Les Petits Hommes de la pinède/Texte entier

L’Association médicale (p. 171-176).

PROLOGUE

— Si nous passions dans ma chambre ? me dit mon ami Ceinture, l’interne aliéniste, de sa voix grêle.

Les dîners de l’internat de province sont plantureux et pesants. On les devine concoctionnés dans de grandes bassines de cuivre, parmi des odeurs grasses et des parfums de buanderie, par des sœurs converses aux manches retroussées, aux tabliers bleus. Il s’y retrouve le traditionnel veau aux carottes et l’avantageuse bouillie de haricots blancs qu’on n’eut pas le temps d’oublier depuis le collège. J’étais roidi comme le boa satisfait et les bluettes du sommeil dansaient devant mes yeux.

Ceinture alluma une longue pipe de terre cuite, gonfla ses joues glabres et rondes et se mit à souffler méthodiquement des anneaux translucides. Il avait versé dans un saladier la moitié d’un litre de rhum avec un plein sac de sucre en poudre et cela brûlait d’une flamme paisible près de deux bols de faïences. La vie du dehors n’entrait point dans cette cellule de moine rabelaisien où Ceinture se plaisait à demeurer, ventru, sans ambition, bien qu’il eût passé l’âge de l’internat.

— Tu sais, si ça t’intéresse, les fous, il faudra revenir souvent.

Je m’inclinai. Cela m’intéressait. Après cette journée passée à l’asile, je ne savais plus si j’étais moi-même fou ou sage, tant j’avais eu en spectacle de déséquilibres mentaux. Je ne comprenais pas que Ceinture restât placide, bourgeois, sans même un grain de loufoquerie, à vivre toujours dans cette atmosphère de délire, entre les femmes hurleuses, les bras captifs dans la camisole de force, jetant leurs cuisses nues en l’air avec des rires gras, et les toqués méditatifs qui marmonnent tout le long du jour de vagues litanies. J’en avais entendu de ces vociféralions, de ces prières… et des injures, et de longs discours de réformateurs épris de synthèses ! J’avais vu passer, dédaigneux, des personnages de Daumier, fiers sous des casques en carton panachés de plumeaux minables ; le petit bonhomme qui souriait à un brin de fil rouge à sa boutonnière, et la vierge aux longs cils qui se penchant vers mon oreille, avait murmuré mystérieusement : « Je suis la Bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque ! »

On m’avait montré l’artiste méticuleux qui, depuis des années, passait son temps à insinuer, dans des goulots étroits de bouteilles, de petits bouts d’allumettes qu’il assemblait ensuite en façon de croix, d’échelles, de lances et de tous les instruments de la Passion. Ses cheveux avaient blanchi, sans qu’il s’en aperçût, dans ce labeur toujours le même et il n’avait jamais relevé la tête.

Et, dans le dernier cercle de l’Enfer, une cour ceinte de hauts murs, des déments bavaient, tristement et, semblables à de petits animaux à l’oeil doux, au sourire visqueux, tendaient vers nos vêtements des mains sournoises et hésitantes.

— Méfie-toi de ceux-là, m’avait dit Ceinture, qui rôdent autour de nous avec de douteuses gentillesses : ce sont les plus dangereux. Brusquement leur caresse se termine en brutalité.

Mais les fous qui avaient surtout attiré mon attention n’étaient pas ces ahuris qui ne gardaient d’humain que les apparences. Il y avait à l’Asile des philosophes qui raisonnaient si serré qu’on avait peine à apercevoir leur fêlure, des poètes qui traduisaient leurs pensées avec une rare nouveauté d’expression, des artistes qui « parlaient leur art » avec quel enthousiasme ! Et je souffrais de doutes torturants à les voir et à les entendre. De grands hommes incompris des foules n’avaient-ils pas de tout temps été soupçonnés ou utilement accusés de folie ? Quel cousinage mystérieux reliait donc le génie et l’aliénation mentale ? Quel critérium avait-on pour la diagnose, le génie et le fou s’écartant tous deux également des voies communes, pour saisir entre les êtres et les choses des rapports nouveaux et inattendus ?

— En vérité, mon cher Ceinture, dis-je à mon ami béatement occupé de son brûlot, es-tu bien sûr de n’héberger que des fous ?

Il coula vers moi les rayons amortis de ses yeux ronds.

— Tu parles en homme du monde, me répondit-il. L’examen superficiel des gens du monde leur fait immanquablement confondre l’intelligence qui se développe logiquement au-delà des limites explorées et celles dont la route a dévié vers l’absurde. Et cela parce que la cervelle des fous, comme celle des génies élabore des idées étranges et grandioses ! Mais, mon cher, il n’y a pas d’idées sages ou folles ; l’état mental de celui qui les conçoit se juge non par elles, mais par l’ordre qu’il leur impose. Certes, les fous à idées ont généralement été avant leur déchéance, sinon des intellectuels, du moins des esprits originaux ; il leur en reste quelque chose, mais ce quelque chose est mal rangé. Anciens constructeurs de systèmes, il ont conservé des matériaux peut-être splendides, mais ils bâtissent mal. Les uns écrivent de longues pages qui commencent sensément, qui se continuent en développements filandreux et se terminent par des séries de mots sans suite, groupés par leur figures ou leur assonnance ; les autres dessinent de fort beaux morceaux, malheureusement noyés parmi des détails monstrueux et des perspectives absurdes. Non, mon cher, la confusion n’est pas possible. Entre l’esprit le plus fantaisiste et le fou, il y a un fossé dans lequel entrerait toute la mer.

— Pourtant, si je voulais…

— Écrire comme un fou ? Je parie la part de rhum que tu n’y réussirais pas. Il l’est aussi impossible d’inventer des folies qu’à des fous de refaire une épître de Boileau. On a quelquefois publié des romans en les attribuant, pour le pittoresque, à des aliénés. Le public s’y est peut-être laissé prendre ; pas nous ! Le livre d’un vrai fou serait illisible, intéressant seulement pour le diagnostic ; un pathos assez semblable à celui des rêves du sommeil, si absurdes qu’on ne peut se les rappeler dans leurs détails, lorsque la raison reprend avec l’aube, sa souveraineté.

— Mais je sens moi-même, à certains moments, que la folie n’est pas loin, qu’elle me frôle, et je pense n’être pas en cela différent des autres. Un certain état délirant, des impulsions dramatiques ou cocasses sollicitent toutes mes dépressions. Les choses se passent comme si je logeais un animal, sauvage enclin à profiter de mon inattention pour saisir sa liberté. Si je voulais, ou plutôt si je cessais de vouloir, je serais pire que les pensionnaires.

— Oui, mais tu ne peux pas cesser de vouloir, voilà l’abîme qui te sépare d’eux. Le besoin d’agir et de penser logiquement est aussi impérieux pour loi que celui de manger et de boire. Il le contraint. Tu est un « type normal ». Tu t’évertueras à créer des chimères, mais, malgré toi, elles tiendront debout.

Ceinture remplit les deux bols de rhum flambant et posa sur le poêle ses pieds chaussés de pantoufles dont les semelles se mirent à fumer en dégageant une odeur violente de tannerie. Nous bûmes en silence, fatigués de digestion.

— Si nous parlions de femmes, ce serait plus drôle, dit mon compagnon.

— Oui, c’est cela… Parlons de femmes.

Et comme il arrive lorsqu’un veut improviser un sujet de conversation, nous ne dîmes plus rien.

Je regardais vaguement la chambre, si close qu’à cette heure nocturne aucun bruit n’y entrait. C’était pauvre et juste suffisant. Une grande table touchant le mur, sur laquelle reposaient nos deux tasses, portait en outre une lampe à huile de modèle ancien et de clarté douce, des livres et des cahiers et, dans un coin, le pot à eau et sa cuvette. Au dessus, sur trois planches, des bouquins scientifiques maussades et écornés. Le reste de la pièce était occupé par une armoire et un lit de fer. Tous les meubles se touchaient, si bien qu’il restait à peine la place de nos deux sièges. Les murs peints en vert clair étaient tapissés d’affiches coloriées et, sur la cheminée où s’enfonçait le tuyau du poêle, il y avait des photographies de femmes dans des travestissements de Carnaval. Je ne me serais pas accommodé d’un réduit aussi exigu. Il plaisait à Ceinture.

La lampe baissait. Je tournai la clef pour faire monter l’huile. Alors je m’aperçus que la pipe de Ceinture était éteinte et qu’il dormait.

Moi-même, je n’avais pas la force de m’en aller. La chaleur aidant, je m’enfonçais peu à peu dans une songerie imprécise, pleine de voix et d’images. Ma mémoire repassait pêle-mêle les visions de la journée, gesticulantes, comiques ; des paroles absolument dénuées de sens retentissaient à mes oreilles. Encore un moment et nous eussions donné, Ceinture et moi, le spectacle ridicule de deux dormeurs se saluant de la tête et chantant vêpres avec le nez.

Mais tout-à-coup on frappa à la porte. Une sœur entrait avec un cliquetis de rosaire.

— Monsieur l’interne, dit=elle, le malade de la chambre 14 est mort.

Ceinture était debout. Il avait le sommeil léger des veilleurs de nuit. Peut-être même ne s’aperçut-il pas qu’il avait dormi.

— Tu m’attends ? dit-il. Il faut que j’aille constater le décès.

Deux minutes après, il était de retour, disposait des papiers sur la table et rallumait sa pipe comme si rien ne s’était passé.

— Alors, tu disais ?…

— Je disais… Ah ! oui : Parlons de femmes !

— Mais non. Il était question des fous… des fous qui peut-être n’en sont pas. Je le confesserai, que celui qui, justement, vient de mourir, le père Moranne, m’a souvent inquiété.

— Ah !

— Oui, ce n’était pas un fou comme un autre. Oh ! certes ; il l’était bien ; il est mort gâteux, du reste, après des années d’internement. Mais c’était un type peu banal. Un docteur ès sciences, s’il te plaît ! Il avait fait, dans le temps une thèse sur les Nains, tres remarquée, et qu’on cite encore souvent. Après ce succès, il disparut de la circulation. Il avait été rejoindre, je ne sais où, en pleine campagne, un certain docteur Dofre, vieux et cacochyme, vivant isolé dans ses terres. Je suppose qu’il lui servit de secrétaire, qu’il l’aida dans des travaux scientifiques dont les documents ne me donnent pas la moindre idée…

Ceinture feuilletait-le dossier du mort.

— Tout cela, ajouta-t-il, je le prends dans ces papiers. L’internement du père Moranne date de 1876. Cela ne le rajeunit pas. Voici la demande d’admission, le certificat médical, les pièces du procès… Car il y a eu un procès, Hum !… Ah ! c’est cela. Un petit mystère. Aimé-Grégoire Moranne, accusé d’avoir mis le feu à une vaste propriété plantée en majeure partie de pins et autres arbres résineux… Mâtin !… Tout a été consumé. On a retrouvé, dans les cendres, de nombreux ossements calcinés d’enfants et le cadavre encore identifiable du docteur Dofre, avec une plaie pénétrante de la tête… De nombreux vestiges d’habitations. Tiens ! tiens ! c’est encore plus intéressant que je ne le supposais.

— Fantastique, même. L’affaire a dû faire du bruit.

— Pas tant que cela. Il s’agit d’une province éloignée, presque sauvage. Canton de Saint-Jean-du-Temple… Connais-tu cela ?

— Non.

— Pas d’autres renseignements. Le résumé est incomplet. Laisse-moi lire. Encore du rhum ?

Et Ceinture, qui lançait du coin des lèvres des fumées ténues comme des fils de Vierge, ne releva point d’au moins un quart d’heure son front penché sur les paperasses.

— Bien, dit-il enfin en se frottant les mains, voici l’histoire reconstituée. Il m’apparaît que le nommé Moranne devait avoir au moins quelque fêlure lorsque après avoi passé brillamment sa thèse, il courut s’enfermer chez le docteur Dofre. Les témoignages de ses anciens camarades d’études nous le représentent comme un original. Pour le docteur Dofre lui-même, on sait qu’il s’adonna jadis à l’embryologie, mais sournoisement et sans entretenir de rapports avec les savants officiels. C’était une espèce d’ours dont la justice s’inquiéta dans le temps pour une mystérieuse affaire d’avortements multiples qui ne fut jamais élucidée. Tu me suis ?

— Passionnément.

— Le docteur Dofre était très riche et fils d’un ancien acquéreur de biens nationaux. Une fois éteints ses démêlés judiciaires, il se retira dans ses terres, les immenses domaines dont je t’ai parlé, dont un grand mur, coûteuse fantaisie d’un ancien propriétaire, enserrait la superficie. Là, dans un château ruiné, entre la mer et la lande, sans voisins, il entra jeune pour n’en plus sortir. Comment lui et Moranne se connurent-ils ? La misanthropie de l’un fit-elle progresser ia folie de l’autre ? Toujours est-il que, dans la nuit du 21 au 22 septembre 1876, une grande tache rouge illumina le ciel à des lieues à la ronde. Le tocsin sonna dans les villages environnants. Dès paysans accoururent. L’énorme pinède brûlait tout entière comme un fagot ; les secours étaient déjà inutiles lorsque les premiers sauveteurs arrivèrent sur le lieu de l’incendie, mais on vit, au grand galop d’un cheval fou de terreur, Moranne, les habits en lambeaux, une torche à la main, qui semait partout la flamme. Il ne fit aucune résistance lorsqu’on s’empara de lui, criant seulement des phrases confuses où perçait le désordre de ses idées. Il disait : « Brûlez tout !… Les petits hommes vont sauter le mur !… Tue ! Tue ! » et mille autres choses aussi dénuées de sens. La justice instruisit. On pensa d’abord à quelque histoire banale ; Dofre aurait, par exemple, testé en faveur de Moranne. L’héritier pressé de jouir et confiant dans l’isolement du domaine, aurait tué le testateur dont on retrouva, en effet, le cadavre ; puis, effrayé de son crime, il aurait déchaîné un cataclysme pour en effacer les traces. Hypothèse absurde que rien ne confirma, du reste ; le château et les documents qu’il pouvait contenir étaient en cendres. Les nombreux ossements d’enfants qu’on découvrit aiguillèrent l’opinion vers un drame effrayant et noir, un massacre digne de Barbe-Bleue… Quels étaient ces enfants, ce peuple si considérable d’enfants, dont la disparition n’avait été constatée nulle part ? L’énigme reste entière. Moranne ne donna aucun renseignement, ou plutôt son récit fut si incohérent, si fantastique qu’il fit admettre la nécessité d’un examen mental. Il parlait de Nains dont l’existence aurait menacé l’humanité. Il disait avoir sauvé le monde. D’autres fois, il prétendait être un dieu… le dieu du feu, que sais-je ? On ne put en tirer autre chose. Il était si clair qu’on avait affaire à un fou que l’instruction tourna court. Le dieu du feu fut amené ici où il demeura jusqu’à sa mort, en bonne compagnie ; car, tu as pu le voir, nous possédons tout un Olympe et particulièrement trois ou quatre Pères Éternels, une demi-douzaine de Rédempteurs, sans compter les innombrables extatiques et d’autres seigneurs de moindre importance.

— C’est extraordinaire ! Quel roman on ferait ! Mais, ces cadavres d’enfants… On n’a pas découvert d’autres indices ?

— Mon cher, je n’en sais pas plus que toi. Si même le vieux n’était pas mort ce soir, son dossier ne serait pas venu entre mes mains. On y parle d’autre part, de toutes sortes de débris bizarres, d’armes et d’instruments inconnus, qu’on exhuma des cendres de la forêt et qui excitèrent la curiosité, loin de la satisfaire. Une chose certaine, c’est que l’incendie fut total, effroyable et ne laissa debout aucun objet d’importance qui pût guider les chercheurs. Il y a, en effet, ces ossements inquiétants… Mais peut-on identifier à coup sûr des restes aussi carbonisés ? Si des enfants avaient disparu, on en aurait su quelque chose. Il doit s’agir d’animaux, de singes peut-être que ces deux messieurs élevaient pour leurs expériences…

— Oui, en effet, ton hypothèse est la seule plausible. Elle s’accorde avec le caractère de ce docteur Dofre, que sa misanthropie écarta de la société des hommes et qui dut rechercher, dans sa solitude, la compagnie des animaux, dociles sujets d’études dont la police ne s’inquiète point. C’est dommage, du reste. L’hypothèse des massacres d’enfants était bien plus dramatique !

— Ne sois pas si difficile. C’est assez romanesque comme cela.

— Assurément. ; Mais… le vieux Moranne a-t-il reparlé depuis, de ces Nains menaçant le monde ?

— Je ne l’ai connu que vieux, gâteux et taciturne. Mais sans doute, autrefois… Tu te souviens qu’il avait fait une thèse sur le Nanisme. Il est à croire que sa fêlure date de là. Les fous remâchent toute leur vie, en les déformant, les idées qui ont occupé leur existence consciente. Il a dû voir des Nains partout. Mais… attends donc !… Oui, je trouve dans son dossier une invitation à se référer à la bibliothèque documentaire de l’asile… numéro 54.321.

— Qu’est cela ?

— Une fort intéressante collection, créée par un ancien directeur de la maison. Tous les manuscrits, dessins, travaux d’art des aliénés y sont catalogués et classés. Les archives de la folie ! On devrait en faire autant partout. C’est très utile pour les thèses. Il paraît qu’il y a un document Moranne et, si l’heure tardive ne te faisait loucher vers mon lit en pensant au tien, on pourrait…

— Bon Dieu ! que ne le disais-tu plus tôt ? Je veux rester éveillé jusqu’au jour et cette histoire singulière m’a ôté toute envie de sommeil.

Ceinture haussa les épaules.

— Le document te la rendra. On sait ce que sont ces manuscrits. Enfin !

Il se leva pesamment, prit la lampe et je le suivis.

Oh ! ces longs corridors d’hôpital, sonores comme des souterrains, où le passage de la lampe faisait danser de petites lunes sur les murs ! Pas d’autre bruit que celui de nos pas et, parfois, très loin, un grand cri de folle en cauchemar. C’était sinistre ! Je ne sais plus tout ce que me dit mon imagination pendant le trajet que nous fîmes de la chambre à la bibliothèque. Ceinture marchait devant, fantôme obèse, dans sa grande blouse blanche, moins effarant, certes, que les autres, ceux qu’on ne voyait pas et qui se tapissaient à notre approche dans les coins sombres, les fantômes déments qui continuent de hanter l’Asile de la démence et qu’on suppose éterniser en l’autre monde leurs attitudes contorsionnées et leurs gestes falots.

Ceinture ouvrit une porte qui craqua. La lumière avait peine à percer le trou noir d’une vaste pièce sentant le vieux papier et tapissée de rayons fléchissant sous le poids des documents. « Les archives de la folie ! » Monstrueux amas de divagations qu’on ne saurait lire sans que la cervelle se perde et qui faisaient dans cette nuit une nuit plus intense encore, la nuit insondable du chaos !

Ceinture promenait la lampe sur les chemises bleues, numérotées, des manuscrits.

— 54.319… 54.320… Tiens ! prends, là-haut, sur la troisième tablette.

Je crus sentir un souffle froid sur ma nuque. J’arrachai, vite, un assez volumineux manuscrit que je frappai machinalement de la main pour en faire tomber la poussière. Et nous sortîmes comme des voleurs de nuit.

Ce fut un soulagement, lorsque nous nous retrouvâmes dans la petite chambre de Ceinture, où le poële guettait notre arrivée avec un gros œil rouge. Nous étions chez nous, bien au chaud, environnés de meubles amis, près d’une table où les cahiers bousculés semblaient vivre.

Alors Ceinture se versa une rasade du rhum refroidi, alluma une pipe et se cala, les pieds sur le poële.

— Lis, toi ! me dit-il.

Et je lus.

CHAPITRE i
Ce qu’étaient les premières pages du manuscrit.

Il est peu probable que ce récit que je vais commencer vienne jamais à la connaissance de personne. Du moment où j’ai été enfermé dans cette maison, je suis devenu plus distant du reste des hommes que si j’étais enfoui dans un silo ou perdu dans les solitudes polaires. La mort même est un refuge moins inviolable, puisque le souvenir poursuit jusque dans les cimetières ceux qui ne sont plus. J’ai le privilège de vivre, bien qu’étant mort à mon existence passée et d’effacer totalement par ma figure actuelle la mémoire de l’ancienne. Qui se souvient maintenant de Moranne, le savant qui eut son jour de triomphe ? Personne, pas même moi, peut-être. Reste Moranne, le fou. Celui-là on n’aura pas l’idée de lire ses folies.

C’est donc pour ma satisfaction personnelle et non dans le but ridicule de convaincre que je veux inscrire ici cette vérité : Je ne suis pas fou… ou du moins, pas encore ; mais j’espère que l’avenir régularisera ma situation en me faisant ce que je parais être. C’est tout le bonheur que je me souhaite : celui de l’inconcience. Je demande même qu’on ne se lamente pas sur mon sort ; je le veux ainsi et me contente de la paix des asiles, des couvents et des tombeaux, n’ayant plus aucune de ces curiosités qui donnent du prix à la vie.

J’ai tout vécu, j’ai tout vu. J’ai été plus qu’un homme. Le monde est à mes yeux comme un livre lu et refermé. En relire une page, à quoi bon ? Je n’ai plus rien à apprendre, et j’ai besoin de repos.

Et voilà justement pourquoi je suis ici. Les hommes manquent de catégories pour y ranger les êtres exceptionnels dont je suis. Bon gré, mal gré, il faut qu’ils entrent dans celles des criminels ou des fous. J’ai tué, j’ai brûlé, j’eus mille fois raisons de le faire ; c’était mon droit, ma prérogative, mon devoir. N’empêche qu’il n’y a plus de lieu pour moi, hors la prison et l’hôpital. C’est à l’hôpital qu’on m’a conduit ; tant mieux ! J’y pourrai, sans craindre l’injure, dormir mon sommeil de dieu qui a vu naître et mourir des mondes et qui n’a pas trop de l’éternité pour y rêver.

Quand j’étais étudiant, il m’est arrivé de manger du haschisch. C’était, chaque fois, une joie véhémente et terrible. Les yeux fermés, je plongeais dans le monde insondable des formes. Pendant des heures, la matière subtile qui dessine les images se muait devant mon étonnement, toujours égale, toujours changeante, à l’infini. Ma volonté guidait ses transformations. Je faisais de la lumière et des ténèbres, des étoiles et du chaos, des gemmes, des arborescences, des océans, des bêtes et des hommes ; je bâtissais des temples, des cathédrales aussitôt écroulées et remplacées par des mosquées, des pagodes, le tout énorme, immesurable, absolu. Tout cela se succédait avec une vitesse vertigineuse ; chaque minute contenait un siècle de transformations. Puis ma volonté créatrice rentrait dans le repos et je subissais encore des heures de visions, cette fois spontanées ; un long rouleau de tapisseries compliquées, géométriques… Je me disais : « Je vais mourir ; ou bien, au réveil, je ne serai plus jamais comme les autres hommes. » Et je me réveillais, ayant compris et oublié tous les pourquoi et tous les comment, lassé et dédaigneux de vivre. Aujourd’hui, j’éprouve la même impression. J’ai vécu des siècles rapides… Et à quoi me servirait d’ouvrir encore mes yeux et mes oreilles ? Où je suis, je suis bien. J’ai acquis le droit à l’immobilité.

Quand je songe pourtant à mon court passé ! Je suis né d’hier. Mais le temps est-il quelque chose ? Si les mondes tournaient à une vitesse dix fois plus grande, qui s’apercevrait de cette fuite éperdue des années ? C’est parce que les mutations se sont succédées autour de moi avec une extraordinaire vélocité que je suis vieux. En réalité, à l’heure où j’écris, mon âge est celui où les pères sourient à leur premier enfant. Il y aura trente-trois ans aux neiges de décembre que je naquis. Je retrouve sur ma rétine le reflet de vieux visages qui se penchèrent sur mon berceau. J’entends encore ma mère chanter, en m’endormant, de pauvres airs démodés ou il était question de pages et de châtelaines et des pastourelles plus fanées encore.

Oh ! oui, je me souviens, je me souviens de tant de choses qui s’attristent d’être passées ! Surtout je me rappelle ces veillées d’hiver, pelotonnées autour de l’âtre où flambe la bûche de Noël ; ces veillées qui sont restées rêveuses, tant les aïeules y ont filé la quenouille des légendes ! Et mon lit d’enfant que ma mère bordait le soir, le lit de mes premiers rêves, de mes premiers cauchemars, des affres nocturnes qu’apaisaient les yeux d’or de la bonne veilleuse de faïence qui sentait l’huile et la fleur d’orange !

J’ai été l’écolier qui souffle dans ses doigts mal protégés et cachés sous la pèlerine à capuchon que bossue le cartable ; l’écolier aux mains tachées d’encre, qui rapporte des prix à échanger contre les baisers d’un père orgueilleux. J’ai été le collégien que les succès affolent et que hantent les fantômes brillants de l’avenir. Que dis-je ? j’avais déjà commencé à me réaliser. Un jour, un seul jour, le monde savant connut mon nom. Hélas ! quand la joie d’être enfin quelqu’un fit bondir mon cœur, je me retournai pour chercher les bras qui m’avaient bercé et je me trouvai seul…

Je n’avais plus de famille. La Science, comme une clôture, m’avait défendu de l’amour. Ma première existence était déjà finie et son histoire tient en bien peu de lignes. Avec quels matériaux pouvais-je édifier ma seconde existence ? Pour agir, pour monter encore, je n’avais plus de mobile sentimental et je n’en trouvai point d’autres, étant sans besoins et misanthrope. Peut-être, si j’avais attendu, l’amour reprenant ses droits trop longtemps méconnus serait-il venu bousculer l’ordre un peu froid de mes études, renverser mon encrier et mettre assez de fantaisie dans ma vie pour lui donner un nouvel élan. Il n’en fut pas ainsi. Nous sommes tous des enfants tenus par la main et le sort nous mène où il veut Il me mena loin… Jusque chez le docteur Dofre ; pas au bout du monde, mais dans un autre monde.

Ai-je dit que j’avais surtout dirigé mon activité vers l’étude des Nains ? J’avais pensé me faire du Nanisme, anomalie assez mystérieuse, un domaine scientifique à moi, de même que la Tératologie est le fief incontesté d’Isidore Geoffroy Saint Hilaire. Et de fait, ma thèse fit assez de bruit. J’y produisais quelques idées nouvelles. Après avoir éliminé les Rachitiques, les Myxædémateux et les Achondroplasiques qui forment le plus gros contingent de l’armée des Nains et qui sont des Nains contrefaits et malades, je m’attachais à cette catégorie de petits hommes bien faits et parfaitement sains qui sont des adultes vus par le gros bout de la lorgnette. Ils sont rares, mais par cela même la cause qui arrêta leur développement est plus mal connue. L’histoire nous cite le célèbre Joseph Borulawski, gentilhomme polonais et la belle naine de Mlle  d’Orléans « réduction parfaite de l’espèce humaine ». Je ne parle pas de la Légende, toute pleine du mouvement et des fantaisies de ces petits êtres agiles comme des singes et spirituels comme des diables. Quant à Pline qui nous décrit le peuple des Pygmées, c’eût été pour moi la moins sérieuse des autorités, si je n’avais eu moi-même la bonne fortune d’examiner et de mensurer des Nains véritables et de proportions charmantes. Dans ma thèse, j’établissais l’existence d’une unique force, si l’on peut ainsi parler, s’exerçant soit dès les débuts de la vie embryonnaire, alors que les éléments formateurs de l’être sont en jeu et produisant des monstruosités, soit plus tardivement lorsque la forme du fœtus est irrévocablement fixée et se traduisant par de simples arrêts de développement. Je présentais des nains que j’avais obtenus expérimentalement en modifiant la circulation placentaire de fœtus d’animaux.

Je ne sais si, depuis, on a poussé les travaux en ce sens et si par la marche régulière de la science, mon travail se trouve fort en arrière des idées actuellement reçues. Il parut alors audacieux. On m’écrivit, on me vint voir. Je fus l’un de ces personnages d’actualité que les journalistes assiègent jusqu’à ce qu’une renommée plus récente les fasse oublier comme un clou chasse l’autre. Comme je vivais solitaire et peu soucieux du bruit, dans un pelit appartement de la rue de la Clef, à proximité des Écoles, on ne parlait déjà plus de moi depuis des semaines, lorsqu’un soir, ma concierge me tendit une lettre dont l’écriture m’était inconnue.

« Un hasard, m’écrivait-on, — seul le hasard peut m’apporter des nouvelles du monde que j’ai fui — un hasard m’a appris vos travaux et vos succès. Même si vous n’étiez pas le fils de mon plus ancien ami, vous n’en seriez pas moins l’homme qu’il me faut. Si vous voulez recueillir le fruit des expériences de toute ma vie, hâtez-vous : je suis vieux. Je ne puis vous dire explicitement de quelles expériences il s’agit, car une lettre se perd. Qu’il vous suffise de savoir qu’elles sont analogues aux vôtres et qu’elles les complètent… »

Suivaient dans le même style bref et sans cordialité quelques phrases propres à me rendre curieux et à me mettre en confiance. Puis des renseignements nécessaires au voyage. Et c’était signé : Docteur Dofre.

Je cherchais à me rappeler ce nom et le personnage qu’il représentait, et peu à peu se précisait un portrait que j’avais vu autrefois dans la chambre de mon père, alors que j’étais tout enfant. Je revoyais un jeune homme au front haut, au nez aquilin descendant vers une bouche sans lèvres. L’œil était vif, petit et noir, le menton rasé et volontaire. « Un de mes anciens camarades », disait laconiquement et comme impatiemment mon père. Une fois, il ajouta : « C’était un homme de génie, un savant comme on en voit pas. Mais le génie ne dispense pas d’être honnête homme. »

Mon père était d’une morale fort stricte. Pour lui, la vertu soupçonnée n’était déjà plus la vertu. Je compris qu’il y avait une tache sur le passé de ce docteur Dofre, dont le portrait était relégué dans un coin obscur, comme celui d’un parent coupable auquel on porte néanmoins quelque affection honteuse d’elle-même.

Comment ! cet homme vivait encore ? Il devait être bien vieux, plus qu’octogénaire, car mon père en parlait comme de son aîné de quelques années. Et si c’était réellement un savant de génie, quel trésor n’avait-il pas dû amasser dans sa solitude depuis plus de cinquante années qu’il s’y était retiré !

Pourtant, la curiosité scientifique m’attirait moins vers lui que le désir de voir le survivant d’un passé lointain auquel je tenais par tous les fibres de mon être. Sans doute le docteur Dofre n’avait plus sa figure d’autrefois, celle que l’image m’avait conservée. C’était un vieillard. Mais c’était un contemporain de mon père ; il m’en parlerait. Qu’importaient les questions qui les avaient séparés ?

Mon espoir fut d’ailleurs déçu quand je connus Dofre. Le souvenir de mon père s’était presque totalement effacé en lui. Et l’extrême ivresse de l’esprit qui m’exalta tant que je fus à ses côtés changea complètement le cours de mes propres idées.

Pour obéir à un appel venu de si loin et d’un personnage inconnu, il ne fallut cependant pas moins qu’une grande curiosité filiale, jointe au sentiment de mon abandon. J’étais, Dieu merci ! maître de mes mouvements et sans souci matériel. Je gagnai l’asile secret du vieillard comme d’autres partent en villégiature, aux eaux, à la montagne, à la mer, pour se distraire. Qui m’aurait dit que l’issue de ce voyage m’aurait fait reculer. Et pourtant, quoi qu’il m’en ait coûté, je suis content de l’avoir entrepris.

Jamais je n’aurais cru qu’on pût à notre époque, s’isoler aussi complètement du monde que ne l’avait fait le docteur Dofre. Les couvents sont bien clos, mais les vagues humaines en battent les murailles. Autour de ce château de Capdefou dont le vieux savant avait fait sa demeure, c’était le désert à plusieurs lieues à la ronde, un désert de bruyères à peine parcouru, de très loin en très loin, par de rares passants conducteurs de troupeaux. À la frontière de ces solitudes mortes, quelques huttes de terre qu’on ne pouvait pas même apercevoir du château servaient d’abris à des paysans fort arriérés qui parlaient patois et perpétuaient silencieusement dans ce coin perdu une humanité rabougrie et sans aspirations. Le docteur était bien seul, plus seul que s’il n’avait pas eu ces voisins, barrière d’hommes contre la curiosité des hommes.

Naturellement, le chemin de fer passait beaucoup plus loin encore. Suivant les indications du docteur, je dus louer une carriole à la petite station où je descendis. Le voiturier savait à peine où je voulais aller et demandait sa route à chaque croisée de chemins. Le petit trot d’un bidet velu mit trois mortelles heures à nous conduire et, quand nous nous engageâmes sur la chaussée cahoteuse qui coupait l’immense lande de son ruban, un berger nous poursuivit d’une œillade étonnée. Un hôte au château ? de mémoire d’homme on n’avait jamais vu ça. On dut en parler aux veillées, car le vieux nid passait pour n’être habité que par les lutins et par les trêves. Le docteur Dofre ne se montrait jamais et avait réduit au stricte nécessaire les rapports du château avec le reste du monde. Le notaire du canton acquittait les contributions, s’occupait de tout et même expédiait chaque année au savant une lourde voiture chargée de vêtements, d’outils et de provisions de bouche que le domaine ne pouvait fournir. Ce chariot recouvert d’une bâche, convoyant tous les ans exactement les mêmes denrées et en même quantité, signalait seul à Capdefou la présence d’hommes vivants et atestait en même temps la singularité de leur vie, au point d’éloigner les paysans superstitieux.

Mon arrivée en carriole rompait donc avec les usages réguliers d’un grand demi-siècle. Bien que je l’ignorasse alors, je le devinai au seul aspect de cette ruine, d’un Louis xiii austère et mal accueillant. Toutes les lignes en était déjetées par de gros muscles de lierre. Les ardoises du toit bousculées comme des vagues, n’étaient maintenues que par l’épais calfatage des mousses et des lichens. Et la façade n’avait pas de fenêtres ; du moins étaient-elles toutes murées sauf une, sur le côté, par laquelle la maison semblait vous regarder avec un strabisme méfiant. Seule, derrière les bâtiments principaux une construction plus récente affichait quelque orgueil : c’était une tour fort élevée, comme une tour de phare, dont le sommet s’apercevait de très loin dans ce pays de plaines à perte de vue.

Mais cette funèbre demeure avait un parc royal. Dès l’horizon, on ne distinguait le logis que comme une minuscule tache grise dans la verdure. À mesure qu’on approchait, la forêt déployait ses bras, gagnait en profondeur, remplissait toute la contrée de son moutonnement de grands pins. Il y en avait d’incalculables étendues, depuis le château qui la jalonnait à l’est, jusqu’à la mer qu’on ne voyait pas, mais qu’on devinait d’infiniment loin par la brise fraîche qui soufflait d’Occident. Quand on arrivait au château, le regard était arrêté par la ligne droite d’un haut mur féodal qui enserrait les débordements de cette pinède et se continuait au nord et au sud, jusqu’aux confins du ciel. Ce mur géant, œuvre d’un fou millionnaire des siècles passés, se dressait évidemment sur des lieues, clôturant tout un pays.

À la grille, je sautai à bas de la voiture et tirai sur un anneau de fer. Aucun bruit ne s’ensuivit ; le fil de la cloche avait été, comme la grille elle-même, miné par la rouille… Ou peut-être n’y avait-il plus de cloche au bout du fil. Notre arrivée interrompit un concert de grenouilles dans les douves voilées de vert par les lentilles aquatiques et fit s’envoler du toit quelques pigeons. Des cricris animaient de leur crépitement de paille grillée l’herbe poussée entre les pavés de la cour. Autour, la pinède murmurait comme une mer, avec, de temps en temps, un bruit sourd de pomme de pin qui tombe, un bruit sec de branche qui se casse.

— Faut-il descendre les malles ? me dit le charretier étonné. Il n’y a sûrement personne.

Sans répondre, craignant vaguement moi-même d’avoir été la dupe d’un mystification, je poussai la grille qui céda. J’avançai dans la cour et jusqu’au perron dont j’escaladai avec peine les marches branlantes. Je frappai à la porte.

Des pas pesants de vieillard sonnèrent sur les dalles du vestibule. On n’ouvrit pas cependant.

— Qui est là ? dit une voix soupçonneuse.

Je me nommai. On parut hésiter. Toutefois, après un silence, la porte s’entrebâilla. Une sorte de demi-paysan à barbe grise m’inspectait de la tête aux pieds.

— Si c’est bien vous, me dit-il enfin, vous êtes attendu. Mais l’homme qui vous accompagne ne doit pas entrer. Veuillez faire déposer votre bagage ici, tout contre la porte, et congédiez votre voiturier.

— Mais… le docteur Dofre ?

— Je dois tout à l’heure vous conduire à lui.

En effet, quand j’eus obéi aux ordres de cet étrange serviteur, quand la carriole eut pris le chemin du retour vers le monde vivant, avec plus d’entrain, semblait-il, qu’elle n’en avait montré à l’aller ; quand elle ne fut plus qu’une tache noirâtre sur les bruyères, quand la sonnerie de son grelot ne fut plus qu’un bruissement, l’homme me fit un signe.

— Venez, dit-il.

L’intérieur du château répondait à l’extérieur : des couloirs lépreux que d’anciennes tapisseries — des verdures de Flandre — vêtaient de loques précieuses et misérables.

Mon introducteur souleva une portière en meilleur état et me fit passer devant lui.

Alors, dans un cabinet-bibliothèque merveilleusement meublé de livres et d’instruments de physique, je vis le docteur Dofre.

Il était debout derrière un bureau somptueux de Boulle incrusté de cuivres, et s’adossait à l’un des montants de la bibliothèque. Son visage était remarquablement beau. Du jeune homme qu’un portrait m’avait fait connaître, il gardait le front volumineux et bossué, le nez en bec d’aigle, le regard profond et dur. Le reste des traits disparaissait sous une barbe divisée, extrêmement blanche, et sous les boucles des cheveux éployées jusque sur les épaules. L’ensemble offrait un aspect de dignité suprême et de suprême puissance, et faisait penser au Dieu sévère des temps bibliques tel que les peintres le font apparaître à Moïse sur le Sinaï. J’étais intimidé par ses yeux graves qui me dévisageaient.

— Oui, dit-il, c’est bien vous que j’attends. Vous ressemblez à votre père.

« C’était un curieux esprit, ajouta-t-il, mais ce n’était qu’un homme. Il ne m’a pas pardonné d’avoir délaissé l’Espèce et la morale de l’Espèce. S’il avait vu, il m’aurait justifié. Vous… vous verrez. Et puis, au reste…

Il esquissa un geste d’indifférence.

— Mon père est mort, fis-je.

— Ah !

Sans plus se soucier de moi, il se mit à arpenter le cabinet d’un pas tremblant, le front lourd de pensées. Cette pièce était vraiment magnifique. On sentait que toute la vie de la demeure s’était concentrée là. C’était le réduit d’un savant, mais aussi d’un artiste. J’ai dit le luxe du bureau ; celui des sièges n’était pas moindre. Et par une large baie, le soleil, traversant les fines aiguilles des pins tout proches, venait caresser d’anciennes et admirables reliures, des tableaux de maîtres florentins et flamands, des bouddhas énigmatiques dont le bronze s’allumait çà et là de lueurs d’or. Le pied foulait d’épaisses fourrures de tigres et d’ours blancs. Les appareils même dont use la science pour ses investigations étaient de vrais bijoux. Je voyais à la fois un laboratoire et un musée.

— Vous m’avez fait comprendre, hasardai-je, que je vous inspirais quelque intérêt. Puis-je en connaître la nature ?

Le vieillard s’arrêta dans sa promenade et, de nouveau, abaissa sur moi son regard de Père Éternel.

— J’ai le plus profond dédain pour les savants, dit-il. Ce sont des perroquets qui répètent tous la même chanson, presque avec les mêmes mots. C’est la faute de ce psittacisme, si le progrès n’est que mécanique et si le mystère des Causes reste entier. Faute de génie, on consent à ne plus expliquer, à ne plus créer ; on classe, et bêtement comme des collectionneurs de village. J’ai voulu faire autre chose et c’est pourquoi je me suis isolé. Mes jours, à présent, sont accomplis et mon œuvre est finie.

« Il y a quelque mois, sur un journal qui enveloppait un paquet — c’est de cette façon, une fois chaque année, que me parviennent les nouvelles — j’ai lu le résumé de votre thèse et j’ai pensé revenir de ma mauvaise opinion sur les hommes de maintenant. Il y avait là, enfin, des idées, un goût marqué de l’aventure scientifique, une ébauche de création, intéressante quoique timide. J’ai cru que vous pourriez me succéder, d’autant que, pour vos débuts, vous avez abordé les problèmes sur lesquels je me suis penché toute ma vie.

— Quoi ? les Nains…

— Oui. Vous avez obtenu expérimentalement, avec l’aide du hasard — souveraine divinité des laboratoires — des individualités naines de plusieurs espèces. Ont-elles vécu ?

— Non.

— C’est fâcheux. Mais la preuve est faite. On peut créer des Nains. Et vous en êtes resté là ?

— Mais… oui… Avec un programme pour des études ultérieures. Si je reproduis un phénomène naturel, j’en tiens la cause. Ainsi, le mécanisme de la croissance étant élucidé, il me reste à tirer des conclusions qui puissent être utilisées par le puériculteur, l’hygiéniste, le thérapeute…

— Ah ! fit simplement le Docteur qui recommença à se promener de long en large.

Le soir tombait. J’entendis un grattement à la porte et le vieux bonhomme qui m’avait introduit — sans doute le seul serviteur de la maison — apporta une lampe.

— J’ai, dit-il, porté les bagages dans la chambre de l’ancien garde ; c’est encore la moins inconfortable.

— C’est bien, répondit M. Dofre ; laisse-nous, Barnabé.

Et il vint me poser les mains sur les épaules.

— Vous êtes un enfant, murmura-t-il presque paternellement. Vos semblables vous paraissent-ils à ce point intéressants que vous méditiez de leur consacrer le labeur de votre vie ? La science pratique !… La science humanitaire !… Oui, ce sont les idées du siècle. Mais ne comprenez-vous pas que la science mérite d’être aimée pour elle-même ou pour la joie égoïste et divine de toujours plus savoir, de sans cesse enfanter et détruire ? Ah ! Ah ! Êtes-vous donc de ceux qui prêtent à l’Éternel, lorsqu’il ensemença de mondes le vide infini, le plan ridicule et mesquin d’engendrer une poussière vivante… pour la doter de destinées finalement heureuses ? Allons donc ! créer n’est que l’éternel amusement de Dieu et le procédé par lequel il s’adore lui-même et se complaît. Dieu est seul, et c’est un égoïste magnifique. Et il a été dit dès l’aurore des temps pour celui qui mange le fruit de la Science qu’il sera comme un Dieu.

« Les hommes ? S’ils ne sont pas pour vous ou moi des sujets d’expériences, existent-ils seulement ? Que nous veut cette engeance ? Je n’autorise un être humain à faire impression sur mon âme — lorsque le savoir ne l’a pas rendu mon égal — qu’à la façon d’un esclave ou d’un joujou. Et je puis vous faire apercevoir que j’ai de jolis joujoux.

Le vieillard, ouvrant brusquement une cassette, jeta sur la table un objet extraordinaire.

C’était un minuscule squelette net et poli comme de l’ivoire. Quel était donc l’animal dont les ossements pouvaient ressembler aussi parfaitement, pour la forme et les proportions, aux ossements humains ? Un singe ? Certes, non. Le corps d’un singe n’aurait point montré cette harmonie. Ce squelette avait des pieds et non des mains au bout de ses membres inférieurs ; les bras n’étaient pas démesurément longs comme ceux de la famille simiesque. Le front haut paraissait propre à loger de l’intelligence ; l’angle facial, droit comme dans le plus pur type de la beauté caucasique, était assurément un indice troublant d’humanité. Alors ?… Un enfant, un foetus de cette petitesse n’a ni os ni dents ; et ici, l’ossification était terminée, la denture complète… Je regardai le docteur avec effroi.

— Oui, c’était bien un homme, dit-il.

CHAPITRE ii
Où l’on assiste à la naissance des petits hommes.

On faisait pauvre chère au château de Capdefou ; je m’en aperçus dès le premier soir, bien qu’après ma conversation avec le Docteur, je n’eusse guère l’esprit au dîner. L’ordinaire de la maison était celui des paysans et des moines : une soupe maigre, fort abondante à la vérité, dont on servait les légumes, à part, sur un plat ; et comme dessert, les fruits de la saison. De temps en temps, ce menu invariable se corsait d’un lapin ou d’un poulet domestique, d’un oiseau que le vieux Barnabé avait pris au lacet sur la lande. C’était aussi Barnabé qui boulangeait la farine apportée par le solennel fourgon, et qui cultivait le jardin, faisant en somme tout l’ouvrage de la maison réduit au strict nécessaire.

Pendant ce dîner qui fut court — M. Dofre n’étant point de ces hommes qui prolongent les repas par des conversations familières les coudes sur la table — je ne le quittai pas du regard et je ne prononçai pas une parole. Il m’effrayait. Ce que j’avais aperçu de sa science et de son œuvre, tout en m’émerveillant, m’apparaissait comme inhumain et blasphématoire.

