Les Petits Hommes de la pinède/Chapitre V

L’Association médicale (p. 347-355).
CHAPITRE v
Comment les Petits Hommes interprétèrent
cette visite nocturne.

Un fil de lumière marquait dans la nuit du vestibule le rectangle d’une porte mal jointe. À cette heure où l’aube allait poindre, le cabinet du Dr Dofre veillait encore.

— Comment ? Vous m’avez attendu ?

— En bonne compagnie, fit cet homme extraordinaire en refermant un livre. On ne dort guère, à mon âge… Mais, comme vous voilà fait !

Mes vêtements saturés d’une eau boueuse s’égouttaient sur le tapis et l’étoilaient de taches noirâtres. J’étais gelé. Dofre m’indiqua d’un geste l’âtre où les fibres du bois incandescent se brisaient en lançant des pétards sonores. Une douce tiédeur m’envahit à ce voisinage et je restai debout, enrobé de vapeurs, face au feu pourpre et bavard dont ma fatigue écoutait la légende silencieusement. Le vieillard me laissait reposer.

— Eh ! bien, dit-il enfin, vous avez vu ?

— J’ai vu.

La flamme lécha une écorce qui se tordit désespérément, jeta une lueur vive et courte et tomba dans les cendres. Le bois mis à nu bava contre l’attaque et déchargea toute sa mousqueterie.

— J’ai vu et j’ai été vu, dis-je avec l’hésitation d’un écolier pris en faute.

— Ah !

Le besoin de parler me prenait. Je racontai mes étonnements, mes découvertes, la marche au bord de la rivière… Et puis la Ville, l’abordage dans l’île, ma rêverie sur le toit du palais, la violation du temple, enfin ma course éperdue. Dofre ne fit aucune interruption. Seulement, quand j’eus fini mon récit, il murmura :

— Il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi. Laissons faire le hasard. Si pourtant votre visite avait été plus discrète, j’eusse eu le temps de chercher une explication à votre présence ici. Que vont-ils dire ? Que vont-ils faire ? Les conséquences de cet événement seront curieuses à observer et… d’une portée incalculable.

— Vraiment ? Cela aurait une telle importance ?

Dofre haussa les épaules.

— Pensez-vous que l’apparition d’un être de votre taille et différent de moi puisse être indifférente ? À l’heure qu’il est, toute la Pinède est en fermentation et cette journée sera peut-être la plus considérable de son histoire.

— En vérité ? J’aurais produit un tel trouble ? J’en suis atterré.

— Ne vous reprochez rien. Nous sommes assez haut placés pour envisager l’événement avec la simple curiosité de la science. C’est une expérience qui s’offre à nous.

Pendant que nous causions, la fenêtre pâlissait.

— Venez, ajouta-t-il. Nous éteindrons nous-mêmes le phare.

En haut, l’esplanade était baignée d’une lueur d’un mauve délicat contre quoi le phare luttait. Cette même teinte mauve avait envahi les horizons, poudrait au loin les masses des feuillages, cependant que, plus près, les pins s’avéraient distincts, ayant déjà récupéré le vert sombre qui est leur couleur spécifique. Des écharpes de brouillard s’effilochaient aux branches, fuyaient lentement sous le coup de balai négligent d’une brise aimable et douce venue d’une mer tranquille. La terre était invisible, encore ensommeillée sous des vapeurs très denses, d’un gris bleuissant, enserrant les îlots d’arbres et submergeant la lande entière dans une laiteuse marée.

Du côté des bois, un vague murmure végétal s’enhardissait de plus en plus, peut-être renforcé par le bourdonnement des ruches humaines qui, sous l’ouate des brumes, s’éveillaient au labeur quotidien.

