Les Petits Bourgeois
1855 (roman inachevé)


A CONSTANCE VICTOIRE.

Voici, madame, une de ces œuvres qui tombent, on ne sait d’où, dans la pensée et qui plaisent à un auteur, avant qu’il puisse prévoir quel sera l’accueil du public, ce grand juge du moment. Presque sûr de votre complaisance à mon engouement, je vous dédie ce livre : ne doit-il pas vous appartenir comme autrefois la dîme appartenait à l’Église, en mémoire de Dieu qui fait tout éclore, tout mûrir et dans les champs et dans l’intelligence.

Quelques restes de glaise, laissés par Molière au bas de sa colossale statue de Tartuffe, ont été maniés ici d’une main plus audacieuse qu’habile ; mais à quelque distance que je demeure du plus grand des comiques, je serai content d’avoir utilisé ces miettes prises dans l’avant-scène de sa pièce, en montrant l’hypocrite moderne à l’œuvre. La raison qui m’a le plus encouragé dans cette difficile entreprise, fut de la trouver dépouillée de toute question religieuse qui devait être écartée pour vous si pieuse, et à cause de ce qu’un grand écrivain a nommé l’indifférence en matière de religion.

Puisse la double signification de vos noms être pour le livre une prophétie !

Daignez voir ici l’expression de la respectueuse reconnaissance de qui ose se dire le plus dévoué de vos serviteurs

                    H.  DE BALZAC.

CHAPITRE I LE PARIS QUI S’EN VA

Le tourniquet Saint-Jean, dont la description parut fastidieuse en son temps au commencement de l’Etude intitulée Une Double famille dans les SCENES DE LA VIE PRIVEE, ce naïf détail du vieux Paris n’a plus que cette existence typographique. La construction de l’hôtel de ville, tel qu’il est aujourd’hui, balaya tout un quartier.

En 1830, les passants pouvaient encore voir le Tourniquet peint sur l’enseigne d’un marchand de vin, mais la maison fut depuis abattue. Rappeler ce service, n’est-ce pas en annoncer un autre du même genre. Hélas ! le vieux Paris disparaît avec une effrayante rapidité. Çà et là, dans cette œuvre, il en restera tantôt un type d’habitation du moyen-âge, comme celle décrite au commence-

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ment du Chat-qui-pelote et dont un ou deux modèles subsistent encore ; tantôt la maison habitée par le juge Popinot, rue du Fouarre, spécimen de vieille bourgeoisie ; ici, les restes de la maison de Fulbert ; là, tout le bassin de la Seine sous Charles IX. Nouvel Old Mortality, pourquoi l’historien de la société française, ne sauverait-il pas ces curieuses expressions du passé, comme le vieillard de Walter Scott rafraîchissait les tombes ? Certes, depuis dix ans environ, les cris de la littérature n’ont pas été superflus, l’art commence à déguiser sous ses fleurs les ignobles façades de ce qui s’appelle à Paris les Maisons de produit, et que Victor Hugo compare à des commodes.

Faisons observer ici que la création de la commission municipale del ornamento qui surveille, à Milan, l’architecture des façades sur la rue et à laquelle tout propriétaire est obligé de soumettre son plan, date du douzième siècle. Aussi qui n’a pas admiré dans cette jolie capitale les effets du patriotisme des Bourgeois et des nobles pour leur ville en y admirant des constructions pleines de caractère et d’originalité ?… La spéculation hideuse, effrénée, qui, d’année en année, abaisse la hauteur des étages, découpe un appartement dans l’espace qu’occupait un salon détruit, qui supprime les jardins, influera sur les mœurs de Paris. On sera forcé de vivre bientôt plus au dehors qu’au dedans. La sainte vie privée, la liberté du chez soi, où se trouve-t-elle ? Elle commence à cinquante mille francs de rentes. Encore peu de millionnaires se permettent-ils le luxe d’un petit hôtel défendu par une cour sur la rue, protégé de la curiosité publique par les ombrages d’un jardin.

En nivelant les fortunes, le titre du Code qui régit les successions a produit ces phalanstères en moellons qui logent trente familles et qui donnent cent mille francs de rentes. Aussi, dans cinquante ans, Paris comptera-t-il les maisons semblables à celle où demeurait, au moment où cette histoire commence, la famille Thuillier, une maison vraiment curieuse et qui mérite les honneurs d’une exacte description, ne fût-ce que pour comparer la Bourgeoisie d’autrefois à la Bourgeoisie d’aujourd’hui. La situation et l’aspect de cette maison, cadre de ce tableau de mœurs, ont d’ailleurs un parfum de petite bourgeoisie qui peut attirer ou repousser l’attention, au gré des habitudes de chacun.

Le mouvement progressif par lequel la population parisienne se

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porte sur les hauteurs de la rive droite de la Seine, en abandonnant la rive gauche, nuisait depuis longtemps à la vente des propriétés du quartier dit Latin, lorsque des raisons, qui seront déduites à propos du caractère et des habitudes de monsieur Thuillier, déterminèrent sa sœur à l’acquisition d’une maison : elle eut celle-ci pour le prix minime de quarante-six mille francs de principal ; les accessoires allèrent à six mille francs ; total : cinquante-deux mille francs. Le détail de la propriété fait en style d’affiche, et les résultats obtenus par les soins de monsieur Thuillier, expliqueront par quels moyens tant de fortunes s’élevèrent en Juillet 1830, tandis que tant de fortunes sombraient.

Cette maison, acquise dans les six mois qui suivirent la révolution de 1830, par mademoiselle Marie-Jeanne-Brigitte Thuillier, fille majeure, est située au milieu de la rue Saint-Dominique-d’Enfer, à droite en entrant par la rue d’Enfer, en sorte que le corps de logis habité par les Thuillier, entre cour et jardin, se trouve à l’exposition du midi. Sur la rue, la maison présentait cette façade de moellons ravalée en plâtre, ondée par le temps et rayée par le crochet du maçon, de manière à figurer des pierres de taille. Ce devant de maison est si commun à Paris et si laid, que la ville devrait donner des primes aux propriétaires qui bâtissent en pierre et sculptent les nouvelles façades. Cette face grisâtre, percée de sept fenêtres, était élevée de trois étages et terminée par des mansardes couvertes en tuiles. La porte cochère, grosse, solide, annonçait, par sa façon et son style, que la maison avait été construite sous l’Empire, afin d’utiliser une partie de la cour d’une vaste et ancienne habitation, au temps où le quartier d’Enfer jouissait d’une certaine faveur. D’un côté se trouvait le logement du portier, de l’autre se développait l’escalier de cette première maison. Deux corps de logis, plaqués contre les maisons voisines, avaient jadis servi de remises, d’écuries, de cuisines et de communs à la maison du fond ; mais, depuis 1830, ils furent convertis en magasins. Le côté droit était loué par un marchand de papier en gros, nommé monsieur Métivier neveu, le côté gauche par un libraire nommé Barbet. Les bureaux de chaque négociant s’étendaient au-dessus de leurs magasins, et le libraire demeurait au premier, le papetier au second de la maison située sur la rue. Métivier neveu, beaucoup plus commissionnaire en papeterie que marchand, Barbet, beaucoup plus escompteur que libraire, avaient

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l’un et l’autre ces vastes magasins pour y serrer l’un des parties de papier achetées à des fabricants nécessiteux, l’autre les éditions d’ouvrages donnés en gage de ses prêts. Le requin de la librairie et le brochet de la papeterie vivaient en très-bonne intelligence, et leurs opérations, dénuées de cette vivacité qu’exige le commerce de détail, amenaient peu de voitures dans cette cour habituellement si tranquille, que le concierge était obligé d’arracher l’herbe d’entre quelques pavés. Messieurs Barbet et Métivier, étant à peine ici dans la catégorie des comparses, faisaient quelques rares visites à leurs propriétaires, et leur exactitude à payer leurs termes, les classant parmi les bons locataires, ils passaient pour de très-honnêtes gens aux yeux de la société des Thuillier.

Quant au troisième étage sur la rue, il formait deux appartements, l’un était occupé par monsieur Dutocq, greffier de la justice de paix, ancien employé retraité, habitué du salon de Thuillier ; l’autre, par le héros de cette scène ; aussi doit-on se contenter, pour le moment de déterminer le chiffre de son loyer, sept cents francs, et la position qu’il était venu prendre au cœur de la place, trois ans avant le moment où le rideau se lèvera sur ce drame domestique. Le greffier, garçon de cinquante ans, habitait des deux logements du troisième, le plus considérable, il avait une cuisinière, et le prix de son loyer était de mille francs. Deux ans après son acquisition, mademoiselle Thuillier eut donc sept mille deux cents francs de revenu d’une maison que le précédent propriétaire avait garnie de persiennes, restaurée à l’intérieur, ornée de glaces, sans pouvoir ni la vendre, ni la louer ; et les Thuillier logés très-grandement, comme on va le voir, jouissaient d’un des plus beaux jardins du quartier dont les arbres ombrageaient la petite rue déserte Neuve-Sainte-Catherine.

Cette maison située entre cour et jardin semble avoir été un caprice de bourgeois enrichi, sous Louis XIV, celui d’un président au parlement ou la demeure d’un savant tranquille. Elle avait, dans sa belle pierre de taille avariée par le temps, un certain air de grandeur Louis-quatorzienne (permettez ce barbarisme). Les chaînes de la façade figurent des assises, les tableaux en brique rouge rappellent les côtés des écuries à Versailles, les fenêtres cintrées ont des masques pour ornements à la clef du cintre et sous l’appui. Enfin la porte à petits carreaux, dans la partie supérieure, et pleine dans l’inférieure, à travers laquelle on aper-

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çoit le jardin, est de ce style honnête et sans emphase, qui fut souvent employé pour les pavillons de concierge dans les châteaux royaux. Ce pavillon à cinq croisées est élevé de deux étages au-dessus du rez-de-chaussée, et il se recommande par une couverture à quatre pans, terminée en girouette, percée de grandes belles cheminées et d’œils de boeuf. Peut-être ce pavillon est-il le débris de quelque grand hôtel ; mais, après avoir consulté les vieux plans de Paris, il ne s’est rien trouvé qui confirmât cette conjecture ; et, d’ailleurs, les titres de mademoiselle Thuillier accusent pour propriétaire sous Louis XIV, Petitot, le célèbre peintre en émaux, qui tenait cette propriété du président Lecamus ! Peut-être le président demeura-t-il en ce pavillon pendant qu’il faisait construire son fameux hôtel de la rue de Thorigny.

La Robe et l’Art ont donc également passé par là. Mais aussi quelle large entente des besoins et des plaisirs de la vie avait disposé l’intérieur de ce pavillon ! A droite, en entrant dans une salle carrée formant antichambre, se développe un escalier en pierre, sous lequel est la porte de la cave ; à gauche s’ouvrent les portes d’un salon à deux croisées donnant sur le jardin et d’ une salle à manger donnant sur la cour. Cette salle à manger communique par le côté à une cuisine aux magasins de Barbet. Derrière l’escalier s’étend du côté du jardin, un magnifique cabinet long à deux croisées. Le premier et le second étage forment deux appartements complets, et les logements de domestiques sont indiqués sous le comble à quatre pans par les œils de boeuf. Un magnifique poêle orne la vaste antichambre carrée dont les deux portes vitrées en face l’une de l’autre y répandent la clarté. Cette pièce dallée en marbre blanc et noir, se recommande par un plafond à solives en saillie, jadis peintes et dorées ; mais qui, sous l’Empire sans doute, reçurent une couche de peinture blanche, uniforme. En face du poêle est une fontaine en marbre rouge à bassin de marbre. Les trois portes du cabinet, du salon et de la salle à manger offrent des dessus à cadres ovales dont les peintures attendent une restauration plus que nécessaire. La menuiserie est lourde, mais les ornements ne sont pas sans mérite. Le salon entièrement boisé rappelle le grand siècle, et par sa cheminée en marbres de Languedoc et par son plafond orné dans les angles, et par la forme des fenêtres, encore à petits carreaux. La salle à manger à laquelle on communique du salon par une porte à

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deux battants est dallée en pierre, les boiseries tout en chêne sans peintures et l’atroce papier moderne a remplacé les tapisseries du vieux temps. Le plafond est en châtaignier à caissons qu’on a respectés. Le cabinet modernisé par Thuillier, ajoute à toutes les discordances. L’or et le blanc des moulures du salon sont si bien passés qu’on ne voit plus que des lignes rouges à la place de l’or, et le blanc jauni, rayé, s’écaille. Jamais les mots latins otium cum dignitate n’ont eu de plus beau commentaire aux yeux d’un poète que dans cette noble habitation. La serrurerie de la rampe dans l’escalier est d’un caractère digne du magistrat et de l’artiste ; mais pour retrouver leurs traces aujourd’hui dans les balcons ouvragés du premier étage, dans les restes de cette majestueuse antiquité, les yeux d’un observateur poète sont nécessaires. Les Thuillier et leurs prédécesseurs ont déshonoré très-souvent ce bijou de haute bourgeoisie par les habitudes, les inventions de la petite bourgeoisie. Voyez-vous des chaises en noyer foncées de crin, une table d’acajou à toile cirée, des buffets en acajou, un tapis d’occasion sous la table, des lampes en moiré métallique, un petit papier vert américain à bordure rouge, les exécrables gravures en manière noire, et des rideaux de calicot bordés de galons rouges dans cette salle à manger où banquetèrent les amis de Petitot… Comprenez-vous l’effet que font, dans le salon, les portraits de monsieur, de madame et de mademoiselle Thuillier, par Pierre Grassou, le peintre des bourgeois ; des tables de jeu qui ont vingt ans de service, des consoles du temps de l’Empire, une table à thé que supporte une grosse lyre, un meuble d’acajou ronceux garni en velours peint dont le fond est chocolat, sur la cheminée une pendule qui représente la Bellone de l’Empire, des candelabres à colonnes cannelées, des rideaux de damas de laine et des rideaux de mousseline brodée rehaussés par des embrasses en cuivre estampé ?… Sur le parquet s’étend un tapis d’occasion. La belle antichambre oblongue a des banquettes de velours et des parois à tableaux sculptés sont cachées par des armoires de divers temps et venues de tous les appartements précédemment occupés par les Thuillier. Une planche cache la fontaine et on met dessus une lampe fumeuse qui date de 1815. Enfin, la peur, cette hideuse divinité, a fait adopter du côté du jardin comme du côté de la cour, de doubles portes garnies de tôle qui se replient sur le mur le jour et qui se ferment à la nuit.

