Les petits soldats

L’histoire que je vais vous raconter, mes chers enfants, est arrivée pendant le temps de l’esclavage, c’est-à-dire le temps où les nègres appartenaient aux blancs exactement comme leur appartenaient leurs chevaux et leurs vaches.

Les pauvres noirs étaient obligés d’obéir en tout à leurs maitres qui avaient le droit de les battre, de les faire travailler, de prendre le fruit de leur travail, et même de les vendre. Certes, il y avait des maitres qui étaient injustes et même cruels pour leurs esclaves, mais il y en avait aussi qui étaient bons et soignaient les leurs comme s’ils eussent été leurs enfants.

Certes, ils les faisaient travailler, mais ne les accablaient pas d’ouvrage et ils les nourrissaient bien, leur donnaient l’hiver de chauds habillements et avaient toujours quelques bonnes paroles à leur dire. Madame Delavaine était une de ces bonnes maitresses dont je viens de parler. Son mari, Henri Delavaine était mort il y avait déjà quatre ans, lui laissant une grande fortune et un petit garçon de quatre ans. Aujourd’hui le petit Gustave a huit ans, c’est un bel enfant plein d’intelligence et que sa mère aime au-dessus de tout au monde car Gustave est tout ce qu’elle a en ce monde.

Madame Delavaine demeure à la Nouvelle-Orléans, mais comme elle craint la fièvre jaune qui à cette époque désolait la ville pendant presque tous les étés, au premier de juillet, elle quitte la belle maison de la rue Saint-Charles pour aller passer l’été à la grande plantation qu’elle possède aux Attakapas dans la paroisse Sainte Marie. Il lui arrive aussi quelquefois de rendre une courte visite aux Chênes Verts, c’est le nom de son habitation pendant le temps de la roulaison ; et ces visites sont des jours de bonheur pour Gustave ; il aime, son couteau à la main, et entouré d’une foule de négrillons ; à monter sur des monticules de canne à sucre et là d’en manger jusqu’à qu’il n’en puisse plus, ou encore, armé d’une palette, à aller goûter dans les baquets à la cuite qu’on vient de tirer ou aux larges caramels que Gustave aime tant.

Mais si Gustave aimait à jouer avec les petits nègres de l’habitation, avouons qu’il n’était pas toujours bon pour eux ; il savait qu’il était leur maitre et il abusait bien souvent de ce qu’il appelait son pouvoir sur eux. « Je suis votre maitre leur disait-il, et je veux être obéi ! »

Et disons qu’il ne leur épargnait ni taloches ni coups de pied.

Madame Delavaine s’était aperçue avec peine des dispositions despotiques de son fils. Souvent à la Nouvelle-Orléans, là au milieu de ses camarades blancs, Gustave cherchait à leur faire loi et voulait toujours être le premier en tout, mais ceux-là n’étaient pas ses esclaves et refusaient de lui obéir, et il s’ensuivait souvent des batailles où maitre Gustave n’avait pas toujours l’avantage. Il savait qu’il était riche, et, comme un petit Job, il aimait à parler de la belle maison de sa mère, de son habitation où se faisaient tous les ans trois cents tonneaux de sucre, de ses chevaux, de ses voitures, et surtout de leurs deux cents esclaves !

Madame Delavaine grondait son fils et cherchait à lui inspirer plus de modestie, mais c’était peine perdue, Gustave qui aimait sa mère, promettait de se corriger et recommençait le lendemain.

Il y avait aux Chênes Verts une négresse nommée Catiche que Madame Delavaine aimait beaucoup : la pauvre Catiche était si simple, si ignorante qu’on pouvait lui faire croire tout ce qu’on voulait, mais elle adorait ses maitres et se serait jetée au feu sur un simple signe de Madame Delavaine. Catiche avait appartenu à la mère de sa maitresse, et celle-ci pour cette raison lui témoignait de l’affection et voulait qu’elle fut bien traitée par tout le monde. Elle l’avait élevée à la dignité de soigneuse de poules et, donner à manger aux volailles, nettoyer les poulaillers étaient les seules occupations de notre négresse, qui avait sa cabane au beau milieu de la basse-cour ; elle logeait là avec ses deux enfants Bob et Adam et un gros chien jaune auquel elle avait donné le joli nom de Malotru.