Le rose du ciel s’accentuait, glissait au pourpre. Nous en étions baignés. Bientôt la mer de lait, s’écoulant comme sous l’influence d’un insensible jusant laissa voir çà et là les fonds de la plaine. Ce fut premièrement, par une loi harmonique, le rose plus rose des bruyères qui transparut, grandit, se répandit sur toute la lande par ruisseaux impétueux, s’infiltra entre les bouquets de pins, courut follement jusqu’aux marges du ciel mêler son vin à la suavité de l’atmosphère. Puis tout à coup, le soleil, encore mal lavé du carmin de l’aurore, jaillit à l’Orient. Et presque aussitôt le ciel devint bleu, l’horizon lui-même se poudra de lazulite. Le chant romantique des bruyères s’adoucit, dominé par la clameur cuivrée des genêts et des ajoncs. Toutes les gammes du vert roulèrent sur le clavier des bois ; et ce fut l’immense tutti de couleurs par lesquels la terre frissonnante salua la naissance du jour.

Le Dr Dofre me heurta du coude et étendit son bras vers l’Ouest.

— Que vous disais-je ?

Je regardai. De si loin, les villages habités par les Petits Hommes restaient indistincts, macules fauves vaguement détachées sur le vert ambiant, parmi lesquelles les châteaux des Chasseurs se dressaient comme une lèpre de la terre. Tout autour, les plantations apparaissaient sous l’aspect de ces fines hachures que dessinent les géographes.

Dans les clairières de la forêt, la rivière se levait sur son lit de roseaux. Le regard la perdait sous le couvert pour la voir reparaître plus loin, couleuvre aux écailles luisantes fuyant vers la mer.

— Ah ! je reconnais la Ville, m’écriai-je.

Elle s’étalait sur les deux rives, et ses toits dégorgeaient dans l’air une haleine transparente et bleuâtre. Au centre, l’île ceinte de ses murailles formait un seul bloc pierreux dominé par la saillie du temple.

Et les rues étaient noires comme des coulées de lave, et cette teinte noire, dépassant les limites de la Ville, se répandait sur les campagnes

Dans Ions les endroits découverts, jusqu’aux lieux les plus éloignés où atteignait ma vue, la carte géographique étalée était pareillement maculée d’encre suivant des lignes irrégulières formant un réseau compliqué avec la Ville pour centre.

— Vous ne remarquez rien ? reprit M. Dofre.

— Ces lignes noires… Mais elles remuent ! m’écriai-je.

En effet, à regarder fixement un trait dessiné grassement par cette matière noire, on y percevait une ondulation vermiculaire qui accusait le hérissement de prolongements ciliés.

— On dirait une grosse chenille.

— Ou une troupe en marche.

— Non ?… Sont-ce là des hommes ?

— Et même des hommes armés, dit tranquillement le vieillard. Je vous disais bien que votre exploration causerait un grand trouble.

— Mais ne sont-ce pas tout simplement des ouvriers se rendant à leur travail ? Ce mouvement de foule n’est-il pas habituel ?

M. Dofre hocha la tête.

— Je n’ai jamais vu cet aspect à la Pinède, sauf les jours de grandes émotions. Généralement le mouvement matinal s’accuse sous forme de taches arrondies et plus ou moins irrégulièrement disséminées sur tout le territoire. Les clairières ressemblent alors à la robe bizarre d’un cheval-pie. Aujourd’hui ce sont des rayures : le pelage du tigre. Et vous ne pouvez apercevoir la cohue qui se presse dans les sous-bois !

— Et… quel rapport y a-t-il entre ces mouvements de foule et mon apparition ?

— Je l’ignore, mais on ne peut douter qu’il en existe. Pourquoi les Mangeurs d’Herbe… ?

— Ah ! c’est… Comment les reconnaissez-vous ?

— À leurs vêtements sombres. Les Mangeurs de Viande ont gardé, entre autres privilèges, celui de la couleur, pour eux et leurs serviteurs directs, les fils du peuple domestiqués qui les défendent contre le peuple. Tenez, voyez plutôt, dans la ville… Il y a du nouveau.