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Il est facile d’expliquer la déplorable profanation exercée sur ce monument de la vie privée au dix-septième siècle par la vie privée du dix-neuvième. Au commencement du Consulat, peut-être, un maître maçon, acquéreur de ce petit hôtel eut l’idée de tirer parti du terrain en façade sur la rue, et il abattit probablement la belle porte cochère flanquée de petits pavillons qui complétaient ce joli séjour, pour employer un mot de la vieille langue, et l’industrie du propriétaire parisien imprime sa flétrissure au front de cette élégance, comme le journal et ses presses, la fabrique et ses dépôts, le commerce et ses comptoirs remplacent l’aristocratie, la vieille bourgeoisie, la finance et la robe partout où elles avaient étalé leurs splendeurs. Quelle étude curieuse que celle des titres de propriété dans Paris ! Une maison de santé fonctionne, rue des Batailles, sur la demeure du chevalier Pierre Bayard du Terrail ; le Tiers-État a bâti la rue sur l’emplacement de l’hôtel Necker. Le vieux Paris s’en va, suivant les rois qui s’en sont allés. Pour un chef-d’œuvre d’architecture que sauve une princesse polonaise, combien de petits palais tombent, comme la demeure de Petitot aux mains de Thuillier ! Voici les raisons qui firent mademoiselle Thuillier la propriétaire de cette maison. CHAPITRE II LE BEAU THUILLIER

A la chute du ministère Villèle, monsieur Louis-Jérôme Thuillier, qui comptait alors vingt-six ans de services aux Finances, devint Sous-chef ; mais à peine jouissait-il de l’autorité subalterne d’une place qui jadis fut sa moindre espérance, que les événements de juillet 1830 le forcèrent à prendre sa retraite. Il calcula très-finement que sa pension serait honorablement et lestement réglée par des gens heureux de trouver une place de plus, et il eut raison, car sa pension fut liquidée à dix-sept cents francs.

Lorsque le prudent Sous-chef parla de se retirer de l’administration, sa sœur, beaucoup plus la compagne de sa vie que sa femme, trembla pour l’avenir de l’employé.

— Que va devenir Thuillier ?… fut une question que s’adres-

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sèrent avec un effroi mutuel madame et mademoiselle Thuillier, alors logées dans un petit troisième rue d’Argenteuil.

— Sa pension à faire régler l’occupera pendant quelque temps, avait dit mademoiselle Thuillier ; mais je pense à un placement de mes économies qui lui taillera des croupières… Oui, ce sera presque de l’administration que de régir une propriété.

— Oh ! ma sœur, vous lui sauverez la vie, s’écria madame Thuillier.

— Mais j’ai toujours songé à cette crise-là dans la vie de Louis ! répondit la vieille fille d’un air protecteur.

Mademoiselle Thuillier avait trop souvent entendu dire à son frère : -- Un tel est mort ! il n’a pas survécu deux ans à sa retraite ! Elle avait trop souvent entendu Colleville, l’ami intime de Thuillier, employé comme lui, plaisantant sur cette époque climatérique des bureaucrates, et disant : -- Nous y viendrons. aussi nous autres !… pour ne pas apprécier le danger que courait son frère. Le passage de l’activité à la retraite est en effet le temps critique de l’employé. Ceux d’entre les retraités qui ne savent pas ou ne peuvent pas substituer des fonctions à celles qu’ils quittent, changent étrangement : quelques-uns meurent, beaucoup s’adonnent à la pèche, occupation dont le vide se rapproche de leur travail dans les Bureaux ; quelques autres, hommes malicieux, se font actionnaires, perdent leurs économies et sont heureux d’obtenir une place dans l’entreprise qui réussit après une première liquidation, en des mains plus habiles qui la guettaient, l’employé se frotte alors les siennes, entièrement vides, en se disant : -- J’avais pourtant deviné l’avenir de cette affaire…. Mais presque tous se débattent contre leurs anciennes habitudes.

— Il y en a, disait Colleville, qui sont dévorés par le spleen (il prononçait splenne) particulier aux employés, ils meurent de leurs circulaires rentrées, ils ont non pas le ver mais le carton solitaire. Le petit Poiret ne pouvait pas voir un carton blanc bordé de bleu sans que cet aspect bien-aimé le fit changer de couleur, il passait du vert au jaune.

Mademoiselle Thuillier passait pour être le génie de ce ménage ; elle ne manquait ni de force ni de décision, comme son histoire particulière le démontrera. Cette supériorité, d’ailleurs relative à son entourage, lui permettait de bien juger son frère, quoiqu’elle

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l’adorât. Après avoir vu échouer les espérances qui reposaient sur son idole, elle avait dans son sentiment trop de maternité pour s’abuser sur la valeur sociale du Sous-chef. Thuillier et sa sœur étaient fils du premier concierge au ministère des Finances. Jérôme avait échappé, grâce à sa myopie, à toutes les réquisitions et conscriptions possibles. Le père eut l’ambition de faire de son fils un employé. Dans le commencement de ce siècle, il y eut trop de place à l’armée pour qu’il n’y en eût pas beaucoup dans les bureaux, et le manque d’employés inférieurs permit au gros père Thuillier de faire franchir à son fils les premiers degrés de la hiérarchie bureaucratique. Le concierge mourut en 1814, laissant Jérôme à la veille d’être sous-chef, mais ne lui laissant pour toute fortune que cette espérance. Le gros Thuillier et sa femme, morte en 1810, s’étaient retirés en 1806 avec une pension de retraite pour tout bien, ayant employé leurs gains à donner à Jérôme l’éducation des temps et à le soutenir, ainsi que sa soeur. On connaît l’influence de la Restauration sur la bureaucratie. Il revint des quarante et un départements supprimés une masse d’employés honorables qui demandaient des places inférieures à celles qu’ils occupaient. A ces droits acquis se joignirent les droits des familles proscrites ruinées par la révolution. Pressé entre ces deux affluents, Jérôme se trouva bien heureux de ne pas être destitué sous quelque prétexte frivole. Il trembla jusqu’au jour où, devenu sous-chef par hasard, il se vit certain d’une retraite honorable. Ce résumé rapide explique le peu de portée et de connaissances de monsieur Thuillier. Il avait su le latin, les mathématiques, l’histoire et la géographie qu’on apprend en pension ; mais il en était resté à la classe dite seconde, son père ayant voulu profiter d’une occasion pour le faire entrer au ministère en vantant la main superbe de son fils. Si donc le petit Thuillier écrivit les premières inscriptions au grand livre, il ne fit ni sa rhétorique ni sa philosophie. Engrené dans la machine ministérielle, il cultiva peu les lettres, encore moins les arts, il acquit une connaissance routinière de sa partie ; et, quand il eut l’occasion de pénétrer, sous l’Empire, dans la sphère des employés supérieurs, il y prit des formes superficielles qui cachèrent le fils du concierge ; mais il ne s’y frotta même pas d’esprit. Son ignorance lui apprit à se taire, et son silence le servit ; il s’habitua, sous le régime impérial, à cette obéissance passive qui plaît aux supérieurs, et ce fut à cette qualité qu’il dut, plus

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tard, sa promotion au grade de sous-chef. Sa routine devint une grande expérience, ses manières et son silence couvrirent son défaut d’instruction. Cette nullité fut un titre quand on eut besoin d’un homme nul. On eut peur de mécontenter deux partis à la chambre qui chacun protégeaient un homme, et le ministère sortit d’embarras en exécutant la loi sur l’ancienneté. Voilà comme Thuillier devint sous-chef. Mademoiselle Thuillier, sachant que son frère abhorrait la lecture, et ne pouvait remplacer les tracas du bureau par aucune affaire, avait donc sagement résolu de le jeter dans les soucis de la propriété, dans la culture d’un jardin, dans les infiniments petits de l’existence bourgeoise et dans les intrigues de voisinage.

La transplantation du ménage Thuillier de la rue d’Argenteuil à la rue Saint-Dominique-d’Enfer, les soins nécessités par une acquisition, un portier convenable à trouver, les locataires à faire venir, occupèrent Thuillier de 1831 à 1832. Quand le phénomène de cette transplantation fut accompli, quand la sœur vit que Jérôme résistait à cette opération, elle lui trouva d’autres soins dont il sera question plus tard, mais dont la raison fut prise dans le caractère même de Thuillier, et qu’il n’est pas inutile de donner.

Quoique fils d’un concierge de ministère, Thuillier fut ce qu’on appelle un bel homme, d’une taille au-dessus de la moyenne, svelte, d’une physionomie assez agréable avec ses lunettes, mais effroyable, comme celle de beaucoup de myopes dès qu’il les ôtait, car l’habitude de voir à travers des besicles avait jeté sur ses prunelles une espèce de brouillard. Entre dix-huit et trente ans, le jeune Thuillier eut des succès auprès des femmes, toujours dans une sphère qui commençait à la petite bourgeoisie et qui finissait aux chefs de division ; mais on sait que sous l’Empire la guerre laissait la société parisienne un peu dépourvue en emmenant les hommes d’énergie sur les champs de bataille, et peut-être, comme l’a dit un grand médecin, est-ce à ce fait qu’est due la mollesse de la génération qui occupe le milieu du dix-neuvième siècle. Thuillier, forcé de se faire remarquer par des agréments autres que ceux de l’esprit, apprit à valser et à danser au point d’être cité ; on l’appelait le beau Thuillier, il jouait au billard en perfection, il savait faire des découpures, son ami Colleville le serina si bien qu’il pouvait chanter les romances à la mode. Il

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résulta de ces petits savoir-faire cette apparence de succès qui trompe la jeunesse et l’étourdit sur l’avenir. Mademoiselle Thuillier, de 1806 à 1814, croyait en son frère comme mademoiselle d’Orléans croit à Louis-Philippe ; elle était fière de Jérôme, elle le voyait arrivant à une direction générale, à l’aide de ses succès, qui, dans ce temps, lui ouvraient quelques salons où certes il n’aurait jamais pénétré sans les circonstances qui faisaient de la société sous l’Empire une macédoine.

Mais les triomphes du beau Thuillier eurent généralement peu de durée, les femmes ne tenaient pas plus à le garder qu’il ne tenait à les conserver ; il aurait pu fournir le sujet d’une comédie intitulée : le Don Juan malgré lui. Ce métier de beau fatigua Thuillier au point de le vieillir ; son visage couvert de rides comme celui d’une vieille coquette comptait douze ans de plus que son acte de naissance. Il lui resta de ses succès l’habitude de se regarder dans la glace, de se prendre la taille à lui-même pour la dessiner et de se mettre dans des poses de danseur, qui prolongèrent au delà de la jouissance de ses avantages le bail qu’il avait fait avec ce surnom : -- le beau Thuillier !