Pas de doute, le petit être dont je venais d’examiner les restes avait dû être produit expérimentalement par lui… Qu’un homme eût le pouvoir de modifier, de réviser la création de Dieu, quel sujet d’admiration ! qu’il eût usé de cette puissance en repétrissant la glaise humaine dont lui-même était né, pour lui donner une forme suivant son caprice, quel sujet d’horreur ! Les pensées que m’avait suggérées la vue de l’incroyable squelette se heurtaient si tumultueusement sous mon crâne, que j’en vins à les exprimer tout haut. Ce fut au moment où nous nous levâmes pour regagner le cabinet du docteur Dofre.

— A-t-on le droit… m’écriai-je distraitement.

Dofre s’arrêta pour m’inspecter avec curiosité.

— Qu’est-ce que le droit ? me dit-il. Une règle de conduite qui s’applique au commun des hommes et aux circonstances ordinaires. Ce n’est pas l’enfreindre que d’agir à sa guise dans tous les cas imprévus. Quand on crée un ordre nouveau, n’y est-on pas maître ?

— Mais… il est des lois qui interdisent la mutilation, et, en général, les attentats contre la forme humaine.

— Je ne suis pas un vivisecteur. Vous avez vu ce qui reste d’un nain sorti de mes mains, réalisé par mon art. Était-il mutilé ou difforme ? C’était un petit homme parfaitement constitué et parfaitement sain, puisqu’il a vécu. Je n’attente point contre la forme, mais contre la dimension. Qui me prouvera que c’est un crime ?

— C’en est un de retrancher un être humain de son espèce, de l’affaiblir, en réduisant sa capacité d’aimer et de vivre en société de ses semblables. Il n’a plus de semblables ! c’est un isolé comme le monstre, l’incurable, l’infirme, l’eunuque.

Le Docteur sourit.

— Et s’il n’était pas isolé, s’il avait des semblables, une famille, une race ? Si cette race de Nains compensait l’infériorité de la taille par d’autres qualités que n’ont point les hommes tels que nous : une agilité merveilleuse, une intelligence très subtile, une incroyable fécondité ? Si cette race, née et développée dans un coin ignoré du monde, montrait des aptitudes suffisantes pour en espérer l’empire, pour lutter victorieusement contre les autres races humaines, penseriez-vous encore que ce fût un crime de l’avoir créée ?

Ce fut à mon tour de sourire.

— Ah ! dis-je, du moment que vous raisonnez sur des impossibilités, j’admets que la morale n’ait plus rien à y voir.

— Rien n’est impossible. Cette race existe.

— Bah ! créée par vous ? Vous vous moquez. On transforme l’individu, on ne crée pas une race.

— Nul raisonnement ne tient devant le fait. Je compte bien vous en faire juge. Mais venez. Le clair de lune incite à la causerie. Je vous dirai ce que j’ai fait

— Je vous en prie !

Au lieu de me conduire dans son cabinet, le Docteur poussa une porte opposée et nous nous trouvâmes dans un potager bourgeois où la lune coulait des rayons frais comme des ruisseaux. Des allées droites, bordées de poiriers, découpaient ce jardin banal en rectangles égaux où s’alignaient des légumes bien sages, toute la flore familière du pot-au-feu. Les murs de l’enclos montraient des espaliers semblables à des mains ouvertes aux longs doigts étalés. Il y avait même, dans un angle, une tonnelle rustique en lattes treillissées ; et dans un autre angle, on entendait parfois sortir d’un obscur appentis quelque gloussement songeur de poule endormie, quelque galop apeuré de lapin de choux.

M. Dofre avait mis une casquette, et je m’aperçus bien que le vêtement vague qui lui conférait au premier abord tant de dignité n’était qu’une robe de chambre. Dans la pénombre, les yeux divins s’étaient éteints avec le rayonnement de cet homme. Peut-être aussi le décor nuisait-il à son prestige… Je respirai, soudain libéré d’une contrainte. J’étais tout simplement à la campagne, chez un ami vieux et bonhomme, que je voyais casser machinalement une branche de thym pour la porter à ses narines d’un geste de propriétaire rural content du repos du soir, de l’odeur de la terre, de la fraîcheur nocturne.

— Sans y penser, familièrement, je tirai ma pipe.

— Ah ! vous fumez ?

Ce fut dit avec le ton d’un reproche mal déguisé qui me rappela au respect.

— Je vous demande pardon, dis-je. Une habitude d’étudiant.

— Dangereuse habitude, ici. Ces bois résineux sont sujets à des incendies que la moindre étincelle peut allumer.

Et de son doigt le vieillard me montrait, penchées par dessus le mur du jardin, les dernières branches de cette immense Pinède qui, après s’être étalée comme une mer sur toute la campagne, venait mourir là, tout près de nous. Cette crainte du feu était puérile, à mon opinion, mais je n’insistai pas.

Nous parcourions les allées en silence. À un moment, le docteur Dofre s’arrêta, attendant une interrogation que je lui fis aussitôt.

— Vous disiez… ces Nains… ?

La paisible promenade m’avait fait oublier un moment l’angoissant mystère entrevu. Le cours de mes idées m’y ramenait, plus curieux.

Le Docteur prit un ton dogmatique.

— Bien des années, dit-il, avant vos expériences et avant votre naissance même, les recherches qui sollicitèrent vos efforts m’avaient passionné et je les poussai beaucoup plus loin que vous. Je regrette de vous infliger cette déception, mais il faut bien que vous sachiez que la production expérimentale de variétés naines ne date pas de vous. D’ailleurs, comme je vous le faisais remarquer, vos succès sont très incomplets, puisque vos nains n’étaient pas viables. Je ne vois là qu’un essai timide dont les résultats sont simplement encourageants. Votre étude fut tâtonnante, empirique. Vous avez fait varier artificiellement les conditions de la vie fœtale en des sens différents et il n’est pas très miraculeux qu’entre autres anomalies celle qui vous intéressait particulièrement ait apparu. Vous en avez tiré des conclusions logiques et hypothétiques.

« Pour moi, placé devant le même problème, j’en conçus tout autrement la solution. Mon point de départ est d’ordre embryologique. En étudiant la segmentation de la cellule-œuf chez les vertébrés, je remarquai que, lorsque cette cellule s’est divisée en deux, si l’on sépare les deux cellules-filles et que l’on en sacrifie une, l’autre continue l’évolution comme si elle était seule et parvient à l’organisation d’un embryon complet, mais deux fois plus petit que l’embryon normal. Et si, non content d’avoir ainsi détruit l’un des premiers blastomères provenant de la division de la cellule-œuf, on sépare encore les deux cellules petites-filles nées de l’unique blastomère conservé, en sorte qu’une seule reste vivante, représentant le quart de la substance de l’œuf primitif, la formation de l’embryon s’effectue encore normalement avec cette particularité que l’ébauche du nouvel être est quatre fois plus petite, que plus tard le nouvel être lui-même sera quatre fois plus petit que ceux de son espèce.

— C’est tout à fait intéressant, répliquai-je. Mais pour opérer sur des œufs au premier stade de leur développement, il est indispensable qu’on s’adresse exclusivement aux Vertébrés ovipares : les Poissons, les Batraciens, les Reptiles ou les Oiseaux… Ne m’avez-vous pas laissé voir que vos expériences avaient porté sur l’espèce humaine ? Voilà ce qui me semble tout à fait impossible.

— Disons que la difficulté technique était considérable. Croyez que j’y ai pensé plus d’un jour. L’essentiel, c’est que j’aie réussi. J’ai pu obtenir le développement d’embryons humains de dimensions réduites qui sont devenus des enfants parfaitement constitués, puis des hommes admirablement proportionnés, qui ne diffèrent des autres hommes que par leur taille exiguë. Car les plus grands atteignent à peine, à l’âge adulte, une quarantaine de centimètres. Ce sont des diminutifs. De même que les petits Mammifères, ils arrivèrent très peu de temps après leur naissance à leur pleine maturité, marquée par l’état de l’ossification et du système pileux, par la capacité de procréer des rejetons en tout semblables à eux.

— Non ?… Ceci est plus fort que tout ! vos Nains engendrent d’autres Nains ?

— Certainement. Et même les petites femmes sont plusieurs fois mères dès la première année de leur naissance. Elles portent leur fruit durant un temps très court, ce qui s’explique par la petitesse du rejeton. Cela causa, au début, mon plus grand émerveillement. Sans oser l’espérer, je suis arrivé à imposer à la race une variation brusque transmissible héréditairement ; j’ai suscité dans la famille humaine une espèce nouvelle. Les choses se sont passées comme si j’avais agi involontairement sur les sources mêmes de la vie et la perfection de mon œuvre confond mon propre entendement. La fabrication des Nains fut l’occupation de ma jeunesse. Depuis, je me suis contenté de les regarder se multiplier d’eux-mêmes ; ce qui, vous le verrez, est encore plus passionnant.

Peu à peu, pendant que le vieillard parlait, une colère inexplicable montait en moi, agitait mes membres de tremblements. Oubliant toute révérence, je bondis sur mon interlocuteur et, lui agrippant les épaules, je le secouai violemment.

— Monsieur, lui criai-je, un de nous deux est fou. Lequel ?

M. Dofre fit un pas en arrière qui le dégagea.

— Vous n’êtes peut-être pas fou, mais vous êtes brutal, dit-il froidement.

— Pardonnez-moi d’avoir cédé à une impulsion qui me fait honte. Mais vous me dites des choses incroyables. Ne m’avez-vous fait venir que pour me mystifier ?

Le vieillard sourit.

— L’excuse vaut l’offense, dit-il, mais je ne vous en veux pas. De ce que vous jugez mon œuvre impossible, je n’en ai que plus d’orgueil de l’avoir accomplie.

— Ainsi… ces Nains… existent ?

— Réellement.

— Nombreux ?

— Je n’en connais plus le nombre.

— Et… où ?

Le Docteur étendit la main vers tous les points de l’horizon où les pins agitaient au vent de la nuit leurs chevelures avec le murmure d’une noire marée.

— Là, dit-il.

Un banc se trouva à portée, sur lequel je me laissai tomber. M. Dofre s’assit auprès de moi. J’étais anéanti, avec une honte véritable de me montrer troublé par de telles billevesées. Pourtant, je savais mieux que tout autre que le Nain expérimental n’était point une chimère. J’avais eu en main la preuve… Et la parole de Dofre avait d’ailleurs une telle autorité !…

— De grâce, ne me parlez plus, murmurai-je.

La lune inonda de ses rayons blancs notre groupe, silencieux. Des insectes chuchotaient dans l’herbe. Au loin, les pommes de pin sèches s’écaillaient avec bruit. Toute l’ombre était habitée de vies mystérieuses. À ne distinguer aucune forme, on arrivait à concevoir comme possibles toutes les formes, à ne plus oser assigner de limites à la grand vague de création, chargée de semences, qui roule éternellement sur l’immensité et renouvelle les mondes. À cette heure calme où la raison sommeille, tout rêve devient probable…

Je parlai.

— Mais, hasardai-je, pour produire les premiers de ces Nains, ceux qui sortirent directement de vos mains, il vous fallut violenter la nature. Quelles femmes consentirent à s’abandonner à d’aussi ténébreuses manœuvres ?

— Je ne manquai point de sujets bénévoles, répondit Dofre. Dans notre société détestable, tant de pauvres filles redoutent l’ombre même de la maternité !

« Je les débarassais à tout jamais de ce souci. Et les fruits mûrs que je cueillais en elles comme le vendangeur cueille à la vigne ses grappes, je les cultivais et fertilisais au laboratoire, dans du sang tiédi à l’étuve. La segmentation opérée suivant ma technique et suivant mon désir, les embryons obtenus était greffés sous la muqueuse d’animaux femelles qui, les nourrissant de leur substance comme ils auraient fait pour leurs propres fruits, les conduisaient à maturité.

— C’est effroyable !

— Hein ?… Oui… effroyable, en ce sens que je perdis beaucoup de ces enfants et que je dus en sacrifier beaucoup d’autres à la suite d’essais malheureux. J’obtins en effet, le plus fréquemment, des êtres difformes à qui j’épargnai l’existence. Ce sont là des crimes peut-être, à votre jugement. Mais toute conquête ne veut-elle pas du sang ?

— Vous n’eussiez convaincu aucun magistrat de l’opportunité de ces sacrifices.

— Je sais. J’ai comparu jadis devant les tribunaux. Mes goûts immodérés pour l’embryologie m’avaient fait accuser de certaines peccadilles. L’affaire n’eut pas de suites fâcheuses, du reste. Mais je sais que la magistrature a, sur ces choses-là, des idées toutes faites, qui diffèrent des miennes.

Je m’étais levé. Un geste du docteur me retint.

— Comprenez donc, me dit-il, que celui qui crée peut détruire. L’une de ces divines prérogatives entraîne l’autre.

Il était devant moi. Sa face rayonnait comme un pur argent, était sublime ainsi que le visage de l’Ancien des Jours. Ses yeux marquaient le calme et la mansuétude des idoles dont le rêve serein n’est pas éclaboussé par le sang des hosties égorgées à leur pieds. Car les dieux ne sont point arrêtés en leurs desseins par les cataclysmes qu’ils déchaînent. Cet homme était peut-être un Dieu.

Je ne fis aucune résistance lorsqu’il m’entraîna vers la tour du phare. Nous gravîmes longuement un escalier pour déboucher sur une esplanade en plein ciel.

M. Dofre, debout, baigné d’une lumière immatérielle, parlait maintenant, face aux étoiles et son geste emplissait l’espace comme pour le semer de mondes. Je croyais ouïr une voix incantatrice psalmodiant un poème très ancien auquel les grands pins et la mer lointaine prêtaient leur orchestre en sourdine. À la magie de cette parole, le château s’écroulait dans l’ombre épaissie. Rien n’exislait plus que la tour massive sous nos pieds et le chaos moutonneux des branches dont un liseré pâle marquait seul la limite aux confins du ciel et de la terre.

Il disait :

— De mes créatures, deux furent élues, un homme et une femme, à cause de leur perfection et de leur beauté. Je les gardai près de moi le temps nécessaire pour les douer d’une âme intelligente. Je veux dire que je les formai au langage. Puis je les pris par la main et les conduisis au centre de la forêt. Ce domaine, leur dis-je, vous appartient. Remplissez-le d’amour et de fécondité. Que vos enfants soient forts et s’y multiplient, aussi nombreux que les brins d’herbe et que les aiguilles de pins. Mais gardez-vous d’en franchir les murailles et même de jeter un regard par dessus elles. Au delà ne sont que mort et désolation.

« J’avais fait construire cette tour d’observation où nous sommes. Pour donner plus de force à mes paroles, j’ajoutai : Je suis toujours au milieu de vous. Souvent vous me verrez, je vous parlerai ; et quand vous ne me verrez pas, ne me croyez pas absent. Du sommet de cet édifice mon œil vous suivra jusque dans les retraites les plus profondes. Que ce soit pas un obstacle à votre liberté. Si j’excepte la défense que je viens de vous faire, je laisse à votre instinct le soin de vous guider pour tout le reste. Seule ma servante, la Douleur, vous avertira du mal. Mais si vous enfreignez l’unique Loi que je vous impose, des pins jaillira la flamme qui vous consumera, vous et votre postérité !

« Et je parus les abandonner dans la solitude de Pinède.

« Mais en réalité, je surveillai le premier couple de très près, paraissant fréquemment dans le fourré où il avait élu domicile, et le mettant en garde contre les dangers des éléments. Au bout d’un mois, je vis que la femme avait un enfant qu’elle entoura de tendresse et de soins. L’homme, cependant, d’instinct, fit un abri à sa famille en joignant quatre troncs de pins par un toit de ronces, d’herbes et de branches mortes. L’été, très chaud, empêchait qu’ils ne souffrissent de leur nudité. Ils mangèrent des racines sauvages, les mûres des buissons, les amandes des pignons écrasés entre deux pierres. Tout leur temps était donné à l’amour et aux exercices d’agilité, à des jeux puérils qui, à défaut de toute industrie, occupaient leurs muscles électriques, contentaient leur besoin de mouvement. L’activité de cette vie était inouïe. En quelque semaines, le nouveau-né avait appris à marcher, comme les petits des animaux, et franchissait d’un saut les étapes de l’enfance. Et d’autres enfants naissaient à un peu plus d’un mois d’intervalle entre eux. Au cours de la première année je comptai huit naissances. Par la suite, les enfants formèrent de nouveaux couples et témoignèrent d’une fécondité toute pareille. Et à mesure que la première famille devenait tribu, quelque ingéniosité apparaissait, un désir de mieux-être fournissant un but à la vie.

« Les atteintes du froid, alors que les habitants de la Pinède n’étaient encore que cinq ou six, les firent déjà inventer des vêtements, misérables nattes de joncs qu’ils coupèrent, et tressèrent au bord de la petite rivière qui serpente sous bois. L’insuffisante protection de ces hardes primitives les força bientôt à rechercher plus sûr abri. Le pin y fournit, qui fournissait déjà à la nourriture. D’abord ils eurent l’idée d’enduire de résine leurs tuniques de joncs. Plus tard, avec les fibres de l’écorce, ils lièrent ensemble les écailles que leur fournissait le fruit de l’arbre, en les imbriquant les unes sur les autres comme la nature elle-même leur montrait à le faire, et s’en firent des cuirasses que l’enduit résineux rendait imperméables aux intempéries. Des fosses furent creusées dans la molle alluvion qu’ils grattaient avec des pierres pointues. Étayées de baguettes, ces caves furent des habitations presque confortables où ils se tapissaient sur des litières d’herbes séchées, et aussi des magasins pour serrer les vivres recueillis durant la bonne saison.

« Au risque de les perdre, je résolus de ne pa intervenir pour hâter leur progrès, de les observer avec tous les dehors de l’indifférence et de laisser la misère les instruire. Il me semblait — et je ne fus pas trompé — que ces fils des hommes, bien qu’ignorants de leurs origine, dussent retrouver, à la ferveur d’obscures influences ancestrales, toutes les acquisitions de l’humanité. Les embryologistes ne sont pas sans soupçonner, dans les différents stades de développement du germe vivant, la figure des transformations subies par les ancêtres parcourant tous les échelons de l’animalité. Il est indubitable que les hommes eux-mêmes, avant d’atteindre leur forme définitive, passent par une succession de formes à la ressemblance de l’amibe, du zoophyte, du ver et du poisson et refont dans les quelques mois de la vie fœtale l’histoire que leur race a fixée en des millénaires. Obligés de renaître de la substance fondamentale qui se retrouve à l’origine de toute vie, ils s’élancent vers l’humanité, en brûlant les étapes, parce que leurs pères les ont déjà parcourues et qu’ils bénéficient de leurs laborieuses acquisitions. Même lorsque la forme humaine est atteinte, la même loi de récapitulation continue à jouer. Chacun de nous reprend l’histoire de l’homme à son début et la résume en sa vie personnelle, mais avec aisance et rapidité, ainsi que l’inventaire d’un héritage qu’il recueille sans peine, parce que les générations précédentes ont travaillé pour le dispenser d’effort.

« Il ne faut donc pas s’étonner que mes Petits Hommes, guidés par l’atavisme, soient arrivés à m’offrir l’abrégé de plusieurs siècles de l’histoire humaine en cet enclos où je les avais jetés nus. Observer cela fut la récréation de toute mon existence.

« Je vous invite à noter que cette reconstitution historique est très loin d’être fidèle et qu’il fallut prendre son parti d’une foule de variantes. Ainsi, les Petits Hommes, lâchés dans le monde avec une langue toute faite que je leur avais apprises, eurent de ce fait une avance considérable. Les idées, quand elles trouvent, sans travail leur expression, volent et s’engendrent avec rapidité. Ajoutez que nos premiers parents avaient été retardés, et pendant quelle multitude d’années ! par les luttes à soutenir contre l’animalité sauvage qui n’a comme représentants, dans cette calme forêt de pins, que quelques familles de sangliers et quelques oiseaux de proie. Les Nains n’eurent donc pas autant qu’eux à se défendre et y gagnèrent un temps qu’on ne saurait calculer. Leurs premières armes furent des outils, bâtons aiguisés et pierres emmanchées qui ne leur servirent guère qu’à améliorer leur nourriture, leur habitation et leur vêtement. Enfin, ils jouirent, dès le début, d’aptitudes particulières, due à la très grande activité de leur vie qui, beaucoup plus courte que la nôtre, est proportionnellement mieux remplie, si bien que dix de leurs années enferment le travail d’un de nos siècles.

« À mesure que les familles se multipliaient — et l’on comprend qu’elles aient pu se multiplier vite, si l’on songe à l’extraordinaire fécondité des femmes et à la précocité des unions — elles se répandaient dans ce vaste pays, ignorant la peur des solitudes sylvestres, et fondaient des villages. La première mort arrêta cet essor confiant.

« Déjà les Petits Hommes avaient eu le temps de s’habituer à un sujet d’angoisse et de crainte : le raccourcissement des jours hivernaux, qu’ils prirent tout d’abord pour le présage de l’anéantissement de la lumière. Maintenant, ils savaient que le soleil ne s’éteignait que pour renaître et fêtaient annuellement cette renaissance par des cris et des jeux. Mais l’un des leurs fut éventré par le coup de boutoir d’un sanglier. Le ruisseau rouge qui sortait de la plaie fit accourir un grand nombre d’entre eux et les plongea dans une méditation profonde. Sans doute, ils crurent que la mort de l’homme, comme celle du soleil, était suivie d’une existence nouvelle ; mais le cadavre se putréfia et son odeur les chassa en les emplissant d’horreur. Ceux qui repassèrent par le même endroit en voyant le corps disputé par les vers et les fourmis, comprirent que le défunt ne renaîtrait plus et répandirent la première notion d’un mal irrémédiable, notion que d’autres morts vinrent confirmer.

« À partir de ce moment, la peur régna sur la Pinède ; peur de la Bête qui tue, peur de l’Eau qui noie, peur de mille ennemis invisibles et particulièrement du Monstre énigmatique — la Mer — dont le mugissement retentissait à l’occident par les nuits de tempêtes et qui, par les plus beaux jours, manifestait encore sa présence par des soupirs rythmés.

Les familles humaines refluèrent donc jusque dans le voisinage de ma demeure et mirent leurs existences sous ma protection directe. Il ne fallut, pour les éloigner, pas moins que l’un de ces incendies qui dévorent si souvent, l’été, sans cause déterminée, les bois résineux. Devant ce désastre plus terrible que les autres sujets d’effroi bien que, par fortune, la disposition d’espaces clairs entre les fûts des pins en eût limité les ravages — les Anciens s’assemblèrent et décidèrent qu’on ne pouvait attribuer de si grands maux qu’à la main toute puissante dont venaient aussi tous les biens. Incapables de reconnaître les forces aveugles de la nature, ils comprirent que je les dirigeais dans un secret dessein, qu’elles étaient les truchements dont je me servais pour les instruire ou les châtier. Peut-être aussi, en donnant cet enseignement aux frères plus jeunes, eurent-ils déjà l’idée de les dominer, de se faire reconnaître pour les interprètes de mes volontés. De fait, c’est de cette époque que date la suprématie des Vieillards, oligarchie prudente et sage que j’aidai souvent de conseils directs et qui conserve la tradition des origines.

« Distributeur des biens et des maux, je reçus un culte à la fois respectueux et craintif et les prémices des fruits de la lerre. Les tribus s’éloignèrent du château pour élire définitivement domicile à bonne distance de ce lieu sacré. Le respect s’étendit bientôt à tout ce qui pouvait être considéré comme une représentation de ma puissance, à la Flamme, au Vent, à la Terre qui récèle le mystère des germes, au petit cours d’eau qui franchit le mur sous une voûte étroite pour se perdre dans l’inconnu occidental, et qui, deux fois par jour, paraît refluer vers sa source, apportant la bave amère du Monstre mugissant.

« L’incendie avait éparpillé sur le sol des tisons ardents et lumineux. Tandis que la plupart des hommes fuyaient avec effroi ces débris où le feu couvait encore, que d’autres, moins prudents ou curieux, y brûlaient, en hurlant, leurs doigts investigateurs, de pieuses personnes, ayant observé l’apaisement de l’élément dévorant, recueillirent avec précaution des branchettes incandescentes, comme les signes sacrés de mon pouvoir et de ma colère. Dans un réduit souterrain creusé tout exprès, ils déposèrent ce feu et s’assujettirent à l’entretenir en lui donnant à manger des écorces et du bois mort. Ils pensèrent ainsi adoucir sa violence en le rassasiant. Et, dans l’idée obscure d’éviter de plus grands maux, ils se privaient de vêtements et d’autres choses précieuses, jusqu’à des poils de leur chair qu’ils jetaient à la flamme en guise de sacrifice. Ce Feu conservé dura jusqu’au moment où ils s’en procurèrent à volonté en frappant l’un contre l’autre des silex arrachés au lit de la rivière. L’essence du feu n’en parut pas moins mystérieuse ni moins sacrée, mais c’est alors seulement qu’ils consentirent à le faire servir à de plus modestes usages. Cette divinité était devenue une divinité familière et domestique.

« Mais ils en avaient déjà ressenti la douce influence durant un hiver fort rigoureux, plus rigoureux que nos contrées n’en ont l’habitude, qui sévit la septième année, alors que leur nombre était déjà grand. Cette année-là, nous eûmes quatre mois entiers de frimas et de neiges. Je vis, dès le début, des froidures, des pèlerins accourir en foule, portant offrande à la Divinité ardente, qui se montra suivant sa nature, sensible à leurs prières et les réconfortait de tiédeur et de bien-être. Mais après avoir joui de ses dons, chacun rentrait chez soi, trop scrupuleux pour emporter du temple, souterrain, la Flamme vive qui égaie et réchauffe les demeures. Ce fut une saison de grande misère. Les grottes habitées furent ensevelies sous un grand linceul. La Pinède redevint déserte comme elle l’avait été avant que j’y eusse jeté le couple humain. Des mois passés, je contemplais ce désastre du haut de cette tour, pensant que mon œuvre avait été anéantie par l’hiver. Depuis longtemps, la curiosité de faire des hommes avait été remplacée chez moi par celle de les voir évoluer, se multiplier, naître au travail civilisateur et à l’Histoire. Grâce à mes Petits Hommes, j’avais l’orgueil d’entrevoir la Loi, mystérieuse pour tous, de l’Évolution… Et voici qu’un ennemi aveugle qui tombait du ciel en flocons blancs et inlassables me ravissait le fruit de mes travaux…

« Mélancoliquement je m’acheminai dans les sentiers de la forêt. Partout la même désolation, le même morne silence. Les pins eux-mêmes, alourdis par leur faix d’ouate glacée, ne frémissaient plus sous l’effort de la bise. Où donc ce peuple actif comme un peuple de fourmis ? Où donc ces ouvertures de cavernes pleines de vies, dont j’avais vu la terre toute forée ? Plus rien qu’une morne étendue rapetissée par cette blancheur qui changeait les fourrés en tombes et les arbres en végétations de marbre. Des oiseaux voletaient, les pattes gelées, ou se posaient marquant la neige d’hiéroglyphes légers…

« Pourtant, à des carrefours, je prêtai l’oreille. J’entendais comme des bourdonnements de ruches. À y regarder de bien près, ce blanc élait sali par des traînées boueuses, troué de soupiraux autour desquels la neige fondait. La vie était-elle enclose sous cette croûte glacée ?… Je courus au lieu où je savais que le feu était conservé dans une retraite souterraine. Un mince flocon de fumée en sortait encore. Quelqu’un vivait donc, qui jetait sans relâche les aliments à la flamme ?

Je me penchai sur l’excavation. De petites ombres passaient et repassaient, éteignant momentanément la lueur du foyer. Tout n’était pas perdu ! Sous les germes des plantes poussant sourdement leurs radicules, l’humanité ingénieuse avait creusé ses lanières et défiait les rigueurs du temps !

« J’étais jeune alors ! Je m’enfuis comme un fou, ivre de joie. Soudain mon pied sentit un léger choc. Un ossement gisait, à-demi enfoui, sur la sente. Distraitement je me baissai, et quand je l’eus sous mes yeux, je poussai un cri d’enthousiasme.

C’était une éclanche de lièvre, et, sur le plat de l’os, des lignes minces et nettes dessinaient la figure de l’animal, le corps arqué pour un bond. C’était extraordinairement émouvant de vérité, ce dessin sommaire ! Non, les Petits Hommes n’étaient pas morts ! Le froid, l’inactivité, la misère les avaient instruits ! Ils étaient en train d’inventer les arts.

CHAPITRE iii
Où est continuée l’histoire des Petits Hommes.

Le Dr Dofre fit une pause. J’arpentais avec exaltation l’étroit espace aux bords frangés d’ombres. Jamais je n’avais ressenti une telle ivresse d’esprit.

— Je veux les voir ! m’écriai-je.

— Patience, répondit le Docteur. Il faut avant tout que vous soyez mis au courant de leur histoire.

— Le récit n’en est-il pas fini ?

— Il est à peine commencé. Vous avez vu de petites bêtes industrieuses s’éveillant à l’intelligence, au sentiment humain. Il vous reste à voir des êtres sociaux, pourvoyant aux besoins d’une communauté nombreuse, luttant entre eux pour la richesse et le pouvoir.

— Sont-ils si nombreux ?

M. Dofre eut un sourire.

— Je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler ce qu’est une progression arithmétique. Les écoliers eux mêmes connaissent la légende de l’inventeur des échecs qui demanda, d’un air modeste, pour récompense, autant de grains de blé que l’on peut en compter en plaçant un seul grain sur la première case de l’échiquier et en doublant à chaque case. L’échiquier n’a que soixante-quaire cases ; et pourtant ceux qui firent le comple s’aperçurent que tout le froment de la terre y passerait et bien plus encore…

« Si la mort ne faisait pas dans la Pinède de nécessaires trouées, combien peu de temps ne faudrait-il pas aux Petits Hommes pour inonder le monde de leurs hordes grouillantes et dévastatrices ! Comptez… Je vous ai dit qu’en un an, le premier couple avait produit huit enfants.

« Sa fécondité ne se démentit point dans les années suivantes. Et les enfants eux-mêmes au bout de deux ans, commencèrent à procréer avant que leurs parents eussent cessé de le faire. Il est vrai que pour ces petits corps, la vieillesse arrive au bout d’une douzaine d’années. Mais même en tenant comple de cet épuisement, calculez le rendement, en cinquante ans, d’un capital rapportant huit pour deux, ou 400 pour 100 et placé à intérêts composés ! C’est fou, et ce serait effroyable, si ces insectes humains qui se multiplient comme des mouches ne mouraient aussi comme des mouches. Malgré tout, leur flot bat les murailles de l’enclos, pourtant si vaste, qui menacent de céder à la poussée, et ils font de la chaux pour leurs maisons avec les ossements de leurs ancêtres.

— Leurs ancêtres ?…

— Oui. Ce mot vous étonne ? Vous en savez pourtant assez sur ce petit monde cinquantenaire, sur ces gens qui engendrent à trois ans et qui sont vieux à douze, pour comprendre qu’il s’est dèjà succédé bon nombre de générations. Le flambeau passe vite d’une main dans l’autre. Le progrès social va tout aussi vite et l’on verra bientôt les habitants de la Pinède rattrapper l’avance qu’ont sur eux les civilisations qui couvrent la terre.

— Incroyable.

— Pas si incroyable. Les deux lustres dévolus aux Petits Hommes pour faire figure dans le monde sont justement les périodes d’activité physique et intellectuelle, les seules qui comptent, celles où l’on invente, où l’on pense, où l’on agit. Ils ne connaissent guère l’enfance ni la caducité, ces deux stades d’individualisme inutile. Avec ces vies privilégiées on enjambe les siècles. Et ils n’ont pas à redouter ces invasions et ces guerres qui noient les sociétés sous des flots de barbarie et obligent à reconstruire l’édifice sur des ruines.

— N’ont-ils pas de discordes civiles ?

— Je vous demande pardon. Un peuple qui vit est un peuple qui se querelle. Mais la guerre civile, si désolante à un examen superficiel, est la seule guerre qui comporte des bénéfices. Elle est un facteur de progrès. C’est elle qui trempe et fait grandir l’âme des nations et l’achemine vers une plus grande conscience et une plus grande justice. Les révolutions, a-t-on dit, sont le labourage de Dieu.

— Vous me voyez disposé à croire que ces Nains sont déjà nos égaux à de nombreux points de vue, qu’ils disputent aussi subtilement que nos philosophes et que leur esthétique vaut la nôtre. Ce sont, en effet, des choses qui doivent peu à la longueur du temps et que nous n’avons pas fait progresser depuis l’Égypte et la Grèce. Mais je ne puis supposer qu’ils nous suivent d’aussi près et gagnent autant de terrain dans le domaine des conquêtes scientifiques. Je serais fort humilié que cette peuplade eût, comme en se jouant, découvert la vapeur et l’imprimerie, l’aérostation et le télégraphe, qui nous ont coûté tant de siècles et méditations.

— Je ne vous contredirai pas. Nous assistons ici au développement d’un monde en raccourci qui ne retrace notre évolution que dans ses grandes lignes ; le détail diffère. La plupart des inventions dont notre humanité se félicite n’auraient pas même valeur au regard de ces petits personnages vivant dans un espace restreint, qui n’ont pas tous nos besoins, de même qu’ils n’ont pas toutes nos ressources. C’est le besoin qui fait l’inventeur et, ici, le besoin a souvent manqué ou fut différemment exprimé. La curiosité scientifique ne fait pas défaut à mes sujets et leurs mathématiques, pour partir d’autres principes que ceux d’Euclide, n’ont rien à envier aux nôtres en profondeur et en exactitude. Ce sont des chimistes très avisés, plus avisés que nous, puisqu’ils prétendent décomposer l’atome et transmuer les métaux. La plupart des principes de la physique leur sont familiers. Mais, et c’est en cela qu’ils diffèrent de nous, ils n’en ont pas toujours tiré les mêmes applications. S’ils font usage du microscope, de la pompe, du soufflet et d’autres objets que nous connaissons, ils ignorent la plupart de nos instruments usuels et en possèdent plusieurs que nous ignorons. C’est ainsi que, par un dispositif que je n’ai pas encore compris, ils ont le pouvoir d’utiliser l’énergie magnétique et que leur médecine paraît réussir avec des moyens d’une étonnante simplicité. En général, ils n’ont pas notre goût pour la machinerie. Peut-être sont-ils gênés par la pénurie des matières premières et particulièrement des métaux qu’ils ne peuvent extraire qu’en faibles quantités de ce terrain, sauf toutefois l’aluminium qui a pris pour eux l’importance du fer et qu’ils séparent facilement de ses composés. En résumé, ils sont à la fois en deçà et au-delà de nous et, dans leurs mains, l’outil le plus barbare voisine avec quelques instruments si délicats que notre race ne les a pas encore construits.

— Vous semblez les avoir observés de très près ; Comment avez-vous pu le faire sans entrer dans leur vie et en gêner l’expansion ?

— À la vérité, du haut de ce phare, je ne suis que les mouvements de leurs masses, qui sont d’ailleurs du plus puissant intérêt, comme les mouvements d’un groupe d’infusoires dans une goutte d’eau, d’une république d’abeilles autour d’une ruche. Mais aussi, j’apparais volontiers au milieu d’eux, je me promène dans la forêt, je plonge mon regard dans les demeures. Les Petits Hommes qui me vénèrent comme un Dieu me rendent grâce de cette sollicitude silencieuse et peu gênante. Puis il m’arrive de convoquer les Vieillards à des assemblées où je les interroge habilement en ayant l’air de les conseiller. Enfin, pour me tenir au courant des événements de la Pinède, j’ai encore et surtout ceci.

Et le Docteur, fouillant sa poche, en fit sortir une sorte de papier roulé, semblable à une très grosse cigarette et tout couvert de caractères. Je le saisis et me penchai pour que la lune y dardât un rayon.

— Mais… c’est un livre, m’écriai-je.

— Tout justement. Les Petits Hommes écrivent des livres et ces annales de leur science et de leur pensée me les dévoilent tout entiers.

— Dans quelle langue est-ce écrit ?

— Dans la langue même que nous parlons et que je leur ai apprise au début. Elle a bien subi quelques déformations, mais pas essentielles. Quant, à l’écriture, ils l’ont inventée en adoptant une orthographe phonétique. Je la lis couramment. Justement, ce rouleau est uu cours d’histoire et pourrait vous intéresser à ce titre, bien qu’il contienne une foule d’erreurs et de jugements partiaux, ainsi, du reste, que tous les cours d’histoire. Vous aurez une idée plus exacte des événements si vous me permettez de vous les résumer moi-même.

— Je vous en prie.

— Vous savez déjà, par ce que je vous ai dit, que les premières semences de vie sociale ont été répandues par les Vieillards. À l’origine, le Père était le chef incontesté de la famille. Outre que c’était son droit naturel, le fait d’avoir directement reçu mes enseignements, de m’avoir plus intimement connu, de tenir de son antériorité une plus longue expérience, suffisait à lui assurer l’autorité. Mais ses fils qu’il avait initiés aux traditions, fondaient incessamment de nouvelles familles et les gouvernaient de la même façon, en monarques absolus. Les groupements de formation plus récente échappaient ainsi peu à peu à la suprématie des Anciens, s’érigeaient en tribus indépendantes, sans unité directrice. Il y eut des luttes pour la terre, pour l’aliment, pour l’amour, des querelles sanglantes entre les tribus ; et grâce à ces querelles, des individus prirent conscience de leur force physique. L’autorité de l’âge en fut partout ébranlée : on ne suivait plus le Père, représentant de la Divinité, mais les champions qui s’étaient fait craindre. L’anarchie la plus complète régna bientôt et désorganisa les familles.

« C’est à ce moment que l’incendie vint apporter aux Petits Hommes une révélation nouvelle de cette puissance divine dont ils avaient oublié ou méconnu l’importance. Les partisans de l’obéissance aux Vieillards en furent multipliés et ceux-ci surent profiter de l’occasion pour se réunir et formuler des Lois que je leur avais inspirées. Désormais, ils gouvernèrent en mon nom, et nonobstant de fréquentes révoltes, les multitudes soumises. Dans tout le pays il n’y eut qu’une même foi, une même loi.

« Les Vieillards, pour ne pas laisser s’affaiblir leur autorité, s’organisèrent un mode de recrutement par choix et initiation. Ils fondèrent des collèges où l’on formait des hommes de gouvernement, des savants et des artistes qui s’obligeaient à une stricte discipline. Si bien que tout pouvoir passa aux fraternités régulières, aux groupements de ces individus dont l’âge cessa d’avoir une importance quelconque. Et la dénomination de Vieillards, détournée de son sens, ne s’appliqua plus aux Anciens, mais à cette caste traditionnaliste d’hommes pieux qui gardaient pour eux tous les monopoles et se donnaient, avec mon consentement tacite, pour mes représentants.

« Cette théocratie forte et consciente gouverna un temps sans compétitions et son règne fut fécond en institutions heureuses. Mais l’exercice du pouvoir absolu finit par la corrompre et son traditionnalisme, qui faisait obstacle aux nécessaires mutations de la vie sociale, fut aussi l’une des causes de sa décadence.

« L’ancien goût pour la force physique, l’admiration populaire pour le Muscle héroïque n’avaient pas décru. Le nombre augmentait insensiblement des hommes qui, tenus à l’écart des travaux intellectuels par la caste des Vieillards qui en avait le monopole, dépensaient leur activité en des exercices d’adresse et risquaient ardemment leur vie dans les aventures. Le prestige du danger couru les désignait à la sympathie des masses.

« On désertait les lieux de prière pour les voir lutter entre eux, remonter en nageant le courant rapide de la rivière, escalader la cîme des arbres. Ils étaient orgueilleux et farouches, querelleurs et avides de sang. Ils accueillaient l’occasion d’un homicide comme une joie ; tuer un adversaire en luttant contre lui leur paraissait particulièrement glorieux. Mais ils s’attaquaient plus ordinairement aux animaux de ia forêt, ce qui leur avait fait donner le nom de Chasseurs.

« La Pinède est un excellent territoire de chasse. Les oiseaux de proie et de rivage, les passereaux comestibles y abondent. La broussaille foisonne de lapins ; les lièvres gîtent dans les clairières, et l’enceinte est si vaste que quelques familles de chevreuils et de sangliers qui y vivaient séculairement avant la construction du mur ne se sont pas aperçues de leur emprisonnement et se sont perpétuées jusqu’à ce jour.

« Les Chasseurs se firent des frondes, des arcs, surprirent des oiseaux dans leur vol, les tuèrent et les mangèrent. En vain les Vieillards, ennemis de toute nouveauté, s’élevèrent-ils contre ces attentats ; en vain convainquirent-ils d’impiété ceux qui s’attaquaient aux créatures vivantes et se repaissaient de leur sang. Quiconque a goûté de la chair ne veut pas d’autre nourriture. Une croyance, qui n’est peut-être pas dénuée de fondement, veut que, si l’austérité et la nourriture végétale affinent l’esprit, la viande fasse les hommes nerveux, robustes et sauvages. Les Vieillards, voyant leur sagesse dédaignée pour la force physique et leur souveraineté mise en péril, changèrent sensiblement d’attitude vis-à-vis des Chasseurs. Ils avaient ordonné d’abord ; ils ne se risquèrent bientôt plus qu’à des remontrances et, pour sauver une façade d’autorité, firent semblant de ne pas voir des manquements qu’ils n’auraient pu empêcher. La lutte entre les deux partis, celui de la force et celui de la sagesse se poursuivit, avec des phases diverses. Tantôt, l’autorité traditionnelle reprenait le dessus et infligeait à des Chasseurs turbulents de terribles humiliations ; tantôt la brutalité d’un Chasseur poursuivait les sacrificateurs, nonobstant leur caractère sacré, jusqu’au seuil du sanctuaire.

« Le peuple, entre les deux puissances en lutte, le peuple des humbles et des faibles hésitait ; il ne faisait que naître à l’intelligence et n’était point encore conscient d’être lui-même une force. Il respectait les Vieillards par tradition, mais penchait naturellement du côté des Chasseurs, d’autant plus que tout homme adroit et hardi pouvait devenir lui-même un Chasseur, au moins en ce temps-là. L’opprimé se consolait de sa misère : il dépendait de son courage, de son audace qu’il fut promu au rang des oppresseurs. À ce concours, tous étaient candidats. Que le plus inconnu de tous les hommes fût vainqueur d’une lutte ou perçât de ses traits un lièvre rapide, aussitôt, de par ce haut fait, il devenait un notable avec qui il fallait compter.

Pour le peuple douc, l’orgueil et la brutalité des Chasseurs, qui étaient des héros élus par son admiration, étaient plus supportables que la discipline sévère et régulière imposée par les Vieillards, caste fermée se recrutant d’elle-même et sans l’assentiment populaire. Il allait alternativement grossir la puissance de l’un ou l’autre parti, suivant que l’un ou l’autre avait l’avantage. On se servait de lui ; il s’ignorait.

« Un événement vint bouleverser cet état de choses. Les Chasseurs avaient fondé leur renom sur la capture de proies inoffensives, en somme. Les sangliers — du reste, assez rares — bêtes monstrueuses et cruelles, défiaient impunément le courage des hommes. Paisibles lorsqu’on ne les attaquait point, ils inspiraient une terreur insurmontable depuis qu’ils avaient décousu de téméraires agresseurs. Les faibles armes de trait que les Nains s’étaient faites se brisaient sans effet sur leur cuir épais, et l’animal irrité revenait sur le Chasseur forcé de fuir. D’aucuns avaient perdu la vie dans ces combats inégaux. Il fut admis que les sangliers étaient un fléau du même genre que le froid et l’incendie, un fléau contre lequel l’industrie humaine n’avait pas prise ; et l’on consentit, faute de pouvoir s’en libérer, à la dîme que prélevaient sur les racines et les plantes comestibles des animaux qui savaient si bien se faire respecter.

« Or un Chasseur du nom de Mâlik, dont la bravoure était au-dessus de toutes les terreurs et dont l’adresse était proverbiale, résolut d’accroître sa renommée en combattant les monstres. Il s’embusqua dans un fourré fréquenté par les sangliers et, surprenant au passage le plus gros d’entre eux, un Solitaire dont on parlait aux veillées, il sauta brusquement sur le dos de la bête. Celle-ci, rageuse, chercha d’abord à se débarrasser de son ennemi par des bonds désordonnés, se roula à terre, heurta le cavalier improvisé aux troncs des arbres, le déchira aux épines et fit des têtes-à-queue effroyables, tandis que ses défenses effleuraient les jambes de Mâlik sans parvenir à s’y enfoncer. Lui, cependant, se tenait agrippé des pieds et des mains aux soies rudes, évitait de son mieux les coups et les heurts. Blême, essoufflé, il soutenait son énergie par l’idée que, s’il défaillait, il était mort. De guerre lasse, le sanglier prit sa course à travers bois, portant ce cavalier inhabituel collé à son dos à force de muscles. Ce fut une formidable randonnée. Chemin faisant, secoué par le galop de sa monture, souillé de sueur et de boue, le héros prenant appui d’une main sur une des oreilles, de l’autre forait le crâne de la bête avec un silex pointu, faisant jaillir le sang et les éclats d’os. Ils parcoururent ainsi des lieues et des lieues, revoyant dix fois les mêmes futaies, les mêmes buissons épineux, les mêmes lagunes d’eau saumâtre que le passage du sanglier fou faisait jaillir en gerbes. À la fin, la bête tomba, la cervelle triturée s’écoulant en sanglante bouillie. Mâlik s’épongea le front, poussa quelques soupirs et tomba près de sa victime dans un sommeil qui dura trois heures.