Une chose infime et considérable s’était produite. Tout à l’heure, les rues dessinaient un réseau entièrerement noir, le fil sombre d’une araignée. Et voici que l’élément noir semblait se rétracter du centre à la circonférence, les rues se vider vers la campagne. Et cependant, insensiblement, les rayures d’encre qui sillonnaient les clairières se rapprochaient, débordaient en masse autour des maisons, venaient se mêler au flot refluant des rues. Les deux ondes se rencontrèrent, entourèrent la ville d’un large fleuve noir. Elle parut toute claire, lavée des immondices qui encombraient ses voies et qui la menaçaient encore du dehors, poussant çà et là des prolongements sombres jusqu’au cœur de la Cité qui les rejetaient aussitôt.

— C’est un coup de balai, m’écriai-je, mais qui l’a donné ?

— Comment ? vous ne voyez pas ? Regardez mieux !

Et Dofre, sortant de la lanterne du phare, me mit aux mains une lunette marine.

— À ce point d’éloignement, continua-t-il, ne dirait-on pas une lutte d’éléments aveugles guidés par des lois toutes physiques, alors que ce sont des hommes qui se combattent et qui meurent ?

Le soleil, dans la matinée qui s’avançait, brisait d’éblouissants rayons sur les toits micacés de la Ville. Et les rues étaient maintenant d’un blanc lacté, parcourues, d’étincelles, de paillettes, d’éclairs fulgurants. Je regardai dans la lunette et poussai une exclamation :

— Les hommes blancs ! les hommes blancs ! Les rues en sont pleines !

— Comprenez-vous maintenant quelle foule a chassé l’autre ? Les garnisaires de la citadelle ont pu franchir les ponts, se joindre aux troupes des Mangeurs-de-Viande éparses dans la Ville et repousser l’assaut. Voyez-vous briller leurs armes au soleil ? Écoutez…

On entendait, sur une basse sourde et continue, bruire, comme des cigales, des flûtes de roseaux.

— Mais pourquoi cette bataille ?

— La lutte est continuelle entre les deux partis et les combats fréquents. Mais je n’ai jamais observé un mouvement aussi général des forces populaires. Il faut qu’il se soit passé un événement très extraordinaire, pour qu’elles aient l’audace inouïe d’attaquer Leucée, la Ville royale elle-même.

— Mon arrivée ?

— Oui, je persiste à le croire. Les nouvelles traversent la Pinède avec une étonnante rapidité et, d’ailleurs, votre présence a dû laisser des traces un peu partout. Remarquez que si les Mangeurs d’Herbe accourent de tous les côtés à la fois, leurs masses sont plus compactes dans le voisinage de la rivière. Elles semblent marquer à l’encre le chemin que vous avez parcouru. La concentration dans les autres points est plus lente et plus tardive.

— Oh ! mais… il arrive toujours de nouveaux Mangeurs d’Herbe ! c’est une invasion ! Les troupes blanches ne pourront jamais garder leur premier avantage. Avant que le soir ne vienne, la Ville sera détruite ! Ne le croyez-vous pas ?

— Que sait-on ? Les Mangeurs de Viande sont bien armés et leurs adversaires n’ont, pour attaquer, que leurs outils de travail. Mais vous mourez sans doute de sommeil et de faim ?

— La fatigue me rend la bouche amère et me fait voir les choses à travers la brume d’un songe… Mais je ne voudrais pas manquer un épisode de cette étrange scène.

Dofre, lui-même plus excité qu’il n’entendait le paraître, consentit à passer la journée sur la tour où son vieux Caleb, le fidèle Barnabé, nous apporta quelque nourriture distraitement grignotée aussitôt.

Le spectacle était passionnant en effet, plus encore parce qu’il faisait imaginer que par ce qu’on en pouvait voir directement. Car le point d’observation était si élevé et si éloigné d’un objet si petit, les aires découvertes si peu étendues en proportion de ce qui restait caché sous la densité verte des pins, que la plus grande part de l’événement était à deviner, tandis que le reste se trouvait étrangement simplifié.