Bob était du même âge que Gustave ; ils étaient toujours ensemble et le pauvre petit nègre était le favori de son jeune maitre il en était bien aussi le pâtirat. Jouait-on à la promenade en voiture, Gustave harassait Bob et le faisait courir pendant des demi-heures autour de la cour. Si le maitre voulait un fruit au haut d’un arbre, c’était à Bob qu’il donnait l’ordre d’aller le lui chercher, et si les choses n’allaient pas à sa fantaisie du petit tyran notre négrillon était sûr de recevoir une volée. Il allait quelquefois se plaindre à sa mère et alors, celle-ci ajoutait quelques taloches à la volée et disait à son héritier :

« Ne sais-tu pas, nègre, que le Bon Dieu t’a fait naître esclave et que tu dois tout supporter de tes maitres. »

Le jeu favori de Gustave était la guerre ou plutôt les préparatifs de guerre ; il avait formé une compagnie parmi les négrillons de l’habitation ; il prétendait leur montrer l’exercice. Lui était le capitaine de la fameuse compagnie et Bob en était le lieutenant ; tous, jusqu’au petit Adam avaient été incorporés. C’était la cour de devant, une grande cour qui s’étendait jusqu’au Bayou Teche qui était le lieu du rassemblement et là où se faisaient les exercices. Une ou deux fois, Madame Delavaine avait vu passer les petits soldats armés de gros bâtons représentant les fusils et ayant tous à leurs chapeaux une longue plume de coq ou de dinde.

Il arrivait quelquefois que Malotru suivait Bob et voulait se mêler aux exercices ; mais Gustave détestait cet horrible chien jaune de Catiche : il ne manquait jamais de le recevoir à coups de bâton et ordonnait à Adam de le ramener à la basse-cour. Un jour qu’assise sous un des gros chênes verts du bayou, Madame Delavaine lisait avec attention un journal qui venait de lui arriver de la Nouvelle-Orléans, elle aperçut les petits soldats qui arrivaient et se mit à écouter la voix de son fils qui donnait des ordres militaires.

— Halte ! s’écria-t-il en faisant force aux soldats et en élevant au-dessus de sa tête le sabre de bois qu’il venait de tirer de sa ceinture. Il continua :

— À droite ! Alignement ! Eh ! Qu’est-ce que vous faites donc imbéciles ? Vous allez à gauche quand je dis à droite !

— Voilà ! voilà tit maitre ! s’écrient à la fois la bande de négrillons.

— Hé ! non ! butors ! je vous dis alignement et vous vous mettez tous pêle-mêle comme un troupeau de moutons ! Voyons, bande d’imbéciles, recommençons. Ça ne vaut rien de tout… Attention ! une, deux ! une, deux ! je commande… écoutez…Lieutenant, veillez sur vos hommes ! Une deux ; stable ! Front ! alignement ! Ah ! ça dis donc Bob… pour un lieutenant est-ce que tu le fais exprès ?

— Mais non ! tit maitre.

— Tu ne veux pas m’obéir ?

— Oh ! si fait ! si fait ! maitre Gustave.

— Moi, je dis que non !

— Mais maitre, j’comprends pas tout ça moi…

— Ah ! tu ne comprends pas ! eh bien attrape ça pour te montrer. »

Et un vigoureux coup de pied fut lancé en pleine poitrine au petit lieutenant qui se mit à crier : « Oh ! Là ! Là ! — Ah ! tu pleures… j’vas te consoler, moi ! »

Et un double soufflet tomba sur les joues noires du négrillon.

« Oh ! lo ! là ! lo ! lo ! lo !

— Encore ! eh bien attends ! »

Et une correction d’un autre genre recommençait.

Les petits nègres épouvantés de la volée que recevait leur camarade, avaient jeté par terre les fusils de bois, et s’étaient enfuis en prenant leurs jambes à leurs coups.

Dieu sait ce que le pauvre Bob qui, lui, n’osait s’enfuir, aurait eu encore à supporter si madame Delavaine ne s’était dit qu’il était temps d’intervenir.

« Qu’est-ce que c’est que ce tapage ? et pourquoi ces cris ? demanda-t-elle en s’adressant à son fils.

— Ce n’est rien Maman, répondit Gustave tout confus ; nous jouions aux soldats, je voulais montrer à mes petits nègres à faire l’exercice… et Bob brouille tout…et comme moi, je suis le capitaine…

— Tu l’as battu, n’est-ce pas ?