« À son réveil, il prit à sa ceinture une sorte de sifflet très strident dont le son est bien connu des Chasseurs de la Pinède, et y sonna sa victoire. Des habitations les plus voisines on accourut. On fit une claie sur laquelle le vainqueur fut déposé avec le cadavre du vaincu et vingt hommes les portèrent en triomphe jusqu’au lieu de prière où les Vieillards et les principaux Chasseurs s’était assemblés en hâte.

« Un grand mouvement suivit cette extraordinaire prouesse. Tous les Chasseurs acclamèrent Mâlik pour leur chef et, se rangeant autour de lui, jurèrent de faire respecter sa volonté sur toute la Pinède. La chair du sanglier fut distribuée à l’entourage du nouveau chef, qui rendit désormais la justice, assis sur la fourrure de l’animal. On lui bâtit une demeure dont la charpente et les colonnes furent fournis par les pins les plus droits. Au sommet de l’édifice demeure cloué le crâne poli du Solitaire et cette dépouille est devenue l’emblème de la souveraineté.

« La complainte de Mâlik terrassant le monstre est chantée aux tout petits par les grands-mères et il n’est point de thème plus populaire, plus recherché par les poètes et les sculpteurs.

« Cet avènement de la monarchie amena d’importantes modifications dans la société. Toute la gloire de Mâlik rejaillissant sur les Chasseurs dont il était le plus illustre, ceux-ci prétendirent former un monde à part. La dignité de Chasseur qui, jusque là, avait été individuelle devient une dignité de race. Les derniers promus fermèrent la porte derrière eux, se séparèrent nettement du peuple. À partir de ce moment, on ne fut Chasseur, sauf exceptions, que par droit héréditaire. Le Roi lui-même n’était que le premier d’entre les Chasseurs et le gardien de leurs privilèges. Il fut interdit aux hommes de basse caste de tuer les animaux et d’en manger la chair sous peine de mort. On fit même l’élevage des bêtes comestibles dans des parcs privés dont la jouissance fut réservée aux Chasseurs. Ceux-ci s’arrogèrent le droit de propriété sur toute terre et n’en abandonnèrent au peuple qu’un maigre usufruit limité par de nombreuses redevances.

« Mais qui terre a guerre a, dit un proverbe. Unis contre les gens du commun, les Chasseurs furent bientôt divisés entre eux par les questions d’intérêts et armèrent leurs clients pour se défendre les uns contre les autres ou pour attaquer le bien du voisin. Mâlik lui-même qui, malgré sa gloire, n’avait que peu de terre de son propre, utilisa souvent — et ses successeurs firent de même — le mécontentement de la plèbe contre les Chasseurs dont la richesse lui portait ombrage. C’est à l’aide du peuple qu’il établit sa suprématie effective.

« Quant aux Vieillards, contrairement à l’apparence, ils ne perdirent guère au changement de régime. Leur caractère sacré en fit les conseillers les plus écoutés et les ministres naturels du souverain. Intelligents et astucieux, ils donnaient aux Chasseurs tous les hommages dont ils étaient vains et s’efforçaient en sous-main de se concillier le peuple dont ils devinaient la force latente.

« En effet, peu à peu, la basse classe prend conscience d’elle-même, de la puissance numérale et économique qui dort en son sein. Du jour où fut fermée la caste nobiliaire qui avait un temps soutiré à la plèbe ses hommes les plus forts et les plus courageux, la force et le courage restèrent dans le peuple, alors que les rejetons des premiers Chasseurs s’affaiblissaient. Le peuple entrevit son importance à la faveur des luttes féodales pour lesquelles on se servait de lui, et des intrigues par lesquelles Mâlik, et les Vieillards s’efforçaient de se l’attacher. Des vieillards, se souvenant d’être sortis du peuple, se sont employés à l’instruire pour le dresser à l’occasion contre leurs rivaux. Ainsi cette caste décriée a-t-elle grandi, à la fois opprimée et sollicitée, et protégée par les trois puissances qui se disputent l’empire. Elle a ouvert les yeux sur ce marchandage intéressé et a commencé à espérer une revanche.

« Des temps nouveaux se préparent. Déjà la science et l’art ne sont plus retirés aux abords des lieux de prière. À côté de l’enseignement rituel figé dans des formules, d’autres écoles surgissent, libres d’allures. Une science qui ne s’appuie que sur l’observation des phénomènes naturels sape l’ancienne métaphysique. Un art nouveau et hardi rit dans le soleil. Le peuple n’ose pas s’attaquer aux grands, mais il les chansonne déjà. Il est retenu surtout par la crainte traditionnelle qu’il a de moi et par le respect de pouvoirs que, suivant sa croyance, j’ai moi-même établis au commencement. C’est pourquoi il reste fidèle à la lettre des institutions en détestant les hommes qui les incarnent. S’il s’autorise à railler ou à se plaindre, il ne reste pas moins sous le joug. Mais on sent proche la révolte qui n’est endiguée que par ces faibles barrières. Aussi, depuis quelque temps, voyant grandir ceux qu’ils méprisaient, les possesseurs du sol semblent oublier leurs rivalités et s’unissent par des alliances. Le souverain actuel Mâlik vii, après avoir apaisé par des honneurs les Chasseurs dont les terres ont été peu à peu réunies à son domaine, les groupe en garde serrée autour de son trône. Et il n’est point de famille chasseresse qui n’ait fait admettre par faveur un de ses membres parmi les Vieillards. En sorte qu’il n’y a plus véritablement que deux classes d’hommes : ceux, Roi, Vieillards et Chasseurs que l’on désigne communément par le nom de Mangeurs de Viande, à cause du privilège qu’ils ont conservé de posséder exclusivement toute chair comestible, et les Mangeurs d’Herbe, peuple toujours opprimé, toujours grondant, arrachant çà et là à ses oppresseurs inquiets des libertés précaires et s’épuisant lui-même en révoltes partielles aussitôt noyées dans le sang. »

Le Docteur Dofre s’était tu. Il me semblait que l’opacité de la Pinède devenait plus noire et que l’horizon s’élargissait jusqu’à l’infini. À mes pieds, je sentais vivre et respirer tout un monde, s’entreheurter des passions tumultueuses. Toute une humanité était là luttant, montant l’âpre route du progrès. Seule la nuit m’empêchait de voir le grouillement de ses bataillons, les étendards flottants de sa féodalité, ses villes blanches et ses labours. J’étais au-dessus du temps et de l’espace, les contemplant l’un et l’autre avec la sérénité des dieux pour qui tout est à la fois présent. Je comparais naturellement l’Histoire des Petits Hommes à la nôtre, trouvant des analogies, déchiffrant des différences, me rappelant des aventures guerrières, des révoltes, des villes mises à sac par lesquelles passait le cortège des rois chevelus et fourrés d’hermine. Je laissais chanter en moi des légendes nationales où des rois qui s’appelaient Charles, Philippe ou Louis, souriaient à des prêtres, humiliaient d’orgueilleux vassaux, divisaient pour régner et cherchaient l’équilibre en portant de l’un des plateaux de la balance dans l’autre le poids des communes émancipées, tandis que s’aiguisait dans l’ombre, contre les seigneurs, les prêtres et les rois, la famille des Jacques.

— Et ce sont de petits bouts d’hommes, m’exclamai-je distraitement, de petits bouts d’hommes grands commes des quilles !

— Ce sont des hommes, répondit M. Dofre, que nous regardons par le gros bout de la lorgnette pour que, les individualités disparaissant, nous puissions voir les grandes lois de la biologie gouverner leurs masses. Pour d’autres aussi, nous sommes peut-être des nains éphémères. Qu’est-ce que l’espace et qu’est-ce que le temps ?

Je tendais avidement l’oreille pour épier le silence.

— Ils dorment, reprit mon hôte. Ils dorment tous ou presque tous. La très grande activité de leurs jours est compensée par des nuits mortuaires.

« Sitôt le crépuscule éteint, un lourd sommeil change toute la Pinède en palais de la Belle au Bois. Les maisons sont closes, la vie engourdie. Seuls, quelques hommes et femmes de basse caste, qui dorment le jour, font la veillée nocturne des temples. Le tonnerre tombant éveillerait à peine ceux qui, l’aube venue, s’agitent comme des légions de fourmis.

— Si j’osais vous demander de profiter de ce sommeil pour une exploration…

Le Docteur réfléchit.

— Oui, dit il, votre curiosité s’accorde avec la sagesse. J’ignore comment, de jour, ils accueilleraient un nouveau-venu de votre taille et comment ils expliqueraient que je ne sois plus seul. N’oubliez pas que le moindre de mes mouvements est un événement mondial… Oui, il convient jusqu’à plus ample méditation, que vous ne vous fassiez pas voir, et surtout avec moi.

— Alors, je puis, seul… ? Mais, comment retrouver ma route en ces grands bois inconnus ?

M. Dofre ne répondit pas tout de suite. Il ouvrit la lanterne du phare, tâtonnait dans l’obscurité. Et brusquement, la lumière se fit, aveuglante.

— Cette tour, dit-il, est visible de toute la contrée et cette lumière brillera toute la nuit.

Nous descendîmes. M. Dofre ouvrit une petite porte.

— Allez, dit-il, et soyez prudent.

CHAPITRE iv
Première visite à La Pinède.

La porte refermée avec un cri désagréable, j’étais seul dans une épaisse obscurité toute pleine de l’odeur âcre et saine de la résine. Mes pas faisaient craquer les aiguilles sèches. Pas un bruit, pas une lueur qui pût me diriger dans ces grandes étendues boisées.

Des oiseaux nocturnes me caressaient le visage de leurs ailes silencieuses comme de laine, et leurs hululements faisaient sentir le silence. Au hasard, je pris un sentier. Quand je me retournais, la flamme amicale du phare, que les frondations éteignaient par intermittences, m’encourageait. J’avais peur de heurter dans l’ombre quelque merveille créée par l’ingéniosité des Petits Hommes ; peur d’eux aussi que je ne connaissais pas. De loin en loin, le pelage hirsute de la forêt s’éclaircissait brusquement. La lande, étouffée par les pins, reprenait là de grandes étendues lunaires, poussait ses bruyères grosses comme des arbustes, se creusait de flaques d’eaux miroitantes. L’humus redevenait frais et herbu, et mes pieds marquaient profondément leurs traces dans la boue grasse imprégnée des senteurs balsamiques des sauges et des menthes. Je marchais alors dans le coton léger d’un brouillard à ras de terre ; mon passage soulevait des cohortes de moustiques, bruyants comme des violons qui s’accordent et dont je sentais comme de minuscules chiquenaudes les heurts affolés contre mes joues. Puis, insensiblement, le sol se durcissait et remontait ; des fourrés d’ajoncs et de ronces pleins de tressaillements obscurcissaient le sentier, et les hautes colonnes des pins montaient toutes vives comme les piliers d’une cathédrale entre lesquels le vent jouait de l’orgue. Et la forêt me happait de nouveau, jusqu’à de nouvelles clairières que j’abordais avec un soupir d’aise.

C’est dans une de ces clairières que je trouvai les premières traces humaines. Probablement, j’étais passé déjà devant bien des traces semblables sans y prêter attention, tout étant également morne et couleur de terre ; mais, cette fois, il n’y avait pas à douter : ce tertre qui se dressait devant moi, semblable à une hutte de termite, était bien une demeure. Pauvre maison de boue séchée et mélangée à un hachis de paille, avec un trou de lapin au ras du sol et, au sommet, un cratère noir de suie ! C’était haut d’un mètre environ, et globuleux, couvert d’herbe folle : à peu près les dimensions d’une tombe. Et quand je mis l’oreille à l’orifice supérieur, j’entendis le murmure léger de plusieurs respirations enfantines. Autour, il y avait des vallonnements, d’autres soulèvements de terrain, silencieux, ceux-là. Et, épars sur le sol, de chétifs instruments de bois, d’usage imprécis, parmi lesquels une branche polie et fourchue, dans l’angle aigu de laquelle était lié un silex pointu souillé de terre : peut-être une misérable charrue…

Ce que je voyais était une ferme évidemment, une ferme sans gloussements, sans meuglements, sans abois, une ferme pour pygmées. Et sous la lune, l’humus apparaissait, jusqu’aux bouquets de bruyères géantes qui cernaient le minuscule domaine, rayé par les striations régulières des semis.

Et je levai les yeux. Dans toute la clairière, la fine buée laissait transparaître des enclos semblables, de semblables cultures et d’inégales taupinières soulevées comme les tombes d’un humble cimetière de campagne. C’était un village.

Au centre, une masse plus grande m’attira et je l’abordai avec précaution en suivant les étroits passages ménagés entre les habitations. C’était, au prime abord, une assez vaste cuve carrée longue et large d’une dizaine de pas, édifice considérable proportionnellement aux autres. En éprouvant de l’ongle la consistance de la paroi, je constatai qu’elle était semblable à un grès très dense. Sa hauteur égalait sensiblement la mienne. Je me hissai sur la cuve et fus émerveillé de voir que, lisse au dehors comme un mur, elle présentait au dedans l’aspect d’une cour entourée de bâtiments à deux étages relativement spacieux et élégants, propres à loger — à mon évaluation — plusieurs dizaines des petits êtres que M. Dofre m’avait décrits. Le gros œuvre en était fait de la même composition dure que la muraille extérieure à laquelle ces habitations s’adossaient ; mais de nombreux ornements en bois travaillé en garnissaient les ouvertures ; les toits étaient recouverts de lamelles de mica imbriquées et luisantes.

Pour mieux examiner le détail, je me penchai un peu plus et promenai une allumette sur les sculptures les plus rapprochées. Les linteaux des portes et des fenêtres, d’une architecture étrange mais non pas sans logique, étaient ouvrés en figures d’hommes, d’animaux et de plantes, d’un art tourmenté et charmant. Je retenais des interjections de surprise et fusse resté longuement devant cette petite merveille, si un léger bruit ne m’avait averti que ma présence, et les mouvements que je ne savais réprimer, causaient quelque trouble dans cette demeure endormie. Craignant d’être aperçu, je m’éloignai et fis de grands détours pour reconnaître la percée qui donnait accès de l’extérieur dans un château si bien protégé des regards. Je la découvris, mais ne m’en approchai point, supposant que des veilleurs y étaient apostés. C’était un huis monumental, au-dessus duquel pendait, pour tout ornement, un crâne de chouette.

Il n’en fallait pas tant pour révéler lecburg fortifié et inabordable d’un chasseur — le mangeur-de-viande dont tout ce domaine de fermes pauvres et basses était le fief.

Au loin, l’œil du phare semblait scruter mes étonnements. J’avais marché une heure dans la nuit fraîche. Le temps ne me faisait pas défaut ; pourtant, sachant qu’aux premières rougeurs de l’aube, ces étendues maintenant mornes et désertes se meubleraient de multitudes, je voulais hâter mon exploration. Et la lune couchée rendrait mon voyage plus difficile. Je m’enfonçai sous bois. Là encore, plus j’avançais, plus les habitations se faisaient serrées. J’avais reconnu celles des laboureurs, surgies de la terre ; je rencontrai celles des forestiers, simples clayonnages adossés aux fûts des arbres, ou même colombiers aimablement suspendus par des fils aux plus basses branches, qui balançaient aux vents leurs boîtes hermétiquement closes d’écailles imbriquées. Et toujours la maison du chasseur spacieuse et ornée dominait les autres. Ici ces demeures seigneuriales étaient de bois, mais de bois lourd, scié à même le tronc vif, assemblé par de délicates charpenteries. Elles ressemblaient à des beffrois, et l’on n’y accédait que par des échelles retirées la nuit. Ce luxe de précautions disait assez que cette caste, n’ayant pas su régner par l’amour, se soutenait par l’artifice. Là où les hommes auraient pu vivre égaux en s’entr’aidant de leurs individuelles industries, ils avaient comme partout suivi leur nature ambitieuse et fait régner le soupçon avec la crainte.

Les huttes plébéiennes étaient, au contraire, ouvertes à tout venant, la pauvreté apportant avec elle la sécurité. Ces homoncules savaient-ils déjà que la misère rend frères et solidaires ? Dans une de ces maisons sans porte, mon regard put se poser sur la couchette d’herbe sèches où un petit corps soupirait, ensommeillé. Je ne vis pas les traits du dormeur. Mais sur une table-joujou, à ma portée, je saisis une sorte de gâteau dans lequel je mordis…

Maintenant que les petits hommes sont morts, et morts par moi, je me dis que j’avais le droit d’en débarrasser la terre et ma conscience ne me le reproche pas. Mais j’ai comme un remords quand je songe à ce gâteau. Je le mordis… Il était fait de pignons agglutinés dans la farine cuite. Il était résineux, amer et succulent. Sans doute appelait-on cela du pain, dans ce monde enclos où je pénétrais. L’aliment étant de mon goût, machinalement je le mis tout entier en ma bouche et l’avalai. Cela ne fit qu’une grosse bouchée… Et après, après seulement, je vis le pied de l’être qui dormait. La lune donnait en plein sur lui. C’était un pied de nouveau-né, pas même… Une patte de poupée…

Alors, oh ! alors le morceau de pain me pesa ! je pensai que cette bouchée était peut-être tout le déjeuner de ce pauvre demi-nu, le repas plantureux dans lequel son sommeil avait confiance. Et je m’attendris sur celui que j’avais volé, avec une pitié d’autant plus grande qu’il m’apparaissait plus petit et plus faible qu’un enfant.

Ma gorge était sèche. À quelques pas, j’entendis un bruit d’eau froissée dans l’écluse d’un moulin, et, y courant, je me jetai à terre pour boire à même. C’était une douce petite rivière, plutôt un fossé comme ceux qui marquent les limites de nos champs. Une roue à palettes faisait chanter l’eau en berçant le sommeil du meunier. Je compris que j’avais atteint les rives du mince fleuve côtier qui sinuait comme une couleuvre à travers la Pinède et franchissait sous une voûte le mur occidental pour aller se perdre dans la mer. Cela était une rencontre favorable. En effet, il est remarquable que les colonies humaines choisissent ordinairement pour s’établir et se grouper, les marges de ces « routes qui marchent », et j’avais toutes les chances, en descendant le cours de l’eau, de rencontrer les plus importantes et les plus populeuses cités.

Par fortune, la lune était encore haute dans le ciel et m’éclairait suffisamment, car les berges sont traîtresses et cachent des lacs de boue sous des herbes fallacieuses ! Je dus contourner des palissades naturelles de roseaux et de joncs et faire un chemin si capricieux que l’œil du phare se montrait clignotant dans les directions les plus inattendues. Mais j’avais un sûr guide dans les herbes que le courant couchait en passant et dont la pointe me montrait l’aval mieux qu’un poteau indicateur.

Cà et là, la rivière se resserrait entre des levées de terre battue portant des villages de roseaux. L’odeur de poisson qui s’échappait de ces huttes, les nasses qui y étaient appendues témoignaient de l’occupation familière des habitants.

Au long de la route, les demeures, toujours aussi peu confortables, se tassaient peu à peu les unes près des autres, comme dans les banlieues d’une ville. Et en effet, la prochaine boucle du cours d’eau découvrit une grande étendue de toits micacés qui brillaient comme de l’argent.

La ville se répandait inégalement sur les deux rives et se perdait au loin, mêlant à la lande et aux bois des îlots de maisons. Aucune d’elles n’atteignait en hauteur plus d’un mètre et demi. Les premières que je rencontrai étaient d’élégantes bâtisses d’une sorte de ciment divisé sur la façade par les pans de bois apparents de la charpente, sur lesquels des artistes avaient gravé des ornements plus ou moins riches et plus ou moins réussis. J’entrais à peine mes jambes dans les rues ; beaucoup, les plus pauvres, dont les maisons étaient de simples huttes de terre, offraient même une telle étroitesse que je n’y pouvais pénétrer. Aucune lumière ne brillait nulle part en cette nécropole de Lilliput. Il ne pouvait être profitable d’en étudier les détails à cette heure obscure. Ma curiosité s’attacha au fleuve qui la traversait. Ce cours d’eau se divisait, au centre, en doux bras laissant entre eux une île qui me parut tout d’abord de niveau beaucoup plus élevé que les terres environnantes. Mais, en réalité, cette masse provenait de ce que l’île avait une enceinte de murailles à pic, tout comme les châteaux des Mangeurs de Viande qui jalonnaient la campagne de leurs murs inquiétants et hostiles. Ici encore, je reconnus les vieilles traditions qui obligent l’homme à bâtir le cœur de ses cités sur les îles. Sans aucun doute, ce cœur battait là, derrière les remparts aveugles. C’était le Saint des Saints, le tabernacle, évidemment le lieu le plus curieux de la cité.

On y accédait par deux ponts rudimentaires, faits d’arbres abattus sur le lieu même et creusés comme des auges. Quelle que fût ma hâte, je crus prudent de ne pas emprunter ces ponts assurément commodes, mais qui devaient être gardés. Comme la rivière n’était pas un obstacle pour un homme de ma taille, j’ôtai ma chaussure et me risquai à y plonger mon pied nu. En me retroussant jusqu’à mi-cuisse, je trouvai le fond, sans mouiller mes vêtements. C’est de cette façon que je parvins à l’île et je me hissai sur le mur à la force des poignets. Quand je fus en lieu sec, je me rechaussai, ne me souciant pas, si la mauvaise fortune voulait que je fusse surpris par un naturel, de lui apparaître en ridicule équipage.

L’île, qui occupait à elle seule le quart de la superficie de la ville, se couvrait de demeures plus riches que toutes celles que j’avais déjà vues, les unes couvertes, comme d’une tapisserie, de délicates arabesques modelées dans le revêtement des murs, les autres montrant à nu la géométrie de charpentes vivement coloriées et hérissées d’ornements métalliques en pointes de diamant.

Chacune d’elle se désignait à l’attention par la dépouille d’un animal clouée sur la façade : des ossements rongés par les pluies, des ailes éployées, aux plumes frippées. Il paraissait que chacun des notables qui habitaient la citadelle insulaire tirait gloire de ces trophées comme nos nobles, à nous, de leurs écussons. La crête étroite de la muraille m’obligeant à une position incommode, je fus heureux de trouver à ma portée une large terrasse de blocage que j’éprouvai suffisamment solide pour m’y allonger commodément. Cette sorte d’esplanade devait recouvrir un fort bastion destiné, dans mon imagination, à défendre l’île contre les dangers venant d’amont. Au reste, à l’autre extrémité de l’île une masse noire haute d’au moins trois mètres, une vraie maison à loger des hommes, étonnait la vue et paraissait veiller sur ce troupeau d’habitations naines comme une poule géante sur des poussins d’un jour. J’en fis une citadelle plus considérable, mais comparable à celle que j’avais sous moi. L’île, comme une ancienne caravelle, portait donc un château de proue et un château de poupe.

Je n’aurais su mieux choisir mon observatoire. Accoudé sur le bord de la terrasse, à une saillie irrégulière semblant s’offrir tout exprès comme point d’appui, j’eus tout le loisir d’examiner les lignes fuyantes des maisons, les petites places frangées d’ombres ; même, tout près un monument… peut-être commémoratif de la lutte victorieuse de Mâlik le Grand contre le monstre…

Tout était parfaitement silencieux et endormi. J’avais l’ivresse de découvrir un nouveau monde, un monde inouï de petitesse, pourtant splendide, émouvant, humain. À ce spectacle je ne pouvais m’arracher.

Ainsi qu’un rêveur attardé qui s’est assis sur la terrasse déserte d’un cabaret et qui regarde paisiblement couler la nuit, je tirai ma pipe et fumai avec délice. En vain, l’astre du phare, très loin me rappelait l’obligation du retour… Réellement oublieux de ma taille, je pensais vivre à l’échelle des Petits Hommes qui avaient bâti cela. Pour reprendre une juste idée des proportions, je devais mesurer de l’œil les pins les plus proches, dont toute la ville me séparait, et dont l’altitude faisait ressembler toutes les maisons à des pierres au bord d’un ruisseau.

Une étincelle soudaine tomba de ma pipe. Je m’arrêtai de souffler de la fumée pour suivre la chute de la parcelle lumineuse. Elle chut sur mon accoudoir et s’éteignit. Machinalement, j’époussetai de la main cette surface qui prolongeait la lerrasse comme un gargouille au-dessus du vide. Elle rendit un son sec, un son d’os.

Énorme, sèche, spongieuse, brisée çà et là en éclats, percée de trous de vers, érigeant la vaine menace de deux boutoirs verdâtres, c’était une tête de sanglier. Le sanglier de Mâlik ! le sanglier de la Légende ! L’édifice sur le faîte duquel j’étais couché était donc le palais du souverain ! Le peuple entier de la Pinède obéissait à un petit être profondément assoupi en cette retraite, à un insecte dont la vie était entre mes mains, que je pouvais contraindre à m’adorer et qui peut-être fût mort de peur si brusquement j’étais apparu à ses yeux !

Lentement, sournoisement, je me laissai glisser jusqu’à terre et je fis à pas de loup le tour du Palais. C’est miracle si je ne fus pas vu, si l’alarme ne fut pas donnée… ou plutôt, c’est que le Palais n’était point gardé. Le Souverain se fiait à ses murailles assez épaisses et assez hautes pour le défendre contre les hommes de sa taille. Si j’avais pu passer, c’est que j’étais un Dieu.

La demeure de Mâlik — les rois ont parfois la coquetterie de la simplicité — était beaucoup plus sobre d’ornements que celles des autres Chasseurs. Les murs n’en présentaient aucune sculpture, aucun coloriage. Mais ils avaient plus de force et de solidité. Les maisons voisines, du reste beaucoup plus petites, avaient l’air de jouets fragiles et neufs. Au contraire, l’emblématique palais faisait bien augurer de la durée du pouvoir absolu… On en disait jadis — il est vrai — autant de la Bastille !… Enfin, la Maison du Roi, cubique comme un dé à jouer, percée d’ouvertures austères et sans fantaisie, décevait l’œil. Toutefois un péristyle fait de troncs de pins robustes et rapprochés lui donnaient l’aspect héroïque que l’on suppose avoir été celui de l’habitation des brenns et des guerriers francs. Et ce roi devait tirer de l’orgueil d’un logis dont l’aspect primitif témoignait de l’ancienneté — relative — de sa race.

Mais si Mâlik vii dormait ici, qui donc dormait dans cette autre maison, de beaucoup plus imposante, dressée, toute noire, à la proue de l’île ? Était-ce un lieu public ? un lieu d’assemblées ? Mes pas curieux m’y portèrent à travers les rues sombres dont, je dépassais, de tout le buste, les édifices.

Oui… ce devait être une Halle. J’en voyais la porte sans vantaux ouverte largement. On pouvait y pénétrer librement et sans courber le front. Une faible et vacillante luminosité en éclairait l’intérieur.

J’approchai, hésitant et tout à coup timide. Pour me donner le temps de la réflexion, je bourrai une seconde pipe et en tirai quelques bouffées… Après tout, si j’y jetais un regard du dehors, où serait le risque ?

La lueur tombait de la voûte où pendaient des veilleuses de verre dépoli dégageant une forte odeur avec des crépitements de résine brûlée. Et je reculai soudain.

Sur une estrade, tout de son long couché, un homme de ma taille semblait dormir. Il était vêtu de peaux de bêtes cousues. Ses pieds, dirigés de mon côté, affleuraient presque l’ouverture de la porte et son grand corps emplissait tout l’édifice.

Je n’étais pas préparé à cette découverte. Dans cette ville fantastique et légendaire, il y avait donc aussi des géants ? Dois-je avouer que j’en fus plus heureux encore que surpris ? Je rencontrais un semblable. Un ogre peut-être, mais qu’importait-il, puisque je n’avais rien du petit Poucet ?… Et d’ailleurs il dormait… Qui pouvait-il être ? Le vieux Barnabé, serviteur fidèle du docteur, n’entrait jamais dans la Pinède. Et…

Tout à coup, le cri de surprise que j’avais retenu devant les plus singulières de mes découvertes jaillit de ma poitrine. L’homme couché là, c’était Dofre, Dofre lui-même, avec ses cheveux bouclés et sa barbe blanche de démiurge. Je me précipitai, je le saisis aux deux mains.

— Voyons ! voyons !… Que signifie ?…

Mais mon geste s’arrêta net : j’avais touché une statue. Ce n’était pas Dofre, mais son effigie. Alors je me frappai le front, comprenant subitement que j’étais dans le temple.

De petits cris aigus me répondirent, Trois minuscules figures que je n’avais pas aperçues, cachées qu’elles étaient derrière l’autel du dieu, se relevèrent effarées, puis s’abattirent contre terre avec les signes de la plus vive terreur. Mes exclamations avaient réveillé les adorateurs assoupis dans leurs prières. Ils étaient là, petits bouts d’hommes, poupées vivantes, gémissant sur le sol, n’osant plus lever les yeux sur la terrible vision. J’étais découvert. Il fallait fuir. Dans quelques instants l’alarme serait donnée. Des bruissements de vies inquiètes montaient déjà de toute l’île.

Précipitamment je courus, j’escaladai le mur d’enceinte et je sautai dans la rivière. Je suivis le flot, avec de l’eau jusqu’au ventre. À quelques cent mètres de l’île, la Cité finissait et le couvert des pins faisait une ombre dense. Là seulement, j’osai prendre pied, et tourner la tête.

La ville était parcourue de lucioles dansantes et d’un murmure confus. Je me repris à fuir à travers bois, à travers landes. Une lune rouge et démesurée que l’horizon entamait déjà protégeait ma course de ses derniers rayons. Quand je rencontrais des habitations, des fermes isolées, je ralentissais le pas pour éviter de faire du bruit, de me heurter. Heureusement, presque partout s’ouvraient des sentiers, des passages libres, et, au loin, le phare brillait comme une promesse. Je revis les hautes futaies semblables à des cathédrales, les bruyères géantes ; je trébuchai dans les flaques, je m’enfonçai dans les fondrières ; les branches me frappaient au visage. Je courais comme si le peuple entier des Nains était à mes trousses.

Quand j’arrivai à la petite porte, j’étais en nage.

CHAPITRE v
Comment les Petits Hommes interprétèrent
cette visite nocturne.

Un fil de lumière marquait dans la nuit du vestibule le rectangle d’une porte mal jointe. À cette heure où l’aube allait poindre, le cabinet du Dr Dofre veillait encore.

— Comment ? Vous m’avez attendu ?

— En bonne compagnie, fit cet homme extraordinaire en refermant un livre. On ne dort guère, à mon âge… Mais, comme vous voilà fait !

Mes vêtements saturés d’une eau boueuse s’égouttaient sur le tapis et l’étoilaient de taches noirâtres. J’étais gelé. Dofre m’indiqua d’un geste l’âtre où les fibres du bois incandescent se brisaient en lançant des pétards sonores. Une douce tiédeur m’envahit à ce voisinage et je restai debout, enrobé de vapeurs, face au feu pourpre et bavard dont ma fatigue écoutait la légende silencieusement. Le vieillard me laissait reposer.

— Eh ! bien, dit-il enfin, vous avez vu ?

— J’ai vu.

La flamme lécha une écorce qui se tordit désespérément, jeta une lueur vive et courte et tomba dans les cendres. Le bois mis à nu bava contre l’attaque et déchargea toute sa mousqueterie.

— J’ai vu et j’ai été vu, dis-je avec l’hésitation d’un écolier pris en faute.

— Ah !

Le besoin de parler me prenait. Je racontai mes étonnements, mes découvertes, la marche au bord de la rivière… Et puis la Ville, l’abordage dans l’île, ma rêverie sur le toit du palais, la violation du temple, enfin ma course éperdue. Dofre ne fit aucune interruption. Seulement, quand j’eus fini mon récit, il murmura :

— Il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi. Laissons faire le hasard. Si pourtant votre visite avait été plus discrète, j’eusse eu le temps de chercher une explication à votre présence ici. Que vont-ils dire ? Que vont-ils faire ? Les conséquences de cet événement seront curieuses à observer et… d’une portée incalculable.

— Vraiment ? Cela aurait une telle importance ?

Dofre haussa les épaules.

— Pensez-vous que l’apparition d’un être de votre taille et différent de moi puisse être indifférente ? À l’heure qu’il est, toute la Pinède est en fermentation et cette journée sera peut-être la plus considérable de son histoire.

— En vérité ? J’aurais produit un tel trouble ? J’en suis atterré.

— Ne vous reprochez rien. Nous sommes assez haut placés pour envisager l’événement avec la simple curiosité de la science. C’est une expérience qui s’offre à nous.

Pendant que nous causions, la fenêtre pâlissait.

— Venez, ajouta-t-il. Nous éteindrons nous-mêmes le phare.

En haut, l’esplanade était baignée d’une lueur d’un mauve délicat contre quoi le phare luttait. Cette même teinte mauve avait envahi les horizons, poudrait au loin les masses des feuillages, cependant que, plus près, les pins s’avéraient distincts, ayant déjà récupéré le vert sombre qui est leur couleur spécifique. Des écharpes de brouillard s’effilochaient aux branches, fuyaient lentement sous le coup de balai négligent d’une brise aimable et douce venue d’une mer tranquille. La terre était invisible, encore ensommeillée sous des vapeurs très denses, d’un gris bleuissant, enserrant les îlots d’arbres et submergeant la lande entière dans une laiteuse marée.

Du côté des bois, un vague murmure végétal s’enhardissait de plus en plus, peut-être renforcé par le bourdonnement des ruches humaines qui, sous l’ouate des brumes, s’éveillaient au labeur quotidien.

Le rose du ciel s’accentuait, glissait au pourpre. Nous en étions baignés. Bientôt la mer de lait, s’écoulant comme sous l’influence d’un insensible jusant laissa voir çà et là les fonds de la plaine. Ce fut premièrement, par une loi harmonique, le rose plus rose des bruyères qui transparut, grandit, se répandit sur toute la lande par ruisseaux impétueux, s’infiltra entre les bouquets de pins, courut follement jusqu’aux marges du ciel mêler son vin à la suavité de l’atmosphère. Puis tout à coup, le soleil, encore mal lavé du carmin de l’aurore, jaillit à l’Orient. Et presque aussitôt le ciel devint bleu, l’horizon lui-même se poudra de lazulite. Le chant romantique des bruyères s’adoucit, dominé par la clameur cuivrée des genêts et des ajoncs. Toutes les gammes du vert roulèrent sur le clavier des bois ; et ce fut l’immense tutti de couleurs par lesquels la terre frissonnante salua la naissance du jour.

Le Dr Dofre me heurta du coude et étendit son bras vers l’Ouest.

— Que vous disais-je ?

Je regardai. De si loin, les villages habités par les Petits Hommes restaient indistincts, macules fauves vaguement détachées sur le vert ambiant, parmi lesquelles les châteaux des Chasseurs se dressaient comme une lèpre de la terre. Tout autour, les plantations apparaissaient sous l’aspect de ces fines hachures que dessinent les géographes.

Dans les clairières de la forêt, la rivière se levait sur son lit de roseaux. Le regard la perdait sous le couvert pour la voir reparaître plus loin, couleuvre aux écailles luisantes fuyant vers la mer.

— Ah ! je reconnais la Ville, m’écriai-je.

Elle s’étalait sur les deux rives, et ses toits dégorgeaient dans l’air une haleine transparente et bleuâtre. Au centre, l’île ceinte de ses murailles formait un seul bloc pierreux dominé par la saillie du temple.

Et les rues étaient noires comme des coulées de lave, et cette teinte noire, dépassant les limites de la Ville, se répandait sur les campagnes

Dans Ions les endroits découverts, jusqu’aux lieux les plus éloignés où atteignait ma vue, la carte géographique étalée était pareillement maculée d’encre suivant des lignes irrégulières formant un réseau compliqué avec la Ville pour centre.

— Vous ne remarquez rien ? reprit M. Dofre.

— Ces lignes noires… Mais elles remuent ! m’écriai-je.

En effet, à regarder fixement un trait dessiné grassement par cette matière noire, on y percevait une ondulation vermiculaire qui accusait le hérissement de prolongements ciliés.

— On dirait une grosse chenille.

— Ou une troupe en marche.

— Non ?… Sont-ce là des hommes ?

— Et même des hommes armés, dit tranquillement le vieillard. Je vous disais bien que votre exploration causerait un grand trouble.

— Mais ne sont-ce pas tout simplement des ouvriers se rendant à leur travail ? Ce mouvement de foule n’est-il pas habituel ?

M. Dofre hocha la tête.

— Je n’ai jamais vu cet aspect à la Pinède, sauf les jours de grandes émotions. Généralement le mouvement matinal s’accuse sous forme de taches arrondies et plus ou moins irrégulièrement disséminées sur tout le territoire. Les clairières ressemblent alors à la robe bizarre d’un cheval-pie. Aujourd’hui ce sont des rayures : le pelage du tigre. Et vous ne pouvez apercevoir la cohue qui se presse dans les sous-bois !

— Et… quel rapport y a-t-il entre ces mouvements de foule et mon apparition ?

— Je l’ignore, mais on ne peut douter qu’il en existe. Pourquoi les Mangeurs d’Herbe… ?

— Ah ! c’est… Comment les reconnaissez-vous ?

— À leurs vêtements sombres. Les Mangeurs de Viande ont gardé, entre autres privilèges, celui de la couleur, pour eux et leurs serviteurs directs, les fils du peuple domestiqués qui les défendent contre le peuple. Tenez, voyez plutôt, dans la ville… Il y a du nouveau.

Une chose infime et considérable s’était produite. Tout à l’heure, les rues dessinaient un réseau entièrerement noir, le fil sombre d’une araignée. Et voici que l’élément noir semblait se rétracter du centre à la circonférence, les rues se vider vers la campagne. Et cependant, insensiblement, les rayures d’encre qui sillonnaient les clairières se rapprochaient, débordaient en masse autour des maisons, venaient se mêler au flot refluant des rues. Les deux ondes se rencontrèrent, entourèrent la ville d’un large fleuve noir. Elle parut toute claire, lavée des immondices qui encombraient ses voies et qui la menaçaient encore du dehors, poussant çà et là des prolongements sombres jusqu’au cœur de la Cité qui les rejetaient aussitôt.

— C’est un coup de balai, m’écriai-je, mais qui l’a donné ?

— Comment ? vous ne voyez pas ? Regardez mieux !

Et Dofre, sortant de la lanterne du phare, me mit aux mains une lunette marine.

— À ce point d’éloignement, continua-t-il, ne dirait-on pas une lutte d’éléments aveugles guidés par des lois toutes physiques, alors que ce sont des hommes qui se combattent et qui meurent ?

Le soleil, dans la matinée qui s’avançait, brisait d’éblouissants rayons sur les toits micacés de la Ville. Et les rues étaient maintenant d’un blanc lacté, parcourues, d’étincelles, de paillettes, d’éclairs fulgurants. Je regardai dans la lunette et poussai une exclamation :

— Les hommes blancs ! les hommes blancs ! Les rues en sont pleines !

— Comprenez-vous maintenant quelle foule a chassé l’autre ? Les garnisaires de la citadelle ont pu franchir les ponts, se joindre aux troupes des Mangeurs-de-Viande éparses dans la Ville et repousser l’assaut. Voyez-vous briller leurs armes au soleil ? Écoutez…

On entendait, sur une basse sourde et continue, bruire, comme des cigales, des flûtes de roseaux.

— Mais pourquoi cette bataille ?

— La lutte est continuelle entre les deux partis et les combats fréquents. Mais je n’ai jamais observé un mouvement aussi général des forces populaires. Il faut qu’il se soit passé un événement très extraordinaire, pour qu’elles aient l’audace inouïe d’attaquer Leucée, la Ville royale elle-même.

— Mon arrivée ?

— Oui, je persiste à le croire. Les nouvelles traversent la Pinède avec une étonnante rapidité et, d’ailleurs, votre présence a dû laisser des traces un peu partout. Remarquez que si les Mangeurs d’Herbe accourent de tous les côtés à la fois, leurs masses sont plus compactes dans le voisinage de la rivière. Elles semblent marquer à l’encre le chemin que vous avez parcouru. La concentration dans les autres points est plus lente et plus tardive.

— Oh ! mais… il arrive toujours de nouveaux Mangeurs d’Herbe ! c’est une invasion ! Les troupes blanches ne pourront jamais garder leur premier avantage. Avant que le soir ne vienne, la Ville sera détruite ! Ne le croyez-vous pas ?

— Que sait-on ? Les Mangeurs de Viande sont bien armés et leurs adversaires n’ont, pour attaquer, que leurs outils de travail. Mais vous mourez sans doute de sommeil et de faim ?

— La fatigue me rend la bouche amère et me fait voir les choses à travers la brume d’un songe… Mais je ne voudrais pas manquer un épisode de cette étrange scène.

Dofre, lui-même plus excité qu’il n’entendait le paraître, consentit à passer la journée sur la tour où son vieux Caleb, le fidèle Barnabé, nous apporta quelque nourriture distraitement grignotée aussitôt.

Le spectacle était passionnant en effet, plus encore parce qu’il faisait imaginer que par ce qu’on en pouvait voir directement. Car le point d’observation était si élevé et si éloigné d’un objet si petit, les aires découvertes si peu étendues en proportion de ce qui restait caché sous la densité verte des pins, que la plus grande part de l’événement était à deviner, tandis que le reste se trouvait étrangement simplifié.

Il m’est arrivé plusieurs fois en ma vie de me coucher sur l’avant d’une barque ce pèche et, du haut de cet observatoire, de plonger mon regard dans l’eau transparente d’un golfe, parmi les zostères et les algues rubanées. De distance en distance, la végétation sous-marine laissait nu le sable des fonds où pullulaient des myriades de vies indistinctes. Des taches plus sombres ou plus claires y décelaient des textures stellaires de zoophytes, les formes régulières et imperceptiblement mobiles d’êtres longtemps mystérieux qui semblent avoir hésité entre les trois règnes de la nature et qui, incontestablement animés, ont conservé, avec la délicatesse de la plante, la géométrie des figures cristallines.

Du haut de la tour, sous les couches d’air plus transparentes que l’onde, dans les interstices d’une verdure plus foisonnante que celle des algues, mais parmi des murmures très comparables à ceux d’une mer agitée, ces multitudes humaines reproduisaient à peu près les dessins rayonnants des animalcules que je viens d’évoquer. Leurs mouvements collectifs dont on ne pouvait que soupçonner la réelle violence, se traduisaient à cette distance par des ondulations vermiculaires, des frissons de pseudopodes, et il était besoin d’une attention soutenue pour prendre sur le fait les changements de positions et de figures. Et pourquoi n’oserais-je pas dire toute ma pensée ? Ces changements n’avaient pas les caractères de la vie. Il était impossible d’y trouver la spontanéité, le caprice apparent des actes vitaux. Ils se développaient avec une sûreté, une régularité, toutes fatales et mécaniques, suivant les lois physiques que nous supposons présider à l’agrégation des molécules minérales et à leur dissociation. On assistait à la lutte des éléments blancs et noirs, comme on assisterait à la lutte des molécules d’un alcali avec celles d’un acide, si le microscope pouvait atteindre jusqu’à la révélation des unités matérielles de cet ordre. Et les masses se déplaçaient, entraînant la bataille vers la déclivité des terrains, tout ainsi que l’eussent voulu les principes les plus stricts de la pesanteur et de l’hydrostatique.

— Et voyez, dit le Dr Dofre qui lisait dans mon esprit les idées aussitôt que nées ; les pressions réciproques des armées en présence les font se compénétrer, comme, daus les figures de diffusion, les molécules des solutions s’engrènent, allant du plus dense au moins dense. C’est de la physique pure, tout cela.

— Oui… Cette vision creuse des puits de rêverie. Nous rôdons autour d’un mystère. Isis est toujours la Vierge long drapée, impénétrable, mais cette fois si proche qu’on est troublé de pouvoir palper ses formes sous les voiles. Qu’est-ce que la vie ? Un ange que le vouloir divin assit sur le grand silence du monde minéral ? Un souverain venu d’ailleurs pour soumettre les lois de la matière aux lois de l’esprit ?… Ou bien l’efflorescence même de cette matière aux potentialités infinies qui, tourmentée dans les combinaisons d’une chimie dont elle parcourt tout le cycle nécessaire, rencontra par accident le mouvement évolutif qui fait l’animal ?… La dispute date de loin ; elle alimentera peut être éternellement les conversations des hommes…

« Pourtant… voici que la Pinède apporte une expérience toute nouvelle. Si nous descendions de la tour, si nous nous couchions au ras du sol, la querelle des Petits Hommes, contemplée de près, à leur niveau, nous apparaîtrait comme un assemblage complexe, difficile à définir, d’actions et de réactions individuelles, donc vitales, instinctives ou intelligentes. Nous verrions chaque combattant persuadé à juste titre que l’issue du combat dépend à quelque degré de son jugement et de sa force d’âme… Mais nous sommes sur la tour. Tout est changé. Les gauchissements que la sensibilité et la volonté, que la Vie, pour tout dire, fait apparemment subir aux principes immuables de la nature restent devant nos yeux un problème simple dont un mathématicien aurait écrit les données au tableau, et dont la solution nécessaire est au bout de notre raisonnement.