La vérité de 1806 devint moquerie en 1826. Il conserva quelques vestiges du costume des beaux de l’Empire qui ne messeyent pas d’ailleurs à la dignité d’un ancien sous-chef. Il maintient la cravate blanche à plis nombreux où le menton s’ensevelit et dont les deux bouts menacent les passants à droite et à gauche, en leur montrant un nœud passablement coquet, jadis fait par la main des belles. Tout en suivant les modes de loin, il les approprie à sa tournure, il met son chapeau très en arrière, il porte des souliers et des bas fins en été, ses redingotes allongées rappellent les lévites de l’Empire, il n’a pas encore abandonné les jabots dormants, les gilets blancs ; il joue toujours avec sa badine de 1810, il se tient cambré. Personne, à voir Thuillier passant sur les boulevards, ne le prendrait pour le fils d’un homme qui faisait les déjeuners des employés au ministère des Finances et qui portait la livrée de Louis XVI, il ressemble à un diplomate impérial, à un vieux préfet. Or, non-seulement mademoiselle Thuillier exploita très-innocemment le faible de son frère en le jetant dans un soin excessif de sa personne, ce qui, chez elle, était une continuation de son culte ; mais encore elle lui donna toutes les joies de la famille en transplantant auprès d’eux un ménage dont l’existence

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avait été quasi collatérale de la leur. Il s’agit ici de monsieur Colleville, l’ami intime de Thuillier ; mais, avant de peindre Pylade, il est d’autant plus indispensable d’en finir avec Oreste, que l’on doit expliquer pourquoi Thuillier, le beau Thuillier, se trouvait sans famille, car la famille n’existe que par les enfants, et ici doit apparaître un de ces profonds mystères qui restent ensevelis dans les arcanes de la vie privée et dont quelques traits arrivent à la surface au moment où les douleurs d’une situation cachée deviennent trop vives ; il s’agit de la vie de madame et de mademoiselle Thuillier ; car, jusqu’à présent, on n’a vu que la vie en quelque sorte publique de Jérôme Thuillier. CHAPITRE III HISTOIRE D’UNE DOMINATION

Marie-Jeanne-Brigitte Thuillier, de quatre ans plus âgée que son frère lui fut entièrement sacrifiée : il était plus facile de donner un état à l’un qu’une dot à l’autre. Le malheur, pour certains caractères est un phare qui leur éclaire les parties obscures et basses de la vie sociale. Supérieure à son frère, et comme énergie et comme intelligence, Brigitte était un de ces caractères qui sous le marteau de la persécution, se serrent, deviennent compactes et d’une grande résistance, pour ne pas dire inflexibles. Jalouse de son indépendance, elle voulut se soustraire à la vie de la loge et se rendre l’unique arbitre de son sort. A l’âge de quatorze ans, elle se retira dans une mansarde à quelque pas de la Trésorerie qui se trouvait rue Vivienne, et non loin de la rue de la Vrillère où s’était établie la Banque. Elle se livra courageusement à une industrie peu connue, privilégiée grâce aux protecteurs de son père, et qui consistait à fabriquer des sacs pour la Banque, pour le trésor et aussi pour les grandes maisons de la finance. Elle eut, dès la troisième année deux ouvrières ; en plaçant ses économies sur le grand-livre, elle se vit, en 1814, à la tête de trois mille six cents francs de rentes, gagnées en quinze ans. Elle dépensait peu, elle allait dîner presque tous les jours chez son père tant qu’il vécut, et l’on sait d’ailleurs que les rentes, dans les dernières convulsions de l’Empire furent à quarante et quelques francs ;

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ainsi ce résultat en apparence exagéré s’explique de lui-même. A la mort de l’ancien concierge, Brigitte et Jérôme, l’une âgée de vingt-sept ans, l’autre de vingt-trois, unirent leurs destinées. Le frère et la sœur avaient l’un pour l’autre une excessive affection. Si Jérôme, alors à l’époque de ses succès était gêné, sa sœur, vêtue de bure et les doigts pelés par le fil qui lui servait à coudre, offrait toujours quelques louis à son frère. Aux yeux de Brigitte, Jérôme était le plus bel homme et le plus charmant de l’Empire français. Tenir le ménage de son frère, être initiée à ses secrets de Lindor et de Don Juan, être sa servante, son caniche fut le rêve de Brigitte, elle s’immola presqu’amoureusement à une idole dont l’égoïsme allait être agrandi, sanctifié par elle ; elle vendit quinze mille francs sa clientèle à sa première ouvrière, et vint s’établir rue d’Argenteuil chez son frère en se faisant la mère, la protectrice, la servante de cet enfant chéri des dames. Brigitte, par une prudence naturelle à une fille qui devait tout à sa discrétion et à son travail, cacha sa fortune à son frère, elle craignit sans doute les dissipations d’une vie d’homme à bonnes fortunes, elle mit seulement six cents francs dans le ménage, ce qui avec les dix-huit cents francs de Jérôme, permettait de joindre les deux bouts de l’année.

Dès les premiers jours de cette union, Thuillier écouta sa sœur comme un oracle, la consulta dans ses moindres affaires, ne lui cacha rien de ses secrets, et lui fit ainsi goûter aux fruits de la domination qui devait être le péché mignon de ce caractère. Aussi, la sœur aurait-elle tout sacrifié à son frère, elle avait tout mis sur ce cœur, elle vivait par lui. L’ascendant de Brigitte sur Jérôme se corrobora singulièrement par le mariage qu’elle lui procura vers 1814. En voyant le mouvement de compression violent que les nouveaux venus de la Restauration opérèrent dans les bureaux, et surtout au retour de l’ancienne société qui refoulait la bourgeoisie, Brigitte comprit d’autant mieux que son frère la lui expliqua, la crise sociale où s’éteignaient leurs communes espérances. Plus de succès possibles pour le beau Thuillier chez les nobles qui succédaient aux roturiers de l’Empire ! Thuillier n’était pas de force à se donner une opinion politique, et il sentit aussi bien que sa sœur la nécessité de profiter de ses restes de jeunesse pour faire une fin. Dans cette situation, une fille jalouse comme Brigitte, voulait et devait marier son frère, autant pour

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elle que pour lui, car elle seule pouvait rendre son frère heureux, et madame Thuillier n’était qu’un accessoire indispensable pour avoir un ou deux enfants. Si Brigitte n’eut pas tout l’esprit nécessaire à sa volonté, du moins elle eut l’instinct de sa domination, car elle n’avait aucune instruction, elle allait seulement droit devant elle avec l’entêtement d’une nature habituée à réussir. Elle avait le génie du ménage, le sens de l’économie, l’entente du vivre, et l’amour du travail. Elle devina donc qu’elle ne réussirait jamais à marier Jérôme dans une sphère plus élevée que la leur, où les familles s’enquerraient de leur intérieur, et pourraient concevoir des inquiétudes en trouvant une maîtresse au logis ; elle chercha dans la couche sociale inférieure des gens à éblouir, et elle rencontra près d’elle un parti convenable.

Le plus ancien des garçons de la banque, nommé Lemprun avait une fille unique appelée Céleste. Mademoiselle Céleste Lemprun devait hériter de la fortune de sa mère, fille unique d’un cultivateur, et qui consistait en quelques arpents de terre aux environs de Paris que le vieillard exploitait toujours ; puis de la fortune du bonhomme Lemprun, un homme sorti de la maison Thélusson, de la maison Keller pour entrer à la Banque, lors de la fondation. Lemprun alors chef de service, jouissait de l’estime et de la considération du gouverneur et des censeurs. Aussi le conseil de la banque, en entendant parler du mariage de Céleste avec un honorable employé des Finances, promit-il une gratification de six mille francs. Cette gratification ajoutée à douze mille francs donnés par le père Lemprun, et à douze mille francs donnés par le sieur Galard maraîcher d’Auteuil, portaient la dot à trente mille francs. Le vieux Galard, monsieur et madame Lemprun étaient enchantés de cette alliance, le chef de service connaissait mademoiselle Thuillier pour une des plus dignes, des plus probes filles de Paris. Brigitte fit, d’ailleurs, reluire ses inscriptions au grand-livre en confiant à Lemprun qu’elle ne se marierait jamais, et ni le chef de service ni sa femme, gens de l’âge d’or, ne se seraient permis de juger Brigitte : ils furent surtout frappés par l’éclat de la position du beau Thuillier, et le mariage eut lieu, selon une expression consacrée, à la satisfaction générale. Le gouverneur de la Banque et le secrétaire servirent de témoins à la mariée, de même que monsieur de la Billardière le chef de division et monsieur Rabourdin le chef de bureau furent ceux de

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Thuillier. Six jours après le mariage, le vieux Lemprun fut victime d’un vol audacieux dont parlèrent les journaux du temps, mais qui fut promptement oublié dans les événements de 1815. Les auteurs du vol ayant échappé, Lemprun voulut solder la différence, et quoique la Banque eût porté ce déficit au compte de pertes, le pauvre vieillard mourut du chagrin que lui causa cet affront, il regardait ce coup de main comme un attentat à sa probité septuagénaire. Madame Lemprun abandonna toute sa succession à sa fille, madame Thuillier, et alla vivre avec son père à Auteuil, où ce vieillard mourut d’accident en 1817. Effrayée d’avoir à gérer ou à louer les marais et les champs de son père, madame Lemprun pria Brigitte, dont la capacité, la probité l’émerveillaient, de liquider la fortune du bonhomme Galard et d’arranger les choses de manière à ce que sa fille en prenant tout lui assurât quinze cents francs de rentes et lui laissât la maison d’Auteuil. Les champs du vieux cultivateur vendus par parties produisirent trente mille francs. La succession de Lemprun en avait donné tout autant, et ces deux fortunes réunies à la dot faisaient en 1818 quatre-vingt-dix mille francs. La dot avait été placée en actions de la Banque au moment où elles valaient neuf cents francs. Brigitte acheta cinq mille francs de rentes pour les soixante mille, car le 5 pour 100 était à soixante, et elle fit mettre une inscription de quinze cents francs au nom de la veuve Lemprun comme usufruitière. Ainsi au commencement de l’année 1818, la pension de quatre cents francs payée par Brigitte [Erreur probable, car plus haut dans le texte, la pension est évaluée à six cents francs.], les dix-huit cents francs de la place de Thuillier, les trois mille cinq cents francs de rentes de Céleste et le produit de trente-quatre actions de la Banque composaient au ménage Thuillier un revenu de onze mille francs administré sans conseil par Brigitte. Il a fallu s’occuper de la question financière avant tout, non-seulement pour prévenir les objections, mais encore pour en débarrasser le drame. Tout d’abord, Brigitte donna cinq cents francs par mois à son frère et conduisit la barque de manière à ce que cinq mille francs défrayassent la maison, elle accordait cinquante francs par mois à sa belle-soeur en lui prouvant qu’elle se contentait de quarante. Pour assurer sa domination par la puissance de l’argent, Brigitte amassait le surplus de ses propres rentes, elle faisait, disait-on dans les bureaux, des prêts usuraires par l’entremise de son frère qui passait pour un escompteur. Si de 1815 à 1830, Brigitte a capita-

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lisé soixante mille francs, on pourrait expliquer l’existence de cette somme par des opérations dans la rente qui présente une variation de 40 pour 100, et ne pas recourir à des accusations, plus ou moins fondées, dont la réalité n’ajoute rien à l’intérêt de cette histoire.

Dès les premiers jours, Brigitte abattit sous elle la malheureuse madame Thuillier par les premiers coups d’éperon qu’elle lui donna, par le maniement du mors qu’elle lui fit sentir durement. Le luxe de tyrannie était inutile, la victime se résigna promptement. Céleste, bien jugée par Brigitte, dépourvue d’esprit, d’instruction, habituée à une vie sédentaire, à une atmosphère tranquille, avait une excessive douceur de caractère, elle était pieuse dans le sens le plus étendu de ce mot, elle aurait expié par de dures pénitences le tort involontaire d’avoir fait de la peine à son prochain. Elle ignorait tout de la vie, accoutumée à être servie par sa mère, qui faisait elle-même le ménage, et obligée à se donner peu de mouvement à cause d’une constitution lymphatique qui se fatiguait des moindres travaux. C’était bien une fille du peuple de Paris où les enfants sont rarement beaux, étant le produit de la misère, d’un travail excessif de ménages sans airs, sans liberté d’actions, sans aucune des commodités de la vie. Lors du mariage, on vit en elle une petite femme d’un blond fade jusqu’à la nausée, grasse, lente et d’une contenance fort sotte. Son front, trop vaste, trop proéminent ressemblait à celui d’un hydrocéphale, et sous cette coupole d’un ton de cire, sa figure évidemment trop petite et finissant en pointe comme un museau de souris fit craindre à quelques conviés qu’elle ne devint folle tôt ou tard. Ses yeux d’un bleu clair, ses lèvres douées d’un sourire presque fixe, ne démentaient pas cette idée. Elle eut dans cette journée solennelle, l’attitude, l’air et les manières d’un condamné à mort qui souhaite que tout finisse au plus tôt.

— Elle est un peu boule !… dit Colleville à Thuillier.

Brigitte était bien le couteau qui devait entrer dans cette nature sans défense, elle en présentait le contraste le plus violent. Elle se faisait remarquer par une beauté régulière, correcte, massacrée par les travaux qui dès l’enfance la courbèrent sur des tâches pénibles, ingrates, par les secrètes privations qu’elle s’imposa pour amasser son pécule. Son teint miroité de bonne heure avait un ton d’acier. Ses yeux bruns étaient bordés de noir ou plutôt meurtris ; sa lèvre supérieure était ornée d’un duvet brun qui

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dessinait une espèce de fumée ; elle avait les lèvres minces, et son front impérieux était rehaussé par une chevelure jadis noire, mais qui tournait au chinchilla. Elle se tenait droit comme une hallebarde, et tout en elle accusait la sagesse de ses trente ans, ses feux amortis, et, comme disent les huissiers le coût de ses exploits. Pour Brigitte, Céleste ne fut qu’une fortune à prendre, une mère à mater, un sujet de plus dans son empire. Elle lui reprocha bientôt d’être veule, un mot de son langage, et cette jalouse fille qui eût été au désespoir de trouver une belle-soeur active, éprouva de sauvages plaisirs à stimuler l’énergie de cette faible créature. Céleste, honteuse de voir sa belle-soeur déployant son ardeur de haquenée et faisant le ménage, essaya de l’aider, elle tomba malade. Aussitôt Brigitte fut aux petits soins pour madame Thuillier, elle la soigna comme une sœur aimée, elle lui disait devant Thuillier :

— Vous n’avez pas la force, eh ! bien, ne faites rien, ma petite !…

Elle étala l’incapacité de Céleste avec ce faste de consolations que savent trouver ces filles, et qui font leurs louanges à elles.

Puis, comme ces natures despotiques et qui aiment à exercer leurs forces, sont pleines de tendresse pour les souffrances physiques, elle soigna sa belle-soeur de manière à satisfaire la mère de Céleste quand elle vint voir sa fille. Quand madame Thuillier fut rétablie, elle l’appela de manière à être entendue d’elle : Emplâtre, propre à rien, etc. Céleste allait pleurer dans sa chambre, et quand Thuillier l’y surprenait essuyant ses larmes, il excusait sa sœur en disant :

— Elle est excellente, mais elle est vive, elle vous aime à sa manière, elle agit ainsi avec moi.