— Il le fallait, maman, pour me faire obéir.

— Tu devrais commencer par te faire aimer mon fils, et ce n’est pas en maltraitant ces pauvres petits garçons qui veulent bien se prêter à tes caprices que tu y parviendras. Ce que tu viens de faire est bien mal, Gustave… cela dénote un mauvais cœur. Un enfant doit s’amuser ; mais il doit en même temps être poli, aimable et ne pas brutaliser ses camarades.

— Ces petits nègres, mes camarades, maman ? allons donc ! ce sont mes esclaves…

— Si vous êtes si fier, pourquoi alors jouez-vous avec eux ?

— Parce que je n’ai personne d’autre ici pour jouer avec moi.

— Vraiment, monsieur ! Vous me faites honte ! » Et maman Delavaine observait le petit Bob qui ne s’était pas sauvé comme les autres, mais qui se frottait la poitrine en pleurant.

« Viens ici Bob, dit-elle et prends cette pièce de dix sous ; je te la donne pour te consoler des rigueurs de ton méchant capitaine.

— Merci, maitresse, dit le petit lieutenant en mettant dans la poche de sa vareuse l’argent que Madame Delavaine venait de lui glisser dans la main. Je vous demande bien pardon, maitre Gustave. Je f’rai plus attention la prochaine fois. »

Lorsque le petit nègre se fut éloigné et que Madame Delavaine se vit seule avec son fils, elle le fit asseoir à côté d’elle, et l’enlaçant de ses bras :

« Écoutez-moi, mon fils, dit-elle, j’ose espérer que vous profiterez des bons conseils que je vais vous donner. Vous souvient-il de votre père, Gustave ?

— Oui, maman, répondit le petit garçon qui avait quatre ans quand il avait perdu son père.

— Il était le meilleur des maris et des pères, continua madame Delavaine ; il vous aimait comme un bon père aime toujours son seul enfant ! Sa dernière prière a été de faire de vous un honnête homme, un bon citoyen et surtout un bon maitre. »

Gustave baissa la tête en silence.

« Oui, reprit la jeune veuve, tous ses esclaves l’adoraient et auraient été prêts, au moindre appel, à donner leur vie pour lui… ah ! c’est qu’il les traitait en amis, comme on doit traiter les créatures humaines créées par la main de Dieu et non comme vous les traitez, vous, mon fils. »

À ces mots, Gustave cacha sa tête sur l’épaule de sa mère : celle-ci continua :

« Ce n’étaient pas seulement les nègres de son habitation qui aimaient monsieur Delavaine ; il avait un grand nombre d’amis car il était toujours poli, obligeant envers tout le monde, tandis que vous, mon fils, vous êtes cruel, insolent avec vos inférieurs, fier avec vos égaux. De plus, vous êtes volontaire, impérieux, emporté, et, qui plus est, méchant ; oui méchant ! je le dis en pleurant. Si un enfant blanc comme vous, n’a pas votre mise, s’il est pauvre, vous vous croyez le droit de le mépriser et vous usez envers lui du langage le plus mortifiant… Quand ces petits malheureux que le ciel a fait vos esclaves, vous en faites vos martyres, vous les battez, les injuriez au lieu de les protéger comme c’est votre devoir. Vous vous croyez bien au-dessus d’eux… mais là, mon fils, vous vous trompez… C’est Dieu qui a fait tous les hommes et il les a faits tous égaux à ses yeux… Si vous ne savez pas commander à vos passions, mon enfant, si vous continuez à tourmenter, à humilier vos semblables, tous vous détesteront. Personne ne voudra plus jouer avec vous et quand vous serez grand, on vous fuira comme on fuit un méchant animal et vous n’aurez pas un ami dans le monde. »

Gustave sanglotait ; tout méchant qu’il était quelquefois, il aimait sa mère et se sentait bien sensible à ses reproches. Il lui jeta les deux bras autour du cou, trop ému pour pouvoir prononcer une parole. Madame Delavaine le serra sur son cœur.