— C’est cela. Phénomène vital, phénomène physique… le même fait deviendra l’un ou l’autre suivant que vous l’observerez à telle ou telle distance. Et les tenants du vitalisme n’y perdent pas un pouce de terrain. Peut-être nos sens, plus aigus, nous découvriraient-ils que la Vie est partout, jusque dans l’éprouvette du chimiste ! Il y a une infinité de choses que nous observons de trop haut et de trop loin, du sommet d’une tour. La molécule de chlore et la molécule de sodium, ces deux infiniments petits, que nous ne vîmes jamais et que la raison ne fait que concevoir sur le chemin au bout duquel les corps s’évanouissent… qui sait si ce ne sont pas deux infimes êtres vivants mus l’un et l’autre par l’amour ? Et c’est seulement lorsque des quintillons de couples semblables se sont formés que ce rut énorme parvient à notre perception sous la figure… d’un grain de sel !

Dofre, ce disant, daigna sourire vaguement à sa fragile hypothèse. Curieux savant qui chevauchait volontiers, ainsi qu’un poète, les chimères ! mais la poésie n’est-elle pas, après tout, l’au-delà de la science ?

— Et, répondis-je en suivant son idée, rien n’empêche que votre molécule de chlore et celle de sodium aient conscience, en s’unissant, de commettre un acte libre, alors que votre chimiste, qu’elles ne connaîtront jamais, les sollicite en réalité à s’unir en créant artificiellement le déterminisme du phénomène ; alors qu’il rend nécessaire, par un simple geste, cette multitude d’actes libres par quoi le grain de sel serait formé.

— Oui, et Dieu serait le grand Chimiste. Aux cîmes de son empyrée, tous nos actes vitaux, l’immense grouillement de tous les mondes vivants, tant d’instincts qui se contrarient, tant de minuscules vouloirs qui plus ou moins se neutralisent, apparaîtraient au total comme la solution unique, extrêmement simple et parfaitement nécesaire du simple et nécessaire problème posé par son geste créateur. Liberté et Nécessité ne seraient ainsi que le bas et le haut d’une même chose.

« Nous avons bien quelque idée de cela, rien qu’en notre existence sociale. Un individu, est, à quelque degré, libre et responsable ; une foule bien que composée d’individus, est irresponsable et fatale d’autant plus qu’elle est plus nombreuse. L’attentat commis par un homme est un crime, l’attentat commis par un peuple est en quelque sorte un phénomène physique. Une collection de gestes libres engendre un acte nécessaire.

— Vous concluez donc que Dieu n’a pas la perception de nos actes libres et que nul n’est responsable devant Lui ?

— Non. Je ne puis conclure cela. La perception du détail ne manque au chimiste que faute de pouvoir à volonté se rapprocher du phénomène ; et j’ai d’autant moins le droit d’attribuer une pareille impuissance à l’Être d’ailleurs hypothétique que vous appelez Dieu, que je n’en suis pas frappé moi-même dans les rapports que j’ai avec mes créatures. Je puis me pencher vers elles ou les rapprocher de moi jusqu’à saisir dans sa complexité ce qui, d’ici, n’est qu’un dessin mouvant à la surface d’un pays. C’est d’ailleurs ce que je vais faire, ajouta le Docteur avec quelque souci.

Et il s’accouda à la balustrade pour songer. Le silence se prolongea tellement et ma fatigue était si grande que, peu à peu, mes yeux écarquillés sur l’abîme ne me transmirent plus que des sensations brouillées. Après quelque lutte, je fus happé par un sommeil que mon interlocuteur se garda de troubler.

Ce fut la brise fraîche du soir qui me réveilla, tout honteux de m’être laissé surprendre. Dofre paraissait n’avoir pas bougé et ne s’être pas aperçu de la défection de mes sens ; en tout cas, il ne voulut pas m’intimider et sa parfaite indifférence arrêta l’excuse au bord de mes lèvres.

Et l’heure douteuse qui annonce la mort du soleil plana sur la campagne émue. Les bruits de foule, pareils à ceux des lointaines tempêtes, s’étaient apaisés et la grande Pinède préludait à son ordinaire chant du soir.

Ce fut un immense adagio, doux et soyeux, flottant d’un bout de l’horizon à l’autre ; une riche étoffe de sons attendris, tissée de tous les murmures, de tous les frissons de feuilles, moirée par de fulgurants passages d’élytres vibratiles. Sur cette trame, la couchée des oiseaux cousit à profusion des arabesques de gemmes limpides, tandis que, çà et là, la flûte des crapauds piquait sur le dessin mélodique un diamant bleu.

Dans l’obscurité, Dofre tourna soudain un commutateur et le regard lumineux du phare écarta aussitôt les paupières de la nuit. Le rayon glissa lentement sur la Pinède, s’enfonça circulairement dans les sous-bois, caressa les clairières, fit étinceler l’un après l’autre les toits des villages nains et jaillir de l’ombre, comme un cimeterre, l’acier courbe du ruisseau. L’immensité tout entière était fouillée par la lumière ; on eût dit l’œil d’un juge scrutant les plus obscures retraites d’une âme. Mais plus rien n’était vivant. Les Petits Hommes effrayés peut-être et se frappant la poitrine devant la Majesté dévoilée, ou déjà lourds de sommeil, étaient tapis en leurs demeures.

Alors un rugissement de cuivre, le cri de colère d’un Dieu ou la clameur de la trompette réveillant Josaphat au jour dernier, déchira le ciel jusqu’à ses limites. D’un geste auquel je n’avais pas pris garde, le Docteur avait mis en mouvement la sirène qui causait cet effroyable tumulte.

Le bruit cessa et, comme je l’interrogeais du regard :

— Descendons, me dit-il. Ceci est un appel. J’attends une visite, mais nous avons tout le temps de dîner.

Ce repas fut muet et bref. Décidément, dans cette maison, on ne faisait guère cas des contingences dont la vie ordinaire est tissée. Après avoir posé les mets sur la table, le serviteur sur un signe du maître disparut, ombre inconsistante, ainsi que ces valets de contes de fée dont on ne perçoit guère que les mains affairées et qui, leur travail accompli, ne comptent pas pour le reste. Lorsqu’il revint au dessert, il s’inclina devant Dofre comme pour lui annoncer l’exécution de certains ordres et Dofre, aussitôt jetant sa serviette, se leva.

— Je ne vous ai pas montré, dit-il, la chapelle du château. Elle est d’ailleurs d’un art détestable : au XVIIe siècle, les constructeurs d’églises manquaient de génie ; le fil mystique était coupé. Mais enfin, ils firent de la solennité et de l’opulence.

Et, me précédant, majestueusement drapé dans les plis blancs de sa robe d’intérieur, il poussa successivement plusieurs portes. La dernière s’ouvrait sur le chœur d’un oratoire, construit en effet dans le goût emphatique de Mansard et dont un lourd baldaquin d’autel, porté sur quatre grosses colonnes de marbre vert à chapiteaux de bronze tourmenté d’acanthes, me cachait à l’arrivée presque toute la nef. Je donnai un coup d’œil à la voûte en berceau, semée d’étoiles sur champ d’azur, et aux boiseries sculptées et dorées qui habillaient les murs.

L’autel derrière lequel j’étais resté jetait sur toute la salle de vives lueurs, celles d’un buisson ardent de cierges, et je n’osais parler, par respect, bien que la chapelle fût vide de clergé et de fidèles, comme si ce curieux homme m’eût introduit en profane au milieu d’une cérémonie du culte. Mais quel que fût mon étonnement de tout ceci, j’étais assez maître de moi pour donner toute l’attention d’un musicien au magnifique orgue à tuyaux dont les buffets remplissaient tout le chœur.

— Vous regardez cet instrument ? me dit mon compagnon. De hasard en sauriez-vous jouer ?

— Assez mal, fis-je, mais néanmoins je ne suis pas tout à fait ignorant si les leçons que me donna César Franck en mon adolescence rétive ne sont pas oubliées.

— Parfait ! continua Dofre d’un ton péremploire. Vous allez monter au clavier et y jouer ce que bon vous semblera jusqu’à ce que ma voix vous impose silence. Je vous ai dit que j’attendais une visite, et la musique ne peut qu’ajouter à la majesté du cérémonial. Mais il importe à mes desseins que le musicien, caché derrière l’autel, reste invisible. Allez !

J’étais si tenté d’essayer le merveilleux instrument que je ne résistai pas à cet ordre un peu vif. Dofre s’éloignait et, de la sellette élevée où je m’étais assis, à l’orgue, je vis émerger son buste au-dessus de l’autel. Il s’y tenait, appuyé, attendant, face à la porte ouverte de la chapelle, par où entrait le murmure de la forêt.

Au hasard du souvenir, j’attaquai un prélude de Bach, que suivit une fugue, puis un second prélude. L’âme divine du vieux Jean-Sébastien chanta si pure, dans les tuyaux magiques, que toute l’ambiance était oubliée. Dofre lui-même était pris par le charme ; il n’interrompit point, mais, sur la cadence du second prélude, comme je prenais moi-même un repos, il parut saisir l’instant et parla dans le silence.

— Approche-toi, Mané, dit-il. Je suis le Maître, et tous les hommes de la forêt sont mes esclaves. C’est moi qui vous ai donné la paix et les fruits de la terre. Humilie-toi, car je t’ai appelé pour te demander ce que ce peuple a fait de la paix que je lui avais donnée.

À ces paroles, ma surprise fit telle que ma main porta de tout son poids sur le clavier. L’orgue rendit un mugissement. Je me souvins alors que ma présence ne devait pas être soupçonnée et je m’immobilisai… Pourtant la chapelle était toujours apparemment vide et je voyais Dofre parler seul dans le brasier des cierges.

Mais il se fit comme un sanglot d’enfant et une petite voix grêle articula avec volubilité, sur le ton de la prière, des phrases que je saisissais mal. Je compris qu’on demandait grâce avec un embarras qui rendait le discours fort prolixe et difficile à suivre, bien que prononcé en ma langue maternelle.

Il était question de mon équipée, évidemment. On disait que des femmes, en oraison dans le temple, avaient entrevu un être gigantesque dont la bouche crachait le feu et la fumée (cette allusion à ma pipe me fit sourire : n’est-ce pas d’interprétations de ce genre que naît le surnaturel des légendes ?) Dans leur effroi, ces femmes avaient parlé et semé la nouvelle qu’un maître aussi puissant que l’Ancien et plus jeune d’aspect s’était révélé. Cette folle vision avait trouvé du crédit. Le parti politique des Mangeurs d’Herbe, soit croyance, soit pur intérêt, avait interprété l’événement dans le sens de ses aspirations. Comme les témoins de l’apparition étaient des femmes du peuple, l’opinion s’était répandue qu’un Être favorable aux revendications populaires s’était manifesté pour annoncer et préparer la perte des Mangeurs de Viande. Cet Être, le Maître du Feu, avait même, par la fumée qui sortait de sa bouche, indiqué le moyen de détruire un pouvoir exécré. Et dès l’aube, la basse classe ameutée avait suivi ce muet conseil en commençant d’incendier les demeures des riches.

La voix du petit être invisible prenait des intonations affolées en racontant des massacres… Et je croyais lire une longue page d’histoire, une trouble épopée populaire.

Je voyais l’émeute, née d’un événement si petit d’apparence, grandir en un moment et, grâce à ces extraordinaires et instantanées télégraphies qui courent sur la surface d’un peuple comme les ondulations sur la surface d’un lac où l’on a jeté un caillou, gagner en moins d’une heure, les frontières les plus éloignées, réveillant des passions diverses et les faisant hurler à l’unisson d’une haine unique. Les tâcherons, agitant leurs outils de travail, se ruaient à l’assaut des forteresses, sapaient les murailles, trucidaient, égorgeaient…

Mais leurs adversaires avaient l’autorité organisatrice, la supériorité de l’arme ; ils poussaient contre les multitudes en révolte des multitudes vassales. Des défections, des irrésolutions, des paniques soudaines hâtaient leur victoire. Les Vieillards, respectés du plus grand nombre et craints de tous, évoquant la colère du Maître de la Pinède dont l’Œil — c’était le phare — perçait les nuits les plus obscures, s’élançaient entre les deux partis et leurs paroles jetaient sur les colères l’eau glacée des terreurs surnaturelles.

Vers le soir, l’Autocrate inviolable, qu’il n’était permis que très rarement de voir, demi-dieu en qui les Mangeurs d’Herbe, tout comme leurs ennemis, mettaient opiniâtrement leur espoir, s’était montré, silencieux et sans arme, entouré de sa garde d’honneur, dans les rues de sa Ville ; et devenus soudain timides, les meneurs s’étaient laissés appréhender et brancher sans résistance devant le peuple qui criait : « Noël ! »

. . . . . . . . . . . . . . . .

Tout cela s’était passé entre le lever du soleil et son coucher et j’admirais l’existence électrique de ces diminutifs d’humanité pour qui le temps était d’une toute autre mesure que pour nous, et qui, en si peu d’heures, accomplissaient de si formidables choses à leur proportion ! Tels ces insectes dits éphémères, qui nés à l’aube, ont parcouru au crépuscule tout le cycle des combats et des amours et connurent les deux infinis de la souffrance et de la volupté.

Le Petit Homme, parlant à Dofre, sanglotait maintenant de nouveau.

— La désolation est sur nos têtes, pleurait-il, Ton peuple, ô Maître, est divisé. L’apaisement n’est qu’à la surface. Pardonne-moi l’offense de mes paroles ; il y a maintenant deux Maîtres dans la Pinède : Toi, et le vain fantôme ignivome que le peuple n’oubliera plus, qu’il dressera contre ses chefs et même contre Toi, au jour de sa colère. Sans doute le vent qui souffle de l’Ouest apporta-t-il les insinuations mauvaises et les vapeurs corruptrices du Dragon occidental, ennemi des hommes. C’est lui qui abusa les femmes par ses prestiges. Mais je crois que Tu es seul et que Tu peux tout.

Il y eut un silence.

Mané, tu es le juste en qui j’ai mis ma complaisance, dit enfin Dofre. Va et dis à ce peuple, sur les places des villes et les carrefours des routes, que mon cœur est irrité contre lui. Dis-lui qu’il renonce à ses erreurs, s’il ne veut pas que je le disperse comme l’orage disperse la poussière. Il n’y a d’autre Maître que moi et tout le reste n’est qu’imposture. Va !

Et il le congédiait d’un geste plein d’emphase. J’osai me lever et couler un regard par dessus l’autel. Je vis un bonhomme d’un pied de haut qui, se traînant sur les genoux et répandant sur les dalles une longue chevelure grise, reculait vers la porte. Quand il eut disparu dans la nuit, Dofre se tourna vers moi et, du ton le plus naturel :

— Quel musicien, dit-il, que ce Bach ! Un créateur, lui aussi. Il eût été mon ami… Encore cette fugue de tout à l’heure, voulez-vous ?

CHAPITRE vi
Dofre se repent.

Du temps coula lentement goutte à goutte comme d’un vase fêlé. Plusieurs fois le jour, il m’était permis de monter jusqu’à la lanterne du phare ; la topographie de la Pinède me devint familière et je m’habituais à interpréter les mouvements collectifs de ses habitants, aperçus de loin comme les oscillations périodiques d’un monde d’infusoires dans le champ du microscope. J’en notai les aspects à chaque heure, à chaque variation atmosphérique, et ces observations biologiques d’un genre nouveau me passionnèrent ainsi que l’avaient fait en d’autres temps mes patientes études de laboratoire.

Il m’entra dans la pensée que, jusque-là, la connaissance de la Vie — l’Histoire humaine en haut, la Bactériologie en bas — avait subi un retard de développement, se réduisait aux tronçons épais d’une Science inconnue et inattingible, par la double impossibilité de percevoir et les actes individuels des bactéries, et les secousses supportées par le genre humain pris dans sa masse. Le principe des égarements de l’Histoire est dans l’analyse trop minutieuse de faits placés trop près de l’œil et dont la complexité nuit à l’impression de l’ensemble et à l’entendement des grandes lois. L’échec des observations de la vie élémentaire vient tout au contraire de ce que les détails en sont soustraits totalement à l’analyse par leur petitesse et leur éloignement. La Biologie, me disais-je, ne formera un corps de doctrine que lorsque chacune de ces études opposées se sera complétée par les moyens d’investigation et les méthodes de l’autre. Et n’étais-je pas tout justement destiné à opérer la soudure, par la vision de cette humanité réduite, limitée dans l’espace et dans le temps, observée d’un point où les individualités fondues dans la masse réalisaient l’aspect d’une culture humaine, tout à fait analogue aux cultures microbiennes ?

La bibliothèque de Dofre offrait à ma documentation de très volumineux dossiers dans lesquels il avait résumé ses travaux de nombreuses années. Cet homme extraordinaire me les laissait feuilleter en toute liberté, les éclairant de ses souvenirs et de ses commentaires, dans des heures d’abandon et de confiance auxquelles succédaient de longues périodes de silence farouche, qui m’eussent fait sentir, n’eût été ma personnelle application de moine bénédictin, le froid et tombal isolement du vieux logis.

Dofre n’avait plus fait aucune allusion à mon équipée à travers la Pinède ; il semblait que ce sujet l’embarrassât et, au demeurant, il n’était pas aisé de connaître sa pensée, car il ne disait jamais que ce qu’il voulait laisser perdre. En tout cas, et quelle que fût ma curiosité pour un monde que je n’avais fait qu’entrevoir et qui, seul, motivait en somme mon séjour à Capdefou, je sentais bien que, provisoirement du moins, il s’opposerait de toute son autorité à ce que j’y pénétrasse de nouveau. Et si j’osais, par de discrètes allusions, lui marquer mon désir, il prenait aussitôt l’attitude d’un homme qui ne veut rien entendre. Lui-même affectait quelque insouciance pour le petit univers qu’il avait créé ; sans doute montait-il quotidiennement à l’observatoire et inspectait-il l’horizon avec la gravité soucieuse d’un capitaine de navire, mais il en redescendait sans une parole. Jamais je ne le vis pendant cette période franchir le mur de l’enclos, ni entrer dans la chapelle, ce Sinaï d’où sa voix impérieuse, à travers l’orage des grandes orgues, avait lancé ses commandements au Mané lilliputien.

Pour tout dire, je m’impatientai, en mon for, de ces longues semaines d’attente à côté de la merveille qui m’était cachée jalousement ou du moins que Dofre me débitait chichement, comme tenant en laisse mon appétit de connaître. Pourquoi m’avait-il appelé en ce pays perdu, s’il devait m’y traiter ensuite en importun ? Je concevais, certes, qu’il eût été ému par les désordres dont ma venue était la cause. Mais enfin, ne les avait-il pas prévus et acceptés d’avance ?

Et les choses en étant à ce point, pourquoi n’avait-il pas pris le parti de me présenter à ses créatures comme une sorte de divinité amie, ce qui aurait éteint toutes les dissensions et coupé court aux difficultés ? Tout au contraire, il avait, en démentant mon apparition trop certaine, et, disons le mot, en me niant, corroboré chez ceux qui m’avaient vu ou qui avaient cru en moi sur témoignage, une opinion hostile à son omnipotence. J’attribuai son embarras à cette erreur diplomatique et je résolus d’y mettre fin, quoi qu’il m’en coûtât, en disparaissant. Aussi bien, l’automne s’avançait et ma jeune activité souffrait d’un aussi imparfait emploi. Je ne me dissimulais pas qu’après avoir vu cela, toute existence me paraîtrait terne et toute étude dénuée d’intérêt. Mais quel supplice pour un homme d’étude, de ne pouvoir que jeter des regards furtifs sur les plus passionnantes réalisations d’un autre homme !

Pourtant, quand j’annonçai mon départ prochain, je compris que je m’étais donné un maître et que je ne m’appartenais plus. Les regards étincelants de Dofre m’effrayèrent.

— Pensez-vous, me dit-il avec brusquerie, que mon secret soit de ceux que l’on peut emporter avec son bagage ? Capdefou est un cloître ; on n’y pénètre qu’à condition de mourir au monde.

— La prétention est singulière, répliquai-je sèchement. Je suis venu, libre, à votre appel. Je ne vous ai rien dérobé que vous n’ayez voulu expressément me donner et ne me suis lié avec vous par aucun engagement. Si ce que j’ai appris doit demeurer un secret, je le garderai loyalement et ma parole n’est point vaine. Mais le droit que j’ai de disposer de moi-même est absolu. Et je pars.

Le savant, campé droit en face de moi, gardait ses yeux fixés sur les miens. Je vis en un moment toute une série d’expressions différentes et contradictoires passer sur sa physionomie. L’irritation alternait avec je ne sais quelle douceur paternelle et, tantôt l’énergique constriction des mâchoires accusait un mouvement impérieux de volonté, tantôt le vieillissement subit des traits et l’ombre accentuée des rides reflétaient l’hésitation et la crainte. Tout à coup il tourna le dos et se mit à marcher de long en large et silencieusement sans plus s’occuper de moi, apparemment, que si j’étais sorti du laboratoire. Puis, revenu à ma hauteur, il me regarda de nouveau, cette fois avec étonnement et doute.

— Et croyez-vous, dit-il, que vous puissiez reprendre la vie à l’endroit où vous l’avez laissée ? Votre séjour ici n’a donc rien bouleversé en vous, ni rien édifié ? Pensez vous faire désormais que rien ne soit de ce qui a été ? Redeviendrez-vous, sachant ce que vous savez, un homme comme les autres hommes ? L’ancien équilibre de votre esprit n’est-il pas irrémédiablement changé et un nouvel équilibre ne s’est-il pas établi ? J’ai dit que Capdefou était un cloître. Il ne l’est pas que par ma volonté, il l’est nécessairement. Quand vous n’aurez plus la vision matérielle de ces lieux, quand vous ne les hanterez plus, ce sont eux qui vous hanteront. Vous en serez possédé. Vous m’assurez que vous n’en parlerez point… alors, de quoi parlerez-vous ? que vous les chasserez de votre pensée… à quoi pourrez-vous donc l’occuper ? Quelle branche de la connaissance attirera désormais votre attention, votre esprit frappé sans retour par la vision directe de la loi d’harmonie ? Et même, pourrez-vous vous faire entendre des hommes, alors que déjà les poètes, si imparfaitement renseignés par leurs ravissements sur la merveille de l’univers, sont, parmi l’humanité, des séquestrés, des solitaires ?

« Les hommes ? Vous avez vu les ressorts qui les font agir et la nécessité qui les mène. Vous n’êtes plus l’un d’eux, que vous y consentiez ou non. Retournez près de ceux de votre race, que vous ne comprenez plus, qui ne vous entendront plus ; mais prenez garde que ce qui vous paraît désormais petit est justement ce qui leur paraît grand et que la réciproque est également vraie ; qu’il n’y a plus de mesure qui vous soit commune avec eux et que, devant eux, vous serez un faible et un enfant, de par votre gaucherie et vos mouvements disproportionnés d’oiseau qui ne sait plus marcher parce qu’il a su comment on vole. Vous aurez vu les hommes au-dessous de vous. Vous les verrez au-dessus de vous, par un juste choc en retour de la loi des proportions violées.

— Hélas ! je vous entends bien, répondis-je, et vous m’avez fait une faveur redoutable. Que ne me l’avez-vous faite plus complète ? Divinité de oet enclos, jamais je ne songerais à m’en écarter, car il serait absurde de vouloir la partie de ce qu’on possède en totalité et d’aspirer à vivre une vie humaine quand on vit, par la contemplation, toute la vie de l’humanité. On quitte aisément l’étude d’une science pour se porter vers une autre, mais quel renoncement ne faut-il pas pour se refuser à la vision, si transposée, qu’elle soit, du Tout universel ! Pourtant, qui suis-je ici, sinon un hôte incommodé tout autant qu’incommode, qui peut se croire indiscret et dont on ne satisfait pas la curiosité, après l’avoir allumée ? Qui suis-je pour cette humanité que je n’ai pas créée, que je ne guide point vers ses destinées, dont ma présence trouble la paisible évolution et qu’il ne m’est pas permis, sans catastrophe, d’observer à mon aise ? Je lui dois à moi-même et je vous dois peut-être, à vous, l’effort de l’oublier, de laisser à regret un fruit auquel j’avais mordu et qu’on écarle de mes lèvres alors que mon appétit s’éveillait ; de le laisser avant que le besoin n’en devienne irrésistible.

À mesure que je parlais, le Docteur, ponctuait mes phrases de légères inclinations de tête approbatives et, quand, j’eus fini, il parut, soulagé. Pour la première fois je le vis sourire avec bénignité.

— Mon enfant, dit-il, sont-ce bien là les raisons de votre départ et n’en est-il pas d’autres ?

— Aucune autre, je vous l’affirme.

— Vraiment ? Rien ni personne ne vous attire vers la société des hommes ?

— Je suis sans famille, j’ignore les faiblesses du cœur et le travail m’a toujours empêché d’entendre la voix de mes sens, j’ai vécu parmi mes instruments et mes livres. En venant ici, je n’ai fait que changer de solitude.

— Alors, si ce n’était ce que vous venez de me dire, il ne vous en coûterait pas de passer votre existence ici, près d’un vieillard qui n’a plus d’ailleurs que peu de temps à vivre ?

— Certes, il ne m’en coûterait rien et tout au contraire, j’accepterai avec élan une proposition de ce genre qui comblerait mes désirs. Mais…

— Laissons-là vos objections. Je sais le moyen de les résoudre. Et ne décidez pas. Je vous expliquerai… Soyez patient. Science et patience se valent et s’engendrent, ne le savez-vous pas ? Demain, quand je vous aurai parlé, vous agirez à votre volonté.

Le lendemain, à l’aube, quand je m’éveillai, je vis Dofre assis et méditant au pied de mon lit. Quelque mouvement que je fis attira son attention, et, me tendant une enveloppe :

— Voici, me dit-il, l’acte par lequel je vous constitue héritier du domaine et de son contenu. Ne protestez pas, ajouta-t-il comme j’esquissais un geste. Ne me dites rien ; c’est là une affaire entendue et pour laquelle vous ne me devez aucun remerciement. (Ce sont façons du monde qui n’ont pas cours ici). J’ai plus besoin de vous que vous de moi et il m’importe de vous attacher à mon œuvre.

Il retomba dans ses pensées avec un air d’accablement infini et murmura d’une voix lourde de conscience tourmentée :

— Il faut que vous compreniez tout… Je me repens d’avoir créé ! mon fardeau m’écrase.

— Vous repentir… vous ?

— Ah ! mon cher ami, ne m’interrompez pas. N’augmentez pas ma confusion. Je sais que je vous dois sembler illogique. On pense différemment, voyez-vous, suivant les âges, et si les arguments sociaux m’ont paru faibles alors que la vie coulait en moi comme un fleuve, ils reprennent avantage maintenant que l’existence m’est mesurée goutte à goutte. Oui, je vous étonne : ce n’est point sous ce jour que je me présentai à vous. On joue encore aux autres la comédie de la force et du cynisme longtemps après qu’on a renoncé à se la jouer à soi-même. L’amour-propre oblige à garder le masque de ce que l’on était : on a la vanité de son rôle. Si je vous parle différemment aujourd’hui, c’est que vous étiez mon invité et que vous êtes mon témoin. La vérité, c’est que l’ivresse de la puissance s’est dissipée et que la terreur des responsabilités commence. Et quelles responsabilités, celles de l’homme qui s’est fait Dieu ! Eh ! oui, on a construit une merveilleuse machine et l’on s’est cru grand durant le temps que le levier obéissait à la main. Mais le mouvement se précipite, les rouages s’affolent, la vitesse de l’engin devient effrayante, des étincelles jaillissent des moyeux… On sent que l’on va être forcé de tout lâcher et qu’un monstre terrible, une énorme force aveugle sera déchaînée sur le monde, en vertu de sa loi propre que tu n’as pas édictée et qui se rit de ta volonté, pauvre caricature de dieu, misérable et présomptueux Phaéton !

— Je ne vois pas…

— Vous ne voyez pas que le peuple de la Pinède va se multipliant avec une effrayante vitesse et que son progrès dévore les étapes ? Vous ne voyez pas que le couple unique jeté dans cet enclos a engendré — en si peu d’années ! — des multitudes ? Que par une accélération régulière les générations seront de plus en plus fécoudes ? que vous-même à qui je parle, dénombrant ces Myrmidons, pourrez déjà les trouver un jour plus nombreux que les hommes qui sont vos frères et qui, tout compte fait, ne sont pas trois milliards sur toute la surface du globe ? Et j’abuse du langage, car vous ne ferez pas ce dénombrement : il y aura beau temps que vos sujets se seront échappés de vos lois, qu’ils auront roulé sur l’univers, comme une marée d’équinoxe sur une plage de sable, leurs flots vermineux ; il y aura beau temps qu’ils auront commencé de tout noyer, de tout détruire, d’effacer même de la terre la trace peineuse et sublime de cette race légitime d’Adam dont le cheminement lent et sûr se dessine mélodiquement sur l’andante universel ! Comment ? vous souriez ?

— C’est que je rêve. Je ne réalise pas aisément l’énormité de ce que vous me dites, quelque habitude que j’aie prise ici de l’invraisemblable. Je vois ce petit coin de terre d’une part, et, de l’autre l’immensité de la planète. Que ceci menace cela, voilà ce qui est incroyable.

— Et pourtant mathématique.

— Je veux l’admettre. Dans un siècle ou dans plusieurs, supposons que notre race soit vaincue par ces… diminutifs. Ce sont des Adamites aussi et, la taille n’y faisant rien, des hommes. Leur évolution suit les mêmes lois que la nôtre et c’est même à cause de cela qu’on est si puissamment intéressé à les observer ; mais elle est plus prompte et conduit plus vivement l’humanité à ses destinées. En les créant, vous n’avez point interrompu l’œuvre du compositeur divin, vous avez simplement pressé le mouvement de la mélodie, en sorte que l’andante devient allegro. Qu’importe qu’une race meure si l’on voit suivre le même chemin par une race plus active, par une race — ajouterai-je — qui vous porte gloire, parce qu’elle est née de vous et qu’elle a pour tradition religieuse votre pensée même !… Au surplus, je vous croyais l’ennemi de vos semblables…

— Je le fus. Un homme de pensée fait, durant sa vie, tout le tour de la pensée. Mais c’est un cercle, au bout duquel, ayant successivement tout affirmé et tout nié, le vieillard retrouve la force des arguments sentimentaux qui fondèrent ses premières conceptions d’enfant. Fatigue ? Renoncement ?… Illumination peut-être. L’errant a vu tomber une à une les fragiles constructions de son esprit et rester seules inébranlables les traditions intuitives à l’ombre desquelles toute la lignée s’abrita. Alors le voyage est fini ; il s’asseoit au vieux foyer millénaire et s’attendrit sur son sang. Je retrouve en moi un homme et c’est ce qui me torture, moi qui ai préparé plus de mal aux hommes que tous les tyrans ensemble. Je sens se plaindre en moi toute cette humanité contre laquelle j’ai lâché les Barbares.

— Les Barbares ?

— Eh ! oui. Les tribus de la Pinède sont barbares. Ne vous abusez pas sur la promptitude de leurs progrès dans un ordre tout matériel. À l’heure où je prévois qu’elles se rueront en conquérantes sur la terre, leurs inventions auront pris plusieurs siècles d’avance. Elles seront extraordinairement plus instruites et mieux armées que l’adversaire pour le carnage, la destruction et la mort. Mais s’il est possible à l’activité d’êtres intelligents d’accélérer considérablement l’étude des Sciences, la conscience des peuples demande infiniment plus de temps pour faire fleurir et pour faire mûrir ces fruits de la noblesse humaine, la générosité, la justice, l’amour du beau, en un mot la civilisation. Il y faut une culture plus de vingt fois séculaire sans en rabattre d’une saison. Pensez-vous que nous-mêmes, dont les traditions se perdent dans la nuit des temps, nous ayons dépassé le balbutiement de cette langue d’amour universel ? Si l’homme m’a paru insupportable, c’est justement qu’il s’en faut encore de milliers de siècles de méditation et de souffrance pour qu’il soit le vrai Homme dont j’oppose à son imperfection le type idéal.

« Quoi qu’il en soit, la lutte de la Pinède et du Monde sera l’inégal et horrible combat de nos frères contre des Nains industrieux et brutaux, imposant par la force d’effarantes machines la morale élémentaire des Vandales et des Huns. Il y a eu dans l’Histoire, ajouta le Docteur, des régressions analogues à celles qui se produira fatalement par la victoire de ces Barbares, mais elles n’en peuvent donner une idée même approximative. C’est tout un passé qui se perdra : celui dont nous aurons été… Et je ne puis plus accepter cette perspective.

— Un mal qu’on prévoit de si loin est sans doute évitable.

— Je n’ai pas manqué d’y songer, et c’est l’explication de mon attitude à votre égard. Voici comment la question se pose. À l’heure actuelle, les Petits Hommes ne contestent en aucune façon mon autorité placée bien au dessus de leurs discordes et vénérée de tous les partis. Mais je ne les liens que par un fil : le dogme de l’intangibilité de la Muraille. Un jour ou l’autre, le fil sera rompu et, s’il y a quelque chose de surprenant en même temps qu’instructif pour un moraliste, c’est qu’il ne l’ait pas été déjà. Vous voyez ici l’empire des traditions ! La première idée que les pères donnent aux fils à l’heure où s’ouvre leur intelligence, c’est que le Mur de l’enclos est infranchissable et qu’il n’y a rien au-delà, que l’effroi, la torture et la mort. Et la force de cette impression, la première reçue, est telle que jamais personne n’osa jeter un regard sur le dehors ; les colonies humaines ne s’approchent même pas de l’enceinte ; on n’en parle qu’avec terreur. Le bruit de la mer et le silence de la plaine contribuent à perpétuer cette crainte salutaire : c’est comme si Béhémoth aux aguets et Léviathan furieux gardaient les issues de l’enclos où ces petits êtres sont, tout bien pesé, mes prisonniers.

« Je puis tout sur eux si le dogme tient bon… Mais il est impossible qu’il tienne indéfiniment, il est impossible qu’il ne tombe pas ; sa ruine menace : c’est une question de temps, peut-être de jours, peut-être d’heures. Si la curiosité qui est le grand moteur de l’humanité pensante n’inspirait pas à mes sujets l’audace des profitables évasions, la faim qui est le grand moteur de l’animalité y suffirait bientôt. L’espace devient trop étroit pour le nombre croissant des bouches affamées. Il est de toute nécessité que le Mur soit franchi par des hordes dont les entrailles douloureuses parleront plus haut que les cerveaux apeurés. Le besoin est le grand tueur de dogmes.

— Oui. Tout cela est logique. Mais, ce jour que vous redoutez, ne siérait-il pas de le hâter, d’en favoriser la venue avant que le peuple de la Pinède se soit accru au point de donner du trouble au monde ? Assez forts pour vous échapper, les Nains seraient encore trop faibles pour la lutte ; ils seraient ailleurs vaincus et captés aussitôt, alors que la temporisation…

— Je n’en sais rien, interrompit Dofre en levant les bras d’un air de fatigue. Le profil que l’univers tirerait d’une telle abdication ne me paraît pas assez sûr pour que je m’y résolve, ne possédant pas d’ailleurs la vertu de renoncement. Libres, mes créatures ne s’éloigneraient sans doute de la forêt natale qu’autant que le voudrait la nécessité. Elles resteraient groupées, inquiétantes, sur la lande, et leurs audaces progressives comme leurs forces ne deviendraient conquérantes, n’éveilleraient les résistances qu’avec mesure. Je ne sais pas… Je sais que j’aurai ouvert l’antre des vents et des tempêtes, sans prudence. Et ce que je sais surtout avec certitude, c’est que mon règne serait fini. Oh ! je n’envisage pas une blessure d’orgueil. Mais je serais, cessant d’être aveuglément honoré, l’oppresseur atavique et détestable, celui qui, rétrospectivement, après la liberté et la vérité conquises, paraîtrait — à très bon droit du reste — y avoir toujours fait opposition, avoir imposé la prison et le mensonge, cette autre prison ; au demeurant, un géant, mais un homme vulnérable et tout semblable aux autres, solitaire donc plus faible que tous. Voilà ce que les homoncules apprendront rien qu’en sautant le Mur et en poussant le regard jusqu’à l’horizon. Et juste au moment où mon autorité importerait au salut du monde comme un frein nécessaire, ma création s’en libérera rageusement pour se précipiter, immorale et formidable, sur la terre immense. Vous entendez bien, mon ami, que vous et moi serons les premières victimes de cette révolution et que notre sort est inéluctable. Le Dieu qui cesse d’être Dieu devient l’obstacle qu’on brise.

— Que concluez-vous alors ?

Le vieillard me saisit le bras qu’il serra convulsivement et, les yeux dans mes yeux :

— Ni demain, ni jamais les Petits Hommes ne doivent franchir le Mur. Il ne le faut pas ! dit-il d’une voix basse et passionnée.

— Mais vous venez de démontrer que cet événement est une nécessité de l’avenir…

Il ne le faut pas, répéta Dofre avec insistance, comme s’il voulait que je devinasse une pensée qu’il taisait.

Je cachai ma gêne sous une interrogation ironique.

— Le Dieu méditerait-il un nouveau Déluge ? Rêverait-il de lancer la nuée ardente qui consuma la Pentapole ?

La gravité avec laquelle Dofre accueillit cette plaisanterie un peu forcée me fit mal. Un froid silence tomba.

— Je ne crois pas, dit-il enfin, que nous soyons acculés à ces moyens extrêmes. L’homme suffit généralement à se détruire, pour peu qu’on veuille l’y encourager. Il y est même naturellement enclin. Ce que serait aujourd’hui la population de mon domaine confondrait le calcul si, s’ajoutant aux multiples causes de mort naturelle, les dissensions et les carnages n’avaient constamment travaillé à la réduire. L’excédent des naissances sur les morts reste suffisamment effrayant.

« J’ai songé qu’une bonne politique de divisions, délibérément poursuivie et intensifiée par nos soins, serait un préventif énergique contre tous nos maux. Un jardinier n’hésite pas à éclaircir les semis poussés trop denses. Coupons, sarclons, déracinons ; il en est peut-être temps encore. Appelons la guerre à notre secours, et qu’elle fasse de bonne besogne ; que le sang des jeunes hommes aille grossir les ruisseaux et que la terreur tarisse pour une génération le sein des femmes ! Que les peuples raréfiés reculent vers le temps de leur faiblesse originelle ! Ah ! la guerre, mon ami, quelle chose divine et mystérieuse ! Les créatures ensanglantées s’accusent mutuellement du fléau dont elles souffrent ; les mystiques y voient un châtiment du ciel ; les plus intelligents s’avouent confondus et murmurent vaguement contre un je ne sais quoi d’imprécis qu’ils nomment Fatalité. Et la vraie cause, inconnue de tous…

— C’est que ?

— … les dieux ont peur !

— Ah ! Monsieur, m’écriai-je avec colère, reprenez votre donation. Se pourrait-il que je fusse complice de vos horribles desseins ? Je partirai.

— Et vous vous laverez les mains, n’est-ce pas ? Enfant qui ne parvenez pas encore à réaliser votre divinité ! Supposez Dieu existant réellement au fond des Cieux alors quvil n’est peut-être qu’une fiction nécessaire au langage. Voyez-vous qu’il intervienne pour empêcher les fleuves de déborder, la terre de trembler, les volcans de vomir la flamme, les gros poissons de dévorer les petits, les peuples de se décimer ? Il a voulu cela pour l’accomplissement de desseins qui ne sont pas les nôtres et que nous ignorerons toujours. Et il est si supérieur à la morale humaine que le Croyant bénit sa main tout aussi bien quand elle frappe que lorsqu’elle caresse. Ceux mêmes qui n’adorent pas se résignent en disant avec le poète :

Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient

« Les imbéciles seuls blasphèment, également incapables de nier Dieu et de se fier en lui sans le quereller sur les moyens qu’il emploie pour créer la grande harmonie inconnue. Ce que Dieu est pour nous, s’il existe — et s’il n’existe pas, tout devient indifférent — nous le sommes pour le peuple de la Pinède. Nous ne lui devons pas de comptes, tout en le gouvernant au mieux de ses intérêts ; et si ces intérêts se trouvent en conflit avec des intérêts supérieurs de nous seuls connus, il doit bénir notre main qui le sacrifie justement.

« Ou ce petit monde sera déchiré, ou il déchirera l’autre, le grand. Voyez-vous au dilemme une échappatoire ? Laissez donc, d’un cœur paisible les choses aller, quelque pénibles qu’elles soient. Aussi bien je ne vous demande aucun acte. On croit, dans la Pinède, que vous êtes mon ennemi ; votre présence a donné prétexte à la révolte de la plèbe contre ses maîtres. Consentez à cette rivalité apparente, laissez l’erreur se propager, n’y contredisez pas par vos paroles et vos gestes. Restez lointain, rare et furtif dans vos apparitions. C’est tout ce que je veux et tout ce que j’attends, tout ce que j’espère de votre présence ici. Un peuple divisé dans ses croyances est un peuple qui s’égorge. Observons. Et, termina-t-il en levant la séance, habillez-vous : le déjeûner doit-être prêt.

CHAPITRE vii
L’hiver.

Du jour où le maître de Capdefou m’eut confié sa pensée et concédé des droits sur sa terre, il manifesta nettement par son attitude qu’il entendait résigner peu à peu entre mes mains tous les soucis du gouvernement. Il en fut de lui comme de ces magistrats arrivés à l’âge de la retraite, qui épuisent les restes d’un zèle consciencieux à éclairer leurs successeurs sur la complexité des affaires en cours mais non sans marquer par un certain air de détachement que leur responsabilité en devient d’heure en heure plus légère. Il gagnait en bonhomie ce qu’il perdait en majesté, visiblement soulagé du fardeau dont il avait chargé mes épaules et réservant les froncements olympiens de ses sourcils pour les circonstances où ma jeune inexpérience l’obligerait à intervenir. Ainsi que le veut ordinairement la nature, les misères de l’âge croulèrent brusquement sur lui, vers cette fin d’automne, n’étant plus retenues par l’énergie active qui leur avait si longtemps opposé une digue. Et je pris plus d’indépendance à mesure que la vieillesse l’accablait de ses incommodités.

C’est alors que lentement, et non sans prudence, je m’avançai dans l’intimité des Petits Hommes de la Pinède.

Mes incursions furent d’abord exclusivement nocturnes. Je gardais une certaine crainte d’être aperçu sans utilité et commençai par explorer les marges du domaine sans y pénétrer tout à coup. Chaque nuit je poussais plus avant, mais méthodiquement, après avoir sondé le terrain mètre par mètre, noté les choses curieuses que j’y découvrais à la clarté lunaire et les fourrés propres à me servir de refuge en cas de surprise.

Peu à peu, j’eus ainsi une suffisante idée de ce petit monde et cela sans trop le troubler. À plusieurs reprises, il m’arriva de saisir des bruits de fuite, sans que l’obscurité me permît de les attribuer soit à des hommes, soit à ces animaux qui sortent la nuit. Il est infiniment probable que mes promenades eurent des témoins et tout à fait certain qu’on reconnut les traces de mes pas ; mais je pense que ces indices, par peur ou par respect, décidèrent les Nains à s’enclore plus hermétiquement dans leurs maisons, depuis le crépuscule jusqu’à l’aube, pour éviter une rencontre.

Tandis qu’ils avaient ainsi tout le loisir de s’habituer à moi, je me prenais d’admiration pour leur industrie à l’aspect des jolis villages dont j’osais m’approcher, des ateliers muets dans lesquels je promenais la lueur vacillante d’une allumette en m’aplatissant contre la terre pour regarder de près de petites merveilles de mécanique qui eussent tenu dans le creux de ma main. Il y avait des forges où l’on fondait et martelait d’infimes parcelles métalliques arrachées à des cailloux, des métiers à tisser de délicates fibres végétales ou des poils d’animaux, des moulins-joujoux adaptés à écraser les graines alimentaires, à extraire les huiles et les jus des fruits, à fouler de cotonneux duvets. D’autres machines me parurent fabriquer de la pâte à papier, et je ne parle pas d’une foule d’engins dont les usages me sont restés inconnus. La force motrice était empruntée au vent, à l’eau, à la vapeur, voire à de petits rongeurs domestiqués tournant dans des cages circulaires, autant du moins qu’il m’était permis de le penser devant ces ateliers au repos ! Je trouvai près des fermes disséminées dans la campagne, des réduits pleins d’animalcules d’espèces communes, notamment les Annelés et les Insectes que, sauf les abeilles et les vers à soie, nous ne savons pas utiliser pour nos besoins, et dont les Petits Hommes faisaient judicieusement l’élevage pour en tirer soit de la nourriture, soit des matières tinctoriales ou tout autre chose.

Je comprenais maintenant comment ce peuple parvenait à se procurer des moyens d’existence dans un clos à la vérité très étendu, mais néanmoins trop limité eu égard à la multitude de ses habitants. Nous autres, nous voyons les choses de trop haut pour ne pas ignorer la plus grande partie des ressources qu’elles renferment. Notre terre est si grande que nous sommes très loin d’en avoir inventorié toutes les richesses et, prodigues de ses dons, nous dédaignons les miettes. Il faut avouer d’ailleurs que pour des êtres de notre taille, certaines économies sont tout à fait négligeables. Les Hommes de la Pinède, considérablement moins élevés au-dessus du sol, voyaient mieux les détails de la nature et le besoin leur avait appris à n’en négliger aucun. Du pin, essence qui ombrageait le plus grand espace de leur séjour, ils tiraient l’amande qui nourrit, la résine qui éclaire ; avec les écailles et les aiguilles, ils couvraient leurs toits et confectionnaient de multiples objets mobiliers. Mais il y avait d’autres arbres, des chênes-rouvres et des chênes-liège dont ils estimaient les glands, des érables dont ils extrayaient un sucre. Ils savaient enter les arbustes des buissons et en adoucir les fruits coriaces. Ils amélioraient par la culture une foule de graminées que nous dédaignons et y trouvaient de la farine et du fil. Ils ne rejetaient pas la peau et les os des petits animaux dont ils avaient mangé la chair, et les élytres même des insectes que nous écrasons sans y penser cédaient à leurs vêtements un enduit imperméable. Je n’aurais point tôt fini, si je devais énumérer toutes les productions naturelles qui subvenaient au vivre et au couvert de ces homoncules, en mettant même à part le gibier noble, de poil et de plume, que la haute classe se réservait, massacrait avec méthode, les Poissons et les Crustacés qu’elle avait le privilège de pêcher et les Mollusques marins dont le flux poussait les colonies bien avant dans la rivière.