Céleste, en se souvenant d’avoir reçu des soins maternels, pardonnait à sa belle-soeur. Brigitte traitait d’ailleurs son frère comme le roi du logis, elle le vantait à Céleste, elle en faisait un autocrate, un Ladislas, un pape infaillible. Madame Thuillier, privée de son père et de son grand-père, à peu près abandonnée de sa mère qui la venait voir les jeudis et chez qui l’on allait les dimanches dans la belle saison, n’avait que son mari à aimer, d’abord parce qu’il était son mari, puis il restait le beau Thuillier pour elle, enfin il la traitait bien quelquefois comme sa femme ; et toutes ces raisons

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réunies le lui rendaient adorable ; il lui paraissait d’autant plus parfait, qu’il prenait souvent la défense de Céleste et grondait sa sœur, non par intérêt pour sa femme, mais par égoïsme et pour avoir la paix au logis dans le peu de moments qu’il y restait. En effet, le beau Thuillier venait dîner et revenait se coucher très-tard ; il allait au bal, dans son monde, tout seul, et absolument comme s’il était toujours garçon. Aussi les deux femmes étaient-elles toujours en présence. Insensiblement, Céleste prit une attitude passive et fut ce que Brigitte la voulait, une ilote. La reine Elisabeth de ce ménage passa de la domination à une sorte de pitié pour une victime sans cesse sacrifiée. Elle finit par modérer ses airs de hauteur, ses paroles tranchantes, son ton de mépris, quand elle fut certaine d’avoir rompu sa sœur à la fatigue. Une fois qu’elle aperçut des meurtrissures faites par le collier au cou de sa victime, elle en eut soin comme d’une chose à elle, et Céleste connut des temps meilleurs. En comparant le début à la suite, elle prit une sorte d’affection pour son bourreau. La seule chance que la pauvre ilote avait de trouver de l’énergie, de se défendre et de devenir quelque chose au sein d’un ménage alimenté par sa fortune à son insu, sans qu’elle eût autre chose que les miettes de la table, lui fut enlevée. En six ans, Céleste n’eut pas d’enfant. Cette infécondité qui, de mois en mois lui fit verser des torrents de larmes, entretint longtemps le mépris de Brigitte qui lui reprochait de n’être bonne à rien, pas même à faire des enfants. Cette vieille fille, qui s’était tant promis d’aimer l’enfant de son frère comme le sien, ne cessa que vers 1820 de gémir sur l’avenir de leur fortune qui, disait-elle, irait au gouvernement. Au moment où commence cette histoire, en 1839, à quarante-six ans, Céleste avait cessé de pleurer, car elle avait acquis la triste certitude de ne pouvoir jamais devenir mère. Chose étrange, après vingt-cinq ans de cette vie où la victime avait fini par désarmer, par lasser le couteau, Brigitte aimait Céleste autant que Céleste aimait Brigitte. Le temps, l’aisance, le frottement perpétuel de la vie domestique qui sans doute avait adouci les angles, usé les aspérités, la résignation et la douceur paschale de Céleste, amenèrent un automne serein. Ces deux femmes étaient d’ailleurs réunies par le seul sentiment qui les eût animées : leur adoration pour l’heureux et égoïste Thuillier. Enfin, ces deux femmes, toutes les deux sans enfants, avaient toutes les deux, comme toutes les

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femmes qui ont vainement désiré des enfants, pris en amour un enfant. Cette maternité factice, mais d’une puissance égale à celle d’une réelle maternité, veut une explication qui mène au cœur de cette scène et serve à rendre raison du surcroît d’occupations que mademoiselle Thuillier avait trouvé pour son frère. CHAPITRE IV COLLEVILLE

Thuillier était entré surnuméraire avec Colleville dont il a été question comme de son ami intime. En regard du ménage sombre et désolé de Thuillier, la nature sociale avait placé comme un contraste celui de Colleville, et s’il est impossible de ne pas faire observer que ce contraste fortuit est peu moral, il faut ajouter qu’avant de conclure, il est bon d’aller jusqu’à la fin de ce drame, malheureusement trop vrai, dont l’historien n’est pas d’ailleurs comptable.

Ce Colleville était fils unique d’un musicien de talent, jadis premier violon de l’Opéra sous Francoeur et Rebel. Il racontait, en son vivant, au moins six fois par mois, les anecdotes sur les répétitions du Devin de village, il imitait J.-J. Rousseau, et le dépeignait à merveille. Colleville et Thuillier furent amis inséparables, sans secrets l’un pour l’autre, et leur amitié, commencée à quinze ans, n’avait pas encore connu de nuages en 1839. Colleville fut un de ces employés appelés des Cumulards dans les bureaux, par dérision. Ces employés se recommandent par leur industrie. Colleville, bon musicien, devait au nom et à l’influence de son père la place de premier haut-bois à l’Opéra-Comique, et tant qu’il fut garçon, Colleville, un peu plus riche que Thuillier, partagea souvent avec son ami. Mais, au rebours de Thuillier, Colleville fit un mariage d’inclination, en épousant mademoiselle Flavie, la fille naturelle d’une célèbre danseuse de l’Opéra, prétendue née de du Bousquier, un des plus riches fournisseurs de cette époque, et qui, s’étant ruiné vers 1800, oublia d’autant plus sa fille, qu’il conservait des doutes sur la pureté de la fameuse mime. Par sa tournure et par son origine, Flavie était destinée

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à un assez triste métier, alors que Colleville, mené souvent chez l’opulent premier sujet de l’Opéra, s’éprit de Flavie, et l’épousa. Le prince qui protégeait, en septembre 1815, l’illustre danseuse, alors sur la fin de sa brillante carrière, donna vingt mille francs de dot à Flavie, et la mère y ajouta le plus magnifique trousseau. Les habitués de la maison, et les camarades de l’Opéra firent des présents en bijoux, en vaisselle, en sorte que le ménage Colleville fut beaucoup plus riche en superfluités qu’en capitaux. Flavie, élevée dans l’opulence, eut tout d’abord un charmant appartement que le tapissier de sa mère lui meubla, et où trôna cette jeune femme pleine de goût pour les arts, pour les artistes et pour une certaine élégance. Madame Colleville était à la fois jolie et piquante, spirituelle et gaie, gracieuse, et, pour tout exprimer d’un mot, bon enfant. La danseuse, âgée de quarante-trois ans, se retira du théâtre, alla vivre à la campagne, et priva sa fille des ressources que présentait son opulence dissipatrice. Madame Colleville tenait une maison très-agréable, mais excessivement lourde. De 1816 à 1826, elle eut cinq enfants. Musicien le soir, Colleville tenait de sept heures à neuf heures du matin, les livres d’un négociant. A dix heures, il était à son bureau. En soufflant ainsi dans un morceau de bois le soir, en écrivant le matin des comptes en partie double, il se faisait de sept à huit mille francs par an. Madame Colleville jouait à la femme comme il faut ; elle recevait les mercredis, elle donnait un concert tous les mois et un dîner tous les quinze jours. Elle ne voyait Colleville qu’à dîner, et le soir quand il rentrait vers minuit. Encore souvent n’était-elle pas revenue. Elle allait au spectacle, car on lui donnait souvent des loges, et elle disait par un mot à Colleville de la venir chercher dans telle maison où elle dansait, où elle soupait. On faisait une excellente chère chez madame Colleville, et la société, quoique mêlée, y était excessivement amusante ; elle recevait les célèbres actrices, les peintres, les gens de lettres, quelques gens riches. L’élégance de madame Colleville allait de pair avec celle de Tullia, premier sujet de l’Opéra qu’elle voyait beaucoup ; mais si les Colleville mangèrent leurs capitaux, et si souvent ils eurent de la peine à finir les mois, jamais Flavie ne s’endetta. Colleville était très-heureux, il aimait toujours sa femme, et il en était toujours le meilleur ami. Toujours accueilli par un sourire ami, et avec une joie communicative, il cédait à une grâce, à des façons irrésis-

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tibles. L’activité féroce qu’il déployait dans ses trois emplois, allait d’ailleurs à son caractère, à son tempérament. C’était un bon gros homme, haut en couleur, jovial, dépensier, plein de fantaisies. En dix ans, il n’y eut pas une seule querelle dans son ménage. Il passait, dans les bureaux, pour être un peu hurluberlu, comme tous les artistes, disait-on ; mais les gens superficiels prenaient la hâte constante du travailleur pour le va-et-vient d’un brouillon. Colleville eut l’esprit de faire la bête, il vantait son bonheur intérieur, se donna le travers de chercher des anagrammes afin de se poser comme absorbé par cette passion. Les employés de sa division au ministère, les chefs de bureau, les chefs de division même venaient à ses concerts, il glissait de temps en temps, et à propos, des billets de spectacle, car il avait besoin d’une excessive indulgence à cause de ses perpétuelles absences. Les répétitions lui prenaient la moitié de son temps au bureau ; mais la science musicale que lui avait léguée son père, était assez réelle, assez profonde pour lui permettre de n’aller qu’aux répétitions générales. Grâce aux relations de madame Colleville, le théâtre et le ministère se prêtaient aux exigences de la position de ce digne cumulard qui, d’ailleurs, élevait à la brochette un petit jeune homme vivement recommandé par sa femme, un grand musicien futur et qui le remplaçait à l’orchestre avec promesse de sa succession. Et, en effet, en 1827, le jeune homme devint premier haut-bois, quand Colleville donna sa démission. Toute la critique sur Flavie consistait en ce mot : Elle est un petit brin coquette madame Colleville ! L’aîné des enfants Colleville, venu en 1816, était le portrait vivant du bon Colleville. En 1818, madame Colleville mettait la cavalerie au-dessus de tout, même des arts, et distinguait alors un sous-lieutenant des dragons de Saint-Chamans, le jeune et riche Charles Gondreville, qui mourut plus tard dans la campagne d’Espagne ; elle avait eu déjà son second fils qu’elle destina dès lors à la carrière militaire. En 1820, elle regardait la banque comme la nourrice de l’industrie, le soutien des États, et le grand Keller, le fameux orateur, était son idole ; elle eut alors un fils, François, dont elle résolut de faire plus tard un commerçant, et à qui la protection de Keller ne manquerait jamais. Vers la fin de 1820, Thuillier, l’ami intime de monsieur et de madame Colleville, l’admirateur de Flavie, éprouva le besoin d’épancher ses douleurs au sein de cette excellente

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femme, et lui raconta ses misères conjugales ; il essayait depuis six ans d’avoir des enfants, et Dieu ne bénissait pas ses efforts, car la pauvre madame Thuillier faisait inutilement des neuvaines ; elle était allée à Notre-Dame de Liesse ! Il dépeignit Céleste de toutes les manières, et ces mots : -- Pauvre Thuillier ! sortirent des lèvres de madame Colleville, qui, de son côté, se trouvait assez triste ; elle était alors sans aucune opinion dominante ; elle versa dans le cœur de Thuillier ses chagrins. Le grand Keller, ce héros de la gauche, était en réalité plein de petitesses ; elle connaissait l’envers de la gloire, les sottises de la banque, la sécheresse d’un tribun. L’orateur ne parlait bien qu’à la Chambre, et il s’était fort mal conduit avec elle. Thuillier fut indigné.

— Il n’y a que les bêtes qui savent aimer, dit-il ; prenez moi !

Le beau Thuillier passa pour faire un doigt de cour à madame Colleville, et il fut un de ses attentifs, un mot du temps de l’Empire.

— Ah ! tu en veux à ma femme ! lui dit en riant Colleville, prends garde, elle te plantera là comme tous les autres.

Mot assez fin par lequel Colleville sauva sa dignité de mari dans les bureaux. De 1820 à 1821, Thuillier s’autorisa de son titre d’ami de la maison pour aider Colleville qui l’avait si souvent aidé jadis, et pendant dix-huit mois, il prêta près de dix mille francs au ménage Colleville avec l’intention de ne jamais en parler. En 1821, au printemps, madame Colleville accoucha d’une ravissante petite fille qui eut pour parrain et pour marraine monsieur et madame Thuillier ; aussi fut-elle nommée Céleste-Louise-Caroline-Brigitte. Mademoiselle Thuillier voulut donner un de ses noms à cette petite fille.

Le nom de Caroline fut une gracieuseté faite à Colleville. La vieille maman Lemprun se chargea de mettre la petite créature en nourrice, sous ses yeux, à Auteuil, où Céleste et sa belle-soeur allèrent la voir deux fois par semaine. Aussitôt que madame Colleville fut rétablie, elle dit à Thuillier, franchement et d’un ton sérieux :

— Mon cher ami, si nous voulons rester bons amis, ne soyez plus que notre ami ; Colleville vous aime ; eh bien, c’est assez d’un dans le ménage.

— Expliquez-moi donc, dit alors le beau Thuillier à Tullia la danseuse, qui se trouvait alors chez madame Colleville, pourquoi

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les femmes ne s’attachent pas à moi ? Je ne suis pas un Apollon du Belvédère, mais enfin je ne suis pas non plus un Vulcain ; je suis passable, j’ai de l’esprit, je suis fidèle…

— Voulez-vous la vérité ?… lui répondit Tullia.

— Oui, dit le beau Thuillier.

— Eh bien ! si nous pouvons aimer quelquefois une bête, nous n’aimons jamais un sot.

Ce mot tua Thuillier, il n’en revint pas ; il eut depuis de la mélancolie, il accusa les femmes de bizarreries.

— Ne t’avais-je pas prévenu ?… lui dit Colleville, je ne suis pas Napoléon, mon cher, et je serais même fâché de l’avoir été ; mais j’ai ma Joséphine… une perle !