Il m’est arrivé plusieurs fois en ma vie de me coucher sur l’avant d’une barque ce pèche et, du haut de cet observatoire, de plonger mon regard dans l’eau transparente d’un golfe, parmi les zostères et les algues rubanées. De distance en distance, la végétation sous-marine laissait nu le sable des fonds où pullulaient des myriades de vies indistinctes. Des taches plus sombres ou plus claires y décelaient des textures stellaires de zoophytes, les formes régulières et imperceptiblement mobiles d’êtres longtemps mystérieux qui semblent avoir hésité entre les trois règnes de la nature et qui, incontestablement animés, ont conservé, avec la délicatesse de la plante, la géométrie des figures cristallines.

Du haut de la tour, sous les couches d’air plus transparentes que l’onde, dans les interstices d’une verdure plus foisonnante que celle des algues, mais parmi des murmures très comparables à ceux d’une mer agitée, ces multitudes humaines reproduisaient à peu près les dessins rayonnants des animalcules que je viens d’évoquer. Leurs mouvements collectifs dont on ne pouvait que soupçonner la réelle violence, se traduisaient à cette distance par des ondulations vermiculaires, des frissons de pseudopodes, et il était besoin d’une attention soutenue pour prendre sur le fait les changements de positions et de figures. Et pourquoi n’oserais-je pas dire toute ma pensée ? Ces changements n’avaient pas les caractères de la vie. Il était impossible d’y trouver la spontanéité, le caprice apparent des actes vitaux. Ils se développaient avec une sûreté, une régularité, toutes fatales et mécaniques, suivant les lois physiques que nous supposons présider à l’agrégation des molécules minérales et à leur dissociation. On assistait à la lutte des éléments blancs et noirs, comme on assisterait à la lutte des molécules d’un alcali avec celles d’un acide, si le microscope pouvait atteindre jusqu’à la révélation des unités matérielles de cet ordre. Et les masses se déplaçaient, entraînant la bataille vers la déclivité des terrains, tout ainsi que l’eussent voulu les principes les plus stricts de la pesanteur et de l’hydrostatique.

— Et voyez, dit le Dr Dofre qui lisait dans mon esprit les idées aussitôt que nées ; les pressions réciproques des armées en présence les font se compénétrer, comme, daus les figures de diffusion, les molécules des solutions s’engrènent, allant du plus dense au moins dense. C’est de la physique pure, tout cela.

— Oui… Cette vision creuse des puits de rêverie. Nous rôdons autour d’un mystère. Isis est toujours la Vierge long drapée, impénétrable, mais cette fois si proche qu’on est troublé de pouvoir palper ses formes sous les voiles. Qu’est-ce que la vie ? Un ange que le vouloir divin assit sur le grand silence du monde minéral ? Un souverain venu d’ailleurs pour soumettre les lois de la matière aux lois de l’esprit ?… Ou bien l’efflorescence même de cette matière aux potentialités infinies qui, tourmentée dans les combinaisons d’une chimie dont elle parcourt tout le cycle nécessaire, rencontra par accident le mouvement évolutif qui fait l’animal ?… La dispute date de loin ; elle alimentera peut être éternellement les conversations des hommes…

« Pourtant… voici que la Pinède apporte une expérience toute nouvelle. Si nous descendions de la tour, si nous nous couchions au ras du sol, la querelle des Petits Hommes, contemplée de près, à leur niveau, nous apparaîtrait comme un assemblage complexe, difficile à définir, d’actions et de réactions individuelles, donc vitales, instinctives ou intelligentes. Nous verrions chaque combattant persuadé à juste titre que l’issue du combat dépend à quelque degré de son jugement et de sa force d’âme… Mais nous sommes sur la tour. Tout est changé. Les gauchissements que la sensibilité et la volonté, que la Vie, pour tout dire, fait apparemment subir aux principes immuables de la nature restent devant nos yeux un problème simple dont un mathématicien aurait écrit les données au tableau, et dont la solution nécessaire est au bout de notre raisonnement.