Avec le temps, je m’enhardis jusqu’à m’attarder dans les sous-bois après le jour levé, contemplant par les éclaircies des branches l’affairement du réveil. Au loin, des laboureurs égratignaient le sol du bout pointu de l’araire et jetaient les semences, de ce geste émouvant qui semble libérer de la vie. Les maisons érigeaient des aigrettes de fumée et les mille métiers rendaient des fredons musicaux d’insectes volants. Dans l’air limpide et sec des matins frileux, le marteau du forgeron et la hache de l’émondeur sonnaient comme un cristal qui se brise.

Souvent le ciel était obscurci par des nuées d’étourneaux que le vent retroussait tout à coup, montrant la doublure blanche de milliers d’ailes battantes. Une à une, les familles d’oiseaux migrateurs s’exilaient, poursuivies par le rire saccadé des pies sédentaires jouant de leurs éventails à la cîme des pins, tandis que les corneilles éployées se laissaient porter par les souffles, comme des lambeaux noirs de papier brûlé. Des trottinements, des notes de buccins, la fuite d’une fauve silhouette sur le sentier, le bruit strident d’un départ aérien m’avertissaient soudainement qu’une troupe de Mangeurs-de-Viande suivait la piste d’une proie ; et je me cachais en hâte sous le couvert, soucieux d’échapper à leurs regards ainsi qu’une divinité populaire dont les faveurs se refusent aux puissants. Mais, progressivement, je me relâchai de mes précautions à l’égard des artisans et des travailleurs de la terre, hantant avec plus de familiarité les lieux où ils avaient leurs demeures. Souvent à mon approche la chanson des métiers, les mille voix du travail s’éteignaient brusquement, des galops s’apeuraient, un grand silence tombait sur la campagne désertée. Sans doute les Petits Hommes avaient-ils vu mon ombre géante courir sur leurs toits et leurs champs. Ainsi une religieuse terreur se répandait-elle jadis dans la campagne d’Arcadie quand les bergers croyaient entendre le Dieu Pan rire dans les branches.

Or le hasard d’une de ces promenades me conduisit un jour dans un coin de la Pinède singulièrement remarquable pour sa solitude et sa beauté. C’était un lieu relativement élevé et l’un des points culminants du domaine. Un cataclysme des époques géologiques y avait culbuté les uns sur les autres de massifs blocs granitiques maintenant couverts de lichens et de mousses. On eût dit le dos monstrueux d’un troupeau d’éléphants endormis. De grands fûts rougeâtres de pins jaillissaient d’entre les pierres, avec des touffes de buis et des masses de houx toujours verts, si denses que ce coin de forêt était impénétrable aux pâles rayons du soleil hivernal. Une odeur balsamique mêlée à celles des choses humides et pourries surprenait les narines, faisant ressouvenir de ces chambres mortuaires où s’évadent à la fois les exhalaisons des fleurs malades et la fumée des cires.

À mesure que je pénétrais dans ce lieu d’un pas ralenti par une curiosité craintive, j’y distinguais des arbustes dénudés aux branches desquels étaient appendus de singuliers fruits ; et mon oreille s’emplissait de lamentations, de cris terribles, comme ceux des oiseaux dont on a volé le nid. Plus près encore, des plaintes articulées, des imprécations me révélèrent la présence d’un groupe humain paraissant assemblé pour des rites funèbres. Par discrétion, je contournai l’amoncellement des roches, en quête d’un observatoire commode, et je parvins sans bruit, à la force des poignets, jusqu’à un sommet inaccessible pour des êtres de si petite taille, d’où je pus, sans la crainte d’être suivi, sans la crainte d’être vu, embrasser toute la scène. Je reconnus d’abord que les fruits extraordinaires accrochés aux branches basses étaient des corps de suppliciés, plus ou moins anciens, qu’on avait enduits de résine pour les conserver plus longtemps aux méditations du populaire — et que les arbustes dépouillés de leur écorce étaient des gibets. À l’un de ces gibets, un Nain qu’on venait tout juste d’y suspendre luttait encore dans les soubresauts de l’agonie et une vingtaine de petites figures contractées par le désespoir, la bouche pleine de sanglots, contemplaient cette vision d’horreur. Des bras impuissants se levaient au ciel et se tordaient, des cheveux dénoués claquaient au vent. Une femme grande comme une poupée avait déchiré ses vêtements et nue, sanglante, abattue contre la terre, enfonçait ses ongles en sa chair. Des voix grêles criaient vengeance, lançaient des insultes, imploraient justice, ou discutaient âprement les motifs de la condamnation, me laissant comprendre au milieu du vacarme que cet homme mourait là pour un misérable délit de braconnage, pour un moineau pris au lacet !

Hélas ! jusqu’aux limites infimes des espèces, c’est la loi du puissant de tyranniser le faible et il n’y a point d’utilité à nier que la force crée le droit. Si les faibles réagissent en se liguant et sont victorieux ensemble, ils n’ont fait que déplacer le droit en déplaçant la force, immuablement souveraine.

— Ô Toi qui souffles la fumée, criait-on, tu permets donc ces choses iniques ? Où caches-tu ta face, Esprit du Feu ?

Et des litanies larmoyantes et furieuses montaient de ce petit tas d’hommes.

Je vis et j’entendis tout cela dans le quart d’une minute et, d’instinct, sans mesurer la portée de mon geste, je bondis au milieu de la famille désolée. Il y eut un grand cri de terreur et, quand je regardai à mes pieds, j’étais seul dans le silence. Le pendu avait cessé de s’agiter au bout du rameau.

Je le détachai et le pris dans mes bras. Il était violet et sans souffle, pauvre petite chose morte, pantin aux ficelles cassées. Une grande pitié me serrait le cœur. Je savais que des enfants sortaient ainsi du sein de leur mère, livides et déjà cadavres et que les médecins les rappelaient à la vie en les réchauffant, en introduisant de l’air dans leurs poumons flétris. Posant mon manteau sur la pierre, j’en enveloppai le supplicié et mettant sans horreur mes lèvres sur les siennes, je soufflai rythmiquement dans la bouche froide. De mes deux mains pressant les côtés de la frêle poitrine, je la comprimais et je la dilatais tour à tour et, mécaniquement, elle s’emplissait et se vidait en un râle léger. Au bout d’un quart d’heure, en sueur, je fis une pause ; les lividités avaient fait place à une rougeur légère des joues et des lèvres et, à ma grande joie, le petit être fut spontanément secoué d’un hoquet. Encouragé, je redoublai mes efforts ; un sang vif colora la peau. La respiration visiblement se rétablissait. Tout à coup le pendu poussa un cri et ouvrit les yeux, très faiblement. Il me parut sauvé. Je l’abandonnai sur la mousse et je m’enfuis. Un murmure me prouva que mon acte de miséricorde avait eu d’invisibles spectateurs, maintenant empressés et joyeux autour du ressuscité.

Un acte, quel qu’il soit, est un événement toujours redoutable et divin. S’ils y réfléchissaient, combien de ces hommes, qui s’agitent insoucieusement à la surface du globe parce qu’ils croient leur activité indifférente et leur geste sans portée, s’affoleraient, d’avoir vécu et se condamneraient, de terreur, à l’immobilité ! Un acte est le point de départ d’une immense série de faits enchaînés qui échappent de plus en plus à la volonté de l’agent et à son contrôle, qui le dépassent, qui l’écrasent de leur importance et de leur majesté. Quand tu agis, mon frère, médiocre et fragile créature, ton mouvement inconsidéré trouble irrémédiablement la face du monde jusqu’à ses limites inconnues. Tu as jeté, passant, un caillou dans le lac et tu es parti, sans pensée ; et cependant, alors même que tu ne seras plus qu’une poussière ignorée, les rides continueront à courir sur l’eau, en élargissant leurs cercles puisque le lac du Temps est sans berges. Tu meurs, toi, et ton acte ne meurt jamais.

Il s’élargit, il prend des significations que tu n’as ni voulues ni prévues ; il entre tôt ou tard dans l’Histoire où tu ne le reconnaîtrais plus, il précipite des catastrophes dont tu refuserais de bonne foi de le croire la cause ou l’une des causes premières. Chut ! personne ne sait le nom du sauvage qui tira, le premier, une étincelle de deux silex heurtés ; pourtant cette étincelle a allumé des incendies où des mondes ont péri. Quand les lèvres effleurent celles de ta maîtresse, sais-tu ce que tu fais ?… Peut-être une révolution dans deux mille ans naîtra-t-elle de ce baiser !

Il est même imprudent de supposer que le rendement mondial d’un acte soit proportionné à la valeur de l’agent et qu’une impériale volition doive modifier plus profondément l’avenir que le mouvement secret d’un moine dans sa cellule. Les forces initiales ne sont sans doute pas égales, mais à quelque distance il n’y paraît plus ; l’être dynamique engendré par le geste semble avoir oublié son père et vivre d’une vie indépendante. Son importance ne tient plus à sa naissauce, elle est le secret du Temps.

Toutefois l’homme qui occupe une situation dominante bénéficie d’un terrible privilège : celui de suivre plus longuement le sillage de ses actes, parce que les premiers effets en sont plus prompts à naître et qu’ils apparaissent comme la foudre au lieu de se dessiner lentement.

Le moindre mot qu’il dit est d’immédiate conséquence : la foule qui l’épie traduit aussitôt en sentence de vie ou de mort un signe de sa main ou le froncement de ses sourcils. Ce qu’il a laissé échapper sans intention est réputé intentionnel ; ce qu’il fait d’inconsidéré est considérable. D’un tutoiement distrait il confère la grandesse ; d’un mouvement d’humeur il tue. Adieu ! naturel, spontanéité ! Silence aux réflexes ! Torture effroyable ! il ne peut remuer sans créer ou détruire et le sentiment de l’énormité de l’action lui est donné immédiatement, violemment, comme à un enfant qui, jouant à tirer sur un fil, ferait éclater une mine !

Pour supporter une aussi exorbitante grandeur, il est de toute nécessité d’être un homme médiocre. Quelques souverains, les seuls sans doule qui fussent complètement conscients, sont devenus fous.

Et moi, j’étais plus qu’un souverain ; j’étais Dieu !

J’étais Dieu sans préparation, sans droit, sans divinité. Un dieu improvisé, agitant une création qui n’est pas de lui et dont le mystère lui échappe, loin qu’il en soit lui-même le principe mystérieux. Au moins les idoles de pierre et de bois sont-elles aveugles, sourdes et inertes ; elles n’usurpent rien : l’immobilité aussi est sacrée !

En ranimant ce pendu, je croyais avoir fait un geste obscurément louable. J’ignorais encore qu’aucun de mes gestes ne pouvait rester obscur et que la moralité des suites m’échappait.

Quelques semaines après l’événement, si mince en lui-même, qui devait avoir une si considérable influence sur les destinées de la Pinède, j’eus la curiosité d’en revoir, en plein jour, le théâtre, et je m’acheminai jusqu’à la colline des Supplices.

Le sol était poudré d’une neige fine qui ouatait le bruit de ma marche et les buissons étaient jolis comme des arbres de Noël.

Soudain, je m’arrêtai, embarrassé. Évidemment je m’étais écarté de ma route et c’était la faute de l’hiver qui, couvrant les choses d’une blancheur uniforme, en masquait le visage familier. Pourtant… il n’y avait pas dans tout l’enclos deux collines comme celle-ci ! J’apercevais tout en haut, entre les grand piliers des pins, le chaos formidable des roches descellées par les pluies millénaires. Mais une muraille à hauteur d’homme, obstacle inattendu, encerclait toute la base du coteau et des centaines de petites habitations aux toits coniques, faisant un hérissement étrange et blanc de neige, se serraient contre cette muraille comme pour monter, aux abords de la forteresse surgie sous la baguette d’une fée, une garde farouche. En si peu de jours, les Mangeurs d’Herbe avaient bâti là une ville annulaire dont la colline, ceinte d’un rempart inviolable, était le centre ! La citadelle du peuple !

Et la garde était scrupuleusement faite ; car, alors que j’étais encore masqué par les sous bois, à plus de cent pas de là, les sentinelles tirèrent de leurs flûtes de longs sifflements avertisseurs d’une présence insolite : et aussitôt chaque hutte vomit de petits hommes noirs, armés d’épieux, qui couvrirent le sol d’une armée grouillante et pleine de clameurs. On eût dit d’une révolution d’abeilles dans un rucher.

Délibérément je me montrai. Ce fut un coup de théâtre. Le temps d’un clin d’œil et toutes les abeilles humaines étaient rentrées dans leurs ruches et l’on n’en voyait plus une seule. Les alarmes belliqueuses avaient fait place à la religieuse terreur. On attendait l’ennemi ; c’était le Dieu qui était venu. Le silence tomba.

Ma curiosité se faisait plus forte. Pas de doute ; la lutte des Mangeurs d’Herbe contre leurs tyrans entrait dans une phase nouvelle et je voulais savoir nettement quel rôle on me faisait jouer dans le drame. Je fis le tour de la colline et trouvai assez facilement un point propre à l’escalade, où la muraille pût être abordée et franchie. Ce que je fis, non sans m’égratigner un peu les mains à l’arête des pierres tranchantes. Quelques gouttes de mon sang tombèrent sur le toit d’une hutte voisine. J’étais dans l’enceinte. Sans prêter attention à ce minime incident, je gravis en courant la hauteur.

Sur la plate forme rocheuse, les fourches patibulaires avaient été arrachées. La solitude était profonde, majestueuse, sacrée, comme dans le Saint des Saints d’un temple redouté. Il y avait là un autel en forme de tombeau, celui des misérables suppliciés en ce lieu, car on y lisait cette inscription gravée dans la pierre et barbouillée d’une inquiétante substance rouge sombre : Aux victimes. Et derrière l’autel montait un mannequin colossal fait de fines baguettes entrelacées avec un art patient de vannier et empâtées d’argile pour donner à l’ouvrage le modelé d’une statue. Ce colosse teinté d’une couleur chair et vêtu d’une draperie grossière avait une pipe à la bouche.

Je n’eus que le temps de le contourner et de me cacher en ses flancs creux par une ouverture ménagée sous la draperie. Un homuncule se hâtait par le sentier de la colline, portant sur ses épaules un fagot de bois résineux. Le bonhomme déposa son faix près de l’autel, souffla un moment en s’épongeant le front, puis, dévotement, se mit à raviver la flamme du foyer.

J’apparus alors brusquement.

— Que fais-lu là ? lui dis-je.

Le petit être poussa un grand cri et s’écroula en tremblant de tous ses membres.

— Maître, dit-il les dents claquantes, ton serviteur Yona, que tu ressuscitas d’entre les morts, est le gardien de ton sanctuaire.

CHAPITRE viii
L’Assemblée.

La Colline des Supplices, lieu désormais consacré, refuge du parti populaire dont nul Mangeur-de-Viande ne se fût approché sans risquer sa vie, abrita de son mystère de nocturnes réunions. Il me fut donné d’assister à l’une d’elles sans être aperçu, dans l’ombre portée par ma propre statue. Historien d’une existence singulièrement romanesque, je voudrais qu’il me fût permis de rompre le cours régulier de mon récit et, empruntant à l’art du romancier ses ressources dramatiques, de faire pénétrer à brûle-pourpoint le lecteur que je me suppose, au milieu de cette assemblée qui fut mémorable.

Des orateurs nombreux, des agitateurs s’étaient succédés, avaient fait une tribune de cet autel qui, étant aussi un tombeau, se prêtait également à l’évocation de la barbarie humaine et à celle du divin courroux. Frappant du pied la pierre funèbre et propitiatoire, ils avaient répété en des proportions réduites le geste de Virginius montrant à la fois la tendre victime du décemvir et le temple du Capitolin, vengeur des crimes.

Aux lueurs du buisson ardent de mille torches fumeuses, la foule couvrait la colline d’un grouillement vermineux, de noirs remous frissonnants. Et le murmure de cette multitude, modulé tour à tour par la curiosité, la douleur, la colère, prenait des valeurs musicales étranges, faisait penser à quelque chœur de drame antique aux paroles inentendues.

Maintenant, c’était Yona qui était debout sur l’autel.

— Mon frère Peuple, dit-il, les voix que tu viens d’entendre, les voix irritées qui parlaient de mort et de misères, de crimes et d’injustices, sont les voix d’un passé désormais éteint, du temps où Celui-qui-a-la-barbe-blanche ouvrait seul sur les hommes son œil lumineux. Que le bras me sèche, si je parle mal de Lui : car s’il a mis au-dessus de toi des hommes de sang, s’il a permis que les méchants jouissent d’une félicité précoce, tandis que tes pères ont attendu vainement, depuis les origines, l’exaltation et la paix, c’est qu’il te réservait l’avenir tout entier. Il suffit d’une saison pour que l’ortie vénéneuse atteigne plus de deux fois la taille d’un homme, mais la suivante saison la flétrit et la dessèche. Au contraire, l’amande du pin doit souffrir longuement que la terre pourrisse son enveloppe ligneuse ; ses radicules se fraient dans le sol un chemin laborieux, avant que ne s’épanouisse le premier sourire d’une lame verte au bout de la tige encore fragile. Mais l’arbre bienfaisant et sacré grandira toujours et survivra à d’innombrables générations.

« Tes tyrans sont, en vérité, comme l’ortie et toi comme le pin. Je t’annonce que le temps de leur dessèchement est venu et que tu vas enfin porter feuille. Un nouveau Maître s’est révélé, doux et terrible à l’image du Feu, sa préfigure que nos ancêtres ont vénérée au temps légendaire du grand Hiver. Il nous était annoncé dès l’aube du monde par le Formateur comme un justicier qui viendrait punir les méchants. Et il est venu, mon frère Peuple, portant la flamme à la bouche et rejetant la fumée par ses narines.

« Dis-moi, à qui donc est-il apparu au temple dans la nuit inoubliable ? À quelqu’un des Vieillards dépositaires des Textes ? ou bien à des Riches nourris de la chair des bêtes ? Non, je te le dis véritablement ; mais à des femmes de pauvres, assemblées pour prier et gémir. Et le feu de Sa bouche ne leur a point fait de mal. Depuis lors, il l’a souvent visité, mon frère Peuple et quand Son ombre avait passé sur tes champs, il te semblait (n’est-ce pas ?) que le noyau était moins lourd et la terre plus féconde.

« Mais je suis le témoin d’une plus grande merveille, car j’ai été mort et je suis vivant. Les Mangeurs-de-Viande (sur eux l’abomination !) avaient martyrisé mon corps et le monde était devenu tout noir devant mes yeux. Déjà les fourmis s’assemblaient, attirées par l’odeur de mon cadavre. Et j’étais une chose insensible, ne connaissant plus rien du temps, froide depuis une minute ou mille jours, car ce sont deux mesures égales pour un mort.

« Tout à coup, le sang se remit à chatouiller mes veines et la vie descendit dans ma poitrine desséchée. Ce fut comme si Quelqu’un, penché sur la margelle d’un puits, rappelait mon âme des abîmes. Et je connus, mon frère Peuple, que Celui-qui-lance-la-Flamme avait Sa Bouche sur la mienne et que son vénérable baiser refaisait de moi un homme.

« Penses-tu maintenant que je pourrais mentir et renvoyer en de vaines paroles l’haleine divine qui gonfla ma poitrine ? Je te certifie que tout ceci est un signe, le signe de l’Alliance nouvelle entre ton Maître et toi, Peuple dont je ne suis que l’un des membres. Nous sommes à une fin et à un commencement. Une porte s’est fermée, une porte s’est ouverte ; le vieux peuple souffrant est mort ; le jeune peuple fort et victorieux est né, comme je suis né à une seconde vie. La rigueur a fini son temps ; l’amour vient de naître. Le Maître soufflera sur tes ennemis et ils seront de la poussière au vent.

Yona se tut. Les torches brandies jetèrent des lueurs plus vives. À la surface de la multitude, des vagues coururent et l’âme bruyante de tout un peuple essora, formidable. Ce fut d’abord le tumulte confus, l’inextricable écheveau sonore qu’embrouille un orchestre ivre en l’absence du chef. Des cris aigus, des cascades chromatiques de sanglots et de rires, des mélodies qui s’ébauchent et qu’aussitôt submerge la lame de fond des voix graves et colères ; un bruit informe, discordant, insupportable à l’oreille. Et peu à peu, dans ce désordre chaotique, une sorte de rythme vacillant apparaissait, acquérait de la force, en même temps qu’une tonalité s’avérait fondamentale, imposait son règne, regroupait les voix anarchiques.

Tout à coup, sans qu’on sût comment, l’accord fut fait. Une phrase large, puissante, se développa ; majestueux choral, prière ardente et nuancée, splendide chant de foi et de victoire, dans lequel chaque minuscule élément de cette humanité faisait sans s’en douter sa partie avec justesse, parce qu’un Être collectif subitement était né, parce que tout assentiment d’une multitude à une idée unique est naturellement harmonie et musique. Si le génie de Beethoven avait pu noter l’hymne merveilleux, une sœur immortelle serait née à la Neuvième Symphonie.

Mais brusquement le fil mélodique cassa. Des notes fausses et criardes traînèrent. La phrase magique essaya vainement de remonter, affaiblie, l’escalier des sons, persista quelque temps sur un mode mineur et se perdit, inachevée. Un nouvel orateur était monté sur l’autel.

L’homme était d’âge moyen et fort négligé dans sa tenue. D’abord, on ne pouvait que le trouver laid. Au sens de l’esthétique que l’éducation nous a faite, la beauté humaine réside dans le silence et l’immobilité des traits. Qu’une forme inattendue étonne le regard, qu’un linéament s’accuse avec vigueur, usurpe l’attention au lieu qu’elle soit répartie également sur toute la physionomie, aussitôt nous voyons un défaut de construction justement là où un examen approfondi, fouillant jusqu’à l’intérieur de l’être, ferait reconnaître une émouvante harmonie entre l’individu spirituel et son enveloppe. On ne permet à l’âme qu’une expansion modérée vers la superficie. On est troublé par un visage trop mobile et trop parlant. On veut bien que la vie s’y montre en des expressions fugaces, à fleur de peau, comme par accident, mais non qu’elle y laisse les traces indélébiles de ses habitudes.

         Je hais le mouvement qui déplace les lignes,

fait-on dire à la Beauté.

Or, la grandeur humaine étant faite d’un martyre intérieur, il est de toute impossibilité qu’une forme plastiquement belle suivant cette convention contienne une pensée vaste, personnelle, violente et libre. Seul l’homme imperturbablement serein, qui s’est soumis sans lutte à toutes les traditions, qui accepte toutes les lois, qui est cuirassé de certitudes et se garde d’innover comme de pécher, peut être, avec l’aide de la : nature, beau comme un archange. Le monde trouve des laideurs monstrueuses à tous les révolutionnaires et, à en juger superficiellement, il n’a pas tort. Dante était laid, et aussi Danton. Mais à travers ces laideurs-là quelque chose transparaît ; une lumière d’étoile ou le rouge flamboiement d’une torche. Le bellâtre a passé, son image s’efface aussitôt : ce n’est personne. Mais surgisse une de ces faces formidables secouées par le feu intérieur comme les terres volcaniques, on se retourne, on n’oublie plus : c’est quelqu’un.

L’agitateur qui succédait au bon Yona était ainsi. Une vie tumultueuse s’était inscrite sur ce front démesuré, noirci, crevassé, et plus rien n’y était lisible que des pensées de négation et de révolte. Et ce monstre, qui restait grotesque à mes yeux à cause de sa petitesse ridicule de figurine japonaise, eût été, géant, hideusement beau comme un temple incendié.

— Peuple, dit-il, tu rêves et Yona berce ton sommeil. Si je te secoue, quel châtiment me réserves-tu ? Pourtant mon amour pour toi me commande de te braver, de blasphémer ta foi, de bouleverser les traditions léguées par tes pères. La Vérité n’a point un sourire d’enfant ; c’est une belle brute impudique, qui fait peur d’abord et dont les premières caresses font mal comme des coups. Si je te la montre, me pardonneras-tu ? Qu’importe. La voici. La vérité, Peuple qui t’agenouilles parce que tu ne sais pas penser, qui pries parce que tu ne sais pas vouloir, c’est qu’il n’y a pas de Protecteur et qu’il n’y a pas de Maître…

Il s’arrêta pour mesurer l’effet de ses paroles. Un trou de silence se creusa dans l’auditoire stupéfié. Et puis on entendit quelque chose qui ressemblait au brisement cristallin d’un ruisseau sur les pierres, d’un ruisseau qui, recueillant sur son cours les ondes d’affluents nombreux, s’enflant d’une crue rapide, croula tout à coup en cataractes stridentes. Le peuple riait.

Pas de Maître !… Parbleu ! la négation était moins sacrilège que bouffonne. C’est un présage de fin du monde quand l’humanité perd le sens de l’absurde et, gravement, nie le soleil ! Pas de Maître… Voyons, quel homme sensé a jamais proféré une telle parole ? Nos pères et les pères de nos pères ont adoré l’Évidence… et celui-ci, tout seul, veut en détruire le culte ! En voilà un qui prétend que deux et deux ne font pas quatre, que le feu n’a point de chaleur et le jour point de lumière ! Mais pauvre dément, tous ceux qui sont ici ont vu de leurs yeux Celui-à-la-barbe-blanche. Et point n’était besoin, au reste, de le voir : l’ordre qui règne dans toute la Pinède proclame sa toute-puissance. Toi-même, misérable, comment existerais-tu, s’il ne t’avait donné l’être ? Comment parlerais-tu, si tu ne tenais de Lui ce langage même que tu emploies à le blasphémer ?… Pas de Protecteur !… Et il dit cela devant le ressuscité !

L’homme laissa s’éteindre le rire et il reprit :

— Je connais Celui-à-la-barbe-blanche, et je n’ignore pas le nouveau-venu, Celui qui-lance-la-Flamme ; mais je ne sais pas qui ils sont. On m’affirme que le premier m’a donné l’existence ; c’est possible mais ce n’est pas prouvé. Il y a des bornes au savoir humain, au-delà desquelles l’Inconnaissable dresse son mystère. Mais si ma science est courte, du moins je ne dis que ce que je sais. On m’affirme encore que Yona a été mort et qu’il ne l’est plus. Je constate qu’il vit, mais ni moi ni personne, ni lui-même n’a vu les preuves de sa mort réelle ; et la résurrection d’un homme est un phénomène trop rare pour qu’on l’accepte sans un million de preuves.

« Ne quittons donc pas le ferme terrain des réalités et cherchons ce que nous pouvons connaître des deux Êtres dont la stature nous étonne. Ils sont cinq fois plus grands que nous, mais trente fois moins grands qu’un de ces pins ; donc bornés dans l’espace. Nous sommes nés après eux et mourrons avant eux ; mais il suffit de comparer la vieillesse de l’un à la jeunesse de l’autre pour comprendre que leur exislence évolue, comme la nôtre, vers la mort et qu’ils sont bornés dans le temps. Ils portent des vêtements, donc ils sont sensibles au froid. Je serais fortement tenté de croire qu’ils se nourrissent, mais je ne veux rien dire que je n’aie vu.

« Ce que j’ai vu et ce que je puis dire, c’est que Celui-qui-lance-la-Flamme n’a pas sans effort franchi la muraille que nous avons élevée autour de la montagne. Malgré ma terreur, je l’observais, caché au coin le plus obscur de ma maison. Un caillou l’a blessé à la main et il a saigné comme un homme. Et l’on me dira de lui comme de l’autre qu’il est la Toute-Puissance, le Principe de la Vie, l’Éternel et l’Omniscient ! Moi je dis qu’ils sont, comme nous, des créatures, si tant est qu’il y ait eu une création et qu’on puisse assigner à ce monde un incompréhensible commencement.

Des interjections irritées fusèrent, puis des chuchotements réclamant le silence. L’orateur continua.

— Peuple, il est indiscutable que la source a des droits sur la rivière, le formateur sur son ouvrage et la cause sur l’effet. Mais si je t’ai fait partager mon opinion, que ces Êtres, nonobstant leurs proportions colossales, n’imposent pas plus que nous de lois à la Nature et sont tout au contraire assujettis, de même que nous, à ses rigueurs, tu conviendras que ce n’est pas eux, mais la Nature qu’il nous faudrait adorer. Elle seule est notre véritable cause, notre véritable source, notre véritable formatrice. Ceux-ci ne se sont élevés au-dessus de nous que par leur force et notre soumission ; ils nous ont domestiqués comme nous ayons domesqué les espèces animales plus débiles. Mais si notre autorité sur des bêtes qui ne pensent point est nécessaire et presque légitime, toute volonté qui s’impose à des êtres pensants est une tyrannie. Quiconque naît avec une petite flamme allumée en son cerveau naît libre !

Une voix cria : « Prends garde ! Tes paroles les offensent ! » L’homme sourit.

— On m’apporte un argument inattendu contre leur souveraineté, s’il est vrai que les paroles d’un être aussi chétif les trouvent vulnérables ! Et si, par fortune, ils châtiaient ces paroles qu’ils n’ont pas pu arrêter dans ma gorge, mon argument aurait encore plus de valeur, car châtier est un signe de faiblesse.

« Mais peut-être, les supposant non à tort plus robustes et plus intelligents que nous, tient-on à se ménager leur protection et leur alliance ? Voyons donc ce que dans la suite des temps, nous avons gagné à nos supplications. Celui-à-la-barbe-blanche a-t-il une seule fois réfréné les passions des Rois et des Mangeurs-de-Viande ? A-t-il abaissé une main vengeresse sur les massacreurs, les pillards et les bourreaux ? A-t-il fait honte à la caste des Vieillards de sa politique tortueuse, de ses calomnies, de ses anathèmes et de ses bûchers ? A-t-il encouragé les justes revendications des pauvres et leurs justes ressentiments ? Tout au contraire c’est en son nom que nos persécuteurs nous ont toujours livré bataille. Ils ont mis son signe sur leurs bannières et nous ont dit que la distinction des riches et des pauvres avait été faite par lui. Et les Vieillards auxquels il confiait ses messages ont béni ceux qui disaient cela.

« Assurément je ne lui reprocherai pas l’abus que les méchants firent de son autorité. Mais je ne saurais que l’imaginer impassible, voire curieux du spectacle de ces horreurs, puisqu’il n’a même pas froncé le sourcil pour les faire cesser. Et le mieux que je puisse dire de lui, c’est qu’il fut toujours comme s’il n’était pas.

« Et maintenant qu’un nouveau Maître est venu, on veut sur de faibles indices nous faire entendre que tout est changé, que l’Amour va remplacer la Fureur ! ces deux êtres seraient donc en querelle ? Si deux législateurs se battent, je ne sais plus où est la loi. Le Nouveau a-t-il converti l’Ancien ? Alors la vieille loi était perverse ou c’est la nouvelle qui ne vaut rien. Ou Celui-à-la-barbe-blanche est un monstre, ou Celui-qui-lance-la-Flamme est un usurpateur. Pour moi ma conviction, c’est que nous sommes dupes des apparences et qu’en réalité ils s’entendent ; et que nous n’y gagnerons rien. Je reconnais l’acte de bonté dont Yona a recueilli le bénéfice ; je reconnais que le nouveau Maître semble se pencher sur nous avec quelque mansuétude. Attendons la fin. Il a sans doute quelque dessein caché qui s’accorde momentanément avec notre intérêt, mais qui ne peut lui être identique. Qui prétend être notre Maître ne veut pas ce que nous voulons. Un Maître, c’est forcément un ennemi.

L’assemblée était devenue houleuse. On se bousculait, on s’écrasait ; des contre-courants faisaient des tourbillons dans le flot noir dont les lames successives, portant à leur crête une écume de malédictions et d’injures, venaient frapper le soubassement de l’autel. Une mer démontée se ruant à l’assaut d’un phare. L’orateur qui criait vainement dans la tempête faillit être emporté.

Mais les passions de ce peuple, subites et violentes, s’apaisaient tout aussi rapidement. On voulait entendre encore, au moins sous le prétexte d’alimenter son indignation. Les personnes les plus scrupuleuses ressentent une joie inavouée à écouter des blasphèmes. Il y a en chacun des hommes un démon timide qui tressaille aux révoltes d’autrui. Les oreilles de nouveau se tendirent.

— Au surplus, dit l’homme, si tu as cru, Peuple, que j’avais dessein de braver tes convictions pour le vain plaisir de t’amener à mon doute, détrompe-toi. Il me serait indifférent que persistât la poésie des légendes traditionnelles et que tes idoles fussent vénérées, si tu ne trouvais dans ce culte le prétexte d’une inactivité néfaste à tes intérêts. Tes pères t’ont prescrit d’en confier le soin à un Protecteur dont le mauvais vouloir ou l’impuissance furent manifestes. Moi, je te dis que ta force est en toi-même. Ne compte plus sur autrui ; agis, il en est temps. Agis sans Celui-à-la-barbe-blanche ; agis, sans Celui-qui-lance-la-flamme. Agis même contre eux, s’ils font obstacle à ta volonté. Tu es libre. Ton salut est dans tes mains et il n’y a pas d’autre loi que celle que tu auras décrétée. Le Roi, les Mangeurs de Viande, les Vieillards sont tes ennemis ; extermine-les. Ta multitude trop nombreuse est à l’étroit dans le tout petit monde dont les tyrans ont fixé les limites ; fais-en crouler les murs sans souci des sornettes que racontent les vieilles femmes au coin de l’âtre. Ne crois point que la terre finisse là : l’Espace est sans bornes, comme la Pensée. Qui-donc est le Maître de dire au raisonnement : « Ici est la limite de ton droit ? » Les murailles matérielles ou idéales sont toujours de l’arbitraire. On ne fait pas à l’homme sa part ; tout ce que son esprit peut concevoir, tout ce que sa main peut atteindre est à lui. Je t’ouvre la porte de l’Illimité. Marche ! Et ris-toi de ce Dragon fabuleux, de ce Désert légendaire dont tu parles depuis toujours sans les avoir vus. Les vaines terreurs se dissiperont à ton approche…

— Tu mens ! crièrent soudain des voix dans le tapage qu’avait soulevé cette péroraison.

Et l’on vit, en deux points opposés de l’océan humain, une agitation locale faire onduler les taches claires des visages. Deux homoncules s’efforçaient de se frayer un chemin, luttaient contre la foule qui tantôt paraissait les noyer dans le creux de ses vagues, tantôt les portait d’une vague à l’autre, avec des alternatives d’avance et de recul, comme la marée se joue des épaves, et qui les jeta enfin sur l’autel, épuisés et haillonneux. Ils se toisèrent et regardèrent le blasphémateur en silence en reprenant leur souffle. L’assemblée attendait.

— Oui, tu as menti, articula l’un deux d’une voix encore mal assurée. Et nos pères ne nous ont pas trompés. J’atteste qu’un épouvantable désert borne la Pinède du côté où le soleil se lève. Je l’ai vu, moi… J’aurais voulu cacher à tous la témérité coupable qui m’a fait enfreindre le commandement du vénérable Ancien et porter mes regards sur les lieux défendus. Mais la passion du vrai et l’amour de ce peuple que tu voudrais égarer arrachent malgré moi ce secret de ma poitrine. J’ai vu.

« J’osai, un jour d’hiver, monter à la cime d’un de ces pins consacrés qui se dressent près du mur d’enceinte. Et c’est miracle si la terreur ne m’a pas fait choir. Au risque de tous les châtiments qui peuvent crouler sur moi, je proclame à la gloire de l’Ancien des jours dont toute parole est vérité, qu’il n’y a point de demeure pour l’homme hors de la Pinède, mais un champ de neige infini où les vents tourbillonnent, une plaine funèbre qui a la figure du Néant et dont les bords sont cousus au ciel inaccessible. Aucun arbre n’y pousse ; aucun être vivant ne la traverse ; aucun but lointain ne s’y montre. C’est le séjour du désespoir et de la mort !

— Et moi, dit le second de ces hommes, je dis aussi que tu as menti, car j’ai vu le visage de la Bête occidentale. Ce fut un soir que je poursuivais au fil de la rivière un poisson auquel mon harpon était accroché, Le poisson était gros et fort ; il tirait sur la ligne que j’avais attachée à mon bateau et le hasard voulut qu’il m’entraînât dans le couloir obscur et voûté par où la rivière, passant sous la muraille, se précipite en dehors de l’enclos. Ma barque fragile faillit s’y fracasser et je m’affolais, me sentant perdu, lorsque je débouchai hors de la voûte dans l’espace interdit.

« Alors je vis comme dans un rêve une formidable Chose vivante qui tenait jusqu’au ciel tout l’espace et qui se mouvait par des ondulations multiples de reptile. La lune en faisait à perte de vue luire les écailles et des formes momentanées montaient de sa surface informe, blanchissaient en menaçant les nuées et retombaient dans un immense murmure : la Bête avait la voix souveraine d’un peuple innombrable. Elle se mouvait toujours, jamais lasse, prenant tous les aspects, épousant toutes les figures sans qu’on put démêler un linéament précis et constant dans cette multitude de visages aussitôt évanouis qu’aperçus ; faces de montagnes, béances de gouffres, lèvres baveuses et multiples, tourbillons de fumée. Le monstre allongeait sur le sable des langues minces et écumeuses qui lapaient la rivière : puis il se retirait, puis revenait en courroux, se redressant soudain et ouvrant une gueule d’abîme qui se refermait avec un bruit de tonnerre…

« Je vis tout cela. Peuple, en un instant, tandis que mes oreilles bourdonnaient et que le vertige montait à ma tête. Et tout à coup je fus happé avec rage et rejeté violemment parmi les débris de mon bateau jusque dans le canal, sous la muraille. Couvert d’écume et de la salive géante, je me retrouvai nageant dans les eaux calmes de la rivière, à l’ombre de nos pins natals. Je me jetai épuisé sur la rive où je restai à trembler, les dents claquantes, pendant plusieurs heures. J’ai failli devenir fou, rien que pour avoir vu…

« Et maintenant que j’ai descellé mes lèvres, maintenant que mon fatal secret s’en est échappé, que mon imprudence t’instruise, Peuple ! Celui-là a menti. L’Ancien seul dit la vérité. À l’Orient, le Désert qui affame, à l’Occident, la Bête qui dévore. Il n’est de vie que dans l’enclos donné à nos pères ; il n’est de secours qu’en Ceux de qui la Loi nous est venue.

Ainsi parla le second contradicteur et ayant dit, il baisa la pierre de l’autel.

Moi qui écris ces lignes et qui écoutais ces discours dans l’ombre, je fus alors témoin d’une chose surprenante. Il me sembla qu’une mort subite venait de frapper les milliers d’êtres que tant de passions avaient tout à l’heure agités. Une stupeur lourde plana. On entendit siffler le vent dans les aiguilles des pins et la mer se plaindre gravement. Croyant la colline désertée, un chat-huant la franchit en ramant de ses ailes de laine. Le peuple, sans un bruit, sans un geste, regardait ceux qui avaient parlé. Il faisait froid…

Que se passait-il donc ? Ce coup de théâtre mettait ma logique en déroute. Eh ! quoi ? cette foule religieuse avait vu ses croyances attaquées et, quoique frémissante de colère, elle avait écouté jusqu’au bout le blasphème ! Et maintenant que la foi triomphait, que des témoignages aussi précieux qu’inattendus avaient dissipé le malaise et le doute, elle n’acclamait point les défenseurs qui avaient surgi ! Bien plus, son silence semblait leur marquer de la rancune. Accuser ceux qui avaient soutenu l’édifice chancelant des Traditions !

Et comme un jet de lumière, un passage terrible du second Livre des Rois éclata dans ma mémoire :

Oza étendit la main sur l’arche de Dieu et la retint, parce que les bœufs regimbaient et la firent pencher.

Et Le Seigneur fut irrité d’indignation contre Oza et le frappa à cause de sa témérité ; et il mourut là, près de l’Arche de Dieu.

Deux hommes, l’un curieux, l’autre imprudent, avaient touché l’enceinte sacrée. Même en portant témoignage de la Vérité, ils se condamnaient eux-mêmes.

À présent on chuchotait comme pour rassembler des avis. Des hommes âgés parcouraient les groupes et se rejoignirent près du foyer consacré dont Yona ranima la flamme. On délibéra avec des hochements de têtes, autour de ce bûcher rougeoyant. Puis chaque conseiller donna un baiser à Yona, voulant signifier ainsi qu’il lui transmettait ses pouvoirs.

Le ministre fit trois génuflexions au pied de ma statue et monta sur l’autel près de ceux qui y étaient. Et il clama d’une voix forte et sentencieuse :

— Nul homme ne regardera par dessus la muraille, a dit l’Ancien des jours.

Alors les deux coupables s’agenouillèrent, ouvrirent les bras docilement et Yona, tirant un dard de sa ceinture, frappa deux fois. Et tandis que les victimes s’abattaient dans une flaque de sang, le sacrificateur s’arrêta, comme hésitant, devant le blasphémateur qui l’attendait, les bras croisés, un rire ironique aux lèvres.

Je ne saurais décrire ce qui se passa en moi au moment de ce double meurtre rituel. Certes, ce que j’avais entendu m’affolait. Les temps redoutables que Dofre avait prédits étaient arrivés ! Déjà une voix s’élevait dans la Pinède contre notre tyrannie ; déjà le dogme de l’intangibilité de la muraille avait subi des atteintes ! Il est vrai, l’homme qui contestait la légitimité de la Loi était seul, et je voyais couchés dans leur sang deux êtres plus malheureux que criminels dont le supplice refrénerait, au moins quelque temps, les curiosités dangereuses.

Mais toute idée est une semence forte qui germe sûrement et toute curiosité excitée tend invinciblement à se satisfaire. On retarde la marche des événements, on ne l’arrête point. Les arguments rationalistes de l’un ne manquaient pas de puissance et avaient dû, dans une certaine mesure, porter ; la mort des deux autres ne ferait bientôt qu’ajouter l’attrait du risque à la soif de connaître qui est le grand mobile de l’évolution. De toute évidence, et très prochainement, de nouveaux regards seraient jetés par dessus les murailles. On s’habituerait à contempler la face de la mer et le monstre ne serait plus qu’une eau vivante ; on verrait la lande démaillotiée de ses draperies hivernales et ses petits chemins fleuris d’ajoncs révéleraient un praticable au-delà. Alors… le mensonge initial du vieux Docteur ne protégerait plus le monde ! Aujourd’hui, la digue qui retenait le flot des Petits Hommes était fissurée ; demain, la fissure serait crevasse.

Et que faire ? Les jours même étaient comptés. S’il a fallu un siècle pour mûrir la révolution des Français, une année est un siècle pour ces Pygmées ! Le temps marche ailleurs ; il galope, ici ! Que faire ? Gagner du temps et réfléchir.

Dans mon angoisse extrême, je ne pouvais m’empêcher de trouver que le couteau de Yona avait fait une bonne et très politique besogne. Pourtant ce sang répandu révoltait toute mon humanité, et comme le prêtre inassouvi dardait sur la troisième victime un regard meurtrier, je me ruai, sans but défini, comme par un acte réflexe, hors de ma cachette.

Je ne sais pas quel effet produisit sur l’assemblée mon apparition formidable et inattendue. Il dut y avoir une énorme bousculade… Je ne vis rien. On dut pousser des cris de terreur… Je n’entendis rien. Je ne vis que l’autel, que Yona subitement prosterné, et qu’un petit homme laid qui suait de peur, mais qui rassemblait toute son énergie et me regardait assez fièrement dans les yeux.

Je rugis : « Comment te nomme t-on ? »

— Arrou, dit-il.

Je l’élevai dans mes mains crispées à la hauteur de mon visage. J’étais si hors de moi que je devais être terrible comme Jupiter tonnant.

— Eh ! bien, Arrou, criai-je, te repens-tu ?

Je le serrai à l’étouffer. Sa face devint livide. Il hésita, puis, résolument :

— Non ! dit-il.

J’eus la brusque tentation de l’étrangler, mais le courage me manqua.

— Va ! lui-dis en le projetant à terre. Je t’abandonne. Tu es… tu es fou !

Et comme je restai là, haletant, épuisé par mon accès de colère, le bonhomme se releva, frictionna ses membres engourdis et se mit à marcher.

Je pensais qu’il ne ferait pas trois pas sans être déchiré par la foule et j’attendais cet horrible spectacle que mon âme irritée — faut-il l’avouer ? — souhaitait malgré moi. Je me trompais. La foule s’écarta devant lui et un murmure de voix frêles courut jusqu’aux limites de l’assemblée.

— Il est fou ! il est fou !… répétait-on.

Et cette phrase talismanique le protégeait. Il disparut.

J’avais cru le perdre. Je l’avais rendu sacré.