« Tu sais que je t’aime ! dit-elle ; je n’ai d’autre bonheur que celui qui me vient de toi. Si tu continues à être grossier et méchant, si tu ne te corriges pas, je mourrai de douleur… et dis, Gustave, voudrais-tu être la cause de la mort de ta mère ? »

Pour toute réponse, Gustave couvrit de baisers et de larmes les mains et la figure de sa mère et au bout d’un moment : « Oh ! non maman, ma chère maman ! s’écria-t-il, je ne veux pas que tu meures… je veux que tu vives, que tu sois heureuse… et je me corrigerai… je deviendrai bon, tu verras ! »

Et en effet, Gustave fit si bien ; il s’observa avec tant d’efforts pendant trois jours que madame Delavaine commença à espérer qu’il tiendrait sa promesse.

Son jeu favori était toujours celui des soldats et la cour de devant, la cour qui faisait face au Bayou, était la place d’armes : c’est là que les petits soldats se réunissaient tous les soirs. Gustave, comme capitaine, donnait des ordres si extraordinaires, parlait si fort, tapait si souvent, qu’il avait fini par inspirer une grande épouvante aux pauvres petits soldats noirs qui tous tremblaient devant lui. Depuis le jour où Gustave avait battu son frère, le petit Adam se sauvait dès qu’il entendait la trompette du capitaine appelant les soldats sous les armes, il courait s’enfermer dans la cabane de sa mère, amenant Malotru sous le lit et s’y cachant avec lui.

Et quand Catiche racontait en riant cette circonstance à sa maitresse, elle ne manquait pas d’ajouter :

« Faut l’excuser madame : c’est si p’tit ! si bête ! ça ne connaît pas encore les droits du maitre sur son esclave. »

Un jour que Gustave avait été puni par son professeur pour n’avoir pas su ses leçons, il résolut de passer sa colère sur ses pauvres petits soldats, de les houspiller et de les fustiger de la plus belle manière. En effet il se montra si injuste, si brutal, qu’au lieu d’exécuter une contremarche que la voix du capitaine venait de commander, tout le régiment mit bas les armes et se mit à se sauver à toutes jambes, jurant qu’on ne les attraperait plus à jouer encore à ce jeu dangereux.

Seul Bob resta. Je vous l’ai dit, ce pauvre enfant qui n’avait comme sa mère qu’une médiocre intelligence, était le souffre-douleur de Gustave, qui le battait et lui faisait mille méchancetés pour la moindre des choses. Mais le pauvre petit nègre endurait tout sans rien dire. Il n’osait plus aller se plaindre à sa mère ; il disait quelquefois :

« C’est fini, tit maitre est trop méchant, je ne reviendrai plus jouer avec lui. »

Et le lendemain, il était là, aux ordres de son capitaine. Gustave faisait en sorte de cacher ses méchancetés à sa mère, mais comme nous le pensons bien, c’était difficile.

Un matin, Gustave rencontra Bob et lui dit de le suivre à la place d’armes.

« Nous allons faire l’exercice, dit-il. »

Bob savait bien que tous les petits soldats s’étaient cachés et ne viendraient pas.

En passant devant la basse cour, Gustave s’aperçut que la porte était ouverte et s’arrêta en face d’un spectacle aussi surprenant qu’amusant :

Catiche et Adam montraient l’exercice à Malotru et le forçaient à se tenir debout sur ses jambes de derrière.

« Et droite ! Alignement ! criait Catiche.

— En avant ! marche ! ajoutait le petit Adam. »

Et le chien tournait la tête d’un côté et d’un autre et faisait aller sa queue. On eut dit qu’il comprenait les ordres mieux encore que les petits soldats noirs.

« Ah ! çà, que faites-vous donc là ? demanda Gustave en entrant, sans façon, dans la basse-cour.

— Nous apprenons à Malotru à faire l’exercice, répondit Catiche. Ça vous f’ra un bon soldat quand y s’ra au fait ! Vous verrez, maitre Gustave !

— Oh ! la bonne idée ! s’écria le petit garçon. Comme ça s’ra amusant ! Bob, mets lui son fusil entre les pattes ; Catiche, arrache vite une plume à la queue de ce gros coq et attache-la-lui à la tête à l’aide de ma cravate… Est-il joli ? On dirait un vrai soldat ! Ramasse ce bâton, Bob, tu en feras un fusil… Adam, prends ce tambour et bats aussi fort que possible, tu comprends ? et maintenant en avant ! marche ! allons nous amuser sur la place d’armes et attendant les autres. Viens aussi Catiche… tu seras… la fille du régiment, notre vivandière, et tu soigneras les blessés. — Vaudrait bien mieux pourtant que j’aille soigner mes poules », répondit la brave femme ; mais trop faible pour résister aux ordres du maitre, elle se mit en marche, formant l’arrière garde avec Adam et Malotru.