Le secrétaire général du ministère, Des Lupeaulx, à qui madame Colleville crut plus de crédit qu’il n’en avait, de qui, plus tard, elle disait : « C’est une de mes erreurs… » fut alors, pendant quelque temps, le grand homme du salon Colleville ; mais, comme il n’eut pas le pouvoir de faire nommer Colleville dans la division Bois-Levant, Flavie eut le bon sens de se fâcher des soins qu’il rendait à madame Rabourdin, femme d’un chef de bureau, une mijaurée chez laquelle elle n’avait jamais été invitée, et qui, deux fois, lui fit l’impertinence de ne pas venir à ses concerts. Madame Colleville fut vivement atteinte par la mort du jeune Gondreville, elle en fut inconsolable ; elle sentit, disait-elle, la main de Dieu. En 1824, elle se rangea, parla d’économie, supprima les réceptions, s’occupa de ses enfants, voulut être une bonne mère de famille, et ses amis ne lui connurent chez elle aucun favori ; mais elle allait à l’église, elle réformait sa toilette, elle portait des couleurs grises, elle parlait catholicisme, convenances : et ce mysticisme produisit, en 1825, un charmant petit enfant qu’elle appela Théodore, c’est-à-dire, présent de Dieu ! Aussi, en 1826, le beau temps de la congrégation, Colleville fut-il nommé sous-chef dans la division Clergeot, et devint-il, en 1828, percepteur d’un arrondissement de Paris. Colleville obtint la croix de la Légion d’honneur afin qu’il pût un jour faire élever sa fille à Saint-Denis. La demi-bourse obtenue par Keller pour Charles, l’aîné des enfants Colleville, en 1823, fut donnée au second ; Charles passa avec une bourse entière au collége Saint-Louis, et le troisième, objet de la protection de madame la Dauphine, eut trois-quarts de bourse au collége Henri IV.

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En 1830, Colleville qui avait eu le bonheur de conserver tous ses enfants, fut obligé, par son attachement à la branche déchue, de donner sa démission ; mais il eut l’habileté d’en traiter en quelque sorte, en obtenant une pension de deux mille quatre cents francs due à son temps de service, et une indemnité de dix mille francs offerte par son successeur, et il fut nommé officier de la Légion d’honneur. Néanmoins, il sa trouva dans une position difficile ; et, en 1832, mademoiselle Thuillier lui conseilla de venir s’établir près d’eux, en lui faisant entrevoir la possibilité d’obtenir une place à la mairie, qu’il eut au bout de quinze jours, et qui valait mille écus. Charles Colleville venait d’entrer à l’École de marine. Les colléges où les deux autres petits Colleville étaient élevés, étaient dans le quartier. Le séminaire de Saint-Sulpice, où devait entrer un jour le petit dernier, se trouvait à deux pas du Luxembourg. Enfin, Thuillier et Colleville devaient finir leurs jours ensemble. En 1833, madame Colleville, alors âgée de trente-cinq ans, vint s’établir rue d’Enfer, au coin de la rue des Deux-Églises, avec Céleste et le petit Théodore. Colleville se trouvait à une distance égale de sa mairie et de la rue Saint-Dominique. Ce ménage après une existence tour à tour brillante, décousue, pleine de fêtes, reposée, calme, se trouva réduit à l’obscurité bourgeoise, et à cinq mille quatre cents francs pour toute fortune. Céleste avait alors douze ans, elle était belle, il lui fallait des maîtres, elle devait coûter au moins deux mille francs par an ; la mère sentit la nécessité de la placer sous les yeux de son parrain et de sa marraine, elle avait donc aussitôt adopté les propositions, si sages d’ailleurs, de mademoiselle Thuillier, qui, sans prendre aucun engagement, fit entendre assez clairement à madame Colleville que les fortunes de son frère, de sa belle-soeur et la sienne étaient destinées à Céleste. Cette petite fille était restée à Auteuil jusqu’à l’âge de sept ans, adorée par la bonne vieille madame Lemprun, qui mourut en 1829, laissant vingt mille francs d’économies et une maison qui fut vendue pour la somme exorbitante de vingt-huit mille francs. La petite espiègle avait peu vu sa mère et beaucoup mademoiselle et madame Thuillier. De 1829, époque de son entrée dans la maison paternelle, à 1833, elle était tombée sous la domination de sa mère qui s’efforçait alors de bien remplir ses devoirs, et qui les outrait, comme toutes les femmes nourries de remords. Flavie, sans être mauvaise mère, tint fort sévèrement

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sa fille, elle se souvint de sa propre éducation, et se jura secrètement à elle-même de faire de Céleste une honnête femme, et non une femme légère, elle la mena donc à la messe et lui fit faire sa première communion sous la direction d’un curé de Paris, devenu depuis évêque. Céleste fut d’autant plus pieuse que madame Thuillier, sa marraine, était une sainte, et l’enfant adorait sa marraine, elle se sentait plus aimée de la pauvre femme délaissée que de sa mère. De 1833 à 1839, elle reçut la plus brillante éducation, dans les idées de la bourgeoisie. Ainsi les meilleurs maîtres de musique firent d’elle une assez bonne musicienne, elle savait faire proprement une aquarelle, elle dansait à merveille, elle avait appris la langue française et l’histoire, la géographie, l’anglais, l’italien, enfin tout ce que comporte l’éducation d’une demoiselle comme il faut. D’une taille moyenne, un peu grasse, affligée de myopie, elle n’était ni laide ni jolie, elle ne manquait ni de blancheur ni d’éclat, mais elle ignorait entièrement la distinction de manières. Elle avait une grande sensibilité contenue, et son parrain et sa marraine, mademoiselle Thuillier, son père, étaient unanimes sur ce point, la grande ressource des mères, que Céleste était susceptible d’attachement. Une de ses beautés était une magnifique chevelure cendrée, fine ; mais les mains, les pieds avaient une origine bourgeoise. Céleste se recommandait par ses vertus précieuses, elle était bonne, simple, sans fiel, elle aimait son père et sa mère, elle se serait sacrifiée pour eux. Elevée dans une admiration profonde de son parrain, et par Brigitte qui s’était fait appeler par elle tante Brigitte, et par madame Thuillier, et par sa mère qui se rapprocha de plus en plus du vieux beau de l’Empire, Céleste avait la plus haute idée de l’ex-sous-chef. Le pavillon de la rue Saint-Dominique produisait sur elle l’effet du château des Tuileries sur un courtisan de la jeune dynastie. Thuillier n’avait pas résisté à l’action de laminoir que produit la filière administrative où l’on s’amincit en raison de son étendue. Usé par le fastidieux travail, autant que ses succès avaient usé l’homme, l’ex-sous-chef avait perdu toutes ses facultés en venant rue Saint-Dominique ; mais sa figure fatiguée, où régnait un air rogue, mélangé d’un certain contentement qui ressemblait à la fatuité de l’employé supérieur, impressionna vivement Céleste. Elle seule passionnait ce blême visage. Elle se savait être la joie de cette maison.

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CHAPITRE V LA SOCIETE DE MONSIEUR ET MADAME THIUILLIER

Les Colleville et leurs enfants devinrent naturellement le noyau de la société que mademoiselle Thuillier eut l’ambition de grouper autour de son frère. Un ancien employé de la division la Billardière, qui, depuis trente ans, demeurait dans le quartier Saint-Jacques, monsieur Phellion, chef de bataillon de la légion, fut promptement retrouvé par l’ancien percepteur et l’ancien sous-chef à la première revue. Phellion était un des hommes les plus considérés dans l’arrondissement. Il avait une fille, ancienne sous-maîtresse dans le pensionnat Lagrave, mariée à un instituteur de la rue Saint-Hyacinthe, monsieur Barniol. Le fils aîné de Phellion était professeur de mathématiques à un collége royal, il donnait des leçons, faisait des répétitions, et s’adonnait, selon l’expression du père, aux mathématiques pures. Le second fils était à l’école des ponts et chaussées. Phellion avait neuf cents francs de retraite, et possédait neuf mille et quelques cents de rentes, fruit de ses économies et de celles de sa femme pendant trente ans de travail et de privations. Il était d’ailleurs propriétaire de la petite maison à jardin qu’il habitait dans l’impasse des Feuillantines. (En trente ans, il ne dit pas une seule fois l’ancien mot cul-de-sac.)

Dutocq, le greffier de la justice de paix, était un ancien employé du ministère ; sacrifié jadis à une de ces nécessités qui se rencontrent dans le gouvernement représentatif, il avait accepté d’être le bouc émissaire dans un marché honteux, et fut récompensé secrètement par une somme avec laquelle il avait été mis à même d’acheter sa charge de greffier. Cet homme, peu honorable d’ailleurs, l’espion des bureaux, ne fut pas accueilli comme il croyait devoir l’être par les Thuillier ; mais la froideur de ses propriétaires le fit persister à venir chez eux. Resté garçon, cet homme avait des vices ; il cachait assez soigneusement sa vie, et il savait se maintenir par la flatterie auprès de ses supérieurs. Le juge de paix aimait beaucoup Dutocq. Ce honteux personnage sut se faire tolérer chez les Thuillier par de basses et grossières flatteries qui ne manquent jamais leur effet. Il connaissait à fond la vie

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de Thuillier, ses relations avec Colleville, et surtout avec madame ; on craignit sa redoutable langue et les Thuillier, sans le mettre dans leur intimité, le souffrirent. La famille qui devint la fleur du salon Thuillier, fut celle d’un pauvre petit employé, jadis l’objet de la pitié des bureaux, et qui, poussé par la misère, avait quitté l’administration en 1827, pour se jeter dans l’industrie avec une idée. Minard entrevit une fortune dans une de ces conceptions perverses qui déconsidèrent le commerce français, mais qui, vers 1827, n’avaient pas encore été flétries par la publicité. Minard acheta du thé, y mêla moitié de thé qui avait servi et séché de nouveau ; puis il pratiqua sur les éléments du chocolat des altérations qui lui permirent de le vendre à bon marché. Ce commerce de denrées coloniales, commencé dans le quartier Saint-Marcel, fit de Minard un négociant ; il eut une usine, et par suite de ses relations, il put aller aux sources des matières premières ; il fit honorablement et en grand le commerce qu’il avait d’abord fait avec indélicatesse, il devint distillateur ; il opéra sur d’énormes quantités de denrées ; il passait en 1835 pour le plus riche négociant du quartier Maubert, il avait acheté l’une des plus belles maisons de la rue des Maçons-Sorbonne ; il avait été adjoint ; il était, en 1839 maire d’un arrondissement et juge au tribunal de commerce ; il avait voiture, une terre auprès de Lagny ; sa femme portait des diamants aux bals de la Cour, et il s’enorgueillissait d’une rosette d’officier de la Légion d’honneur à sa boutonnière. Minard et sa femme étaient d’ailleurs d’une excessive bienfaisance. Peut-être voulaient-ils rendre en détail aux pauvres ce qu’ils avaient pris au public.

Phellion, Colleville et Thuillier retrouvèrent Minard aux élections, et il s’ensuivit une liaison d’autant plus intime avec les Thuillier et Colleville, que madame Zélie Minard parut enchantée de faire faire à sa demoiselle la connaissance de Céleste Colleville. Ce fut à un grand bal donné par les Minard, que Céleste fit son entrée dans le monde, à l’âge de seize ans et demi, parée comme le voulait son nom [C’est à dire « Modeste » comme le nom originel de ce personnage.], qui semblait être prophétique pour sa vie. Heureuse de se lier avec mademoiselle Minard, son aînée de quatre ans, elle obligea son parrain et son père à cultiver la maison Minard, à salons dorés, à grande opulence, et où se trouvaient quelques célébrités politiques du juste-milieu, monsieur Popinot, qui depuis fut ministre du Commerce, Cochin, devenu le baron

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Cochin, un ancien employé de la division Clergeot au ministère des Finances et qui, fortement intéressé dans une maison de drogueries, était devenu l’oracle du quartier des Lombards et des Bourdonnais, conjointement avec monsieur Anselme Popinot. Le fils aîné de Minard, avocat qui visait à succéder aux avocats qui depuis 1830, désertèrent le palais pour la politique, était le génie de la maison, et sa mère, aussi bien que son père, aspiraient à le bien marier. Zélie Minard, ancienne ouvrière fleuriste, éprouvait une passion pour les hautes sphères sociales, et voulait y pénétrer par les mariages de sa fille et de son fils, tandis que Minard, plus sage qu’elle et comme imbu de la force de la classe moyenne que la révolution de Juillet infiltra dans les fibres du pouvoir, ne pensait qu’à la fortune, et il hantait le salon des Thuillier afin d’y recueillir des données sur les fortunes que Céleste pouvait recueillir. Il savait, comme Dutocq, comme Phellion, les bruits occasionnés jadis par la liaison de Thuillier avec Flavie, et il avait du premier coup d’œil reconnu l’idolâtrie des Thuillier pour leur filleule. Dutocq, pour être admis chez Minard, le flagorna prodigieusement. Quand Minard, le Rotschild de l’arrondissement apparut chez les Thuillier, il le compara presque finement à Napoléon, en le retrouvant gros, gras, fleuri, après l’avoir connu maigre, pâle et chétif au bureau : « Vous étiez dans la division la Billardière, comme Bonaparte avant le 18 Brumaire, et je vois le Napoléon de l’Empire ! » Minard reçut froidement Dutocq et ne l’invita point ; aussi se fit-il un ennemi mortel du venimeux greffier.