Alors, apaisé subitement par la surprise que ce dénouement me causait, je souris, allumai lentement ma pipe devant tous ces gens silencieux et stupides, soufflai trois ou quatre bouffées et m’éloignai entre les rochers.

CHAPITRE ix
Printemps.

En vieillissant, Dofre était devenu fort silencieux. Il se confinait tout le jour dans son cabinet, occupé, je pense, à classer les acquisitions de sa longue existence laborieuse et méditative. Ces essais philosophiques ou ces mémoires qu’il écrivit en ce temps-là, formaient d’épais cahiers toujours grossissants dont j’attendais patiemment l’achèvement, ainsi que l’on attend la maturation d’un froment qui lève. Je suis sûr que le testament intellectuel d’un si grand esprit eût été digne d’être classé parmi les plus grands chefs-d’œuvre dont l’humanité s’honore… C’est malheureusement un chef-d’œuvre perdu pour tous et pour moi-même qui n’eus pas le temps de le lire avant qu’il ne sombrât, comme tout le reste, dans la catastrophe.

Dofre écrivant, et moi observant l’évolution du peuple qu’il m’avait légué, nous vivions donc à Capdefou à la fois voisins et séparés comme ces moines de la Chartreuse qui se croisent chaque jour sous les arceaux des cloîtres, sans rien dire. Les repas seuls nous réunissaient à des heures fixes. J’aurais aimé profiter de ces occasions pour entretenir le vieillard des événements de la Pinède. Mais si j’amorçais une conversation sur ce sujet, il me laissait monologuer et prenait un air accablé, hochant la tête, comme pour chasser des visions désagréables.

Le compte que je lui rendis de la réunion nocturne ne le laissa pourtant pas indifférent. Je vis en son œil s’allumer une lueur singulière, tantôt cruelle et tantôt — comment dire ? — amusée. Puis il fronça les sourcils, se prit la tête dans ses mains et médita profondément.

— Cet affreux petit Arrou, dit-il, nous causera bien des maux, parce qu’il est un homme de génie. Le cas est nouveau et très embarrassant. Un homme de génie ! il ne manquait plus que cela ! J’aurais dû prévoir que mon œuvre serait ainsi couronnée. Ce drôle qui a raison contre tout un peuple et contre moi-même me procure la plus grande joie de mon existence… Et le plus grand souci. Pourquoi ne l’avez-vous pas sacrifié tout de suite ? Vous m’eussiez ainsi épargné un geste pénible.

— Quoi ?… vous voulez…

— Eh ! que convient-il de faire ? Pour moi, tous les habitants de la Pinède sont d’extraordinaires petits animaux à face humaine, tout au moins des sujets, que je ne puis me résoudre à considérer comme des semblables : ils m’appartiennent. Mais celui-là, c’est un homme, sa pensée est libre, il est digne d’estime et dangereux. Sa logique va précipiter les choses et tout gâter. Je suis très fier de lui, mais il est trop réussi. J’ai voulu être Dieu ; les dieux ont dans leurs destinées d’être cruels pour les créatures que, justement ils préfèrent. Et j’ai quelque idée que Jupiter avait un faible pour Prométhée.

— Mais il est aussi dans la destinée des dieux d’être impuissants contre la pensée. Le supplice de Prométhée n’a pas éteint la flamme qu’il avait allumée. Il dirigea vers elle, au contraire, l’attention du monde.

Dofre réfléchissait.

— Vous avez peut-être raison, dit-il enfin. On tue toujours trop tard les hommes de génie. Quand ils ont parlé, le mal est sans remède. Mais alors que faisons nous de cet Arrou ?

— La politique possède pour de semblables circonstances des ressources traditionnelles et d’une efficacité prouvée, insinuai-je. D’un adversaire dangereux, elle fait un associé. Question de prix.

— Ne parlons pas de cela, répliqua vivement le vieillard. Séduire ce bonhomme, le corrompre, ce serait lui révéler son importance et la crainte que nous avons de lui. L’orgueil qu’il en ressentirait le ferait notre égal et, demain, l’homme assez fort pour faire trembler les dieux serait le maître de la Pinède. La séduction ! un bon moyen, certes, dans un monde où tous les gens sont de même taille. Mais Dieu ne séduit pas les hommes. Il y a de certaines impuissances inhérentes à la divinité.

— Alors emparez-vous de lui. Qu’il disparaisse ! Ce château lui sera une prison inviolable où nous pourrons à loisir analyser les mouvements de cet étonnante petite âme, chef-d’œuvre de sa race.

— Bah ! vous voulez donc qu’il soit le saint d’un nouveau culte ? Vous voulez donc qu’on dise qu’il a été enlevé au ciel comme Romulus ou comme Élie ? Tout bien délibéré, le meilleur parti est de ne nous mêler de rien. Les choses s’arrangent souvent mieux toutes seules que lorsqu’on veut les arranger. Momentanément Arrou n’a pas un partisan. Ne lui en créons pas par nos imprudences. L’avenir de sa pensée est trop certain ; mais pour ses coutemporains il n’est qu’un fou. C’est ainsi qu’habituellement va le monde ! Il faudra au moins que passent deux générations pour que ce jugement public soit révisé. Et avant que cette heure ne sonne, les événements…

— Quels événements ?

Dofre, pour toute réponse, s’en alla ouvrir la fenêtre qui donnait sur le petit jardin. Une bouffée d’air tiède entra. Des moineaux pépiaient en se poursuivant sur un marronnier. Une branchette se tendait, à portée de la main. Le Docteur en cassa l’extrémité et me montra triomphalement un bourgeon luisant et brun dont les écailles écartées laissaient passer les petits doigts vert pâle d’une feuille nouvelle.

— Savez-vous ce que cela signifie ? dit-il.

— Le beau mystère ! C’est le printemps.

— Oui… La saison qui manifeste les desseins que l’hiver médita longuement. La saison qui fait jaillir la sève comprimée des plantes et les sentiments comprimés des peuples. Vous avez vu la Révolution naître dans la nuit comme l’Enfant de Noël. Vous la verrez fleurir à Pâques et mûrir ses fruits rouges dans l’Août torride. Les peuples, cette année, vendangeront la Guerre. Et la Guerre est divine. Notre salut est en elle. Ces Petits Hommes commençaient vraiment à trop penser. Il est temps qu’ils s’entredétruisent !

… De quel dur métal était donc fait le cœur de l’homme qui saluait ainsi d’un blasphème le clair matin de l’année ?…

Cependant la terre entrait en amour. Les semaines succédant aux semaines, le verger de Capdefou vêtit ses parures de noces. Il y eut l’aube des amandiers, encore frileuse et si blanche que les premiers pétales se distinguaient à peine de la dernière neige. Et puis les pêchers s’éveillèrent, roses comme des pudeurs de fiancées. Et puis tout à coup le ciel chanta de tous ses oiseaux et la mare de toutes ses grenouilles, parce que l’immense tendresse des pommiers s’était épanouie et qu’une brise molle saturée d’eau et de miellée invitait aux voluptés. La lande infinie avait des frissons dans son pelage neuf chaque jour plus dense et d’un vert plus profond, qui vers l’horizon tournait au bleu et ou des millions de fleurs mettaient des traînées d’écumes lactescentes et des reflets d’or.

La Pinède, elle, restait impénétrable sous le couvert serré des sombres aiguilles qui, toujours vives, ne connaissent pas la distinction des mois. Mais des bouquets d’arbres rajeunis tranchaient sur la monotonie des pins ; mais les fourrés s’emplissaient de corymbes et d’ombelles ; mais les cultures levaient dans les clairières et des bourdonnements de vie confuse moulaient des multitudes invisibles : chansons de labour, chansons de métiers, traquets de moulins…

On voyait le pivert tourner autour des troncs les plus proches et les frapper de son bec dur pour en extraire les larves. J’étais réveillé dès l’aurore par la diane des coqs du vieux François, par les alouettes vrillant le ciel, par le rire sarcastique des geais et les sifflets des merles. Des ailes se poursuivaient ; des sexes se cherchaient jusque dans les nues : des nids s’encotonnaient sur les branches. Et vers la fin de mai, il monta soudain de la plaine marécageuse des nuages vivants de plus petites ailes diaphanes qui vibraient comme des violons en sourdine.

Ni Dofre, ni son serviteur ne prêtèrent attention au miracle trop connu du renouveau. Mais pour moi, l’homme des villes, le solitaire des bibliothèques et des laboratoires, le cœur jusque-là sans amour, je fus touché du printemps comme de la grâce, comme du remords. Il m’apparut brusquement que je n’avais pas vécu et que j’étais jeune et que des ardeurs inaccoutumées couvaient en moi.

Je connus les nuits d’insomnie et les songes épuisants où l’on étreint des fantômes. J’évoquai avec regret, avec désir, les silhouettes féminines qui naguère avaient traversé ma voie sans troubler mon âme distraite ; vagues apparitions dont ma chair n’avait pas mémoire et dont mon rêve retrouvait plutôt le mouvement que les formes, plutôt le regard que les yeux, plutôt le sourire que les lèvres. Ah ! pourquoi la révélation de l’amour venait-elle me chercher si tard, si loin de la vie ? Était-ce pour le tourment de ma solitude que la Nature se livrait au Printemps avec cette impudeur de bacchante ? Ô ! cet exil total près de deux vieux hommes à la sensibilité morte et près de cette humanité naine dont je ne pouvais partager ni les passions ni les joies !

Je tombai dans une langueur à la fois douloureuse et voluptueuse. L’idée que Dofre m’observait et pouvait être averti par quelque indice du désordre de mes sens m’était insupportable. Aussi m’étudiais-je à ne montrer aucun changement dans mes habitudes ; et chaque jour je me dirigeais ostensiblement vers l’enclos, où je passais de longues heures sous couleur d’épier, comme un phénomène biologique, la vie des êtres confiés à mon autorité. Mais au fond, je n’avais aucun désir, j’éprouvais même une certaine crainte de m’approcher des habitants de la Pinède, depuis que j’avais surpris dans les sous-bois des couples enlacés, en de telles poses abandonnées que mon malaise s’en était accru.

Aussi la guerre civile eût-elle ensanglanté ce petit univers que vraisemblablement je n’en aurais rien su, car je ne m’avançais guère plus loin que les premiers fourrés, trop proches du château pour que les homoncules s’y aventurassent d’ordinaire ; une zone que la majesté des dieux et la timidité des humains faisaient déserte et tranquille. J’apportais quelque livre pour le lire en cachette, comme un écolier qui fait l’école buissonnière. Je me couchais le ventre dans l’herbe ; je songeais aux amours que je n’avais pas vécues ; l’odeur des foins verts et des menthes, la chanson des oiseaux et des insectes endormaient ma peine et ma stérile attente.

C’était en ce lieu choisi par ma paresse que prenait sa source, dans un massif de joncs et de prêles, de flouves et de capillaires, le mince fleuve côtier qui arrosait l’enclos. Le sol était creusé d’un bassin où l’eau tombait goutte à goutte de la roche avec un doux bruit d’harmonica. Cette pissotte, pour parler la jolie langue familière du Valois où j’ai passé mon enfance, était d’une fraîcheur et d’une limpidité exquises. Au sortir du bassin, le ruisselet se glissait dans l’herbe comme une couleuvre et trouvait plus loin l’obstacle de quelques cailloux qu’il franchissait avec un rire jeune qui crevait en bulles.

Un jour que ma méditation, bercée par les petites voix de l’eau, avait glissé vers des songeries vagues, voisines du sommeil, et que j’avais presque entièrement perdu conscience, sans que je pusse évaluer le temps qu’avait duré ma distraction, je fus soudain rappelé à la réalité par un bruit inaccoutumé, celui d’un plongeon dans le réservoir où s’épanchait la source. Je supposai que le bruit était causé par les ébats de quelque rat d’eau et je me soulevai sur un coude avec la précaution de ne pas trop agiter les hautes herbes qui me cachaient, afin d’observer les mouvements de la bête sans attirer son attention. Mais ce que j’aperçus entre deux touffes de graminées faillit m’arracher un cri.

La nymphe de la fontaine, enhardie par le silence et mon immobilité, était sortie de l’antre mystérieux où les naïades ont coutume, à ce que disent les poètes, de fuir nos regards. Elle était petite et gracile comme la source elle-même et son joli corps de poupée se jouait, nu, dans l’eau fraîche, éveillant des vaguelettes concentriques sur quoi sa chevelure flottait comme une mousse blonde. Les mouvements de la nageuse étaient harmonieux comme ceux des corps jeunes, sains et réguliers en toutes leurs proportions. À de certains moments elle prenait pied en quelque endroit moins profond de la vasque, et, d’un geste gracieux, tordait ses cheveux mouillés. Les cercles de l’eau s’élargissaient autour de ses cuisses et des moires couraient sur toute sa peau frissonnante. Sa taille était à peine celle d’un nouveau-né, mais une troublante puberté s’avérait dans ses formes de statuette, dans ses petits seins aux pointes dures, dans le galbe de ses hanches et dans son giron fleuri.

Cette apparition voluptueuse me causa une émotion, de laquelle — pourquoi n’oserais-je pas l’avouer ? — mes sens prenaient la plus grande part. Dans l’instant même où je subissais une crise douloureuse de jeunesse, une femme de cette race de Pygmées, une jeune fille sans doute, attirée par le charme d’une solitude amie de sa pudeur, me révélait innocemment les séductions du sexe ignoré dont le désir m’obsédait. Quelle ne fut pas ma torture de sentir tout à coup une passion se fixer sur l’objet le moins propre à la satisfaire !

Retenant mon souffle, je regardais avidement les jeux puérils de la gracieuse créature, qui, tantôt abandonnée au courant, tantôt nageant contre lui, ou encore émergée de l’onde qui reflétait ses chairs laiteuses, et le corps rejeté en arrière pour lancer un caillou, semblait ne varier ses poses que pour mieux faire connaître que nulle imperfection n’était en elle. J’aurais voulu que ne finît jamais un spectacle qui me causait à la fois de la douleur et du plaisir. Mais bientôt la nymphe fut avertie par des frissons que la durée de son bain avait été assez longue. Elle courut, frileuse, vers l’endroit de la berge où ses vêtements étaient déposés.

Alors j’eus l’impression soudaine que j’allais la perdre, que je ne la verrais plus jamais. Sans plus réfléchir, je bondis vers elle et la saisis à deux mains comme elle commençait à se vêtir et que ses jambes, embarrassées dans le linge, ne lui étaient d’aucun secours. Son petit corps humide et nu se débattit d’abord violemment sous l’étreinte ; et puis, vaincue, elle s’abandonna, sans un cri, mais toute tremblante et me regardant avec la plus profonde terreur. Ses dents claquaient, ses yeux d’un bleu sombre imploraient. On eût dit quelque sœur du Petit Poucet, tombée entre les mains de l’Ogre et s’attendent, à être croquée toute vivante. Son effroi me fit repentir de ma brutalité. Un trouble complexe me venait d’avoir commis, en somme, un rapt ; le rapt d’une petite personne dont la taille n’atteignait pas celle d’un enfant, mais qui était femme pourtant et dont ie sexe aiguisait mes sens. Comment dire cela ?… J’imagine qu’un homme assez peu maître de lui pour porter sa curiosité sur une fille trop jeune doit éprouver, après le geste ambigu, une pareille timidité, une pareille humiliation. Mes tempes battaient ; je devais être rouge ; je portais mes yeux tout autour de moi comme si je craignais d’avoir été aperçu faisant une honteuse action. L’émotion du petit être ressemblait à celle de l’innocence surprise qui ne comprend pas. J’appelai sur mes lèvres un sourire destiné à faire croire à ma proie qu’il s’agissait d’un jeu sans arrière-pensée. Mais les filles, pubères, quel que soit leur module, ne sont pas trompées par le sourire embarrassé des mâles. Celle-ci montra par l’apaisement graduel de tous ses traits, par l’expression intelligente et plus confiante de ses yeux, qu’elle cessait de me craindre et que pourtant, en son esprit, mon prestige n’en était pas amoindri… Et même vraisemblablement éprouva-t-elle déjà de secrètes délices à se savoir élue, elle si fragile, par le caprice passionné d’un dieu pour tous inaccessible.

À mesure qu’elle s’apprivoisait et se faisait plus molle en mes bras, je reprenais moi-même toute mon assurance. Assis sur le bord de la fontaine, je m’efforçais d’envelopper et je serrais contre ma poitrine ce blanc petit corps grelottant. Je le réchauffais à la tiédeur de mon corps, je le berçais tendrement. La chevelure de la jeune fille se répandait sur mes vêtements en une traînée lumineuse d’où l’eau doucement stillait encore. Instinctivement, par crainte de l’effrayer de nouveau, j’adoucissais ma voix pour prononcer des mots câlins, ceux qu’on ne cherche pas, qui sont sans originalité et qui viennent d’eux-mêmes aux lèvres quand on caresse une fiancée ou une maîtresse : « Ma jolie… mon petit enfant chéri… » Ses paupières étaient à-demi fermées et son cœur battait très vite sous ses seins. Le soleil qui jouait sur sa peau la faisait odorer comme une fleur.

Brusquement, frénétiquement, je collai ma bouche sur sa fraîche nudité ; je la dévorai ; mes baisers nombreux et précipités la marbraient de rougeurs. Elle soupirait, se débattait. Une nouvelle et plus mystérieuse crainte assombrit ses yeux, pourtant implorants et soumis. Son visage était rosé par une flamme intérieure. J’atteignis ses lèvres et sentis sur les miennes comme le frémissement d’une aile d’abeille : elle me rendait mon baiser. Mais tout aussitôt elle glissa de mes genoux avec un cri et, saisissant au hasard le paquet en désordre de ses vêtements, elle s’enfuit si vite qu’elle avait déjà disparu dans le fourré avant que j’eusse eu seulement le temps de me lever pour la poursuivre.

Vainement je battis tous les environs. Je ne pus retrouver sa trace perdue. Sans doute avait-elle gagné quelque trou souterrain, quelque arbre creux inviolable pour un homme de ma taille.

Depuis ce jour, je ne cessai pas de rêver à la jolie fée. Rêves absurdes, à peine avouables. Cette obsession était-elle de l’amour ? Eh ! comment l’amour se définit-il ? Amour impossible, en tout cas, entre deux êtres si disproportionnés qu’un homme de sens rassis n’imaginera pas sans rire la passion qui faisait mon tourment. La Fable dit bien que Jupiter aima des mortelles, mais elle nous le montre capable de prendre des formes qui le mettaient à leur niveau.

Je devais, plutôt qu’à lui, me comparer à ces déshérités de l’amour normal qui reportent leur tendresse inemployée sur des enfants, sur de petits animaux ; mieux encore, à ces solitaires qui trompent l’attente sensuelle par des lectures irritantes, par l’amoureuse contemplation de tableaux et de statues. Toutefois la fine statuette sur laquelle se posait mon désir impossible était vivante et de nature à se prêter à des jeux assurément illusoires, mais rien moins qu’innocents.

L’idée ne m’en venait pas sans honte, mais je souffrais en y songeant. J’aurais voulu fouiller la Pinède dans tous les sens pour rechercher la chère poupée que j’avais bercée. Mais même en limitant au voisinage de la source le champ de mes investigations, comment — sans le secours d’un grand hasard — l’eussé-je trouvée dans la foule de ses pareilles, si son dessein avait été de se cacher à moi ?

J’allais tous les jours m’asseoir près de la fontaine, avec le secret espoir qu’un timide désir ou que la curiosité féminine l’y ramènerait. Ce n’était pas si mal raisonné pour un amant novice : si mon regard avait pu percer l’ombre des frondaisons, j’y aurais vu luire les beaux yeux de ma petite amie et constaté qu’elle venait en ce lieu aussi souvent que moi-même. Poussée par un instinct plus puissant que la simple curiosité, elle me guettait chaque jour d’un observatoire discret et me contemplait en silence. Les premières fois, elle eut follement peur d’être découverte ; et puis elle s’impatienta de ne l’être pas. C’est alors qu’elle eut l’idée d’une ruse gentille pour se révéler comme involontairement et par inadvertance.

J’étais penché distraitement au dessus de l’eau à quelques pas en aval de son refuge, lorsque mes regards tombèrent sur une fleur de sauge qui descendait le courant. Je n’y pris d’ailleurs pas garde. Mais une seconde fleur suivit la première, et puis une autre, et puis encore une autre… Des corolles d’espèces différentes, des rouges, des jaunes, des bleues, s’en allaient au ruisseau et, parvenues au plus prochain barrage de cailloux, s’arrangeaient devant l’obstacle comme une tapisserie multicolore qu’on eût vu naître point par point sur un canevas transparent. Au bout d’un instant l’étonnement me vint de tant de fleurs coupées et je me retournai machinalement, assez à temps pour surprendre la nymphe qui dépouillait ainsi la source de sa parure florale. Elle fit une exclamation à se voir découverte et plongea vivement dans les vagues de l’herbe. Mais comme je ne fis pas un mouvement pour la poursuivre — encore que j’en eusse grand’envie —, elle se montra de nouveau, timide et souriante.

— N’aie pas peur, petite fille, lui dis-je de ma voix la plus douce. Je suis ton ami. Viens !

D’un pas hésitant et baissant la tête, elle s’approcha. J’étendis les mains et l’attirai entre mes genoux. Une étoffe rude et grossière la vêtait chastement et dérobait presque complètement ses formes émouvantes. Elle n’était ainsi presque plus femme. Un tout petit visage, un corps frêle, un vêtement pauvre. De ma folie, il ne restait qu’un immense attendrissement.

— Sais-tu qui je suis ? murmurai-je.

Elle releva le front et ses yeux s’ouvrirent comme des corolles.

— Je sais que tu es mon seigneur, dit-elle. Celui-qui-lance-la-Flamme.

— Et toi, qui est-tu ?

— Je suis Vana, celle qui n’est rien du tout, qu’un peu de poussière sous ton pied.

— Et me croirais-tu, si je dirais que j’aime Vana ?

La jeune fille devint toute pâle et joignit ses deux mains devant son visage. Je les lui pris tendrement pour les écarter. Elle fermait les yeux.

— Dis… Me croirais-tu, si je te le disais ?

— Il y a des choses si grandes qu’elles paraissent impossibles, murmura-t-elle avec hésitation. Mais pourtant si tu le dis, je le croirai.

Vana se mit à trembler de tous ses membres. J’étreignis le joli corps. Son cœur d’oiseau bondissait. Et je repris tout bas dans la conque de son oreille :

— Et Vana voudra-t-elle aussi m’aimer ?

Elle eut l’air étonné.

— Vouloir aimer… dit-elle lentement. Vana ne comprend pas. Quand tu la regardes, il fait jour ; quand tu te détournes d’elle, il fait nuit. Elle est malade de toi. Elle mourra de toi. Vouloir aimer… comment veut-on aimer ? Comment veut-on ne pas aimer ? Vana ne comprend pas. Elle est ta proie heureuse… Voilà !

— Heureuse, bien vrai, petite chose ?

Vana, blottie dans mes bras, me lança pour toute réponse un regard extasié.

— C’est que, continuai-je, l’amour que je t’offre est un désir douloureux et sans fin qui brûle sans s’éteindre. Regarde-moi : de mes deux mains, peu s’en faut que je ne couvre ton corps tout entier ! Mon baiser ne t’apporte ni l’apaisement ni la fécondité vers quoi toutes les femmes soupirent.

La jeune fille secoua sa tête blonde :

— Je m’efforcerai de devenir plus grande, dit-elle, pour comprendre ton esprit, ou plus petite encore, pour que ton cœur me contienne tout entière. Je serai glorieuse d’être inapaisée, parce que j’aurai choisi très haut l’objet de mon amour.

— Mais n’as-tu pas déjà connu ou ne désireras-tu pas d’autres délices que les hommes de ta race savent donner ?

Ma petite amie poussa un cri d’indignation et, campée toute droite sur un de mes genoux, elle parut défier le monde.

— Celle que tu aimes, dit-elle, ne s’assied pas à la table des esclaves. Vana est vierge. Vana mourra vierge !

Et voilà comment se firent nos épousailles.

Noces cruelles ! énervantes intimités ! Vana m’évoquait la Femme : elle en avait toutes les grâces. Mon affectivité inemployée se concentrait sur elle, à tel point — comment dire ? — qu’aucune vraie femme ne m’eût paru désirable à moins de lui ressembler trait pour trait. C’était mon bijou, mon joyau. J’aimais à me figurer` que j’étais la victime d’un songe et qu’un soudain réveil allait me montrer ma poupée grandie à ma taille et m’entourant de ses bras frais. Hélas ! un tel espoir était folie… À tout le moins, quand j’étais seul, des ardeurs me poussaient à la solliciter pour des jeux voluptueux auxquels elle se fut prêtée avec élan. Mais sitôt que je la voyais, sa petitesse et sa fragilité m’intimidaient. Même son entier abandon changeait la forme de mes désirs et les baisers dont je la dévorais ressemblaient à ceux que j’eusse donnés à une enfant trop jolie, mais religieusement respectée.

L’ignorante virginité de Vana la gardait sans doute de rapporter précisément à l’éveil de son sexe le délicieux tourment qu’elle éprouvait près de moi. Parce que son exclusive passion pour un Époux impossible lui donnait le mépris des mâles de sa race, elle se glorifia de sa chasteté. Mais alors que les satisfactions de l’amour normal eussent apporté le calme à sa chair, un jeûne ardent faisait chanter tout son être comme une harpe. Elle fut tout entière un sexe de bacchante. D’un regard, je la faisais trembler de la tête aux pieds ; pour un baiser, elle pâmait. Un jour, je détachai un maillon de la chaîne d’or qui retenait ma montre et je le lui passai au doigt en guise d’anneau. Le plaisir qu’elle en ressentit fut tel qu’elle eut un évanouissement.

Je la vis tous les jours pendant plus d’un mois. Mais à mesure qu’elle s’exaltait, le sang-froid me revint. Son amour tournait à la folie, le mien à la pitié. Bien que je ne me rendisse pas compte du changement insensible qui se faisait en mon cœur, je ne retrouvais plus, que les yeux fermés et loin d’elle, l’adorable vision qui m’avait séduit de la minuscule petite femme nageant dans la fontaine.

C’est que la virginité n’a qu’un instant d’éclat, après quoi il faut qu’on la cueille ou qu’elle se fane. Moniale de l’amour platonique, dévorée par cette sexualité qu’elle pensait dominer, Vana perdait sa poésie, sa fraîcheur et sa santé. Consciente de cet épuisement et d’une impuissance dont son désir désespéré s’accroissait, elle eût voulu, répétait-elle, m’offrir l’amour de toutes les femmes ; comme si, dans sa pensée confuse, ces créatures dussent lui faire la courte échelle pour monter à mon niveau.

Car, faute d’une possession effective, elle n’était pas jalouse, du moins au sens que nous donnons à ce mot. Elle se fût contentée d’être la mieux aimée.

Les graves événements dont la Pinède fut le théâtre vinrent interrompre notre idylle au moment même où, rien que par sollicitude pour ma petite amie dont la consomption m’effrayait, j’avais résolu de m’éloigner d’elle.

Si absorbée qu’elle fût en moi et si distraite qu’elle dût être lorsqu’elle quittait chaque soir le lieu solitaire de nos rendez-vous pour se joindre à la société de ses semblables, le mouvement populaire qui se déchaîna juste en ce temps-là n’avait pu lui échapper.

Il ne faut pas oublier que le peuple opprimé mettait en moi son espoir et que mon nom était mêlé à tous les murmures, à toutes les prières. Vana avait été élevée dans l’idée que j’étais le sauveur promis aux siens et, sans aucun doute, la fierté d’avoir été choisie mystiquement pour épouse par le Vengeur des faibles avait aidé à la cristallisation de son amour.

Au sortir de mes bras, dans le cercle étroit de sa famille, elle goûtait la joie d’entendre répéter avec adoration les litanies de son Amant. Il n’est point de femme si discrète qui, dans des cas analogues, résiste à la tentation de laisser entrevoir son secret. Et la preuve qu’on ne me croyait pas étranger à ses quotidiennes allées et venues, c’est qu’on ne la suivit jamais, la crainte mettant la curiosité en balance. Mais on s’entretenait obstinément devant elle des événements du temps, soit dans l’espoir de lui arracher quelque oracle que j’eusse inspiré, soit pour qu’elle me rapportât les propos entendus.

Aussi quand je lui dis que d’autres soins m’obligeaient à changer nos douces habitudes et à disparaître, elle n’en eut pas de surprise. Une petite fille pouvait-elle dêfourner plus longtemps du monde en révolution la sollicitude d’un dieu ? Mais je passai tout un jour à bercer cette petite chose sanglotante et désespérée ; à lui affirmer que quoiqu’invisible, par un privilège de ma nature je serais toujours près d’elle et qu’elle aurait mission, durant ma courte absence, de faire passer en d’autres cœurs l’amour que je lui avais enseigné.

Cette dernière consolation lui fut particulièrement sensible et je vis dans ses pauvres yeux noyés s’ébaucher une pensée sereine.

CHAPITRE x
La Guerre.

Cela commença par très peu de chose. Au fait, on ne saurait dire ni quand ni comment cela commença. Entre les Mangeurs-de-Viande et les Mangeurs-d’Herbe, les querelles étaient depuis longtemps habituelles et décelaient une rivalité foncière, constitutionnelle, pour ainsi parler. Les quelques faits typiques que j’ai déjà pu raconter et dans lesquels je jouai involontairement le principal rôle hâtèrent la phase décisive de la lutte. Mais il en fut de cette guerre comme de beaucoup de maladies qui s’aggravent insidieusement, sans coup de tonnerre initial, sans qu’on puisse désigner précisément à quel jour la période active a remplacé celle d’incubation.

Au fond, je crois qu’il en est ainsi de tous les troubles populaires. Après des années, l’Histoire choisit pour en fixer le début une date plausible, celle d’un incendie, d’un massacre. Mais à y regarder de plus près, l’attentat n’est qu’un accident mémorable survenant au cours d’une maladie sourdement évoluée. Quand le peuple prend la Bastille, il y a déjà des temps qu’il est en révolution. La fièvre a monté insensiblement, sans qu’on y prenne garde.

Donc, il se passa d’abord des choses assez confuses. Tels Mangeurs-de-Viande particulièrement haïs, si les hasards d’une chasse les écartaient du groupe des veneurs, disparaissaient soudainement. Quelquefois on retrouvait sous un buisson, sous une touffe d’herbe haute, leurs cadavres à demi dévorés par les fourmis. Cela n’était ni nouveau ni surprenant. Des meurtres mystérieux de cette sorte, il y en avait toujours eu. Mais leur fréquence devenait singulière. Et puis, de peur qu’on n’attribuât ces morts au hasard, les assassins signaient leurs méfaits en laissant dans les plaies de la victime les armes meurtrières, parfois en traçant des inscriptions sanglantes.

On allumait peu d’incendies et seulement dans les villages des clairières, les Petits Hommes ayant la peur traditionnelle du feu dont on limite malaisément les effets et qui, évoqué pour les vengeances, peut engendrer d’universelles calamités. Mais des paysans prenaient d’assaut les maisons de leurs maîtres détestés, en égorgeaient les habitants et les détruisaient jusqu’aux fondations.

Les représailles étaient terribles. Les plus voisins Mangeurs-de-Viande unissaient contre les cohues insurrectionnelles leurs troupes supérieurement armées, cernaient avec facilité ces rebelles et accrochaient aux basses branches des pins des grappes de pendus.

Dans la Ville royale elle-même, des colères subites agitaient la population des faubourgs. Elle barrait les ponts de l’Île sacrée, mêlant aux menaces des supplications à l’adresse du Prince qu’elle conjurait de se joindre à la plèbe. Mais la garde royale était composée de Mangeurs-de-Viande, le roi lui-même n’était que l’aîné de cette caste oppressive, et ses conseillers — des Vieillards — le guidaient suivant les commandements immuables de Celui-à-la-Barbe-Blanche. De vigoureuses sorties en armes étouffaient les voix de ce peuple criard. Des batailles de rues l’épuisaient de sang, pour un temps. Et après quelques jours d’un silence mortuaire, tout recommençait.

Je le répète, rien de cela n’était absolument nouveau. Ces luttes de partis constituaient la vie même, la vie tragique des Petits Hommes de la Pinède. Mais les accès devinrent progressivement plus violents et les intermittences plus rares, comme d’une fièvre d’abord quarte qui tendrait à prendre le type quotidien, puis le type continu.

Ainsi des foyers de révolte s’allumaient et s’éteignaient tour à tour sur divers points du territoire. Chaque jour apporta désormais ses alarmes. Subitement, et plusieurs fois entre l’aube et le crépuscule, par-dessus les mille bruits coutumiers de ce petit monde vivant, on entendait monter des rumeurs. Je ne sais quelles crécelles de bois battaient une crépitante générale, sonnaient un bizarre tocsin ; il s’élevait des clameurs de syrinx, des grondements de buccins. Et ici ou là, de la poussière tourbillonnait sur l’emplacement momentanément invisible d’un village, signalant une attaque. Comme les initiatives populaires restaient sans plan général, le parti bien discipliné des Mangeurs-de-Viande, après la surprise inévitable, prenait ordinairement le dessus. Il est toujours plus facile de défendre un régime social, un état de choses existant, que de l’attaquer et d’en fonder un autre. D’abord parce que la société qui se défend possède l’organisation et la hiérarchie, tandis que tout est tâtonnement et désordre du côté des assaillants, qui sont à peu près d’accord sur ce qu’il faut détruire, mais qui n’ont ni méthode pour vaincre, ni expérience pour édifier. Ensuite, parce que toutes les conventions morales, toutes les autorités traditionnelles condamnent le révolutionnaire et que, si la panique ou le raisonnement sont assez forts pour le pousser en avant, la crainte du sacrilège fait hésiter son bras. Tandis que son adversaire est soutenu par le sentiment d’accomplir un devoir bien défini, l’âme du briseur de rythmes reste souvent incertaine et la foi que ses ancêtres lui ont transmise est en perpétuel conflit avec sa nouvelle foi.

C’est à cause de cela qu’une révolution commence à être foule. La foule seule a le courage d’oser, étant irresponsable et fatale. Mais la foule n’a pas de tête. Les chefs n’apparaissent que tardivement, pour donner l’assaut quand la brèche est faite.

Les Mangeurs-d’Herbe étaient sans chef. Chaque bande opérait isolément sous la conduite de guides momentanément acceptés, remplacés dès le lendemain par d’autres et sans réelle autorité. Après l’acte de vengeance, après le pillage, la horde se désagrégeait et sa force, n’étant plus appliquée à aucun but prochain et visible, se perdait. Ce n’était plus que gibier et les troupes régulières en faisaient un sanglant hallali.

Il faut pourtant remarquer que la caste possédante, de beaucoup la moins nombreuse, ne gagnait pas beaucoup à ces victoires et que le peuple, innombrable, n’y perdait guère. Une mort faisait dans le parti blanc un vide appréciable, mille morts n’étaient pour le parti noir qu’un incident sans importance. D’une part, supériorité des armes ; de l’autre, supériorité du nombre ; ces deux choses pouvaient momentanément s’équilibrer ; mais l’équilibre n’était point stable et la logique montrait déjà de quel côté pencherait la balance, si la masse, instruite par ses revers, venait à concevoir la nécessité d’une discipline.

L’oligarchie ne comprit que lentement qu’elle était menacée. L’esprit admet difficilement la possibilité des mutations ; les privilégiés d’un régime croient volontiers que ce qui existe depuis toujours doit toujours durer, qu’on ne saurait sans irréligion y vouloir rien changer et qu’une telle tentative, absurde autant qu’odieuse, est immanquablement vouée à l’échec. Ceux qui attaquent l’ordre établi ne sont point des ennemis qu’on prend en considération, ce sont des brigands dont il suffit de châtier les excès périodiques. Le peuple, comme les animaux domestiqués, a des crises de colère destructive qui inquiètent à peine ses maîtres, habitués de longue date à les réprimer.

Seul, un spectateur placé, comme je l’étais, au sommet de la tour, put saisir les phases d’un phénomène dont l’interprétation exacte eût terrifié les Mangeurs-de-Viande. De plus en plus, les troubles locaux qui, premièrement, étaient apparus disséminés sur l’étendue du domaine, en des points arbitrairement choisis, comme des bulles qui crèvent spontanément un peu partout à la surface d’un étang, affectaient de se montrer avec une particulière fréquence dans une zone définie. Les taches noires ou brillantes des bandes armées, les fumerolles, les petits nuages de poussière flottant au-dessus des villages croulants, les crépitements d’élytres froissées qui traduisaient, dans l’éloignenient, les fanfares des buccins, eurent plus qu’auparavant tendance à se resserrer, sur le pourtour d’un cercle et dessinaient en quelque sorte un dé ces bourrelets inflammatoires que l’on voit sur la peau d’un visage brûlé par l’érysipèle.

Donc les attaques se systématisaient ; il se constituait un approximatif front de bataille circonscrivant une aire relativement calme, où du moins l’on n’apercevait que des cheminements de troupes noires, ainsi que des rayons obscurs projetés par un centre et s’y ralliant ensuite à la chute du jour.

Ce centre m’était caché par les frondaisons, mais je ne pouvais douter qu’il s’agît de la Colline des Supplices où les Mangeurs-d’Herbe avaient établi leur sacraire et leur forteresse.

Ainsi désormais presque toutes les colonnes insurrectionnelles partaient de ce point, traversaient des campagnes mortes ou gagnées à leur cause, pour s’en aller piller et ravager de plus lointaines bourgades et ramenaient leurs captifs et leur butin dans leur inviolable repaire.

N’était-ce pas un fait remarquable et nouveau, et le signe que quelque puissance directrice avait là son quartier général et commençait d’organiser la révolte ? Il n’en fallait pas plus pour faire hésiter la fortune des armes. Du jour où les Mangeurs-d’Herbe eurent un refuge, une base d’opérations, l’impunité leur fut à peu près assurée en attendant que les poussât l’audace des conquérants. Ce lieu d’asile exerçait une naturelle attraction sur tous les mécontents, sur tous les opprimés, sur tous ceux aussi qui savaient n’être pas sans reproche ou qui avaient à venger des injures personnelles. Même les pauvres de la Ville royale et les artisans molestés y émigraient avec leurs familles et il s’y créait, en somme, une capitale populaire opposée à la capitale du Prince.

Une telle scission ne pouvait se faire sans que la famine s’ensuivît. Au camp des révoltés, on avait désappris le labeur qui fait vivre et dans le parti adverse on n’avait jamais su que vivre du travail d’autrui. Assurément tout le monde n’était pas engagé dans la lutte. Même cette année-là, il y eut des bras pour la cueillette, pour la moisson, pour la transformation de la matière nutritive. Au pire moment des guerres civiles, on rencontre des gens qui s’étudient par peur des coups à faire également bonne mine aux deux partis, et ce sont ces timorés qui préparent tant bien que mal la nourriture de tous les autres.

Mais leur rôle neutre n’est pas longtemps soulènable et leur calcul est vite déjoué, car ils deviennent la proie des affamés de droite et de gauche et c’est finalement à leurs dépens et chez eux que se livre la bataille.

Chaque adversaire voulant manger et empêcher l’autre de manger, la lutte se concentre autour des greniers, dont les trésors sont répandus, gâtés avec colère. Après quoi, le propriétaire est ruiné et les combattants s’en retournent sous leurs tentes, à jeun comme devant et plus irrémédiablement, puisqu’ils ont détruit de la nourriture. La guerre, stupide, ne profite qu’à la mort.

Mais la disette frappait inégalement les belligérants et s’appesantissait considérablement plus sur les multitudes populaires que sur les loyalistes. Ceux-ci étaient le gouvernement, l’administration. Chargés de tout temps de la fortune publique, entrepositaires et distributeurs des vivres, ils avaient l’autorité et l’expérience qu’il faut pour rassembler les ressources d’un pays, les conduire en lieu sûr, les partager avec une stricte économie entre les besoins, et de telle façon qu’il y en eût sinon pour tous les appétits, du moins pour les faims les plus impérieuses. En regard de cette sagesse, le camp du peuple ne montrait que pillage et gaspillage, et quand les choses bonnes à manger y auraient été cent fois plus abondantes, il s’en gâtait tellement que la difficulté de vivre fût restée presque aussi grande.

Les hommes mouraient comme mouches d’octobre et, chose effroyable à dire, les cadavres disparaissaient sans laisser de traces, aussitôt dévorés ; leurs ossements même broyés au moulin, fournissaient aux faims inassouvies une détestable farine,

— On n’aura jamais meilleure occasion de répéter que les révolutions mangent leurs enfants, disait le Dr Dofre avec une impassibilité cruelle.

Un tel calme en face de tant d’horreurs m’indignait.

— Mais ce sont des hommes ! m’écriai-je avec violence. Des millions d’hommes à la torture !

— Oui… C’est troublant ! Mais pourquoi tant vous émouvoir d’événements nécessaires ? Y pouvez-vous rien changer ? Moi, je prétends que cette guerre, cette famine, ces morts innombrables ne sont point en réalité des maux, mais des remèdes que la nature oppose à une prolifération humaine exagérée. Le monde vivant est soumis à tout un mécanisme de régulation automatique. La création et la destruction se mêlent en toutes proportions pour les besoins d’un divin équilibre. On accuse des révolutions et des guerres l’ambition et la cupidité des uns, la méchanceté des autres… Enfantillage ! Myopie ! Personne n’est de force à décréter le massacre et personne n’est de force à s’y opposer. Ces choses que notre sensiblerie ridicule appelle des calamités tombent avec la rigueur des lois de la pesanteur. Elles sont dans l’ordre. Jamais les volontés humaines, fussent-elles toutes d’accord, ne changeront rien à cela, parce qu’il ne s’agit pas de phénomènes moraux, mais de phénomènes cosmiques. La vie serait d’ailleurs impossible sans la mort ; et plus la vie s’intensifie, plus la mort doit croître en puissance ; et dans l’existence des peuples, les orgies de sang succèdent et se proportionnent exactement aux excès d’activité vitale, conditionnent et préparent de nouvelles montées d’énergie, de nouvelles jeunesses. Je crois fermement que plus le monde ira, plus croîtront les violences, justement parce que les forces grandissent et deviennent intelligentes, et que les forces se prouvent par la férocité des appétits. Ceux qui n’acceptent pas cette destinée sont des eunuques et des infirmes de qui la vie s’est retirée. Ils décrètent une morale de victimes. Mais Dieu, s’il en est un qui voie du fond des cieux les myriades de vies s’équilibrer par l’interdestruction, au sein de la Nature indifférente parce qu’inépuisablement féconde, affirme éternellement, comme aux jours de la Genèse, que cela est bon.

— Mais la souffrance ? m’écriai-je.

Dofre haussa les épaules avec ironie.

— Allons, répondit-il, vous ne vous déshabituerez jamais d’être un homme.

— Vous en avez vous-même imparfaitement perdu l’habitude, dis-je, puisque vous souhaitez à des créatures une infortune dont vos semblables doivent profiter. Vous prenez parti pour la race qui est de votre taille ; il vous est venu sur le tard un patriotisme singulier !

— C’est vrai qu’il y a là un semblant de contradiction, reprit Dofre pensivement. C’est qu’il y a en moi à la fois un philosophe qui raisonne en l’absolu et un vieillard craintif que le sort menace. Tous deux ont différemment raison, ou, tout au moins, ont des raisons différentes. En tous cas, puisque l’on ne peut pas éluder ce conflit imminent des deux races sinon par l’oppression de l’une d’elles, j’admire que vous plaigniez justement celle qui n’est pas la vôtre.

L’argument me réduisit au silence. Il y avait une chose que je ne pouvais pas dire à Dofre, une angoisse secrète et inavouable. Lui qui considérait ses créatures comme de petits animaux, aurait-il pu comprendre qu’un mouvement de passion m’eût porté, un jour, vers l’une d’elles ? Ce que j’éprouvais désormais pour la petite nymphe de la fontaine n’était, certes, plus de l’amour ; le cœur ne s’obstine pas à la poursuite d’un leurre. Mais je ressentais pour celle dont je m’étais éloigné une tendresse infinie et son image m’était chère. Parce que dans ce petit univers un cœur battait pour moi, tous les habitants de la Pinède prenaient le visage et les traits de Vana. Était-elle morte ou vivait-elle ? souffrait-elle au milieu de cette famine et de cette orgie sanglante ? Mon ombre étendue sur elle la préservait-elle ou la désignait-elle au contraire à l’injure des hommes et du sort ? Dans l’impossibilité d’en rien savoir, ma pitié et mon inquiétude se diluaient sur cette multitude tragique de ses frères divisés et également malheureux. Non, en définitive, c’était peut-être lâcheté, mais je ne pouvais confier ce sentiment-là au vieillard qui en eût fait risée.

Malgré la sollicitude tardive dont Dofre prétendait être animé envers cette partie de l’humanité dont nous étions tous les deux issus, il n’y avait en lui qu’un implacable et sénile égoïsme. Il avait peur de sa création, peur pour lui-même qui serait la première victime de la Pinède libérée. J’eus toute la mesure de cet égoïsme dans un malheur qui nous vint.

Un matin, Barnabé qui était toujours le premier levé ne descendit pas de la soupente qu’il occupait sous les combles du château. L’heure du déjeuner arriva sans que nous ayons aperçu nulle part sa silhouette silencieuse et affairée. Ce manquement au service ne fit qu’exciter la mauvaise humeur de son maître ; mais moi, pris d’un funeste pressentiment, je montai à la chambre du domestique où je n’étais jamais entré. Le pauvre homme était étendu sans mouvement sur un grabat misérable. Il était mort, silencieusement comme il avait vécu, sans doute à la suite d’une de ces défaillances cardiaques qui délivrent subitement les personnes d’un grand âge.

