↑ Hérodote, 7, 6. Clém. Alex. Strom. I, Voss. de Poet. græc.
- ↑ Odys. VII, 468, XII, 70, XIV, 230, XXIII, 745.
- ↑ Ibid. XI, 255 et 258.
- ↑ Ibid. VII, 37, X, 135.
- ↑ Strabon, I, p. 21.
- ↑ Hésiode, Théog. v. 995.
- ↑ Diog. Laert. Voss. de Poet. græc. Id. de Hist. græc. On cite encore Cléon de Curium dans l’île de Crète, dont Apollonius avait emprunté beaucoup de choses, suivant le témoignage d’Asclépiade de Myrtée (rapporté dans la Scholie, I, 623.) Hérodote, et après Apollonius, Denys de Milet ou de Mitylène. (Giraldi, de Poet. hist. dial. IV, p. 245. Fabr. Bib. græc. 2, 522.) Mais il ne me paraît pas qu’ils aient écrit en vers, et l’ouvrage du dernier, intitulé Argonautiques, en six livres, était certainement en prose. (Suidas.)
- ↑ Justin, Histor. lib. LXLI[sic], cap. 2. Diod., lib. IV, Hérodote, lib. I, cap. 2, 3.
- ↑ Strabon, liv. I, p. 45.
- ↑ Pline, liv. VI, chap. 1.
- ↑ Casaub. Comm. in Strab. p. 205.
- ↑ Strab. liv. XI, page 498. Pline, liv. VI, chap. 4.
- ↑ On peut juger de l’étendue du commerce de Dioscurias, colonie grecque, peu éloignée de la ville d’Æa, par ce que rapporte Pline, qu’il s’y rendait trois cents nations, dont la langue était différente, et que les Romains y avaient cent trente interprètes pour les affaires de leur commerce. Pline, liv. VI, chap. 5. Strab. ubi suprà.
- ↑ Le savant Meziriac, dans ses commentaires sur la sixième épître d’Ovide, a rassemblé avec une exactitude précieuse tout ce qu’on trouve dans les anciens sur le navire Argo, le bélier à la toison d’or, et plusieurs autres circonstances de ce voyage. On peut voir aussi les dissertations de Banier dans les Mémoires de l’Académie des belles-lettres, t. 7 et 12. J’avertis que cet auteur se trompe souvent lorsqu’il cite Apollonius.
- ↑ Apollodore, liv. I. Pindare, Pyth. 4me Argonauticon hypothesis, à la tête des éditions d’Apollonius.
Voyez aussi l’Examen de la tragédie de la Conquête de la Toison d’or, par Pierre Corneille. On ne lira pas, je crois, sans intérêt, ce morceau tracé par la main d’un grand poëte, profondément versé dans la connaissance des antiquités grecques et latines, et dont les plus faibles compositions rappellent ce vers d’Horace :
Invenias etiam disjecti membra poetæ.