Monsieur et madame Phellion, quelque dignes qu’ils fussent, ne pouvaient s’empêcher de se livrer à des calculs et à des espérances ; ils pensaient que Céleste serait bien l’affaire du professeur ; aussi, pour avoir comme un parti dans le salon Thuillier, y amenèrent-ils leur gendre, monsieur Barniol, homme considéré dans le faubourg Saint-Jacques, et un vieil employé de la mairie, leur ami intime, à qui Colleville avait en quelque sorte soufflé sa place, car monsieur Laudigeois, depuis vingt ans à la mairie, attendait comme récompense de ses longs services, la secrétairerie obtenue par Colleville. Ainsi, les Phellion formaient une phalange composée de sept personnes, toutes assez fidèles ; la famille Colleville n’était pas moins nombreuse, en sorte que, par certains dimanches, il y avait trente personnes dans le salon Thuillier. Thuillier renoua connaissance avec les Saillard, les Baudoyer, les Falleix, gens

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considérables du quartier de la place Royale, et qui furent souvent invités à dîner. Madame Colleville était, en femme, la personne la plus distinguée de ce monde, comme Minard fils, le professeur Phellion, en étaient les hommes supérieurs ; car tous les autres, sans idées, sans instruction, sortis des rangs inférieurs, offraient les types et les ridicules de la petite bourgeoisie. Quoique tout parvenu suppose un mérite quelconque, Minard était un ballon bouffi, s’épanchant en phrases filandreuses, prenant l’obséquiosité pour de la politesse et la formule pour de l’esprit, il débitait des lieux communs avec un aplomb et une rondeur qui s’acceptaient comme de l’éloquence. Ces mots, qui ne disent rien et répondent à tout, progrès, vapeur, bitume, garde nationale, ordre, élément démocratique, esprit d’association, légalité, mouvement et résistance, intimidation, semblaient à chaque phrase politique inventés pour Minard, qui paraphrasait alors les idées de son journal. Julien Minard, le jeune avocat, souffrait autant de son père que son père souffrait de sa femme. En effet, avec la fortune, Zélie avait pris des prétentions, sans avoir jamais pu apprendre le français ; elle était devenue grasse, et ressemblait toujours à une cuisinière épousée par son maître.

Phellion, ce modèle du petit bourgeois, offrait autant de vertus que de ridicules. Subordonné pendant toute sa vie bureaucratique, il respectait les supériorités sociales. Aussi restait-il silencieux devant Minard. Il avait admirablement résisté, pour son compte, au temps critique de la retraite, et voici comment. Jamais ce digne et excellent homme n’avait pu se livrer à ses goûts. Il aimait la ville de Paris, il s’intéressait aux alignements, aux embellissements, il était homme à s’arrêter devant les maisons en démolition. On pouvait le surprendre intrépidement planté sur ses jambes, le nez en l’air, assistant à la chute d’une pierre qu’un maçon ébranle avec un levier en haut d’une muraille, et sans quitter la place que la pierre ne tombât ; et quand la pierre était tombée, il s’en allait heureux comme un académicien le serait de la chute d’un drame romantique. Véritable comparse de la grande comédie sociale, Phellion, Laudigeois et leurs pareils remplissent les fonctions du chœur antique. Ils pleurent quand on pleure, rient quand il faut rire, et chantent en ritournelle les infortunes et les joies publiques, triomphant dans leur coin des triomphes d’Alger, de Constantine, de Lisbonne, d’Ulloa, déplorant égale-

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ment la mort de Napoléon, les catastrophes si funestes de Saint-Méry, de la rue Transnonain ; regrettant les hommes célèbres qui leur sont inconnus. Seulement, Phellion offre une double face ; il se partage encore entre les raisons de l’opposition et celles du gouvernement. Qu’on se battit dans les rues, Phellion avait alors le courage de se prononcer devant ses voisins, il allait sur la place Saint-Michel, il plaignait le gouvernement et faisait son devoir. Avant et pendant l’émeute, il soutenait la dynastie, œuvre de Juillet ; mais dès que le procès politique arrivait il tournait aux accusés. Ce girouettisme assez innocent se retrouvait dans ses opinions politiques, il répondait à tout par le colosse du Nord ou par le machiavélisme anglais. L’Angleterre est, pour lui, comme pour le Constitutionnel, une commère à deux fins, tour à tour la machiavélique Albion et le pays modèle ; machiavélique quand il s’agit des intérêts de la France froissée et de Napoléon ; pays modèle quand il s’agit des fautes du gouvernement. Il admet avec le journal l’élément démocratique et se refuse dans la conversation à tout pacte avec l’esprit républicain. L’esprit républicain, c’est 1793, c’est l’émeute, la terreur, la loi agraire. L’élément démocratique est le développement de la petite bourgeoisie, c’est le règne de Phellion. Cet honnête vieillard est toujours digne, la dignité sert à expliquer sa vie. Il a élevé dignement ses enfants, il est resté père à leurs yeux, il tient à être honoré chez lui, comme il honore le pouvoir et ses supérieurs. Il n’a jamais eu de dettes. Juré, sa conscience le fait suer sang et eau à suivre les débats d’un procès, et il ne rit jamais alors même que rient la cour, l’audience et le ministère public. Eminemment serviable, il donne ses soins, son temps, tout, excepté son argent. Félix Phellion, son fils le professeur est son idole ; il le croit susceptible d’arriver à l’académie des Sciences. Thuillier, entre l’audacieuse nullité de Minard, et la niaiserie carrée de Phellion, était comme une substance neutre ; mais il tenait de l’un et de l’autre par sa mélancolique expérience. Il cachait le vide de son cerveau par des banalités, comme il couvrait la peau jaune de son crâne sous les ondes filamenteuses de ses cheveux gris, ramenés avec un art infini par le peigne de son coiffeur.

— Dans toute autre carrière, disait-il en parlant de l’administration, j’aurais fait une toute autre fortune.

Il avait vu le bien, possible en théorie et impossible en pratique,

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les résultats contraires aux prémisses ; il racontait les injustices, les intrigues, l’affaire Rabourdin.

— Après cela, l’on peut croire à tout et ne croire à rien, disait-il ; ah ! c’est une drôle de chose une administration, et je suis bien heureux de ne pas avoir de fils pour ne pas le voir prenant la carrière des places.

Colleville, toujours gai, rond, bonhomme, diseur de quolibets, faisant ses anagrammes, toujours occupé, représentait le Bourgeois capable et gausseur, la faculté sans le succès, le travail opiniâtre sans résultat, mais aussi la résignation joviale, l’esprit sans portée, l’art inutile, car il était excellent musicien, et ne jouait plus que pour sa fille.

Ce salon était donc une espèce de salon de province, mais éclairé par les reflets du continuel incendie parisien, sa médiocrité, ses platitudes suivaient le torrent du siècle. Le mot à la mode et la chose, car à Paris, le mot et la chose est comme le cheval et le cavalier, y arrivaient toujours par ricochet. On attendait toujours monsieur Minard, avant de savoir la vérité dans les grandes circonstances. Les femmes y tenaient pour les jésuites, les hommes défendaient l’université ; mais généralement les femmes écoutaient. Un homme d’esprit s’il avait pu supporter l’ennui de ces soirées, eût ri comme à une comédie de Molière, en y apprenant après de longues discussions des choses semblables à celles-ci :

La Révolution de 1789, pouvait-elle s’éviter ? Les emprunts de Louis XIV l’avaient bien ébauchée. Louis XV, un égoïste, homme d’esprit néanmoins (il a dit : si j’étais lieutenant de police, je défendrais les cabriolets), roi dissolu, vous connaissez son parc aux cerfs, y a beaucoup contribué. Monsieur de Necker, genevois mal intentionné, a donné le branle. Les étrangers en ont voulu toujours à la France. On reverra la queue au pain. Le Maximum a fait beaucoup de tort à la révolution. En droit, Louis XVI ne devait pas être condamné, il eût été absous par un jury. Bonaparte a fusillé les Parisiens et cette audace lui a réussi, Louis-Philippe s’est appuyé sur cet exemple. Pourquoi Charles X est-il tombé ? Napoléon est un grand homme et les détails qui prouvent son génie appartiennent à ces anecdotes. Il prenait cinq prises de tabac à la minute et dans des poches doublées de cuir, adaptées à son gilet. Il rognait tous les mémoires des fournisseurs, il allait rue Saint-Denis savoir le prix des choses ; il avait Talma pour

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ami, Talma lui avait appris ses gestes, et néanmoins il s’était toujours refusé à décorer Talma. L’Empereur a monté la garde d’un soldat endormi pour l’empêcher d’être fusillé. Ces choses-là le faisaient adorer du soldat. Louis XVIII, qui cependant avait de l’esprit, a manqué de justice à son égard en l’appelant Monsieur de Buonaparte. Le défaut du gouvernement actuel est de se laisser mener, au lieu de mener, il s’est placé trop bas. Il a peur des hommes d’énergie, il aurait dû déchirer les traités de 1815, et demander le Rhin à l’Europe. On joue trop au ministère avec les mêmes hommes.

— Vous avez assez fait assaut d’esprit comme cela, disait mademoiselle Thuillier, l’autel est dressé, faites votre petite partie.

La vieille fille terminait toujours les discussions dont s’ennuyaient les femmes par cette proposition.

Si tous ces faits antérieurs, si toutes ces généralités ne se trouvaient pas, en forme d’argument pour peindre le cadre de cette scène, donner une idée de l’esprit de cette société, peut-être le drame en aurait-il souffert. Cette esquisse est d’ailleurs d’une fidélité véritablement historique, et montre une couche sociale de quelqu’importance, comme mœurs, surtout si l’on songe que le système politique de la branche cadette y a pris son point d’appui. CHAPITRE VI UN PERSONNAGE PRINCIPAL

L’hiver de l’année 1839 fut en quelque sorte le moment où le salon des Thuillier atteignit à sa plus grande splendeur. Les Minard y venaient presque tous les dimanches, et commençaient par y passer une heure lorsqu’ils avaient d’autres soirées obligées, et le plus souvent Minard y laissait sa femme, en emmenant avec lui sa fille et son fils aîné l’avocat. Cette assiduité des Minard fut déterminée par une rencontre assez tardive d’ailleurs, qui se fit entre messieurs Métivier, Barbet et Minard, par une soirée où ces deux importants locataires restèrent un peu plus tard qu’à l’ordinaire à causer avec mademoiselle Thuillier. Minard apprit de Barbet que la vieille demoiselle lui prenait pour environ trente

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mille francs de valeurs à cinq et six mois à raison de sept et demi pour cent l’an, et qu’elle en prenait pour une somme égale à Métivier, en sorte qu’elle devait avoir au moins cent quatre-vingt mille francs à manier.

— Je fais l’escompte de la librairie à douze et ne prends jamais que de bonnes valeurs, rien ne m’est plus commode, dit Barbet en terminant. Je dis qu’elle a cent quatre-vingt mille francs, car elle ne peut donner que des effets à quatre-vingt-dix jours à la Banque.

— Elle a donc un compte à la Banque, dit Minard.

— Je le crois, dit Barbet.

Lié avec un régent de la Banque, Minard apprit que mademoiselle Thuillier, y avait un compte d’environ deux cent mille francs, garanti par un dépôt de quarante actions. Cette garantie était, dit-on, superflue, la Banque avait des égards pour une personne qui lui était connue et qui gérait les affaires de Céleste Lemprun, la fille d’un des employés qui avait compté autant d’années de services que la Banque en comptait alors d’existence. Mademoiselle Thuillier n’avait jamais d’ailleurs en vingt ans dépassé l’étendue de son crédit. Elle envoyait toujours pour soixante mille francs d’effets par mois à trois mois, ce qui faisait cent quatre-vingt mille francs environ. Les actions déposées représentaient cent vingt mille francs, on ne courait donc aucun risque, car les effets valaient toujours bien soixante mille francs ; aussi, dit le censeur, elle nous enverrait le troisième mois cent mille francs d’effets, nous ne lui en rejetterions pas un seul. Elle a une maison à elle qui n’est pas hypothéquée et qui vaut plus de cent mille francs. D’ailleurs, toutes ses valeurs viennent de Barbet et de Métivier, et se trouvent avoir quatre signatures y compris la sienne.

— Pour qui mademoiselle Thuillier travaille-t-elle ? demanda Minard à Métivier.

— Oh ! c’est sans doute pour établir sa Céleste, ils sont tous fous de cette petite.

— Mais cela doit vous aller, à vous, dit Minard.

— Oh ! moi, répondit Métivier, j’ai mieux à faire en épousant une de mes cousines, mon oncle Métivier qui m’a donné la suite de ses affaires a cent mille francs de rentes, et n’a que deux filles.

Quelque cachottière que fût mademoiselle Thuillier, qui ne

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disait rien de ses placements à personne, pas même à son frère, quoiqu’elle englobât dans sa masse les économies faites sur la fortune de madame Thuillier comme sur la sienne, il était difficile que ce jet de lumière ne passât pas sous le boisseau qui couvrait son trésor. Dutocq, qui hantait Barbet avec lequel il avait plus d’une ressemblance dans le caractère et dans la physionomie, avait évalué plus justement que Minard les économies des Thuillier à cent cinquante mille francs en 1838, et il pouvait en suivre secrètement les progrès en calculant les profits, à l’aide du savant escompteur Barbet.

— Céleste aura de nous deux cent mille francs comptant, avait dit la vieille fille en confidence à Barbet, et madame Thuillier veut lui assurer au contrat la nue propriété de ses biens. Quant à moi, mon testament est fait. Mon frère aura tout sa vie durant, et Céleste sera mon héritière, sous cette réserve. Monsieur Cardot, mon notaire, est mon exécuteur testamentaire.