Je pensais que Dofre serait ému de perdre ainsi le fidèle compagnon de tant d’années de solitude. Peu s’en fallut qu’il ne se mît en colère et qu’il ne reprochât au mort d’avoir rompu son contrat avant l’échéance prévue.

— Cet animal, dit-il, nous met dans un grand embarras. Comment nous passerons-nous de domestique ? Décidément la vie, ici, ne sera plus tenable. Mon âge a besoin de soins.

Non sans une secrète indignation, je dus l’assurer que je ne le laisserais manquer de rien et que je prendrais la charge des besognes serviles qui avaient été le lot de Barnabé. Tout autre solution s’avérait impossible. Je ne pouvais songer à abandonner Dofre dans sa solitude, encore moins à le faire fuir avec moi loin de cette inquiétante Pinède où des destins imprécis s’élaboraient. N’étions-nous pas, en quelque sorte, les prisonniers en même temps que les dieux de cette création réduite, que notre défection eût dangereusement libérée ?

Ce fut donc moi qui creusai la fosse de Barnabé en dehors de l’enceinte et qui y ensevelis le cadavre, reportant les formalités de l’état civil à l’époque où l’annuel convoi de vivres nous remettrait en relation avec le monde des Hommes.

L’obligation de préparer les repas, d’entretenir les quelques pièces habitables du château, de cultiver le jardin et de donner à Dofre les secours que sa vieillesse réclamait, souci à quoi je n’étais pas habitué, accapara désormais maussadement la plus grande partie de mon temps. Je n’y réussissais guère. Dofre était un maître difficile à servir, hargneux, exigeant, jamais content, avec une foule de petites manies de vieux que je n’avais pas remarquées, alors que Barnabé les satisfaisait automatiquement par habitude. Mes gaucheries l’irritaient. Il me harcelait d’ordres et pesait sur moi de tout son poids en reprenant peu à peu, à mesure que je me domestiquais par nécessité, toute cette absolue autorité qu’il avait précédemment commencé de remettre entre mes mains, sans reprendre en même temps la force physique et la vigueur d’esprit qui l’eussent justifiée. Véritablement, il abusait de ma jeunesse et tirait de ma vie sa vie, se rassurant sur ma présence, indispensable soutien de sa caducité.

Mais si je l’étayais, en revanche il ne m’étayait guère. On ne saurait exprimer quel sentiment d’abandon et d’insécurité commença de m’envahir dès que Barnabé ne fut plus là. Je n’aurais jamais soupçonné l’importance morale de ce serviteur muet. Il était dans la maison un homme de plus ; un homme, calme, machinal, aux gestes précis et sûrs, toujours les mêmes, comme d’une horloge indifférente et régulièrement active. Oui, c’est cela, il donnait l’enseignement paisible de l’horloge.

Je me souviens des nuits de mon enfance nerveuse, tourmentées de cauchemars. Dès que j’avais fermé les yeux, les songes terrifiants m’enveloppaient de leur épouvante et la nuit s’emplissait de fantômes. J’avais des réveils en sursaut et j’inondais de sueur mon petit lit. Mais mes tremblements s’arrêtaient à entendre le tic-tac familier de la grosse comtoise du vestibule, comme le petit cœur tranquille de la maison enténébrée. Pour mécanique que fût cette tranquilité, elle commandait le calme à mes nerfs ; j’en augurais que tout était dans l’ordre habituel, que les fantômes étaient vains et que les voleurs n’étaient pas venus.

Ainsi agissait sur moi la placidité de Barnabé qui n’avait jamais paru s’intéresser à ce qui se passait derrière le mur, dans la Pinède, et dont l’attitude même en abolissait le voisinage mystérieux. La vue de Barnabé, immuable et ponctuel, me ramenait chaque jour à un monde normal. Ce paysan situait Capdefou dans le raisonnable et dans l’exploré.

Lui mort, un point de repère s’effaçait. La vie devenait tout à fait folle, invraisemblable et lourde de menaces obscures, comme si, dans mes nuits d’enfant le tic-tac de la comtoise avait cessé tout à coup.

Et-je restais seul, avec un vieillard fragile, à peine humain, un être fantasque et fantastique autour duquel se condensait le songe, et qui ne serait pas un secours contre les fantômes, et qui mourrait quelque jour… puisque Barnabé était mort. Je restais seul devant l’énormité…

Et le pis, c’est que, malgré toute la patience à laquelle je m’efforçais, mes rapports avec Dofre s’aigrirent. Je souffrais de ses rebuffades de vieux despote et l’offense qu’elles faisaient à mon orgueil me montrait l’abîme qui me séparait de cet homme génial mais inhumain.

D’ailleurs, aucun sentiment ne nous était commun. Qu’une guerre orgiaque désolât la Pinède, c’était là sans doute une catastrophe qu’il n’était pas en notre pouvoir de faire cesser et un mal nécessaire, une divine chirurgie que nous devions accepter pour le bien supérieur du genre humain. Nous nous accordions sur le principe de ne pas nous en mêler, d’en rester spectateurs de très loin, de ne nous montrer ni l’un ni l’autre dans l’enclos tout le temps que durerait la guerre — et cette abstention était commandée par la plus élémentaire sagesse, car, au point où en étaient les choses, la moindre intervention eût engendré un nouveau mal et nous n’aurions su en mesurer la portée : quand les hommes se battent, le devoir des dieux est de rester muets et invisibles. Mais, tandis que le spectacle et les réflexions qu’il me faisait faire m’émouvaient douloureusement, tandis que l’angoisse et la pitié se partageaient mon cœur, Dofre affichait une joie sadique à imaginer ces massacres et ces ruines et eût volontiers joué de la cithare comme Néron devant Rome incendiée.

— Puissé-je assister à la fin d’un monde dont je connus la genèse, disait-il. Ainsi mon observation serait complète et je ne sais pas, pour un savant, de satisfaction plus grande.

Ses jambes lourdes ne pouvaient que difficilement le porter au sommet de la tour. J’y montais seul dès que le permettaient mes occupations domestiques et je fouillais l’horizon avec des jumelles marines. Hélas ! l’éloignement et la petitesse des choses me les rendaient énigmatiques et extrêmement peu perceptibles. Le drame se déroulait aux confins de ma vision. Ce que je voyais, c’était une mêlée difficile à comprendre, une sorte de brassage fiévreux d’atomes blancs et noirs, des passages de laves humaines qui roulaient sur les villes minuscules et les entouraient ainsi que le font les lames de la marée montante sur les grèves du Mont-Saint-Michel avant de les recouvrir. Encore la verdure des arbres me cachait-elle plus des trois quarts de ce tumulte. Parfois, des jours entiers, les clairières étaient désertes et d’en bas montait l’horreur d’un silence plein de mystère.

Et tout cela n’était rien. Il eût fallu écouter la tempête des âmes… Le côté plastique, cinématique des révolutions et des guerres, ce qu’on peut en voir de ses yeux, ce n’est que rides de surface. Si l’on suppose qu’un géant eût contemplé la terre de France, comme une carte mouvante, depuis la convocation des États Généraux jusque — par exemple — au 18 Brumaire, qu’aurait-il compris ? À peu près ce que comprend un naturaliste penché sur les mouvements d’une colonie d’Infusoires. Il eût trouvé à cela tout au plus les éléments d’une hypothèse ridiculement simpliste : des tropismes, des êtres qui s’agglutinent et qui se diluent, qui luttent et qui s’entredévorent… l’influence de la température, de l’électricité, de la lumière, des toxiques, de la faim, de l’amour… Et si simpliste que fût l’hypothèse du naturaliste, elle eût assez bien cerné la diversité du fait apparent. Il y a la vérité du naturaliste, comme il y a la vérité de l’historien ; il y a plusieurs étages de vérités. À un certain étage, la Révolution est une question de tropismes et n’a plus que des causes cosmiques, physico-chimiques et, un peu plus bas, biologiques.

Mais l’examen fait à cette hauteur ne me suffisait plus. Je savais trop que la Pinède avait une âme multiple et ondoyante. J’avais soif de l’autre vérité, de la vérité de l’historien. Je savais trop que, ce qui remuait là, c’était des hommes ; que des idées se brouillaient et évoluaient ; que cette guerre avait la complexité des phénomènes psychiques et non pas seulement la logique linéaire des événements fatals. Certes, chaque phase en était rigoureusement déterminée et tous ces petits êtres aux mouvements libres et courts accomplissaient sans s’en douter une loi simple et s’en allaient vers une fin imprévisible pour eux, différente et indépendante des buts qu’ils s’étaient proposés. Mais ils y allaient sinueusement, par ces voies détournées, irrégulières qui sont celles de l’intelligence et des passions. Ils y allaient, tragiques et déchirés, ourdissant la fatalité commune avec leurs libertés parcellaires, faisant du divin avec de l’humain, rouages conscients et douloureux, antagonistes, dont les actions et les réactions délibérées créaient hors d’eux et contre eux la grande servitude des Normes à quoi ils prétendaient se soustraire.

C’était cela, l’émouvant, qu’on ne voyait pas du haut de la tour. Dofre qui n’y montait pas, qui restait à terre, au niveau du peuple de la Pinède, était différemment renseigné que moi. Il avait sa police particulière. À l’heure crépusculaire où je cuisinais le dîner, il gagnait solitairement la chapelle et y recevait les messages des Vieillards. Je n’aurais pas commis l’imprudence de l’y rejoindre. Le moindre hasard qui eût révélé ma présence près de lui eùt été désastreux. Dofre était le seul dieu officiel et je me résignais à lui laisser cet avantage. Il me faisait part, quand il voulait et de la façon qu’il voulait, de ce qu’il avait appris.

Messages tronqués et partiaux, d’ailleurs. Les Vieillards en tenaient pour le parti de l’ordre et considéraient la guerre exclusivement de leur point de vue, comme une révolte de brigands dont on aurait raison tôt ou tard. Pour l’essentiel, Màlik VII régnait toujours à Leucée et son autorité traditionnelle n’était contestée par aucun groupe belligérant. Le Prince était l’homme le moins informé de son royaume et ses conseillers, gens de caste, ne lui parlaient que de difficultés passagères.

Cependant les Mangeurs-de-Viande guerroyaient, couraient des hasards contradictoires, gagnaient des batailles, essuyaient des échecs sévères. Cela se traduisait en des communiqués fastidieux et maquillés où la solution finale n’apparaissait point. La politique habile des Vieillards s’efforçait de compenser les pertes en hommes par des intrigues qui entraînaient périodiquement la défection de bandes populaires, ramenées au loyalisme par l’espoir de manger ou par la crainte des châtiments. Les gens paisibles et indécis cherchaient la protection des armées blanches contre les effroyables exactions de la horde révoltée ; on les enrôlait de force dans les milices féodales, bien disciplinées, bien conduites. Et cela pouvait aller longtemps ainsi jusqu’à l’épuisement des forces de l’un et de l’autre camp.

— Ils s’usent entre eux, répétait Dofre. Nous ne saurions demander mieux.

Et il donnait aux Vieillards des conseils d’intransigeance et de férocité.

Mais un certain jour, le spectacle que je vis de mon observatoire me stupéfia. Je compris qu’une heure décisive était venue.

Ce que je vis… comment le dirai-je ? Une inondation sous les pins, comme d’un encrier renversé. Un îlot sombre roulant dans un murmure extraordinaire. Cela se répandait sur une petite plaine chauve en direction de la Ville ; cela s’y étalait en demi-lune. Était-ce le bruit du vent, ce murmure ? Du côté de Leucée, un ruisseau de lait allait à la rencontre du fleuve d’encre et, au contact, tous deux parurent bouillir.

Des hommes, tout cela ! deux foules… Jamais je n’aurais pensé que ce peuple fût si dense.

La chose noire et la chose blanche se joignirent sur une ligne ondulante et sinueuse. Et puis la chose blanche sembla manger la chose noire à son centre. L’encre refluait dans les sous-bois.

Mais, à l’altitude où j’étais, il ne venait de cela nulle impression de violence. Les changements de figure qu’opérait la lutte de ces deux teintes étaient aussi lents que l’étalement de liquides sur un papier. Seuls, les modulations du murmure et les frissons qui moiraient la surface des deux foules révélaient la bataille.

Les heures passèrent, l’une après l’une. J’avais tout oublié : l’écoulement du jour, l’attente affamée de Dofre qui devait se croire abandonné.

Il vint un moment où la tache de lait occupa seule la petite plaine chauve et je crus que c’était fini, qu’une fois de plus les Mangeurs de Viande avaient vaincu. Mais, insensiblement, du noir reparut aux marges de la clairière, sur les flancs de l’armée blanche. Le flot d’encre tournait le flot de lait. L’encrier, sous l’ombre des arbres, versait un inépuisable torrent qui rétrécissait la traînée blanche du côté de Leucée et la coupait de la Ville. Alors, au crépuscule, la blancheur, lentement, se rétracta vers le centre du champ de bataille, sertie d’un anneau sombre qui s’épaississait, pareille à une perle dans une monture d’émail brun. Et elle fondait, fondait, fondait…

Tout frissonnant, je descendis de la tour. Dofre était au bas des marches.

— Vous me laisseriez mourir sans secours, dit-il en colère. Je vous ai attendu tout le jour. Seriez-vous fou ?

— Le peuple est victorieux ! lui criai-je sans répondre. La guerre est finie, l’armée blanche massacrée !

La colère de Dofre tomba tout à coup. Il me regardait avec effarement.

— Décidément, c’est de la folie, balbutia-t-il.

Je le conduisis dans son cabinet. Il chancelait et se laissa tomber sur son fauteuil. En quelques phrases je le mis au fait et lui décrivis la bataille. Il ne m’interrompit point.

— Direz-vous que je suis fou ? Vous ne doutez plus, je suppose…

Le vieillard inclina la tête et se mura dans le silence. Nous restâmes plus d’une heure sans parler.

— Vous vouliez du sang, hasardai-je enfin avec ironie. Vous devez être satisfait. Qui vous chagrine ainsi ?…

Il haussa les épaules.

— Est-ce parce que vous êtes le dieu des vainqueurs que vous triomphez ? dit-il.

— Ma parole, je ne triomphe pas. Je n’ai ni cette cruauté ni cette petitesse. Je constate la logique de ce qui arrive et…

— Et qui ruine tous nos calculs. Cette bataille est un désastre. Voilà la Pinède libre, maintenant !

— Libre de ses oppresseurs, mais docile à sa Loi. Qu’importe la déchéance d’une féodalité ? Les dieux sont au-dessus de ces orages. On vous rend grâces, en ce moment, d’une victoire que vous avez permise et qui passe pour être la suite de vos desseins ; et les vaincus adorent la main qui les frappe. Les dieux ont toujours raison. On conciliait peut-être mal votre attitude et la mienne, mais ceux qui reconnaissaient notre dualité s’inclinaient respectueusement devant son mystère et la Foi qu’on vous conservait n’était pas diminuée par l’Espérance qu’on tirait de moi. Aujourd’hui, le vainqueur populaire constate avec soulagement notre accord, puisque la victoire fut possible. IL n’y a plus qu’une religion et je crois entendre Yona s’écrier : « Béni soit Celui-à-la-Barbe-Blanche qui a suscité pour le salut de son peuple Celui-qui-lance-la-Flamme ! »

Dofre hocha la tête.

— L’heure d’Arrou sonnera bientôt, murmura-t-il.

Et il s’enferma dans ses pensées. Mais le lendemain soir, en revenant de la chapelle, il paru un peu rasséréné.

— Tout n’est peut-être pas perdu, me dit-il. Les Mangeurs d’Herbe ont prêté serment entre les mains de Màlik qui a accepté de gouverner avec son peuple et aboli les privilèges. Les Vieillards bien avisés embrassent en masse la cause populaire. On nous unit tous deux dans la même vénération. L’enthousiasme est général. Les Mangeurs de Viande se sont soumis, en apparence du moins, et je ne vois qu’avantage à ce qu’ils conspirent en sourdine. La guerre peut être espérée à nouveau.

— La guerre !

— Oui, la saignée ! dit férocement le docteur. Pour la sécurité du monde, la terre n’a pas assez bu.

CHAPITRE xi
L’heure d’Arrou.

La victoire est une légitimation. Elle crée un assentiment momentané. Des principes pour et contre lesquels on se battait et qui semblaient irréductibles se concilient, soudain, au moins en apparence. On souffrait d’une rupture d’équilibre ; on entrevoit avec soulagement qu’après cette rupture, un équilibre nouveau est possible. Aussi se produit-il quelque chose dans le genre de ce que l’on nomme à la Chambre des rectifications de votes : une masse de ceux qui résistaient au nom de l’ordre traditionnel enjambent opportunément la barrière et, se désavouant, montrent un penchant inattendu vers le régime naissant qu’ils avaient combattu et qui apporte la promesse d’un ordre différent. Un silence pacifique règne.

Ainsi, dans un édifice qu’une mine a fait crouler, les pierres une fois arrêtées dans leur chute annoncent par leur immobilité retrouvée une sorte d’acceptation du changement ; l’arrêt de la destruction est presqu’une construction neuve déjà ; la ruine est encore une figure d’équilibre. Le fait est que soudain le jeu des matériaux a cessé, qu’ils font tas et ne bougent plus.

La victoire a un moment de générosité : celui où elle se croit complète, où l’offensive et la défensive sont deux fonctions abolies ; c’est l’heure où l’on se donne, au Champ de Mars, le leurre d’une communion.

La Pinède confondait maintenant dans un même culte orthodoxe Celui qui-lance-la Flamme et Celui-à-la-barbe-blanche. Les Vieillards fraternisaient avec le peuple avec l’arrière-pensée informulée d’en diriger les destinées, car les religions ont de ces souplesses. Mâlik conservait cette sorte de grandeur impersonnelle qui reste attachée à une relique, à un drapeau. Un calme descendit sur l’enclos pacifié.

Nous ne nous en apercevions pas seulement aux rapports que Dofre recevait. Quelque chose d’indéfinissable habitait l’atmosphère et certains effluves moraux agissaient mystérieusement sur nos sens. Les pins, lourds d’été, accrochaient de l’allégresse à leurs ramilles. Des mains invisibles retraçaient les contours effacés des champs. L’activité lilliputienne, si longtemps confuse, s’ordonnait de nouveau et, bien que l’on n’entendit rien de précis, il semblait que toute la grande Pinède fût une chanson.

— Ma curiosité est impatiente, dis-je un matin au vieux maître. Que ne nous montrons-nous ensemble à ces foules heureuses qui nous acclameraient ?

Dofre m’enveloppa d’un regard d’orage.

— Et il vous plairait d’être acclamé, vaniteux que vous êtes ! s’écria-t-il violemment. Je vous interdis, entendez-vous, de franchir le seuil de l’enclos !

— Vous m’interdisez…

— Oui. Je commande encore ici. Quand je n’y serai plus, vous aurez la liberté de faire des sottises.

— En vérité, monsieur, vous me parlez sur un ton…

Je m’étais levé. Dofre s’apaisa.

— Vous n’entendez rien à la politique, jeune homme, dit-il. C’est un jeu délicat et tout de nuances. Rien n’est plus instable que la situation présente et vous gâteriez tout, en vous en mêlant.

— Me feriez-vous l’honneur d’être jaloux de moi ?

— Nullement. Mais j’ai peur de vos interventions impulsives et je vous demande, pour l’instant, de rester coi. Un dieu qui se montre à tout bout de champ se laisse trop mesurer ; on n’est jamais si puissant qu’invisible et muet. Dans nos rapports avec ceux qui nous vénèrent, agissons par suggestions, point par coups de théâtre. Et même, au point de vue de l’expérience scientifique, il est contraire à notre rôle d’attenter au naturel du phénomène et d’y introduire cette chose énorme au regard de lui : notre influence. Laissons les Petits Hommes ourdir leurs destins et nous les attribuer.

— Cette politique de non-intervention n’est point immuablement la vôtre ?

Dofre détourna les yeux.

— Peut-être, dit-il. Et je ne dis pas que si j’avais le moyen d’en finir brusquement avec une expérience dangereuse… Si j’avais à mon commandement quelque déluge…

— Vous détruiriez vos créatures ?

— Impitoyablement, plutôt que de les voir franchir ces murailles. Mais nous n’en sommes pas là et, sans s’en douter, les Nains eux-mêmes travaillent à retarder l’échéance.

— Vraiment ?

— Oui. La guerre a déjà tué des millions d’hommes et ce n’est pas fini.

— Comment ? Cette réconciliation, pourtant…

— Un répit de quelques jours, une rémission dans la fièvre. Vous ne voyez que les apparences des choses. Ceux qui se battaient conspirent. Dispersés, les Mangeurs-de-Viande échappés au massacre travaillent la société comme des ferments sournois. Leur cause va profiter de toutes les bévues, de toutes les indécisions, de tous les excès des vainqueurs. À leur tour opprimés, ils deviennent intéressants à leur tour. Demain, ils auront une armée. Demain le peuple lui même s’apercevra que sa liberté n’est point conforme à l’image qu’il s’en était faite et qu’au lieu de l’ancienne machine assez bien huilée, il s’est attelé à une organisation provisoire dont tous les rouages crient. On est allé au combat à égalité, on saura que la victoire distribue des profits inégaux et nous allons voir cent factions s’entredéchirer, les plus violentes tyrannisant les autres et irritant les modérés par de perpétuelles surenchères. Des partis se feront et se déferont ; la corruption, la trahison, l’espionnage auront beau jeu. On ne peut pas faire que le passé n’ait été et il garde une force d’attraction ; chacun a préservé de la ruine un lot de traditions qu’il entend conserver en face des extrémistes qui en voudraient faire table rase. Le roi est une de ces traditions et Mâlik se joindra naturellement, au besoin contre ses serments, aux partisans qui le tirent en arrière ; ses concessions ne sont que de circonstance et révocables ; il est un prisonnier qui ne songe qu’à la fuite et à la revanche. Les Vieillards jouent double jeu. Bref dès demain c’est la dissolution, le chaotique bouillon de culture, le brassage des appétits, des déceptions, et des regrets, des audaces et des haines, une sacrée chimie du diable !

Dofre ricana.

— Comprenez-vous, continua-t-il, que la Pinède doit rester divisée ? Comprenez-vous que la violence des réactions est un atout dans notre main ? Que les Mangeurs-de-Viande et ceux que le mécontentement va grouper autour d’eux sont maintenant, plus que jamais, notre sauvegarde ? Jusqu’où irait-il, ce peuple uni et victorieux ? Ne lui donnez donc pas l’encouragement de votre présence et laissez la vendange bouillir dans la cuve.

La paix, en effet, dura peu. Une semaine passa et puis encore une autre semaine. D’après les renseignements que Dofre recevait des Vieillards et ce que nous pûmes voir de nos yeux, les espoirs du savant semblèrent tout à coup se préciser. Le fait est qu’on recommençait partout à se battre et qu’un important déplacement de population se fit vers la muraille de l’Est qui avoisinait le château.

Nous avions directement sous nos regards cette troupe grossissante ; c’était les partisans de l’ancien ordre de choses qui se réfugiaient ainsi tout près du séjour de la divinité, avec tous ceux qui étaient molestés par les nouveaux maîtres. Ils se retranchaient avec soin et s’organisaient rapidement. Nous les vîmes bientôt se livrer à un singulier travail : ils commencèrent à construire une digue sur la rivière, en un lieu où elle était encore fort étroite, soit qu’ils voulussent en détourner le cours, soit qu’ils prétendissent accumuler l’eau derrière le barrage pour la précipiter ensuite, comme un torrent dévastateur, contre Leucée où leurs ennemis s’étaient fortement établis ; il ne me fut pas donné de pénétrer leur dessein, parce que les événements en empêchèrent l’exécution.

Il est certain qu’ils différaient toute offensive, attendant le résultat d’une trame qui devait délivrer Mâlik et sa famille et les conduire au camp. Dofre se montrait tout heureux d’aussi grands préparatifs témoignant d’un plan nettement conçu par un commandement avisé. Nous n’ignorions pas, d’autre part, qu’en la plus grande partie de l’enclos où les vainqueurs populaires exerçaient leur pouvoir, le désordre et les querelles se reproduisissent. Il s’était formé une multitude d’opinions et une poussière de partis qui mutuellement se soupçonnaient et s’anathématisaient. Des paniques soudaines se traduisaient par des massacres. La vie, disait-on, n’était plus tenable. La caste des Vieillards, d’ailleurs justement suspecte de duplicité, subissait la persécution ou était contrainte de donner des gages de civisme et d’abdiquer tous les restes de son autorité traditionnelle.

Ces bruits étaient rapportés par des fugitifs qui venaient s’agréger à l’armée de résistance et Dofre qui les recueillait, à la chapelle, de ses informateurs ordinaires, les acceptait pour vrais sans plus les examiner, tant ils étaient conformes à son désir. Il était dans une période d’optimisme.

— Laissons ces foules, disait-il, s’entredétruire. Et cependant l’opposition prend de la force. Et nous reverrons l’ancienne sujétion régner sur la Pinède épuisée, vidée de la plus grande partie de ses habitants. Cette génération n’est point encore celle qui franchira la muraille !

Mais un événement vint en coup de foudre ruiner cette trop fragile espérance. Un soir, Dofre sortit de la chapelle tout défait, tout bégayant.

— Mâlik assassiné, balbutia-t-il. Toute sa famille disparue… On se bat à Leucée…

Je n’en pus tirer autre chose et, d’abord, je ne compris point clairement quels malheurs cette phase de la révolution présageait à ses yeux. Le triomphe de la cause populaire avait déjà tellement ruiné l’importance du fantôme monarchique que l’on aurait pu croire indifférente la suppression d’un homme dont toute la puissance effective était d’avance annulée. Mâlik n’était plus qu’un nom, une superstition, le prince-soliveau qu’on n’avait dû épargner jusque-là que pour ménager une transition entre le passé et l’avenir. Il tombait tout uniment, parce qu’il n’avait plus sa place dans la Pinède renouvelée. Cette mort n’était, après tout, qu’un incident… Surtout après tant de morts.

Dofre, pourtant, abattu, désespéré, faisait peine à voir. Il ne dîna point et s’enferma sans mot dire. Ce mutisme m’inquiétait malgré moi. J’essayai, le lendemain matin, de l’en faire sortir.

— Eh ! bien, lui dis-je, je vous trouve tout à coup bien de l’humeur ! Vous vous félicitiez de tant de sang répandu, vous en réclamiez d’autre. Prétendiez-vous que celui de ce pauvre roi fût sacré ? Aviez-vous lié partie avec la dynastie du Sanglier ? Le massacre des rois est la norme des révolutions ; qui accepte tout le reste doit se résigner aussi à cela.

Dofre haussa les épaules.

— Montez à la tour, répondit-il d’une voix altérée, et portez vos regards sur l’armée de l’opposition.

J’obéis. Et ce que je vis sur l’esplanade me frappa de stupeur. Ce camp qui, la veille encore, était si vivant, paraissait déjà extrêmement réduit en étendue. L’armée fondait ; les travaux sur la rivière étaient abandonnés. Des files humaines s’éloignaient de toutes parts. Un souffle de découragement et de désertion avait passé. Il ne resterait bientôt plus que les irréductibles, une poignée d’hommes, les héros d’une cause perdue, les opiniâtres guérilleros promis à la défaite.

Mâlik… une superstition ? Oui, peut-être. Mais une superstition est une force. Ceux qui s’étaient rassemblés là, des Vieillards, des Mangeurs-de-Viande, des gens du peuple surtout et d’opinions diverses, la plupart alliés par le mécontentement, déçus par les rigueurs d’une révolution qu’ils avaient d’abord acclamée, n’avaient qu’un lien commun : la foi monarchique. L’espérance dans le principe traditionnel, et incontesté jusque-là par le peuple victorieux lui-même, les avait contenus dans leur résistance. Ils attendaient que Mâlik se mit à leur tête pour apaiser les troubles. Ils étaient le parti de la légitimité.

Oh ! bien certainement, les composants de cette multitude ne s’entendaient que sur ce point : le culte du roi. Pour tout le reste, ils différaient, car, pour les uns, le roi représentait l’ancien régime ; pour les autres la sage révolution qu’il avait acceptée, celle de l’embrassade générale. Mais le roi était mort. Les révolutions vont toujours plus loin qu’on ne pensait. Et le roi mort, plus rien ne retenait ensemble ceux qui étaient venus là, les anciens féodaux obstinés à la tâche impossible de relever les ruines et les hommes nouveaux qui tenaient à leurs conquêtes. On n’avait plus de raisons communes de lutter ; on s’écartait, on était vaincu d’avance, sans combat. Et le formidable événement précipitait les fuites : on prenait peur d’une révolution qui venait de tuer un roi. Elle serait impitoyable pour ses ennemis déclarés.

Ceux qui gouvernaient la Pinède avaient, en supprimant Mâlik et sa famille, accompli un acte de haute politique : ils avaient détruit un principe qui eût perpétuellement menacé leur puissance ; car ils n’étaient point sûrs de toujours garder leur royal captif et, même surveillée par eux, son existence conservait à la cause contre-révolutionnaire un semblant de droit. De ce jour, les temps nouveaux commençaient vraiment : il n’y avait plus de loi que populaire et les opposants devenaient des insurgés.

— Il faut que les idées aient fait du chemin en si peu de jours ! dis-je au Docteur.

— Un jour, dans la Pinède, contient plusieurs de nos mois, répondit-il lugubrement. Le mouvement y est si rapide que nous voyons incohérence et brusquerie dans ce qui s’écoule trop logiquement. Octroyez une liberté aux hommes, aussitôt ils les veulent toutes. On ne canalise pas le torrent, on ne compte pas avec les volcans. Tout est perdu, je le crains. Mâlik était un obstacle, ils l’ont brisé. Et l’abolition d’un principe remet en cause tous les autres. Un régicide impuni ébranle le trône des dieux.

Il se tut un instant et reprit :

— L’heure d’Arrou… Que ne l’avez-vous étranglé ?… Je le sens, derrière tout cela… Je sens lever sa semence de doute et d’incrédulité… Ah ! que n’ai-je la foudre… !

Cependant, dans les jours qui suivirent, un grand silence plana sur l’enclos. Un silence inusité, tombal. À croire que ce peuple était mort ou se cachait sous terre. Il ne nous venait plus de nouvelles. Par la porte de la chapelle que Dofre en attente entr’ouvrait tous les soirs, on ne voyait plus ramper dévotieusemènt sur les genoux l’un ou l’autre de ces petits êtres venus de loin, en sueur, pour porter à la divinité les bruits et les angoisses de cette terre. Peut-être la caste des Vieillards avait-elle aussi été anéantie… La Pinède cuvait dans la terreur le sang de son roi. Ceux qui l’avaient versé défaillaient sans doute devant l’atroce grandeur de leur geste ; ils avaient peur et ils faisaient peur. Peut-être égorgeait-on en silence, l’homme étant partout une menace pour l’homme. Et le sacrilège pesait sur les pins comme une nuée d’orage.

De la tour on voyait les clairières désertes, parfois seulement parcourues de galops furlifs ; comme si l’humanité eût voulu éviter les regards d’en-haut et cacher son péché sous les feuillages les plus denses. Assurément, on attendait quelque chose de Celui-à-la-barbe-blanche, une vengeance apocalyptique, les Dix Plaies croulant du ciel irrité.

— La frayeur les paralyse, murmurait Dofre. On les écraserait comme des mouches et ce serait la fin… Ah ! être impuissant ! N’être pas Dieu !… Mon silence même, qui momentanément les épouvante, est un aveu. Ils sont sans défense aujourd’hui ; demain ils railleront !

— Gagnons du temps. Allumons le phare. Faisons mugir la sirène.

— À quoi bon gronder, si le châtiment ne suit pas la menace ?

— N’importe ! L’avertissement pourrait les assagir durablement. Tentons l’aventure. Nous n’avons pas le choix.

Je gravis les degrés dans le soir et la sirène hurla. Ce fut l’affreux cri de la Trompette de l’Ange. Toute la nuit la gueule d’airain cracha sa malédiction aux quatre vents et l’œil fulgurant troua les halliers. L’Éternel se manifestait à ses coupables créatures.

Ils doivent être transis, à demi-morts, dis-je en redescendant. Le quos ego de Neptune ne suffit-il pas à coucher les vagues révoltées ? Ce peuple, croyant quand même, prendra le sac et la cendre ; il se consumera en oraisons propitiatoires. On me dirait qu’il immole en ce moment les sacrilèges pour détourner le sort…

Dofre hocha la tête en une demi-approbation mêlée d’incertitude.

— Et après ? il ne verra rien venir…

— Il croira vous avoir apaisé et l’action de grâces suivra la pénitence. N’est-ce pas toujours ainsi ?

La Pinède demeura muette. Il était terriblement émouvant de ne rien voir, de ne rien savoir, de rester, des jours, les sens aux aguets en face de ce petit monde de mystère. Des multitudes étaient là, derrière le mur, inaperçues, devinées, mûrissant des pensées passionnées, des gestes imprévisibles. Dans l’histoire des Petits Hommes, jamais pareille torpeur ne s’était produite depuis le Grand Hiver où Dofre les avait cru tous morts, tandis qu’ils inventaient l’Art et la civilisation. Mouraient-ils ? ou qu’inventaient-ils ? Quelque chose d’heureux allait-il fleurir de cette société décomposée ? Ou plutôt une flamme sournoise couvait-elle, rongeait-elle, gagnait-elle de proche en proche une mine bourrée d’explosifs dont la déflagration soudaine nous atteindrait sans doute, isolés de l’univers, impuissants que nous étions ?

Ce qui est inconnu est toujours immense à faire peur. J’étais très énervé, malade d’attendre, à la fois curieux et tenté de fuir. Dofre, très inquiet, songeant creux, ne m’admettait pas dans le secret de ses pensées. Il affectait de s’enfermer dans son cabinet où il feuilletait des livres d’Histoire, peut-être y cherchant dans le passé quelque instruction propre à éclairer le problème présent.

Ou bien il sortait du côté de la lande, ce qui était contre ses habitudes. Je le voyais errer des heures entières, insoucieux du soleil de cet été étouffant, et s’éloigner parmi les ajoncs et les herbes sèches, faisant lever des brouillards de sauterelles. Il marchait pesamment, appuyé sur un bâton, s’asseyait pour regarder l’horizon vide comme si quelque secours lui en devait venir. C’était comme de quotidiennes tentatives d’évasion, mais je ne craignais pas qu’il m’abandonnât : ses vieilles jambes le trahissaient vite. J’avais plutôt peur qu’il ne tombât terrassé par la chaleur du jour et, d’aventure, c’était peut-être la mort qu’il tentait ainsi. Il rentrait, pourpre, en sueur, si chancelant que sa vieillesse me faisait pitié, et courbé comme un pauvre vieux paysan sur le bord de la tombe.

À certains moments, ses yeux s’égaraient et il y passait comme de la folie.

Le silence de la Pinède donnait d’ailleurs à la lande un intérêt singulier. Je ne l’avais jamais tant regardée. Elle était, entre l’univers et nous, une frontière infinie d’or et de flamme. Si nue ! si décevante ! si implacable dans l’août violent ! Un désert rôti, au foin poudreux et aride qui crépitait comme des cheveux qu’on grille. La chaleur faisait taire les oiseaux, les grenouillères étaient mortes, l’atmosphère vibrait, mettant en danse les arbustes sans feuilles, tout en épines. À l’horizon, rien qu’une poudre bleue de pastel… Il me sonnait aux oreilles un mot : la puzzta ; le nom des plaines hongroises que je n’avais jamais vues me définissait seul la morne aridité de cette étendue qui ne vivait que par les bondissements métalliques d’une pouillerie d’insectes.

Moi aussi, dans mon angoisse, je me laissais gagner par la folie du soleil. Pourtant, tout là-bas, au couchant, derrière les pins, il y avait la mer, la fraîcheur sans limite de l’eau vivante qui m’attirait comme un dictame. Quelle soudaine inspiration ! Il était singulier que la mer fût là et que je ne m’en fusse encore jamais approché. Si forte, l’obsession de la Pinède, que depuis, des mois je n’en avais pas détourné ma vue vers cette grande chose divine, qui fait tous les hommes de la Terre si lointains et si proches. Devant la mer, il n’y a point de dépaysement et l’on n’est jamais seul. Elle redit une chanson que toute l’humanité entendit. Les peuples en voyage l’ont vue au bout de toutes leurs migrations ; elle a porté les carènes. Et quand on vit un songe étouffant, son visage pérennel vous remet dans la vérité de la vie. Puisque la mer était là, j’étais donc encore de ce monde de tous les hommes, pas dans le factice et l’artificiel.

— Un besoin… dis-je à mon compagnon. Un besoin de respirer… Vous ne vous inquiéterez pas. Je veux pêcher, je veux me baigner, je veux jouer comme un gosse. Les pensées sont trop lourdes, ici. Ce soir je reviendrai.

Je lui tournai le dos pour ne pas entendre ses objections. La jeunesse me prenait, me faisait courir, dans la lande, tout le long du grand mur qui n’en finissait plus, du mur qui était une digue, avec une mer humaine inquiétante derrière. Je fuyais vers l’autre océan, l’Océan connu.

Le mur courait jusqu’à l’extrémité de la terre et tournait brusquement, à la rencontre du flot. Il s’opposait alors comme un môle granitique, à perte de vue, aux chocs multiples des marées. Même aux basses eaux, sa base restait immergée, si bien que ses pierres amoncelées séparaient seules les deux verts abîmes, la mer et la forêt. On eût dit une droite falaise, épaisse, impénétrable, mais taraudée par tant de colères équinoxiales que l’œuvre humaine était redevenue rocher ; les goémons haillonneux s’égouttaient au bas ; plus haut, les moules et les patelles la couvraient comme une vermine ; plus haut encore, les tiges grasses des cristes avaient poussé dans ses crevasses. Le cours d’eau qui arrosait la Pinède traversait cette muraille, assez près de son angle, sous une voûte, basse et mêlait ses eaux douces aux eaux amères avec de grands remous qui faisaient assez loin une traînée limoneuse.

Contenu par la muraille, l’Océan, grignotait en dehors d’elle, les soubassements pierreux de la lande et y creusait de petites anses étroites, sablonneuses, montrant les os de la terre, où, quand les eaux se retiraient deux fois le jour, une foule de bestioles s’abattaient dans des marigots.

Tout le jour, je restai là, heureux et nu, tantôt enveloppé des caresses de l’eau, tantôt poursuivant les crabes agiles ou rêvant, aux cris aigus des goélands ; lavé de mes pensées et retourné aux jeux d’enfance sur les plages. Les Petits Hommes et Dofre et Capdefou étaient comme un conte que l’on m’aurait fait.

Mais le déclin du soleil me remit en mes soucis. Je ne sais quel presentiment désagréable saisit mon âme évadée. Et je rentrai lentement, à regret, comme un écolier en son collège.

Au tournant du château, je m’arrêtai devant un spectacle inattendu. Un cheval, attaché à un piquet, broyait entre ses dents l’herbe sèche. Et sur les lointains de la lande, vers le midi, une caravane s’éloignait. C’était une demi-douzaine de roulottes, flanquées de gens à pied. Spectacle bien inusité dans ce désert où, depuis que j’y étais, personne encore n’avait passé. J’en fus si étonné que je demeurai sur place, jusqu’à ce que là troupe eût disparu. C’est alors que je rejoignis Dofre dans son cabinet où il feignait de lire. Il me sourit. Cela aussi était nouveau, de voir Dofre sourire.

— Vous avez vu ? fit-il avec satisfaction. Capdefou a reçu une visite en votre absence. L’aventure n’est pas commune. Une véritable aubaine.

Il se frottait les mains.

— Une aubaine ?

— Mais oui. De pauvres diables de forains, qui s’en vont je ne sais où, en Espagne, je pense, et qui ont pensé raccourcir leur route en coupant à travers la lande. Une troupe naguère opulente et maintenant dans l’embarras, le chef étant mort. L’entretien des hommes et des animaux coûte cher…

— C’est pour cela qu’il ont abandonné un cheval ?

Ils ne l’ont pas abandonné. Je le leur ai acheté très cher. Voilà l’aubaine !

— Aubaine pour eux. Que voulez-vous faire d’un cheval ?

Dofre hésita et, plongeant son regard dans mes yeux :

— Vous n’avez jamais pensé, dit-il gravement, que la fuite pourrait être un jour notre seule ressource ?

— Fuir ! c’est vous qui parlez de fuir ? de vous dérober aux conséquences de votre action ? Fuir en laissant derrière vous cet explosif que vous avez chargé et allumé ?

— Je n’y songe pas présentement. Et peut-être les événements… Mais il vaut mieux prévoir les extrémités… Naturellement j’ai acheté aussi la voiture. Oh ! ce n’est pas un carrosse. On prend ce que le hasard vous offre.

Il me conduisit à la fenêtre sur le jardin. Une voiture était, en effet, remisée là, qui obturait de sa masse la petite porte par où l’on pénétrait dans la Pinède. C’était une forte caisse, hermétique, avec des barreaux.

— On dirait une cage, insinuai-je.

— Vous l’avez dit. Une cage de ménagerie, vide à présent. Ces forains sont des montreurs de bêtes.

Le soir était tout à fait tombé. Un soir brûlant. La terre rendait en une haleine chaude tout le feu qu’elle avait reçu du soleil. Les chariots du tonnerre roulaient sous l’horizon. J’allumai une lampe et nous dînâmes des restes du déjeuner avec quelques fruits. Je remarquai que Dofre mangeait nerveusement et que le moindre bruit lui taisait tendre l’oreille. Par la fenêtre ouverte entrait le grand frisson vespéral des pins.

Tout à coup, une commotion me dressa sur mes pieds. Par dessus le murmure végétal, plus forte que le sombre grondement de l’orage, quelle clameur avais-je donc entendue ? C’était quelque chose d’inconnu, de sauvage, d’inhumain ; un rauquement géant. Et puis un trou de silence, comme si la nature elle-même, inquiète, eût écouté. Dofre eut un petit tic agaçant qui lui tourmenta les paupières.

— Qu’est-cela ? soufflai-je avec terreur.

— Rien, dit-il.

Mais aussitôt la même épouvantable Voix monta de l’enclos. Et comme un écho, d’autres Voix pareilles lui répondirent. La Pinède était habitée de rugissements ; il y avait sur elle comme une Faim énorme de fauves.

— Vous comprenez, maintenant ? grinça le Docteur.

Je le regardai stupidement. Il était méconnaissable, tremblant de la tête aux pieds, à la fois de peur et d’exaltation. Une sorte de tétanie agitait ses traits et un peu d’écume moussait dans sa barbe.

— Ah ! Ah ! continua-t-il, les dents claquantes et bégayant. J’ai acheté, n’est-ce-pas, les bêtes avec la cage… Ces pauvres forains ne pouvaient plus les nourrir. Trois beaux lions affamés depuis quatre jours… Oui… La cage devant la porte… la petite porte ouverte… et la cage aussi…

— Fou ! misérable fou ! Non, c’est trop horrible !

Je l’avais instinctivement saisi à la gorge. Il se laissa choir à terre, sans haleine, si piteux que je le lâchai. Un vieillard, cassé, une loque tout à coup.

— Vous avez fait cela, vous ?

Il ne répondit pas. Il dirigeait sur moi ses yeux alones. Je crus qu’il allait mourir. Je le portai sur son lit, perdant moi-même la tête. On entendait les lions chassant dans la nuit.

Pendant plusieurs jours je ne quittai pas son chevet. Il délirait. Oui, un fou monstrueux et grandiose qui avait lâché la Bête sur l’Homme. Il avait créé, il anéantissait ; démiurge sublime, criminel exécrable. Mais moi, je l’avais presque assassiné et je n’avais pas sa grandeur. Je pouvais le haïr, j’avais honte de moi-même. Nous étions, n’est-ce pas, tout deux compagnons et solidaires. Sa création croulait sur moi comme sur lui.

Enfermé dans cette chambre, je ne pensais qu’à cette vie vacillante, qu’à ma responsabilité si elle s’éteignait, qu’à ma solitude. Il y avait pourtant cette chose tout proche : la faim des lions, l’orgie de sang, un peuple de martyrs. De jour, de nuit, les échos amplifiaient les rugissements. Il s’y mêlait une plainte quasi-musicale, comme celle que le vent fait, pincé sous les portes : sans doute des multitudes pourchassées de Petits Hommes s’écrasaient contre la muraille, implorant une divinité cruelle. Et quand Dofre entendait cela, il se dressait sur son lit, hagard.

— Ne bougez pas ! ne bougez pas !… Je suis puissant, je suis Dieu… Les crânes éclatent sous les mâchoires, comme des noix, comme des noix !… Combien croyez-vous qu’un lion puisse tuer d’hommes en un jour ? en un mois ? en un an ?… Ah ! comme le hasard est venu à mon secours ! Le hasard est au service des forts. Il m’a apporté la fin du monde… La Pinède n’enfantera plus… Le mur ne sera pas franchi…

Pas franchi ? Une terreur me mordit. Les Petits Hommes, au contraire, n’allaient-ils pas chercher le salut dans la fuite et l’inspiration atroce du Docteur ne précipiterait-elle pas ce qu’il avait voulu empêcher ? Je courus au sommet du phare. Non… Personne ne menaçait le mur. Les hommes, sans pensée, fuyaient en rond, comme des troupeaux. Il y en avait des grappes dans les arbres ; une noire fourmilière attendait stupidement la mort le plus près possible du château. On ne songeait pas à déborder l’enclos ; on craignait plus encore que les fauves l’Inconnu traditionnellement frappé d’interdit. La Légende de la Lande et de la Mer, établie comme un dogme, restait plus forte que tout. L’imaginaire était plus redouté que le réel. Ce peuple abusé se laisserait dévorer, tout le temps qu’il croirait à ses dieux !