Mais voici que ce dernier étourdi par le bruit du tambour, refusa de marcher ; Gustave lui distribua quelques coups de baguette, ce qui l’effraya bien davantage. Alors Bob passa une patte du chien sous son bras, Catiche le soutient de l’autre et le patient animal put suivre le pas marqué par le tambour. Ils passèrent ainsi devant madame Delavaine qui lisait sous son chêne vert favori.

« Qu’est-ce donc, Catiche ? demanda-t-elle en riant. Où allez-vous donc tous comme cela ?

— Maîtresse, répondit la bonne créature, tout heureuse de procurer un nouveau plaisir à son jeune maitre : c’est un conscrit qui va apprendre l’exercice.

— Tiens, Malotru, voilà pour te donner du cœur, dit madame Delavaine en jetant un morceau de gâteau au chien. Allez… et faites en sorte que tout se passe bien. »

Ceci était à l’adresse de Gustave ; il le comprit et, comme il était de bonne humeur, il envoya à sa mère un baiser au bout de ses doigts.

Il ordonna à Bob de prendre le tambour des mains d’Adam afin, et lui d’appeler les soldats à l’exercice ; le lieutenant obéit et pourtant pas un soldat ne parut sur le champ de bataille. La moutarde monta au nez du capitaine.

« Butors ! Déserteurs ! cria-t-il… où peuvent-ils être ? mais je le saurai… il faut que je le sache. Vivandière Catiche, prenez un de ces fusils et mettez-vous à la poursuite de ces conscrits déserteurs. » Catiche obéit : ramassa un des bâtons fusils, le plaça fièrement sur son épaule et se mit en marche, du pas de course du soldat. Mais, arrivée devant la basse cour, elle y entra, et ayant fermé la porte à double tour et lancé le bâton par terre.

« J’en ai assez de ces bêtises, dit-elle… si j’écoutais maitre Gustave, y f’rait bien vite de moi un de ses petits soldats… mais pas d’ça. Minette, j’ous autre chose à faire…mes poules ont faim et il faut que j’leur donne leur pitance. »

Une heure se passa, puis une autre et pas un des petits soldats ne parut. Gustave, escorté de Bob et précédé d’Adam, qui avait repris le tambour et le tapait de toutes ses forces, et de Malotru qui suivait en remuant la queue, marchait le long du bayou, regardant de tout côté et ne voyant rien venir. Enfin, il arriva à un endroit très ombragé, où le bayou était moins large que dans d’autres, et là attaché à un arbre, il aperçut un esquif.

« Oh ! l’esquif du jardinier ! s’écria-t-il, quel bonheur ! puisque nous ne pouvons jouer aux soldats, nous allons jouer aux matelots. Entre là dedans, Bob.

— Oh ! non maitre : j’nose pas.

— M’as-tu entendu ? répéta Gustave qui n’était pas loin de se mettre en colère. Entre, te dis-je et fais entrer ton frère.

— Oh ! oh ! j’ai peur… moi ! dit le petit nègre en pleurant… j’sais pas nager.

— Ni moi, dit Gustave… mais je sais ramer.

— C’est justement ça, dit Bob qui reprenait son courage : voyez, maitre, nous sommes quatre. Malotru et moi, nous nageons comme les poissons du bayou… mais vous, maitre Gustave, mais pauvre Adam… vous vous noierez si l’esquif capote.

— Mais il ne capotera pas. Saute, te dis-je. »

Le pauvre Bob qui avait peur d’être battu, entra dans le bateau en aidant son frère à y entrer. Malotru y sauta après eux.

« C’est moi qui suis amiral, c’est moi qui va conduire, dit Gustave, n’ayez pas peur, vous autres. »

Il détacha la corde, saisit les rames, gagne le large : et dans un instant, ils furent bien loin.

Bob assis dans le fond du bateau ne disait rien, mais Adam pleurait en répétant : « Je veux retourner près de maman. »

Et Gustave qui n’était pas trop rassuré lui-même, lui faisait des gros yeux et le menaçait de le fouetter s’il ne se taisait pas.