— C’est cela. Phénomène vital, phénomène physique… le même fait deviendra l’un ou l’autre suivant que vous l’observerez à telle ou telle distance. Et les tenants du vitalisme n’y perdent pas un pouce de terrain. Peut-être nos sens, plus aigus, nous découvriraient-ils que la Vie est partout, jusque dans l’éprouvette du chimiste ! Il y a une infinité de choses que nous observons de trop haut et de trop loin, du sommet d’une tour. La molécule de chlore et la molécule de sodium, ces deux infiniments petits, que nous ne vîmes jamais et que la raison ne fait que concevoir sur le chemin au bout duquel les corps s’évanouissent… qui sait si ce ne sont pas deux infimes êtres vivants mus l’un et l’autre par l’amour ? Et c’est seulement lorsque des quintillons de couples semblables se sont formés que ce rut énorme parvient à notre perception sous la figure… d’un grain de sel !

Dofre, ce disant, daigna sourire vaguement à sa fragile hypothèse. Curieux savant qui chevauchait volontiers, ainsi qu’un poète, les chimères ! mais la poésie n’est-elle pas, après tout, l’au-delà de la science ?

— Et, répondis-je en suivant son idée, rien n’empêche que votre molécule de chlore et celle de sodium aient conscience, en s’unissant, de commettre un acte libre, alors que votre chimiste, qu’elles ne connaîtront jamais, les sollicite en réalité à s’unir en créant artificiellement le déterminisme du phénomène ; alors qu’il rend nécessaire, par un simple geste, cette multitude d’actes libres par quoi le grain de sel serait formé.

— Oui, et Dieu serait le grand Chimiste. Aux cîmes de son empyrée, tous nos actes vitaux, l’immense grouillement de tous les mondes vivants, tant d’instincts qui se contrarient, tant de minuscules vouloirs qui plus ou moins se neutralisent, apparaîtraient au total comme la solution unique, extrêmement simple et parfaitement nécesaire du simple et nécessaire problème posé par son geste créateur. Liberté et Nécessité ne seraient ainsi que le bas et le haut d’une même chose.

« Nous avons bien quelque idée de cela, rien qu’en notre existence sociale. Un individu, est, à quelque degré, libre et responsable ; une foule bien que composée d’individus, est irresponsable et fatale d’autant plus qu’elle est plus nombreuse. L’attentat commis par un homme est un crime, l’attentat commis par un peuple est en quelque sorte un phénomène physique. Une collection de gestes libres engendre un acte nécessaire.

— Vous concluez donc que Dieu n’a pas la perception de nos actes libres et que nul n’est responsable devant Lui ?

— Non. Je ne puis conclure cela. La perception du détail ne manque au chimiste que faute de pouvoir à volonté se rapprocher du phénomène ; et j’ai d’autant moins le droit d’attribuer une pareille impuissance à l’Être d’ailleurs hypothétique que vous appelez Dieu, que je n’en suis pas frappé moi-même dans les rapports que j’ai avec mes créatures. Je puis me pencher vers elles ou les rapprocher de moi jusqu’à saisir dans sa complexité ce qui, d’ici, n’est qu’un dessin mouvant à la surface d’un pays. C’est d’ailleurs ce que je vais faire, ajouta le Docteur avec quelque souci.

Et il s’accouda à la balustrade pour songer. Le silence se prolongea tellement et ma fatigue était si grande que, peu à peu, mes yeux écarquillés sur l’abîme ne me transmirent plus que des sensations brouillées. Après quelque lutte, je fus happé par un sommeil que mon interlocuteur se garda de troubler.