Ce peupie ! Yona que j’avais sauvé ! Vana qui m’aimait ! L’image de la toute petite fille, déchirée par les griffes, m’obséda douloureusement. C’était comme de l’amour qui rentrait en mon cœur. Mais je me sentais lâche, honteusement lâche. Comment oser, moi, sans armes (il n’y en avait pas à Capdefou) me faire chasseur de lions, m’offrir à la mort dans le puéril espoir de lui arracher celle que je ne verrais plus, qui peut-être n’était déjà plus qu’une ombre ?

Dofre revint péniblement à la santé et je retrouvai pour lui de la haine à mesure que je le voyais revivre. Nous ne nous parlions plus. J’ignorais ses pensées et lui les miennes. Chaque rauquement de lions, chaque clameur entendue retentissait en moi comme un reproche de ma lâcheté. J’avais l’idée fixe d’intervenir, de faire je ne savais pas quoi pour finir le carnage, comme de lutter corps à corps avec les monstres, de les assaillir au couteau. Le courage me manquait…

Septembre tomba sur les pins desséchés, rôtis, épuisés de soleil. Et peu à peu les rugissements des lions en chasse se raréfièrent extraordinairement, comme si l’un d’eux, ou deux peut-être avaient abandonné la partie. Et puis, brusquement, on ne les entendit plus. Plusieurs nuits, nous gardâmes l’oreille aux écoutes, vainement. Et ce silence qui rendait le Docteur anxieux me pénétra progressivement d’une radieuse espérance.

À la fin, je n’y tins plus et montrant une joie débordante :

— Les chers, les braves Petits Hommes ! criai-je dans le visage de Dofre… Ils les ont tués !

Dofre prit sa tête dans ses mains.

— Je le pensais aussi, balbutia-t-il. Le destin nous accable. Je suis trop vieux. J’ai trop vécu… Maintenant que ces Pygmées ont vaincu leurs dieux, l’autorité est morte, la loi effacée. Ce sont des hommes libres devant qui les murailles tomberont d’elles-mêmes. La fuite… ou la mort…

J’avais bondi. Devant cette caducité toute ma jeunesse se révoltait.

— Je ne veux pas fuir, répondis-je durement. Je ne veux pas mourir. Vous m’écouterez enfin et c’est votre tour d’obéir, de réparer, s’il se peut, les fautes de votre politique oppressive et cruelle. Trop longtemps vous m’avez conduit comme un enfant ; vous me suivrez, maintenant que vous n’êtes plus un homme. Il y a encore une partie à jouer, dure, hasardeuse ; vous la jouerez, je vous l’ordonne. Il n’est pas trop tard pour faire ce que je vous demandais naguère. Il faut que ces hommes nous voient. Il faut que ce peuple meurtri, diminué, malheureux, reprenne confiance en ses maîtres. Allons !

Dofre poussa un soupir et se leva lentement en s’appuyant sur mon bras.

— Soit, dit-il d’un air accablé. Les destins ont une dure logique.

Et, traversant le jardin, nous entrâmes dans la Pinède par la porte de la chapelle.

Le souvenir, de cette après-midi me hantera jusqu’à la fin de ma vie. Nous marchions, l’un soutenant l’autre, dans nos grandes blouses blanches de laboratoire, sous les pins immobiles. Dofre embrassait d’un grave regard ce domaine où il ne pénétrait plus depuis longtemps, où il avait si longtemps régné. Fatigué et caduc, immensément vieux, il gardait pourtant un reste de cette majesté qui faisait songer au Sinaï.

D’abord notre promenade fut solitaire, à peine troublée par la rencontre de quelques petits êtres qui fuyaient peureusement à notre approche. Nous gagnions les bords de la rivière, émus de trouver à chaque pas des ruines, des choses à l’abandon, des ossements, le tableau d’une longue suite de désastres.

Et puis, à mesure que nous avancions, les Petits Hommes parurent. Des troupes dont les éléments s’encourageaient entre eux, qui bourdonnaient comme des abeilles, qui se jetaient la face contre terre. Nous allâmes bientôt sur un chemin encadré de foule, entre deux haies d’oraisons murmurées. Dofre ne disait rien et j’imitais son silence, craignant de parler à l’émouvante multitude. Mais mon cœur battait bien fort. Non ! tout ne pouvait être perdu. La Pinède restait adorante et soumise, malgré les maux soufferts et peut-être à cause d’eux. Ô combien l’âme des dieux ne doit-elle pas être troublée… Notre crime contre cette foule était horrible et pourtant nous en étions vénérés !

Le bruit de notre visite nous précédait. Les abords des villages minuscules étaient jonchés de feuilles et de pétales. En même temps le murmure grandissait, des acclamations lui succédèrent. De ce fourmillement de têtes puériles montaient des cris de joie. Une grande clameur : la Pinède se réjouissait de ses dieux.

— Une marche triomphale, murmurai-je à l’oreille de Dofre. N’êtes-vous pas ému ?

Il ne répondit pas. Il était pâle, prêt à défaillir. Nous suivions alors la berge du petit cours d’eau, comme portés par la Voix immense de notre création. Il y avait des hommes jusque sur les branches des arbres, alourdies à craquer.

J’entendis que l’on criait des choses : « La Paix… le bonheur… La Nouvelle Alliance… »

Mais je voyais aussi que tous les yeux étaient tournés vers Dofre et que l’on chuchotait : « Il chancelle… Comme il est vieux !… et faible !… »

Une heure s’écoula. Et la foule grossissait toujours, mais les acclamations diminuèrent. Il sembla que plus notre escorte devenait dense, plus nous pénétrions au cœur de l’enclos, plus le tumulte qui, d’abord, avait grandi, s’apaisait dans des murmures vagues. Il y avait de l’agitation, des remous. Et puis, longuement, un silence…

Un silence lourd, inquiétant, une sorte d’indécision. Nous ne devions plus être loin de Leucée. Dofre s’appuya plus pesamment sur mon bras. Des gouttes de sueur perlaient à ses tempes.

— Il va tomber, fit une voix dans un arbre.

Un bruit singulier passa dans la multitude. On eût dit des rires étouffés.

— Imposteurs ! cria une autre voix.

Et comme à un signal, des injures fusèrent de toutes parts : « Monstres !… Bourreaux !… Tyrans !… »

Alors montèrent des huées discordantes, des cris de colère, des poings levés, des éclats de rire. Je m’étais arrêté. Je tenais mon compagnon à bras-le-corps. Je devait être pourpre de fureur.

— Vous voyez bien, dit Dofre d’une voix faible. Nous sommes perdus… L’heure d’Arrou…

Les Petits Hommes, sentant qu’ils étaient en force, s’encourageaient à insulter leur vieille idole. Tenus en respect par mon ferme maintien, ils n’osaient avancer vers nous, mais faisaient un vacarme diabolique. Et la haine creva soudain comme un nuage de foudre. Ce fut si subit que je crus rêver. Une pierre de fronde vrombit à mon oreille. Une autre et puis une autre… Dofre s’affaissa, le visage en sang.

— Il est mort ! railla une voix sur la branche d’un pin, tout près de moi. Le Dieu, Celui-à-la-barbe-blanche est mort !

Ce fut la dernière parole qui me parvint. Je sentis à mon front comme un violent coup de fouet et je perdis les sens.

CHAPITRE xii
Celui-Qui-Lance-La-Flamme.

L’embarras me prend au moment de terminer mon récit. Il y a des trous dans ma mémoire et les choses qui me restent à dire, je ne suis pas sûr de ne les avoir pas rêvées. Je les imagine rétrospectivement comme à travers les multiples gazes de l’ivresse.

Le Directeur de l’Asile vient de me faire sa visite quotidienne. C’est un grand sec à barbiche grise. Je le vois tous les matins, accompagné d’un athlétique infirmier qui porte les clefs et qui ne me quitte pas des yeux, tout prêt à réprimer les réactions imprévisibles d’un fou. Le Directeur accomplit un devoir machinal : je ne l’intéresse plus, je suis classé. En me demandant comment j’ai passé la nuit, il pense à autre chose. Et je lui réponds sur le même ton. Alors il s’en va, satisfait.

Je n’éprouve plus le besoin de m’expliquer, de me confesser à lui. Son siège est fait ; j’ai dit, à lui et à d’autres, tant de paroles hors de sens commun — ou qui ont été prises pour telles — qu’il n’y a nul profil à les répéter. Ce cahier où je me suis épanché et que je termine, ne sera pas lu. Je n’inspire plus aucune curiosité. Je suis un fou, je divague, c’est une affaire entendue.

Cela est bien ainsi. Ce jour va ressembler à tous les jours qui l’ont précédé ici, à tous ceux qui le suivront jusqu’à ma mort. Mon destin est accepté. Des repas à des heures réglées, une promenade en un jardin muré comme un cloître, parmi d’autres êtres silencieux ou bruyants qui poursuivent chacun son rêve individuel… Je me repose.

D’ailleurs, la vie serait pour moi partout aussi monotone. Des gouttes d’eau toutes semblables, tombant l’une après l’une dans la clepsydre. Le monde est devenu trop petit et le temps trop lent depuis que je vois les hommes à l’échelle normale.

En réfléchissant bien, je crois que j’ai dû, en effet, passer à travers la folie si c’est être fou que se mouvoir dans un songe. Entre l’état de veille et celui de sommeil, il y a une foule d’états semi-conscients qui se superposent, et une logique pour chacun d’eux. C’est comme un escalier qui va du lumineux à l’obscur et dont il se peut qu’on monte et qu’on descende les degrés longtemps, jouant la chance d’atteindre le haut qui serait la pleine lucidité ou le bas qui serait la pleine inconscience. J’ai mené cette existence intermédiaire et oscillante depuis le moment où je fus, dans la Pinède, frappé au front d’une pierre, jusqu’au jour où je me suis retrouvé entre les murs de l’asile. Et il m’arrive encore parfois de douter que je sois tout à fait réveillé.

Peu à peu, ma méditation a pu rassembler des souvenirs dont les uns ont ravivé leurs nuances et dont les autres restent vagues. Ainsi, en lessivant un vieux mur d’église, y trouve-t on, sous le crépi, des figures peintes qui reprennent tout leur éclat, tandis que, sur de larges espaces, il ne subsiste plus que des dessins confus, des placards de couleur dont la signification est à jamais perdue.

Ce n’est même pas sans un grand effort que je me suis rappelé la dernière visite que je fis avec Dofre dans la Pinède et notre cheminement à travers une foule d’abord étonnée et soumise, puis graduellement rétive, menaçante, enfin ivre de fureur et déicide. Tout cela était aboli. Un heurt sur le crâne produit cette amnésie rétrograde. Les images insensiblement se sont reformées depuis, en ma cervelle confuse.

Mais surtout, il y a, à partir de ce choc, un intervalle de mort dans mon existence. J’ai été aussi sourd, aussi aveugle, aussi insensible qu’un mort. Un temps incomptable a passé sur mon âme anesthésiée. Et puis une vie timide recommença à couler en moi comme un fluide. La première sensation et la plus tenace fut celle d’un poids écrasant ma tête douloureuse ; et aussi un bruit dans mes oreilles tel que le dialogue du vent et des flots un jour de tempête. Petit à petit, ce bruit se fit saccadé, rythmique avec un dessin musical à sa surface. Et c’était sans fin et monotone : et je rêvais, dans un paysage agité par le vent, d’une procession, d’un cortège, de menus régiments défilant avec des voix chantantes.

Je ne pouvais soulever mes paupières lourdes. Mon corps ne m’obéissait point ; mes membres étaient de pierre. Incapable de mouvement, je me recueillis. Les éléments dont les pensées sont faites s’agrégeaient comme les pièces d’un puzzle. Je ressaisissais péniblement ma personnalité. En quel lieu était-je donc ? Des mots, Dofre, Capdefou, les Petits Hommes offraient leurs sonorités, vides qui se remplirent goutte à goutte d’un sens oublié, créant une impression floue de tragédie. Ainsi un homme ivre, lorsque les fumées du vin se dissipent, répêche-t-il ses souvenirs avec l’inquiétude d’avoir commis ou d’avoir vu s’accomplir, durant qu’il n’était pas maître de lui, quelque chose d’énorme, d’irréparable.

Et à mesure que je sortais de ma torpeur, ma machine à penser s’attachait à l’analyse de cette sphère sonore dont j’étais entouré : c’était le piétinement d’une multitude, un lacis de paroles indistinctes, la riche musique d’un orchestre innombrable qui tantôt grondait et tantôt murmurait. Et cela dura des heures peut-être, une éternité scandée par le flux et le reflux de mon sang. Je sentais confusément que j’étais menacé d’un immense malheur. Et tout à coup une voix si proche que je la crus à l’intérieur de ma tête cria : L’agonie d’un dieu… Les dieux meurent comme les hommes… Nous avons vécu un grand mensonge.

Le reste se perdit dans une formidable huée qui se prolongea, courut vers des lointains comme si le vent l’emportait et revint gonflée de nouvelles forces avec un mot nouveau, hurlé, comme craché, répété mille fois : Le Mur ! Le Mur !

Ainsi arrive-t-il parfois que la fin d’un cauchemar est signalée par un mot d’épouvante crié si fort qu’il vous réveille et que sa résonnance persiste dans la conque de l’oreille plusieurs minutes après qu’on a repris ses sens. J’étais soudain lucide, ou du moins je croyais l’être ; lucide avec un crâne douloureux et tout le corps paralysé. J’essayai vainement de me mouvoir, d’ouvrir les yeux. Lentement les bruits décrurent et s’évanouirent. Et je n’entendis plus que le gémissement d’un vent fou d’équinoxe qui tourbillonnait sur la grande Pinède.

Le Mur ! Le Mur !… L’effrayant monosyllabe avait ouvert brusquement comme une clef mon intelligence emprisonnée. Je comprenais, je voyais les choses par le dedans. J’étais raisonnant à la fois et plein de fièvre. La folie, est-ce cela ?

La vision de Dofre tombant le visage en sang, me revint alors. Les dieux meurent… N’étais-je pas mort moi-même, puisque je n’étais qu’une pensée affolée sur un corps immobile ? La mort, on ne sait pas ce que c’est, et peut-être ont-ils raison, ceux qui disent que les morts voient, sans yeux, le sillage de leurs actes, ombres impuissantes flottant à l’entour des tombes. J’étais mort, puisque je ne pouvais me débattre ni crier, puisque j’habitais l’énorme solitude où l’on n’agit plus, où l’on ne communique plus avec personne de vivant. Et je devais me plier à la dure loi d’assister, inerte, à l’horreur que Dofre avait prévue. La Pinède, libérée du mensonge divin, fermentait. Les Petits Hommes regardaient sans peur le Mur ridicule. Demain, peut-être tout de suite, ce fléau sur la vieille humanité : une vermine sans foi ni loi, barbare et cuirassée de ruses et dont le génie gagnait chaque jour des années, roulant sur la lande, se grossissant à chaque pas d’une myriade d’enfants à qui il ne fallait que quelques mois pour devenir des hommes… L’extension du milieu nutritif et des moyens d’existence décuplant bientôt puis centuplant cette prolifération déjà gigantesque… Le monde, le pauvre monde, qui ne contient pas en tout deux milliards d’habitants, serait trop tard averti et rongé de proche en proche par ces bactéries humaines, lèpre ou tuberculose de la terre, mais lèpre consciente, tuberculose savante, inventant à toute heure des moyens d’attaque nouveaux dont on mettrait des années à trouver la parade. Horde puérile, au début, ces Petits Hommes avec des armes dérisoires. Mais au premier village conquis, au premier contact victorieux avec la grande humanité mal défendue, ils rejoindraient déjà son savoir et apprendraient d’un coup tout ce qu’elle a laborieusement appris ; à la seconde étape, ils auraient de l’avance sur elle… Ils passeraient sur l’étendue comme un grand désastre, couvrant un canton, puis un département, puis une province, puis une contrée toute entière, nivelant les villes, effaçant le Passé, le beau, l’étrange, le douloureux Passé que nous avons fait autant de nos erreurs que de nos vérités et qui donne à l’humanité son relief émouvant, au cœur son inimitable patine, à l’esprit son bouquet composite. La victoire du Nibelung… Les Nains tuent les Dieux… Les saintes superstitions meurent… L’univers n’a plus de légende. À l’homme séculairement élaboré, vénérable, dont l’âme est comme stratifiée, se substitue brusquement un autre homme qui a brûlé les étapes, un homme pour ainsi dire extemporané, élémentaire et brutalement positif, dont l’acide jeunesse a des décisions électriques, d’offensantes certitudes ; un impitoyable enfant au front têtu et sans mélancolie, sans cette mélancolie qui nous divinise !

Ne pouvoir empêcher cela ! Ne pouvoir écraser à temps cette engeance, la livrer à la dent des lions, l’accabler sous la colère des éléments ! N’avoir pas à soi l’orage, le volcan, la mer ! Et j’avais eu pitié de ceux qui nous tuaient ! J’avais dressé contre le vouloir souverain de Dofre ma pauvre petite morale mesquine, mon ridicule respect de la vie, ma sensiblerie… Dofre, ce sanguinaire, avait raison. Massacré, il me léguait son âme claire et dure. Oui, le péché de détruire est le seul remède du péché de créer.

Trop tard… Les Petits Hommes allaient franchir le Mur… Et j’étais mort, avec la fureur impuissante des morts.

Étais-je mort ?

Dormais-je ? Passais-je d’un songe dans un autre songe plus lucide ?

Une sorte de bandeau tomba de mes yeux. J’ouvris enfin mes paupières et je regardai. J’étais seul dans le bruit de la tempête équinoxiale. Toute la Pinède autour de moi vibrait comme une harpe. Il faisait nuit ; une longue chandelle de résine lançait des pétards lumineux, éclairant faiblement l’intérieur de ce que je pris d’abord pour mon tombeau : un cube de charpente et de maçonnerie ou j’aurais pu me tenir debout si j’avais eu l’usage de mes membres…

À un examen plus approfondi, j’eus la surprise de reconnaître le temple de l’Île Sacrée. Ainsi j’avais été conduit là, durant mon inconscience, porté par des bras multitudineux, ou hissé par l’effort des machines. On avait délogé l’image colossale de Celui-à-la-Barbe-Blanche pour me coucher à sa place. Le sanctuaire du vieux dieu était devenu la prison du nouveau, et son lit d’agonie. Ces piétinements, ces voix ?… Tout le jour, le peuple avait défilé près du géant insensible et déchu. Maintenant la nuit tombée, les Petits Hommes dormaient dans toute la Pinède, abîmés dans ce lourd et torpide sommeil qui était la rançon de leur suractivité diurne et les couchait à terre, comme des morts.

Impossible de lever, de tourner la tête, d’inspecter mon corps engourdi. Mais progressivement je perçus, plus proche que la rage du vent, un nouvel élément sonore, minuscule, semblable à un grignotement de souris. En même temps, un imperceptible fourmillement taquina longtemps mon pied droit comme lorsque le sang se reprend à couler dans une partie du corps qui subissait une constriction. Et mes orteils, libérés, s’animèrent, tandis que mon pied gauche fourmillait à son tour.

Peu à peu, lentement, par les extrémités inférieures, je récupérais mes mouvements. Je pus même plier les genoux, mais alors l’effort que je fis me causa un millier de tiraillements et de piqûres et le sens de ce que j’avais pris pour de la paralysie m’apparut : ainsi que Gulliver se réveillant à Lilliput, j’étais lié au sol par un réseau de fils minces et solides comme des cordes à violon. Et quelqu’un d’invisible était occupé à couper les fils.

J’observai de retenir mon souffle pour ne pas gêner ce travail interminable et clandestin. D’ailleurs j’étais ému jusqu’à m’évanouir. On me descellait avec un zèle minutieux ; chaque seconde apportait une infime libération, une détente brusque sur un coin de ma chair. Ma respiration s’amplifia, mon sang en révolte brûlait comme une lave. Une de mes mains fut décollée, un bras se mut à l’aise, que je portai aussitôt sur la souffrance de mon front, sur la crépitation de l’énorme bosse sanguine que le caillou y avait faite. Et je me tordis en une convulsion si violente que les fils qui m’attachaient encore éclatèrent tout d’une fois.

Un cri d’oiseau… Une forme s’enfuyait, cherchait l’ombre. Ma main s’abattit sur elle.

Un tout petit corps féminin, frémissant et glacé. Ma proie s’épuisait dans des efforts de fuite. Elle avait ramené sur son visage ses cheveux et ses mains. Je la saisis par les poignets et l’élevai malgré elle dans la lumière de l’oribus. Un sanglot m’étrangla.

— Vana !… C’est toi, chère petite fille perdue et retrouvée… Ce ne pouvait être que toi… Tu es celle qui m’aime !

Mais elle, m’échappant, se laissa glisser à terre et fixait sur moi un regard de bête prise.

— Non, non, souffla-t-elle. Ne me touche pas ! Ne me fais pas peur !

— Et comment te ferais-je peur ? Je suis le Blessé ; celui que le peuple lapide. Un enfant me tuerait avec sa fronde. N’as-tu pas entendu dénoncer le mensonge des dieux ? Tout à l’heure, j’était lié, sans défense, et c’est toi, petite chose, qui me délivres. Comment aurais-tu peur de moi ?

Vana baissa la tête.

— Oui, dit-elle. Ils sont fous. Ils se sont endormis en croyant que tu es faible et que tu vas mourir. Ils ont dit : « Demain, le Mur sera franchi ». On ne franchira pas le Mur… Je sais, moi !

— Tu sais ?… Que sais-tu ?

— Je sais que l’Ancien des Jours a dit : Des pins jaillira la Flamme ! et je crois ce que nos pères ont cru.

Vana tomba sur les genoux. Comme elle était blanche !

— Et je sais, continua-t-elle, que tu es mon seigneur, Celui-qui-lance-la Flamme.

Elle était devant moi, ma petite amie de la fontaine, transparente, quasi immatérielle. Et je ne suis plus bien sûr maintenant de n’avoir pas rêvé cela, car ce qu’elle disait avait l’invraisemblance du rêve. Pourrait-on raisonnablement, à l’état de veille, imaginer une si grande foi qu’elle s’opposât à l’évidence ? Et telle était pourtant celle de Vana qui, voyant les preuves de ma vulnérabilité sur mon front meurtri, les preuves de ma faiblesse dans les liens qu’elle avait coupés, affirmait néanmoins : « Celui-ci est mon seigneur et mon Dieu qui accomplira les prophéties ». M’eût-elle trouvé mort, elle eût crié : « Ce n’est pas vrai. Il ressuscitera ». Est-ce que c’est croyable ?

Songe ou réalité, je la contemplais avec étonnement.

— Vana, lui dis-je, si je dois être le fléau de ta race, pourquoi m’as-tu délié ?

— Ce qui a été dit doit courir. On est poussé par des forces secrètes vers des gestes plus grands que soi. Le Feu est immortel par lui-même, mais pour qu’il vive, il faut pourtant que la brindille se sacrifie. Je suis la brindille. Je suis venue au sacrifice. Je ne sais pas pourquoi.

— Je vais te le dire, Vana. Tu m’aimes. `

Je l’avais saisie par son vêtement. Elle recula, effrayée.

— Non, non. Ne dis pas cela. Ne me touche pas. Je suis souillée.

— Souillée, petite chose ? Je ne comprends pas. Pourquoi es-tu si pâle ?

— C’est que je meurs. Tu ne veux pas comprendre ? Il y avait un veilleur à la porte… L’homme des alarmes de nuit… Comment serais-je venue jusqu’à toi ?… Il ne fallait pas qu’il crie… Alors j’ai mis ma bouche sur sa bouche…

Elle se voila de ses cheveux et commença de haleter comme quelqu’un qui étouffe. Elle était une fragilité, une porcelaine fêlée d’où fuyait la vie.

— Ne pense plus à cela, mon amour. Mon baiser efface l’humiliant baiser.

— … Et je l’ai tué ! Son sang est sur mes mains !

— Béni, l’héroïque péché grâce à quoi je suis libre. Je t’emporterai et tu oublieras. Fuyons, petite sainte !

— Non ! c’est fini… J’ai connu par toi des choses immenses qui font éclater le cœur…

Maintenant elle fermait les yeux et s’abandonna dans mes bras comme une poupée. Sa gorge oppressée rendait un roucoulement de colombe. Si petite, elle était ma seule palpitation d’amour, l’unique vision de printemps que j’emporterais dans la mélancolie de ma vie, la jolie nymphe qui s’était baignée au soleil et qui avait semé des pétales dans l’eau. Elle mourait pour moi de la profanation d’une virginité dédiée. Une mort légère, une mort d’oiseau. Ah ! que mon cœur me faisait mal !

Je ne pensais plus au danger embusqué dans la nuit. Je n’entendais plus le vent tourbillonner. Je ne voyais plus la chandelle de résine aux trois quarts consumée et sur quoi se fermeraient tout à l’heure des paupières de ténèbres. Je ne savais plus qu’il fallait fuir. Je pleurais doucement en berçant mon enfant qui râlait et qui semblait heureuse, pacifiée d’être à moi quand même, plus complètement à moi que les amoureuses ne sont à leurs amants, puisqu’elle me sauvait en s’étant perdue.

Le bruit de sa gorge se tut bientôt et mes lèvres burent un petit souffle sur sa bouche puérile. Ainsi mourut Vana, l’élue de l’impossible amour qui portait à son doigt mon anneau.

— Ah ! murmurai-je en déposant à terre le corps précieux et léger, tu vas avoir un bûcher triomphal, toi qui aimas un dieu !

Dans mon âme, une colère ivre se mêlait au deuil. Vivante, Vana avait été pour moi le visage suppliant de la Pinède. Morte, elle accusait ceux qu’elle avait protégés et les abandonnait aux impulsions de ma terreur. Le sacrifice de la brindille, comme elle l’avait dit, réveillait le Feu.

Désormais, seul veilleur au seuil du monde, j’appelais la Flamme, j’avais l’obsession de la Flamme. Les Petits Hommes ne passeraient pas le Mur interdit ; leur marée ne déferlerait pas sur la terre. La menace de l’Ancien des Jours s’accomplirait.

Le Mur était haut et leur sommeil lourd. Le monstre aux millions de têtes rêvait d’escalade. Il n’aurait pas le temps de construire des échelles. La Flamme court plus vite… Elle devance l’aube… Elle décrit autour de la Pinède les anneaux d’un rouge serpent… Et je suis Celui-qui-lance-la-Flamme !

Souffle, tempête ! fouaille le galop du Feu sur la sécheresse de la terre ! Entre les roides murailles, qu’il consume toute âme vivante !

Je vis, au dehors, l’opacité de la nuit sans étoile. Les grands vents qui tourbillonnent ajoutent par leur musique à l’enchantement des sommeils tapis. Ah ! qu’ils dormaient bien, ces gnomes, confiants dans mon agonie, dans mes liens, dans la vigilance du guetteur ! La tempête emplissait leurs oreilles comme la mer emplit les coquilles sourdes.

Vite ! vite ! Il y a dans le temple un fagot de cierges de résine et l’oribus pétille encore. Il y a les légères voliges du toit qu’on arrache à la main, les escabelles, la porte qu’on descelle. J’ai déposé sur ce bûcher le cher cadavre et la flamme monte avec l’acre fumée. Aux cheveux de Vana qui s’embrasent j’allume un brandon et c’est le feu de cette chevelure qui va manger la forêt.

Hop ! fuyons… le vent tord sur l’Île sacrée l’incendie du temple, les fléchettes du feu pleuvent sur la ville. Il y a comme un éveil de rats surpris qui grillent déjà…

J’ai passé la rivière ; j’avais de l’eau jusqu’aux genoux… J’ai agité ma torche sur la Ville et je cours. On ne me poursuit pas. Est-ce qu’on pense à cela, dans la fumée, dans la nuit rouge ? J’ai derrière moi le tumulte et le rire des flammes, le grand frisson de liberté du Feu ; j’ai devant moi le sommeil des hommes, les halliers, les futaies. Partout où j’ai passé, on s’éveille pour être fou, pour crier et mourir. J’allume les meules au long des fermes minuscules ; j’allume les buissons ; je suspends aux branches des pins des lampions qui crépitent. Des serpents ardents sinuent dans l’herbe sèche des clairières, les arbres sont escaladés jusqu’aux cimes par de rouges follets et se fendent avec des détonations d’artillerie… Je ne sais où je vais… Je vais au hasard, au jugé, laissant un sillage de lumière, de lucioles volantes, d’étendards pourpres. Et la danse du vent sur cette joie énorme !… Hop ! Hop ! crinières de flammes !… Rugissez, grands lions rouges ! Ballez, folles fées !

Des incendies éclatent même où je n’ai pas passé. Le feu vole au loin, à l’est, à l’ouest, au nord, au sud, porté par la folie des chevaux ailés de l’équinoxe. Aveuglé par la fumée, en nage, ivre, je fais d’incroyables circuits pour éviter la morsure de l’élément que je déchaînai… Où sont les Petits Hommes ? Où, ce peuple innombrable ? Je ne vois rien, je ne distingue pas les clameurs humaines dans ce grand bruit d’Apocalypse. La Vie rentre dans le chaos minéral. C’est ici la chimie furieuse des genèses et des fins de monde. Il fait une chaleur de forge satanique, un jour sinistre de Josaphat. Est-ce que je puis voir cela sans mourir ? Franchirai-je vivant ce Phlégéton ?

Mais peut-être que cela aussi c’est un rêve ? Sait-on jamais quand on rêve ou quand on ne rêve pas ? Dans les rêves, on croit ainsi que l’on est poursuivi, que les chemins se hérissent d’obstacles, que la mort se dresse partout, devant, derrière ; qu’on est entré dans une impasse et qu’on crie devant un mur de feu. Et c’est justement quand on crie qu’on va s’éveiller…

Je crie en effet. La flamme se resserre et mord mes vêtements. Et c’est donc que je me réveille, puisque le refuge surgit enfin : le château de Capdefou… la petite porte…

Je heurte : elle résiste. C’est vrai, je l’avais oublié : la cage aux lions, derrière, fait barricade. Suffoquant, il faut longer la muraille, gagner la chapelle, qui, elle, doit être ouverte. Ouf ! sauvé !

Mais cette issue, il ne faut pas que les Petits Hommes la trouvent. Brûler ! brûler tout ! faire une fournaise de ce manoir vide et silencieux comme un lieu hanté !

Est-ce que je rêve, ou si c’est vrai ? Me voici, la torche en main, dans ces grands corridors sonores, arrachant les rideaux, les vieilles tapisseries, entassant les meubles, les livres, les paperasses. Renversons la lampe sur le bureau du vieux Dofre ! Versons le pétrole sur tous ces grimoires ! Anéantissons ! Suis-je donc fou, comme Erostrate ? Il ne restera rien ; ce sera comme si cela n’avait pas été…

Oh ! comme une vie soudaine emplit la maison morne ! Comme le feu pétille et joue dans son obscurité séculaire ! C’est le grand bal des fées qui illumine les fenêtres. Et des voix s’éveillent, des musiques jamais entendues. Capdefou qui va mourir redevient jeune, un instant, comme au temps de Louis XIII. Dans les pièces lointaines qu’on n’habitait plus, on entend craquer les parquets sous la danse des choses. C’est comme une farandole qui passe… Hâtons-nous, avant qu’elle ne monte l’escalier du phare…

Et c’est bien, cette nuit, le sommet d’un phare, au-dessus de la mer. Une mer aux vagues pourpres, à l’écume de diamants et d’escarboucles. La grande Pinède qui brûle a des tourbillons et des remous, des houles profondes et des embruns roux. Elle est admirable et terrifiante. La tempête la secoue et la tord en trombes spiralées qui se vrillent dans le ciel. L’œil humain n’a jamais vu cette splendeur, ce rouge océan qui va toucher l’horizon. Le ciel lui-même teint ses nuées aux couleurs d’un crépuscule impérial. Et elle chante, la Pinède ! Elle est un orchestre géant plein de frissons de cordes et de battements de caisses sourdes, avec des clameurs cuivrées de trombones, de longues plaintes aiguës de fifres, un tumulte de cymbales. On halète en l’attente d’une phrase mélodique brodée sur cette riche trame sonore. Et la voici qui naît et grandit : c’est un lamento déchirant, une longue plainte étrangement modulée. La Pinède chante son chant de Mort.

Ce lugubre thrène monte au long de la muraille, d’une zone qui paraît sombre dans les déchirures de la fumée. Des Petits Hommes, suffoqués et mourants, ont reflué là, tout autour, râlant leur agonie, griffant les pierres de ce nouveau Mur des pleurs contre l’inviolabilité duquel ils s’écrasent et s’entr’égorgent.

C’est atroce… Je ne veux pas voir… Je ne veux pas entendre… Qu’on les tue, pour Dieu, qu’on les tue !

Je descends de la tour, la gorge pleine de cris. Je suis fou ! Une rage d’assassin déguise mon horreur. Il ne meurent pas assez tôt… La fumée ne les étouffera donc pas ? La flamme ne les atteindra donc pas ? Ah ! comme je comprends le meurtrier qui s’acharne, qui hache en petits morceaux sa victime encore palpitante ! On dit que c’est de la cruauté… c’est de la peur, le paroxysme de l’épouvante ! Ces assassinés qui se redressent, qui ne veulent pas mourir, dont les derniers soubresauts accusent et maudissent, qui peut-être trouveront dans leur désespoir la force de survivre, d’échapper !…

Le cheval était au piquet sur la lande, humant l’air avec inquiétude, tirant sa longe. Comment me retrouvai-je sur son dos, agrippé à ses crins, une branche de pin enflammée à la main, avec l’obsession qu’une multitude de spectres allaient se hisser sur la crête du Mur et qu’il fallait, au prix même de la vie, leur barrer le passage.

Et l’aube me surprit encerclant l’enclos incendié d’un galop de cauchemar. La tornade semait la lande de pétales de feu, de branches flambantes. Le cheval affolé, plein de sueur, renâclait, se dérobait, ruait, me secouait, vaincu par la morsure du tison dont je lui grillais les poils. J’aurais dû me tuer mille fois. J’étais en haillons. Je criais rauquement, d’une gorge étranglée : « Brûlez ! brûlez tout !…

On m’a dit que des hommes, des hommes de ma taille, se trouvèrent là pour me maîtriser. Je n’en sais rien. Je ne sais plus rien. Je me souviens seulement que ma tête m’a fait atrocement souffrir. On m’a laissé croire qu’un magistrat interrogea mon délire, instruisit l’affaire. Il a bien fallu que j’eusse perdu la raison pour avoir oublié tout cela. Mais combien de temps ai-je été fou ? Voilà le point délicat. Ceux qui prétendent que je le suis encore sont d’avis que je l’étais depuis longtemps et que mon séjour près du Docteur Dofre — un autre fou sans doute — n’a fait qu’accélérer les progrès d’un trouble mental préexistant.

Oui, ce verdict était inévitable. Il faut que le sens commun se protège. Le sens commun se doit d’accueillir la seule hypothèse plausible de deux maniaques dressant un peuple de sapajous, et même de se refuser systématiquement à l’examen d’un ossuaire fantastique où il était impossible que la carbonisation n’eût épargné quelques calcanéums et quelques astragales. Le sens commun est un édifice dans lequel l’esprit se repose ; une science prudente peut bien y introduire constamment un mobilier nouveau, mais non point en compromettre l’équilibre architectural par une fantaisie téméraire. Qu’il ait existé des Homoncules, c’est là une supposition irrecevable, hors du cadre des notions admises et qui remettrait en question trop de choses définitivement jugées. Pour que cela fût réputé digne de foi, il ne faudrait pas moins que le consentement universel, seule preuve — et encore tellement discutable ! — de l’existence d’un Dieu que personne n’a jamais vu. Ainsi s’ensuit-il que moi, qui ai vécu près de ces Petits Hommes et qui ai conjuré par leur destruction la menace qu’ils faisaient peser sur le monde, moi qui exerçai sur eux le divin magistère, je suis un témoin récusé irrévocablement et convaincu de folie par ceux-là même qui n’ont jamais douté des affirmations bien autrement stupéfiantes de Moïse ou de Bernadette Soubirous.

Car les hommes sont infiniment moins sensibles à la lumière de la Vérité qu’à la chandelle du sens commun, et pour eux se tromper en commun est encore la sagesse. Un fou est assurément le malade qui déraisonne solitairement et qui voit ce qu’il est absurde de voir ; mais l’homme qui serait seul à raisonner juste dans un monde de déraison, on bâtirait un cabanon tout exprès pour lui. Et celui qui eut le privilège exclusif et redoutable d’explorer un univers ignoré, de voir ce qu’aucun autre n’a pu voir, de raconter avec les mots de tout le monde des choses que lui seul connaît, s’est du même coup exilé de la maison commune et cloîtré dans sa solitude.

Il m’y faut résigner. J’ai reçu un sacrement indélébile. Le Docteur Dofre m’a promu à la majesté mélancolique d’être seul. Il m’a ouvert une fenêtre sur la merveille et, simultanément, il a fermé la porte par quoi je communiquais avec la vie. J’ai intégré en moi un univers qui n’est qu’à moi, qui n’a désormais aucune réalité hors de moi. Le sentiment de ma grandeur foudroyée me fait silencieux en face de la sollicitude méprisante du médecin, des internes, des religieuses, des infirmiers, qui m’apparaissent si infatués et si gravement puérils ! Quelle intimité pourrais-je avoir avec ces pauvres êtres obtus dont l’ignorance autoritaire s’amuse de moi et qui me donnent la comédie de leur tutelle dérisoire ? Le grand et le petit, le haut et le bas sont des notions élémentaires sur lesquelles même nous ne nous accorderions pas. Au regard de ces morts dont je garde l’effrayant et l’immortel souvenir ce sont eux qui sont… les petits hommes. Puis-je être soumis à ceux-ci quand je régnais sur ceux-là ?

J’ai pourtant quelquefois senti le besoin de me confier et j’ai espéré trouver parmi les fous un plus digne confident. Il y a dans la folie quelque chose de grand et de mystérieux : on peut avoir eu le front fêlé par le choc des étoiles. J’ai connu, à l’Asile, un homme grave et doux qui croyait être Dieu le Père. Celui-là m’intéressait ; il était vieux et ressemblait un peu à Dofre ; un Dofre bénin et miséricordieux. Dans le jardin, il se promenait toujours seul et pensif.

Je l’abordai un jour et je me racontai longuement sous les tilleuls. Il me laissa parler et hochait lentement la tête sans rien dire. Je crus qu’il m’avait compris et que nos deux âmes communiaient. Mais, à la fin, il me regarda, avec un peu d’écume au coin des lèvres.

— Lucifer ! murmura-t-il sourdement, noir Séraphin, redescends aux abîmes où je te précipitai !

… Je suis seul, seul, immensément seul…

ÉPILOGUE

— Eh ! Ceinture… Tu dors ?

— Non. J’écoutais. Sacré père Moranne !

Je fermai le cahier sur la table et me levai, énervé, les jambes impatientes. Cette lecture nocturne avait rempli mon cerveau d’images énormes qui dépassaient le cadre de la chambre mesquine. Le retour à la vie quotidienne me trouvait ahuri, frémissant, hanté de fantômes.

— Et c’est tout ce que tu trouves à dire ? Et un manuscrit de cette sorte a dormi des années dans la poussière ! Mais, il y a là une grandeur, un abîme…

— Ce que tu es romantique, toi !

Autour de la fleur jaune de la lampe, le bleu du jour s’affirmait. À aucun moment le gros interne n’avait interrompu la lecture qu’il ponctuait seulement d’exclamations et de grognements, de froncements de sourcils, de clignements d’yeux. Maintenant il souriait, l’air bonasse,

— Ne nous emballons pas, reprit-il. Je le vois très troublé. Quelque part de cette émotion est imputable à la nuit, au manque de sommeil. Il ne faudrait rien lire qu’avec l’estomac garni et la cervelle placide ; un bon poids de matière est nécessaire à l’équilibre de l’esprit.

— Alors, cette histoire, tu ne la trouves pas extraordinaire ?

— Si c’est une critique littéraire que tu attends de moi, la voici. Nous sommes en présence d’un récit appartenant au genre connu sous l’épithète de merveilleux scientifique. Tout genre a ses règles ou, si l’on veut, ses routines, ses ficelles. De même que la comédie, depuis Plaute et Térence jusques et y compris Beaumarchais, a utilisé sans lasser son public les personnages presque indispensables du tuteur dupé et de l’entremetteur fripon, le merveilleux moderne a introduit dans la littérature un type arlificiel de savant insociable, irritant, surhumain et même inhumain, dont la puissance inventive réalise les plus invraisemblables rêves. On a déjà vu ce guignol partout. C’est te dire que le docteur Dofre ne me cause aucune surprise…

— Ceinture, tu m’agaces !

— Je fais une simple remarque pour localiser ce que je viens d’écouter dans le genre qui lui convient. Je ne reproche pas à un genre ses moyens obligatoires. L’histoire du père Moranne ne ressemble pas plus aux autres histoires où l’indispensable Inventeur tient un rôle, que le Barbier de Séville ne ressemble aux Fourberies de Scapin, à l’Avare ou toute autre pièce où le Tuteur indispensable intervient. Le merveilleux scientifique lui-même n’est qu’un cadre, dans lequel des auteurs différents sertissent des tableaux et des idées différentes en quoi l’on reconnaît l’originalité de chacun et la leçon qu’il propose. Et ce préliminaire n’a d’autre but que de te préparer à m’enlendre formuler mon opinion. Dans le cadre du roman merveilleux, le père Moranne présente un récit qui ne manque ni d’ingéniosité ni de singularité, ni d’émotion, ni de ces idées imprévues qui laissent dans l’esprit du lecteur un sillage…

— Mais, animal, ce n’est pas de littérature qu’il s’agit !

— Bon, alors c’est un diagnostic que tu demandes à l’aliéniste ? Eh ! bien, ma conviction est absolue. Il importe peu que le père Moranne soit mort en état de démence sénile. Son long séjour parmi les fous n’a certainement pas été sans influencer une fragilité mentale dont on trouverait d’ailleurs des vestiges chez beaucoup de grands laborieux qui cultivent leur intelligence avec excès et chez ceux que l’on nomme communément des originaux. Ce qui est certain, c’est qu’il était en pleine lucidité d’esprit quand il a écrit ceci. Ce n’est pas l’œuvre d’un fou. Je suis stupéfié que ces papiers n’aient pas attiré l’attention sur l’intégrité de son intelligence. Il faut absolument qu’on les ait classés sans les lire. Il y a chez nous, vois-tu, une déformation professionnelle qui peut nuire à notre jugement. Moranne a dû entrer à l’Asile sous le coup d’un accident cérébral, d’une excitation passagère ; et le diagnostic fait à l’entrée n’a jamais été réformé, d’autant que ses propos singuliers, ses attitudes, ses réticences, ses longs mutismes eux-mêmes et, je le crois bien, l’acceptation volontaire de son internement lui conservaient l’apparence d’un aliéné.

— À la bonne heure ! Que ne parlais-tu donc de littérature ? Cet homme a dit la vérité, si incroyable, si merveilleuse qu’elle puisse paraître. Il avait toute sa raison et d’ailleurs son accent ne trompe pas. Et puis, l’incendie n’est pas un mythe ! La justice a instruit l’affaire. Les Petits Hommes ont existé. C’est passionnant ! Pourquoi sembles-tu douter ? on a trouvé leurs innombrables petits os…

— Innombrables ? On a sans doute exagéré, dit mollement Ceinture. Quelques squelettes multipliés par l’imagination des paysans. Alors, tu coupes dans le merveilleux, toi ?

— Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio…

Ne répète donc pas de truismes, même shakespeariens. Pour moi, le père Moranne a écrit un roman, voilà tout. C’est un aimable passe-temps pour un pensionnaire d’hospice.

— Et ce pensionnaire, qui n’était pas fou, aurait accepté son internement ?

— Pourquoi pas ? L’hospice est un refuge non dépourvu d’agrément. On y jouit d’une paix royale. Le jardin a de frais ombrages, la bibliothèque est bien garnie et la table est excellente. Je m’en accommode si bien, moi, que j’ai renoncé à passer un doctorat qui m’obligerait à gagner ma vie sur les chemins. Et pour le père Moranne, incendiaire, vraisemblablement assassin du Dr Dofre, c’était un cloître inviolable, respecté des policiers et des juges. Sacré père Moranne !

— Un criminel ? m’écriai-je. C’est là ton opinion ?

— Je n’y tiens pas absolument, mais elle est, après tout, plausible. Un pauvre gibier traqué qui a trouvé un gîte et qui, des années, l’a meublé de ses songes. Car que faire en un gîte ?

— Ceinture, tu me dégoûtes. Respect à la mort, respect au mystère !

— Soit, dit l’interne en bourrant sa pipe. Déjeunons copieusement et n’y pensons plus.

… N’y pensons plus !…

J’y penserai souvent !

Fin