Mademoiselle Thuillier avait dès lors poussé son frère à renouer ses anciennes relations avec les Saillard, les Baudoyer, les Falleix, qui tenaient une place analogue à celle des Thuillier et de Minard dans le quartier Saint-Antoine où monsieur Saillard était maire. Cardot le notaire avait présenté son prétendant en la personne de Maître Godeschal avoué, successeur de Derville, homme de trente-six ans, capable, ayant payé cent mille francs sur sa charge et que deux cent mille francs de dot acquitteraient. Minard fit congédier Godeschal en apprenant à mademoiselle Thuillier que Céleste aurait pour belle-soeur la fameuse Mariette de l’Opéra.

— Elle en sort, dit Colleville, en faisant allusion à sa femme, ce n’est pas pour y rentrer.

— Monsieur Godeschal est d’ailleurs trop âgé pour Céleste, dit Brigitte.

— Et puis, reprit timidement madame Thuillier, ne faut-il pas la laisser marier à son goût. Qu’elle soit heureuse !

La pauvre femme avait aperçu dans Félix Phellion, un amour vrai pour Céleste, un amour comme une femme écrasée par Brigitte et froissée par l’indifférence de Thuillier qui s’était soucié de sa femme moins que d’une servante, avait pu rêver l’amour : hardi dans le cœur, timide au dehors, sûr de lui-même et craintif, concentré pour tous, s’épanouissant dans les cieux. A vingt-trois

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ans, Félix Phellion était un jeune homme doux, candide, comme le sont les savants qui cultivent la science pour la science. Il avait été saintement élevé par un père qui prenant tout au sérieux, ne lui avait donné que de bons exemples en les lui accompagnant de maximes triviales. C’était un jeune homme de moyenne taille, à cheveux châtains clair, les yeux gris, le teint plein de taches de rousseur, doué d’une voix charmante, d’un maintien tranquille, faisant peu de gestes, rêveur, ne disant que des paroles sensées, ne contredisant personne, et surtout incapable d’une pensée sordide ou d’un calcul égoïste.

— Voilà, s’était dit souvent madame Thuillier, comment j’aurais voulu mon mari !

Vers le milieu de l’hiver de 1839 à 1840, au mois de février, le salon des Thuillier contenait les divers personnages dont les silhouettes viennent d’être tracées. On approchait de la fin du mois, Barbet et Métivier, ayant chacun à demander trente mille francs à mademoiselle Brigitte faisaient un whist avec monsieur Minard et Phellion. Une autre table réunissait Julien-l’avocat, sobriquet donné par Colleville au jeune Minard, madame Colleville, monsieur Barniol et madame Phellion. Une bouillotte à un sou la fiche occupait madame Minard, qui ne savait que ce jeu-là, deux Colleville, le vieux père Saillard et Baudoyer son gendre, les rentrants étaient Laudigeois et Dutocq. Mesdames Phellion, Baudoyer, Barniol et mademoiselle Minard faisaient un boston, et Céleste était assise auprès de Prudence Minard. Le jeune Phellion écoutait madame Thuillier en regardant Céleste. A l’autre coin de la cheminée trônait sur une bergère la reine Elisabeth de la famille, aussi simplement vêtue alors qu’elle l’était depuis trente ans, car aucune prospérité ne lui aurait fait quitter ses habitudes. Elle avait sur ses cheveux chinchilla un bonnet de gaze noire orné de géranium-Charles X. Sa robe à guimpe en stoff raisin de Corinthe coûtait quinze francs. Sa collerette brodée valait six francs, et déguisait peu le profond sillon produit par les deux muscles qui rattachaient sa tête à la colonne vertébrale. Monvel, jouant Auguste dans ses vieux jours, ne montrait pas un profil plus dur que celui de cette autocrate tricotant des chaussettes à son frère. Devant la cheminée se trouvait Thuillier debout, toujours prêt à aller au-devant de ceux qui pouvaient venir, et près de lui se tenait un jeune homme dont l’entrée avait produit un grand effet, quand le concierge qui les dimanches passait son plus bel habit pour servir, avait annoncé : Monsieur Olivier Vinet.

Une confidence de Cardot au célèbre procureur-général, père du jeune magistrat avait été la cause de cette visite. Olivier Vinet venait de passer du tribunal d’Arcis à celui de la Seine en qualité de substitut du procureur du Roi. Cardot le notaire avait fait dîner chez lui monsieur Thuillier avec le procureur-général qui paraissait devoir être ministre de la justice, et avec le fils. Cardot évaluait à sept cent mille francs au moins, pour le moment, les fortunes qui devaient échoir à Céleste. Vinet fils avait paru charmé d’avoir le droit d’aller les dimanches chez les Thuillier. Les grosses dots font faire aujourd’hui de grosses sottises sans aucune pudeur.

Dix minutes après, un autre jeune homme qui causait avec Thuillier avant l’arrivée du substitut, éleva la voix en élevant une discussion politique, et força le magistrat à suivre son exemple par la vivacité que prit le débat. Il était question du vote par lequel la chambre des députés venait de renverser le ministère du 12 mai, en refusant la dotation demandée pour le duc de Nemours.

— Assurément, disait le jeune homme, je suis loin d’appartenir à l’opinion dynastique, et je suis loin d’approuver l’avènement de la Bourgeoisie au pouvoir. La Bourgeoisie ne doit pas plus qu’autrefois l’aristocratie être tout l’État. Mais enfin, la Bourgeoisie française a pris sur elle de faire une dynastie nouvelle, une royauté pour elle, et voilà comment elle la traite ! Quand le peuple a laissé Napoléon s’élever, il en a créé quelque chose de splendide, de monumental, il était fier de sa grandeur, et il a noblement donné son sang et ses sueurs pour construire l’édifice de l’Empire. Entre les magnificences du Trône aristocratique et celles de la pourpre impériale, entre les grands et le peuple, la Bourgeoisie est mesquine, elle ravale le pouvoir jusqu’à elle au lieu de s’élever jusqu’à lui. Les économies de bout de chandelle de ses comptoirs, elle les exerce sur ses princes. Ce qui est vertu dans ses magasins est faute et crime là-haut. J’aurais voulu bien des choses pour le peuple, mais je n’aurais pas retranché six millions à la nouvelle liste civile. En devenant presque tout, en France, la Bourgeoisie nous devait le bonheur du peuple, de la splendeur sans faste, et de la grandeur sans privilège.

Olivier Vinet, dont le père était un des meneurs de la coalition et dont l’ambition fut déçue, car il rêvait la simarre du garde des

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sceaux, ne savait que répondre, et il crut bien faire en abondant dans un des côtés de la question.

— Vous avez raison, monsieur, dit le jeune magistrat. Mais avant de parader, la Bourgeoisie a des devoirs à remplir envers la France. Le luxe dont vous parlez passe après les devoirs. Ce qui vous semble si fort reprochable a été la nécessité du moment. La Chambre est loin d’avoir sa part dans les affaires, les ministres sont moins à la France qu’à la Couronne, et le parlement a voulu que le ministère eût, comme en Angleterre, une force qui lui fût propre et non pas une force d’emprunt. Le jour où le ministère agira par lui-même et représentera dans le pouvoir exécutif la chambre comme la chambre représente le pays, le parlement sera très-libéral envers la Couronne. Là se trouve la question, je l’expose sans dire mon opinion, car les devoirs de mon ministère emportent, en politique, une espèce de féauté à la Couronne.

— En dehors de la question politique, répliqua le jeune homme dont l’organe indiquait un provençal, il n’en est pas moins vrai que la Bourgeoisie a mal compris sa mission, nous voyons des procureurs-généraux, des premiers présidents, des pairs de France, en omnibus, des juges qui vivent de leurs appointements, des préfets sans fortune, des ministres endettés ; tandis que la Bourgeoisie en s’emparant de ces places devait les honorer comme autrefois les honorait l’aristocratie, et au lieu de les occuper pour faire fortune, ainsi que des procès scandaleux l’ont démontré, les occuper en y dépensant ses revenus…

— Qui est ce jeune homme ? se disait Olivier Vinet en l’écoutant. Est-ce un parent ? Cardot aurait bien dû m’accompagner pour la première fois.

— Qui est ce petit monsieur ? demanda Minard à monsieur Barbet ; voici plusieurs fois que je le vois ici.

— C’est un locataire, répondit Métivier en donnant les cartes.

— Un avocat, dit Barbet à voix basse ; il occupe un petit appartement au troisième sur le devant. Oh ! ce n’est pas grand’chose, et il n’a rien.

— Comment se nomme ce jeune homme ? dit Olivier Vinet à monsieur Thuillier.

— Théodose de la Peyrade, il est avocat, répondit Thuillier à l’oreille du substitut.

En ce moment, les femmes aussi bien que les hommes regar-

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daient les deux jeunes gens, et madame Minard ne put s’empêcher de dire à Colleville :

— Il est très-bien, ce jeune homme.

— J’ai fait son anagramme, répondit le père de Céleste, et ses nom et prénoms de Charles-Marie-Théodose de la Peyrade prophétisent ceci : Eh ! Mr payera de la dot des oies é le char…. Aussi, ma chère maman Minard, gardez-vous bien de lui donner votre fille.

— On trouve ce jeune homme-là mieux que mon fils, dit madame Phellion à madame Colleville, qu’en pensez-vous ?

— Oh ! sous le rapport du physique, dit madame Colleville, une femme pourrait balancer avant de faire un choix.

En ce moment le jeune Vinet crut agir finement en contemplant ce salon plein de petits bourgeois, s’il exaltait la bourgeoisie, et il abonda dans le sens du jeune avocat provençal en disant que les gens, honorés de la confiance du gouvernement, devaient imiter le Roi, dont la magnificence surpassait de beaucoup celle de l’ancienne Cour, et qu’économiser les émoluments d’une place était une sottise, et d’ailleurs était-ce possible à Paris surtout où la vie avait triplé de prix, où l’appartement d’un magistrat par exemple coûtait mille écus !… Mon père, dit-il en terminant, me donne mille écus par an, et avec mon traitement à peine puis-je tenir mon rang.

Quand le substitut chevaucha dans cette voie marécageuse où le provençal l’avait finement conduit, Théodose de la Peyrade échangea sans que personne le surprit, une œillade avec Dutocq qui devait rentrer à la bouillotte.

— Et l’on a besoin de tant de places, dit le greffier, qu’on parle de créer deux justices de paix par arrondissement, afin d’avoir douze greffes de plus… Comme si l’on pouvait attenter à nos droits, à ces charges payées à un taux exorbitant.

— Je n’ai pas encore eu le plaisir de vous entendre au Palais, dit le substitut à monsieur de la Peyrade.

— Je suis l’avocat des pauvres, et je ne plaide qu’à la justice de paix, répondit le provençal.

En écoutant la théorie du jeune magistrat sur la nécessité de dépenser ses revenus, mademoiselle Thuillier avait pris un air de cérémonie dont la signification était assez connue et du jeune provençal et de Dutocq. Le jeune Vinet sortit avec Minard et Julien-l’avocat, en sorte que le champ de bataille resta devant la cheminée au jeune de la Peyrade et à Dutocq.

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— La haute bourgeoisie, dit Dutocq à Thuillier, se conduira comme autrefois l’aristocratie. La noblesse voulait des filles d’argent pour fumer ses terres, nos parvenus d’aujourd’hui veulent des dots pour mettre du foin dans leurs bottes.

— C’est ce que monsieur Thuillier me disait ce matin, répondit hardiment le provençal.

— Le père, reprit Dutocq, a épousé une demoiselle de Chargeboeuf, et il a pris les opinions de la noblesse ; il lui faut de la fortune à tout prix, sa femme a un train royal.

— Oh ! dit Thuillier, chez qui l’envie des bourgeois les uns contre les autres se réveilla, ôtez à ces gens-là leurs places, et ils retomberaient d’où ils sortent…

Mademoiselle Thuillier tricotait d’un mouvement si précipité qu’on l’eût dit poussée par une machine à vapeur.

— A vous, monsieur Dutocq, dit madame Minard en se levant ; j’ai froid aux pieds, ajouta-t-elle en venant auprès du feu, où les ors de son turban firent l’effet d’un feu d’artifices à la lumière des bougies de l’étoile qui faisaient de vains efforts pour éclairer cet immense salon.

— Ce n’est que de la Saint-Jean, ce substitut-là, dit madame Minard en regardant mademoiselle Thuillier.

— De la Saint-Argent ! dites-vous ? fit le provençal, c’est très-spirituel, madame…

— Mais madame nous a depuis longtemps accoutumés à ces choses-là, dit le beau Thuillier.

Madame Colleville examinait le provençal et le comparait au jeune Phellion qui causait avec Céleste, sans s’occuper de ce qui se passait autour d’eux. Voici certainement le moment de peindre l’étrange personnage qui devait jouer un si grand rôle chez les Thuillier, et qui mérite certes la qualification de Grand artiste. CHAPITRE VII UN PORTRAIT HISTORIQUE

Il existe en Provence et sur le port d’Avignon surtout, une race d’hommes ou blonds ou châtains, d’un teint doux et aux yeux presque tendres, dont la prunelle est plutôt faible, calme ou lan-

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guissante que vive, ardente, profonde comme il est assez naturel de la voir aux méridionaux. Faisons observer, en passant, que chez les Corses, les gens sujets aux emportements, aux irascibilités les plus dangereuses, sont souvent des natures blondes et d’une apparente tranquillité. Ces hommes pâles, assez gras, à l’œil quasi trouble, vert ou bleu, sont la pire espèce dans la Provence, et Charles-Marie-Théodose de la Peyrade offrait un beau type de cette race dont la constitution mériterait un soigneux examen de la part de la science médicale et de la physiologie philosophique. Il se met en mouvement chez eux, une espèce de bile, d’humeur amère qui leur porte à la tête, qui les rend capables d’actions féroces, en apparence faites à froid, et qui sont le résultat d’un enivrement intérieur, inconciliable avec leur enveloppe quasi lymphatique, avec la tranquillité de leur regard bénin.