Ce fut la brise fraîche du soir qui me réveilla, tout honteux de m’être laissé surprendre. Dofre paraissait n’avoir pas bougé et ne s’être pas aperçu de la défection de mes sens ; en tout cas, il ne voulut pas m’intimider et sa parfaite indifférence arrêta l’excuse au bord de mes lèvres.

Et l’heure douteuse qui annonce la mort du soleil plana sur la campagne émue. Les bruits de foule, pareils à ceux des lointaines tempêtes, s’étaient apaisés et la grande Pinède préludait à son ordinaire chant du soir.

Ce fut un immense adagio, doux et soyeux, flottant d’un bout de l’horizon à l’autre ; une riche étoffe de sons attendris, tissée de tous les murmures, de tous les frissons de feuilles, moirée par de fulgurants passages d’élytres vibratiles. Sur cette trame, la couchée des oiseaux cousit à profusion des arabesques de gemmes limpides, tandis que, çà et là, la flûte des crapauds piquait sur le dessin mélodique un diamant bleu.

Dans l’obscurité, Dofre tourna soudain un commutateur et le regard lumineux du phare écarta aussitôt les paupières de la nuit. Le rayon glissa lentement sur la Pinède, s’enfonça circulairement dans les sous-bois, caressa les clairières, fit étinceler l’un après l’autre les toits des villages nains et jaillir de l’ombre, comme un cimeterre, l’acier courbe du ruisseau. L’immensité tout entière était fouillée par la lumière ; on eût dit l’œil d’un juge scrutant les plus obscures retraites d’une âme. Mais plus rien n’était vivant. Les Petits Hommes effrayés peut-être et se frappant la poitrine devant la Majesté dévoilée, ou déjà lourds de sommeil, étaient tapis en leurs demeures.

Alors un rugissement de cuivre, le cri de colère d’un Dieu ou la clameur de la trompette réveillant Josaphat au jour dernier, déchira le ciel jusqu’à ses limites. D’un geste auquel je n’avais pas pris garde, le Docteur avait mis en mouvement la sirène qui causait cet effroyable tumulte.

Le bruit cessa et, comme je l’interrogeais du regard :

— Descendons, me dit-il. Ceci est un appel. J’attends une visite, mais nous avons tout le temps de dîner.

Ce repas fut muet et bref. Décidément, dans cette maison, on ne faisait guère cas des contingences dont la vie ordinaire est tissée. Après avoir posé les mets sur la table, le serviteur sur un signe du maître disparut, ombre inconsistante, ainsi que ces valets de contes de fée dont on ne perçoit guère que les mains affairées et qui, leur travail accompli, ne comptent pas pour le reste. Lorsqu’il revint au dessert, il s’inclina devant Dofre comme pour lui annoncer l’exécution de certains ordres et Dofre, aussitôt jetant sa serviette, se leva.

— Je ne vous ai pas montré, dit-il, la chapelle du château. Elle est d’ailleurs d’un art détestable : au XVIIe siècle, les constructeurs d’églises manquaient de génie ; le fil mystique était coupé. Mais enfin, ils firent de la solennité et de l’opulence.

Et, me précédant, majestueusement drapé dans les plis blancs de sa robe d’intérieur, il poussa successivement plusieurs portes. La dernière s’ouvrait sur le chœur d’un oratoire, construit en effet dans le goût emphatique de Mansard et dont un lourd baldaquin d’autel, porté sur quatre grosses colonnes de marbre vert à chapiteaux de bronze tourmenté d’acanthes, me cachait à l’arrivée presque toute la nef. Je donnai un coup d’œil à la voûte en berceau, semée d’étoiles sur champ d’azur, et aux boiseries sculptées et dorées qui habillaient les murs.