Gustave manœuvrait avec l’intention de traverser le bayou et d’aller aborder à l’autre rive qu’on lui avait dit être couverte de mares. Il était sur le point d’atteindre son but, lorsque l’esquif heurta contra un chicot qui était à fleur d’eau et chavira.

Aussitôt Malotru saisit Adam par sa blouse, retraverse le bayou à la nage et se met à courir vers la basse-cour. Il n’a pas lâché l’enfant. Traverser le bayou pour Bob était jeu d’enfant ; aussi, au lieu de descendre à l’autre rive qui était tout près d’eux, il s’élance à la suite de Malotru et met pied à terre presque en même temps que lui.

Quant à Gustave, fort heureusement pour lui qu’ils étaient presque rendus à l’autre rive quand le bateau chavira ; il put donc se relever sur ses pieds et monter le rivage. Mais ceci n’était pas le plus difficile, ce qu’il voudrait, maintenant, c’était de retraverser le bayou pour pouvoir retourner chez lui.

Alors il appela Malotru à son aide. L’animal qui avait reçu de Gustave plus de coups que de caresses, ne tourna même pas la tête de son côté et continua à s’enfuir tenant toujours Adam dans sa gueule, et suivi ou plutôt précédé de Bob.

Celui-ci, à demi mort de frayeur, craignant d’être fouetté par sa mère qui lui avait défendu de tomber aux embarcations et de mener Adam dans le bayou, ne dit pas une parole de l’accident. Il était tard et il réussit à se tenir éloigné de sa mère qui ne s’aperçut de rien. Ce ne fut que le lendemain qu’il lui raconta leur mésaventure et lui dit pourquoi la blouse d’Adam était mouillée. Il savait que Gustave n’était pas noyé, il l’avait vu debout sur l’autre bord du bayou.

Songeant à la triste situation du malheureux Gustave : il ne sait pas nager et le voilà de l’autre côté du bayou sans aucun moyen de retourner chez lui. Il pense à ce que sera l’inquiétude de sa mère ne le voyant pas revenir, et il pleure. Et voilà la nuit qui s’avance… lui faudra-t-il coucher, tout seul au milieu de ces bois épais, pleins d’ours et de chats-tigres, près de ce bayou qu’il sait remplir de crocodiles. Et des serpents ! Il vient d’en voir passer un près de lui. Oh ! c’est à en mourir de peur !

« Encore si Bob était avec moi ! se dit-il. »

Et il pense à ce pauvre petit nègre qu’il a si souvent battu.

« Oh ! reprend-il, pourquoi Malotru n’est il pas resté près de moi ? »

Il a oublié la laideur du chien jaune… comme il le caresserait s’il revenait. Il ne pleure plus : ce sont de grands cris qu’il jette… il appelle sa mère… il appelle Catiche, Bob et jusqu’à Malotru lui-même.

Tout à coup, une voix a répondu à ses cris. Il y a quelqu’un, là, de l’autre côté du bayou, mais la nuit est trop sombre, notre petit garçon ne peut distinguer personne.

« Qui est là ? demande une voix.

— Moi.

— Mais qui toi ?

— Moi ! Gustave Delavaine.

— Ah ! c’est vous missié Gustave ?

— Oui ! mais qui que vous soyez, venez me chercher, je vous en prie !

— Ah, reprend une voix goguenarde, s’il vous plaît, dites-moi ce que vous faites là, à cette heure ?

— Mon bateau a chaviré… j’ai manqué de me noyer. Je ne peux plus retourner chez moi.

— Eh bien restez où vous êtes. Bonsoir !

— Oh, ne me laissez pas ici, dans ces bois où les bêtes me mangeront ; venez me chercher et je vous donnerai beaucoup d’argent.

— Gardez votre argent, nous n’en voulons pas !

— Oh ! je vous en supplie ! venez à mon secours, cria le pauvre petit garçon presque fou de frayeur.

— Non ! non ! répondit une voix… vous êtes un méchant, vous battez, vous tyrannisez vos petits nègres… restez ici pour votre pénitence. Bonne nuit missié Gustave. »

Et il eut beau peur et crier, on ne lui répondit plus et en s’en allant, la voix disait :

« Il n’a que ce qu’il mérite. »

Comme nous devons le deviner, c’étaient les petits soldats noirs que Gustave avait si maltraités quelques jours auparavant. Pas un d’eux n’eut pitié de lui.

La raison qui fit que Madame Delavaine ne manqua pas mourir de désespoir et d’inquiéter en ne voyant pas rentrer son fils est celle-ci :

À un mille de chez elle, demeurait une de ses cousines qu’elle aimait beaucoup. Un quart d’heure après la sortie de Gustave, un messager arriva en toute hâte aux Chênes Verts, portant à madame Delavaine la mauvaise nouvelle que sa cousine était bien malade et désirait la voir. La jeune veuve n’hésita pas un moment. Elle fit venir sa femme de charge.

« Madame Ralph, dit-elle, je pars à l’instant pour me rendre chez madame O… ma cousine, si je rencontre Gustave, je le prendrai avec moi, en cas contraire, vous direz à Thomas de m’amener mon fils demain aussitôt déjeuner. »

Voilà pourquoi madame Ralph n’éprouva aucune inquiétude en ne voyant pas rentrer le petit garçon. Elle le croyait avec sa mère qui elle, de son côté, était loin de se douter dans quelle triste position la fatale imprudence de son enfant l’avait plongé.

Comme je l’ai dit, Bob était rentré chez sa mère à demi mort de frayeur. Ce n’est que le lendemain qu’il put raconter leur mésaventure.

À cette nouvelle, Catiche prend ses jambes à son cou et se met à courir vers le bayou. Elle aperçoit Gustave de l’autre côté, couché par terre de tout son long. Le malheureux a tant pleuré, tant crié qu’il a fini par s’endormir. Il n’a plus de forces. Catiche le croit mort et se met à crier à son tour ; elle envoie Bob avertir madame Delavaine ; cette dame inquiétée de n’avoir pas rencontré son fils, inquiétée de voir qu’il n’est pas venu la rejoindre, laisse sa cousine qui est mieux du reste, pour venir chercher des nouvelles de son fils. À peine Bob a-t-il dit ce qui était arrivé que la pauvre mère se met à courir, et, guidée par les cris de Catiche, arrive au moment où le jardinier qui s’est procuré un autre esquif a traversé le bayou pour aller chercher le petit naufragé. C’est dans une inquiétude mortelle que debout sur le bord du bayou, madame Delavaine attend le retour du jardinier. En le voyant mettre pied à terre, en apercevant le corps de son fils qu’il porte sur ses épaules, la pauvre mère ne peut deviner s’il est mort ou vivant, elle jette un grand cri et tombe sans connaissance. Catiche qui aime sa maitresse avec idolâtrie, se met à genoux et soulève dans ses bras la tête de cette chère maitresse ; elle lui frotte les tempes avec de l’eau que Bob a tirée du bayou dans son chapeau.

Quand madame Delavaine ouvrit les yeux, Gustave était à côté d’elle ; il pleurait, il couvrait de baisers les mains de cette chère mère.

« Pardon, maman, pardon, s’écria-t-il ; je t’avais promis d’être obéissant, de ne plus battre mes camarades et d’être bon pour nos esclaves et je n’ai tenu aucune de ces promesses. Mais le bon Dieu m’a bien puni. J’ai été sans pitié pour mes camarades, pour les petits esclaves que j’aurais dû protéger… et à leur tour, ils ont été sans pitié pour moi. Sans ma méchanceté, ils m’auraient secouru quand je les ai appelés car je les ai bien reconnus !… mais s’ils ne m’ont pas pardonné, moi je leur pardonne ! Oh ! maman, comme j’ai souffert pendant la nuit passée… comme j’ai pensé à toi, à tes inquiétudes ! Comme j’ai eu peur au milieu des ténèbres qui m’entouraient… je croyais entendre la voix des bêtes féroces… je croyais sentir les serpents sur ma peau… il me semblait voir s’approcher le crocodile qui allait m’emporter dans le bayou… Mais j’ai prié… et j’ai promis au bon Dieu que je ne serais plus méchant. Ah ! chère maman, je suis bien corrigé à présent, je te le jure… j’ai trop souffert cette nuit en pensant à toi. »

Pour toute réponse, madame Delavaine pressa tendrement son fils sur son cœur.

Gustave, cette fois a tenu parole : il a quatorze ans aujourd’hui ; c’est un garçon accompli, doux, affable, et d’une humeur toujours égale. Tous les enfants de son âge le recherchent ; il est pour eux d’une complaisance extrême. Son aimable caractère ne se dément jamais. Bob est devenu son domestique de confiance.

Fin.