L’autel derrière lequel j’étais resté jetait sur toute la salle de vives lueurs, celles d’un buisson ardent de cierges, et je n’osais parler, par respect, bien que la chapelle fût vide de clergé et de fidèles, comme si ce curieux homme m’eût introduit en profane au milieu d’une cérémonie du culte. Mais quel que fût mon étonnement de tout ceci, j’étais assez maître de moi pour donner toute l’attention d’un musicien au magnifique orgue à tuyaux dont les buffets remplissaient tout le chœur.

— Vous regardez cet instrument ? me dit mon compagnon. De hasard en sauriez-vous jouer ?

— Assez mal, fis-je, mais néanmoins je ne suis pas tout à fait ignorant si les leçons que me donna César Franck en mon adolescence rétive ne sont pas oubliées.

— Parfait ! continua Dofre d’un ton péremploire. Vous allez monter au clavier et y jouer ce que bon vous semblera jusqu’à ce que ma voix vous impose silence. Je vous ai dit que j’attendais une visite, et la musique ne peut qu’ajouter à la majesté du cérémonial. Mais il importe à mes desseins que le musicien, caché derrière l’autel, reste invisible. Allez !

J’étais si tenté d’essayer le merveilleux instrument que je ne résistai pas à cet ordre un peu vif. Dofre s’éloignait et, de la sellette élevée où je m’étais assis, à l’orgue, je vis émerger son buste au-dessus de l’autel. Il s’y tenait, appuyé, attendant, face à la porte ouverte de la chapelle, par où entrait le murmure de la forêt.

Au hasard du souvenir, j’attaquai un prélude de Bach, que suivit une fugue, puis un second prélude. L’âme divine du vieux Jean-Sébastien chanta si pure, dans les tuyaux magiques, que toute l’ambiance était oubliée. Dofre lui-même était pris par le charme ; il n’interrompit point, mais, sur la cadence du second prélude, comme je prenais moi-même un repos, il parut saisir l’instant et parla dans le silence.

— Approche-toi, Mané, dit-il. Je suis le Maître, et tous les hommes de la forêt sont mes esclaves. C’est moi qui vous ai donné la paix et les fruits de la terre. Humilie-toi, car je t’ai appelé pour te demander ce que ce peuple a fait de la paix que je lui avais donnée.

À ces paroles, ma surprise fit telle que ma main porta de tout son poids sur le clavier. L’orgue rendit un mugissement. Je me souvins alors que ma présence ne devait pas être soupçonnée et je m’immobilisai… Pourtant la chapelle était toujours apparemment vide et je voyais Dofre parler seul dans le brasier des cierges.

Mais il se fit comme un sanglot d’enfant et une petite voix grêle articula avec volubilité, sur le ton de la prière, des phrases que je saisissais mal. Je compris qu’on demandait grâce avec un embarras qui rendait le discours fort prolixe et difficile à suivre, bien que prononcé en ma langue maternelle.

Il était question de mon équipée, évidemment. On disait que des femmes, en oraison dans le temple, avaient entrevu un être gigantesque dont la bouche crachait le feu et la fumée (cette allusion à ma pipe me fit sourire : n’est-ce pas d’interprétations de ce genre que naît le surnaturel des légendes ?) Dans leur effroi, ces femmes avaient parlé et semé la nouvelle qu’un maître aussi puissant que l’Ancien et plus jeune d’aspect s’était révélé. Cette folle vision avait trouvé du crédit. Le parti politique des Mangeurs d’Herbe, soit croyance, soit pur intérêt, avait interprété l’événement dans le sens de ses aspirations. Comme les témoins de l’apparition étaient des femmes du peuple, l’opinion s’était répandue qu’un Être favorable aux revendications populaires s’était manifesté pour annoncer et préparer la perte des Mangeurs de Viande. Cet Être, le Maître du Feu, avait même, par la fumée qui sortait de sa bouche, indiqué le moyen de détruire un pouvoir exécré. Et dès l’aube, la basse classe ameutée avait suivi ce muet conseil en commençant d’incendier les demeures des riches.

La voix du petit être invisible prenait des intonations affolées en racontant des massacres… Et je croyais lire une longue page d’histoire, une trouble épopée populaire.

Je voyais l’émeute, née d’un événement si petit d’apparence, grandir en un moment et, grâce à ces extraordinaires et instantanées télégraphies qui courent sur la surface d’un peuple comme les ondulations sur la surface d’un lac où l’on a jeté un caillou, gagner en moins d’une heure, les frontières les plus éloignées, réveillant des passions diverses et les faisant hurler à l’unisson d’une haine unique. Les tâcherons, agitant leurs outils de travail, se ruaient à l’assaut des forteresses, sapaient les murailles, trucidaient, égorgeaient…

Mais leurs adversaires avaient l’autorité organisatrice, la supériorité de l’arme ; ils poussaient contre les multitudes en révolte des multitudes vassales. Des défections, des irrésolutions, des paniques soudaines hâtaient leur victoire. Les Vieillards, respectés du plus grand nombre et craints de tous, évoquant la colère du Maître de la Pinède dont l’Œil — c’était le phare — perçait les nuits les plus obscures, s’élançaient entre les deux partis et leurs paroles jetaient sur les colères l’eau glacée des terreurs surnaturelles.

Vers le soir, l’Autocrate inviolable, qu’il n’était permis que très rarement de voir, demi-dieu en qui les Mangeurs d’Herbe, tout comme leurs ennemis, mettaient opiniâtrement leur espoir, s’était montré, silencieux et sans arme, entouré de sa garde d’honneur, dans les rues de sa Ville ; et devenus soudain timides, les meneurs s’étaient laissés appréhender et brancher sans résistance devant le peuple qui criait : « Noël ! »

. . . . . . . . . . . . . . . .

Tout cela s’était passé entre le lever du soleil et son coucher et j’admirais l’existence électrique de ces diminutifs d’humanité pour qui le temps était d’une toute autre mesure que pour nous, et qui, en si peu d’heures, accomplissaient de si formidables choses à leur proportion ! Tels ces insectes dits éphémères, qui nés à l’aube, ont parcouru au crépuscule tout le cycle des combats et des amours et connurent les deux infinis de la souffrance et de la volupté.

Le Petit Homme, parlant à Dofre, sanglotait maintenant de nouveau.

— La désolation est sur nos têtes, pleurait-il, Ton peuple, ô Maître, est divisé. L’apaisement n’est qu’à la surface. Pardonne-moi l’offense de mes paroles ; il y a maintenant deux Maîtres dans la Pinède : Toi, et le vain fantôme ignivome que le peuple n’oubliera plus, qu’il dressera contre ses chefs et même contre Toi, au jour de sa colère. Sans doute le vent qui souffle de l’Ouest apporta-t-il les insinuations mauvaises et les vapeurs corruptrices du Dragon occidental, ennemi des hommes. C’est lui qui abusa les femmes par ses prestiges. Mais je crois que Tu es seul et que Tu peux tout.

Il y eut un silence.

Mané, tu es le juste en qui j’ai mis ma complaisance, dit enfin Dofre. Va et dis à ce peuple, sur les places des villes et les carrefours des routes, que mon cœur est irrité contre lui. Dis-lui qu’il renonce à ses erreurs, s’il ne veut pas que je le disperse comme l’orage disperse la poussière. Il n’y a d’autre Maître que moi et tout le reste n’est qu’imposture. Va !

Et il le congédiait d’un geste plein d’emphase. J’osai me lever et couler un regard par dessus l’autel. Je vis un bonhomme d’un pied de haut qui, se traînant sur les genoux et répandant sur les dalles une longue chevelure grise, reculait vers la porte. Quand il eut disparu dans la nuit, Dofre se tourna vers moi et, du ton le plus naturel :

— Quel musicien, dit-il, que ce Bach ! Un créateur, lui aussi. Il eût été mon ami… Encore cette fugue de tout à l’heure, voulez-vous ?