Le jeune provençal, né d’ailleurs aux environs d’Avignon, était d’une taille moyenne, bien proportionnée, presque gras, d’un ton de chair sans éclat, ni livide, ni mat, ni coloré, mais gélatineux, car cette image peut seule donner l’idée de cette molle et fade enveloppe sous laquelle se cachaient des nerfs moins vigoureux que susceptibles d’une prodigieuse résistance dans certains moments donnés. Les yeux, d’un bleu pâle et froid exprimaient à l’état ordinaire une espèce de mélancolie trompeuse qui, pour les femmes, devait avoir un grand charme… Le front bien taillé ne manquait pas de noblesse et s’harmoniait à une chevelure fine, rare, châtain-clair, naturellement frisée aux extrémités, mais légèrement. Le nez, exactement celui d’un chien de chasse, épaté, fendu du bout, curieux, intelligent, chercheur et toujours au vent, au lieu d’avoir une expression de bonhomie, était ironique et moqueur ; mais ces deux faces du caractère ne se montraient point, et il fallait que ce jeune homme cessât de s’observer, entrât en fureur pour faire jaillir le sarcasme et l’esprit qui décuplait ses plaisanteries infernales. La bouche, d’une sinuosité tout agréable, à lèvres d’une rougeur de grenade, semblait le merveilleux instrument d’un organe presque suave dans le médium auquel Théodose se tenait toujours, et qui, dans le haut, vibrait aux oreilles comme le son d’un gong. Ce fausset était bien la voix de ses nerfs et de sa colère. Sa figure sans expression par suite d’un commandement intime, avait une forme ovale. Enfin ses manières, d’accord avec le calme sacerdotal de son visage, étaient pleines de réserve, de

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convenance, mais il avait du liant, de la continuité dans les façons, qui, sans aller jusqu’au patelinage, ne manquait pas d’une séduction qui ne s’expliquait plus quand il n’était plus là. Le charme, quand il prend sa source au cœur, laisse des traces profondes, celui qui n’est qu’un produit de l’art, de même que l’éloquence, n’a que des triomphes passagers, il obtient ses effets à tout prix. Mais combien y a-t-il dans la vie privée de philosophes en état de comparer ? Presque toujours, pour employer une expression populaire, le tour est fait quand les gens ordinaires en pénètrent les moyens. Tout, chez ce jeune homme de vingt-sept ans, était en harmonie avec son caractère actuel ; il obéissait à sa vocation en cultivant la philanthropie, seule expression qui puisse expliquer le philanthrope.

Théodose aimait le peuple, car il scindait son amour de l’humanité. De même que les horticulteurs s’adonnent aux roses, aux dalhias, aux œillets, aux pélargoniums, et ne font aucune attention à l’espèce qu’ils n’ont pas élue pour leur fantaisie, ce jeune Larochefoucault-Liancourt appartenait aux ouvriers, aux prolétaires, aux misères des faubourgs Saint-Jacques et Saint-Marceau. L’homme fort, le génie aux abois, les pauvres honteux de la classe bourgeoise, il les retranchait du sein de la Charité. Chez tous les maniaques, le cœur ressemble à ces boites à compartiments où l’on met les dragées par sortes, le suum cuique tribuere est leur devise, ils mesurent à chaque devoir sa dose. Il est des philanthropes qui ne s’apitoyent que sur les erreurs des condamnés. La vanité fait certainement la base de la philanthropie ; mais chez le jeune provençal c’était calcul, un rôle pris, une hypocrisie libérale et démocratique, jouée avec une perfection à laquelle aucun acteur n’arriverait. Il n’attaquait pas les riches, il se contentait de ne pas les comprendre, il les admettait, chacun selon lui devait jouir de ses œuvres ; il avait, disait-il, été fervent disciple de Saint-Simon, mais il fallait attribuer cette faute à son extrême jeunesse, la société moderne ne pouvait pas avoir d’autre base que l’hérédité. Catholique ardent comme tous les gens du Comtat, il allait de très-grand matin à la messe et cachait sa piété. Semblable à presque tous les philanthropes, il était d’une économie sordide et ne donnait aux pauvres que son temps, ses conseils, son éloquence et l’argent qu’il arrachait pour eux aux riches. Des bottes, le drap noir porté jusqu’à ce que les coutures devinssent blanches composaient son costume. La nature avait beaucoup fait

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pour Théodose en ne lui donnant pas cette mâle et fine beauté méridionale qui crée des exigences d’imagination chez autrui, auxquelles il est plus que difficile à un homme de répondre ; tandis qu’il lui suffisait de peu de frais pour plaire, et il était, à son gré, trouvé bien et joli homme ou très-ordinaire.

Jamais, depuis son admission dans la maison Thuillier, il n’avait osé, comme pendant cette soirée, élever la voix et se poser aussi magistralement qu’il venait de le faire avec Olivier Vinet ; mais, peut-être Théodose de la Peyrade n’avait-il pas été fâché d’essayer à sortir de l’ombre où il s’était jusqu’alors tenu ; puis il était nécessaire de se débarrasser du jeune magistrat, comme les Minard avaient précédemment ruiné l’avoué Godeschal. Semblable à tous les esprits supérieurs, car il ne manquait pas de supériorité, le substitut ne s’était pas baissé jusqu’au point où les fils de ces toiles bourgeoises se voient, venait de donner, comme une mouche, la tête la première dans le piége presque invisible où Théodose l’avait amené par une de ces ruses dont ne se seraient pas défiés de plus habiles qu’Olivier.

Pour achever le portrait de l’avocat des pauvres, il n’est pas inutile de raconter ses débuts dans la maison Thuillier. Théodose était venu vers la fin de l’année 1837, alors licencié en droit depuis cinq ans, il avait fait son stage à Paris pour être avocat ; mais des circonstances inconnues et sur lesquelles il se taisait, l’avaient empêché de se faire inscrire au tableau des avocats de Paris, il était encore avocat stagiaire. Mais une fois installé dans le petit appartement du troisième étage, avec les meubles rigoureusement nécessaires à sa noble profession, exigés d’ailleurs par l’ordre des avocats qui n’admet pas un nouveau confrère s’il n’a pas un cabinet convenable, une bibliothèque et qui fait vérifier les choses et les lieux, Théodose de la Peyrade devint avocat près la Cour royale de Paris.

Toute l’année 1838 fut employée à opérer ce changement dans sa situation, et il mena la vie la plus régulière, il étudiait le matin chez lui jusqu’à l’heure du dîner, et allait parfois au palais, aux causes importantes ; il se lia fort difficilement selon Dutocq avec Dutocq, et il rendit à quelques malheureux dans le faubourg Saint-Jacques, désignés par le greffier à sa charité, le service de plaider pour eux au tribunal ; il fit occuper pour eux par les avoués qui, d’après les statuts de la compagnie des avoués, font à tour de

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rôle les affaires des indigents, et comme il ne prit que des causes entièrement sûres, il les gagna toutes. Mis en relation avec quelques avoués, il se fit connaître du Barreau par ces traits dignes d’éloges, et ces faits déterminèrent son admission d’abord à la conférence des avocats stagiaires, puis son inscription au tableau de l’ordre. Il devint dès lors, en 1839, l’avocat des pauvres à la justice de paix, et il continua de protéger les gens du peuple. Les obligés de Théodose exprimaient leur reconnaissance et leur admiration chez les portières, malgré les recommandations du jeune avocat, et il en remontait bien des traits jusqu’aux propriétaires. Aussi pendant cette année, les Thuillier, ravis de posséder chez eux un homme si recommandable et si charitable, voulurent l’attirer dans leur salon et questionnèrent Dutocq à son sujet. Le greffier parla comme parlent les envieux, et tout en rendant justice à ce jeune homme, il dit qu’il était d’une avarice remarquable, « mais peut-être est-ce l’effet de sa pauvreté, reprit-il. J’ai eu des renseignements sur lui, d’ailleurs. Il appartient à la famille de la Peyrade, une vieille famille du Comtat d’Avignon ; il est venu s’enquérir ici d’un oncle dont la fortune passait pour considérable ; il a fini par découvrir la demeure de cet oncle trois jours après la mort du susdit, et le mobilier a payé les frais de l’enterrement et les dettes. Un ami du défunt a donné cent louis à ce pauvre jeune homme en l’engageant à faire son droit et à prendre la carrière judiciaire ; ces cent louis l’ont défrayé pendant trois ans, à Paris où il a vécu comme un moine ; mais n’ayant jamais pu voir ni retrouver le protecteur inconnu, le pauvre étudiant fut dans une grande détresse en 1833, car il était venu dans l’hiver de 1829 à Paris. Il fit alors, comme tous les licenciés, de la politique et de la littérature, et il s’est soutenu pendant quelque temps au-dessus de la misère, car il ne pouvait rien espérer de sa famille ; son père, le plus jeune frère de l’oncle décédé rue des Moineaux, est à la tête de onze enfants qui vivent sur un petit domaine appelé les Canquoëlles. Il est enfin entré dans un journal ministériel dont le gérant était le fameux Cérizet, si célèbre par les persécutions qu’il a éprouvées sous la Restauration pour son attachement aux libéraux et à qui les gens de la nouvelle gauche ne pardonnent pas de s’être fait ministériel, et comme aujourd’hui le pouvoir défend très-peu ses serviteurs les plus dévoués, témoin l’affaire Gisquet, les républicains ont fini par ruiner Cérizet, ceci

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est pour vous expliquer comment il se fait que Cérizet est expéditionnaire dans mon greffe.

« Eh bien, dans le temps où il florissait comme gérant d’un journal dirigé par le ministère Périer, contre les journaux incendiaires, la Tribune et autres, Cérizet, qui est un brave garçon, après tout, mais qui aime un peu trop les femmes, la bonne chère et les plaisirs, a été très-utile à Théodose, qui faisait la rédaction politique ; et, sans la mort de Casimir Périer, ce jeune homme eût été nommé substitut à Paris. En 1834 et 1835, il est retombé, malgré son talent, car sa collaboration au journal ministériel lui a nui. « Sans mes principes religieux, m’a-t-il dit alors, je me serais jeté dans la Seine. » Enfin, il paraît que l’ami de son oncle l’aura su dans le malheur, il a reçu de quoi se faire recevoir avocat ; mais il ignore toujours le nom et la demeure de ce protecteur mystérieux. Après tout, dans ces circonstances, son économie est excusable, et il faut avoir bien du caractère pour refuser ce que lui offrent de pauvres diables à qui son dévouement fait gagner des affaires. Il est indigné de voir des gens spéculant sur l’impossibilité où sont les malheureux de pouvoir avancer les frais d’un procès qu’on leur intente injustement. Oh ! il arrivera ; je ne serais pas étonné de voir ce garçon-là dans une position très-brillante ; il a de la ténacité, de la probité, du courage ! il étudie, il pioche. »

Malgré la faveur avec laquelle il fut accueilli, maître de la Peyrade alla sobrement chez les Thuillier. Mais, grondé pour sa réserve, il se montra souvent, il finit par venir tous les dimanches, il fut prié de tous les grands dîners, et il était si familier dans la maison que, s’il arrivait pour parler à Thuillier vers les quatre heures, on le forçait à manger sans cérémonie la fortune du pot. Mademoiselle Thuillier se disait : « Nous sommes sûrs alors qu’il dînera bien, le pauvre jeune homme ! »

Un phénomène social, qui certainement a été observé, mais qui n’a pas encore été formulé, publié si vous voulez, et qui mérite d’être indiqué, c’est le retour des habitudes, de l’esprit, des manières de la primitive condition chez certaines gens qui, de leur jeunesse à leur vieillesse, se sont élevés au-dessus de leur premier état. Ainsi, Thuillier était redevenu, moralement parlant, fils de concierge ; il faisait usage de quelques-unes des plaisanteries de son père, il reparaissait enfin à la surface de sa vie un peu du limon des premiers jours. Environ cinq ou six fois par

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mois, quand la soupe grasse était bonne, il disait comme un propos entièrement neuf, en posant sa cuiller sur son assiette vide : « Ca vaut mieux qu’un coup de pied, le reçût-on dans les os des jambes !… » En entendant cette plaisanterie pour la première fois, Théodose, qui ne la connaissait pas, perdit sa gravité, se mit à rire de si bon cœur, que Thuillier, le beau Thuillier, fut caressé dans sa vanité, comme jamais il ne l’avait été. Depuis, Théodose accueillait toujours cette phrase par un petit sourire fin. Ce léger détail expliquera comment le matin même de la soirée où Théodose venait d’avoir son engagement avec le jeune substitut, il avait pu dire à Thuillier, en se promenant dans le jardin pour voir l’effet de la gelée : -- Vous avez beaucoup plus d’esprit que vous ne le croyez ! et avoir de lui cette réponse :

— Dans toute autre carrière, mon cher Théodose, j’aurais fait un grand chemin, mais la chute de l’empereur m’a cassé le cou !

— Il est encore temps, avait dit le jeune avocat. D’abord qu’a fait ce saltimbanque de Colleville pour avoir la croix ?

Là, maître de la Peyrade avait touché la plaie que Thuillier cachait à tous les yeux, si bien que sa sœur ne la connaissait pas ; mais le jeune homme, intéressé à étudier tous ces bourgeois, avait deviné la secrète envie qui rongeait le cœur de l’ex-sous-chef.

— Si vous voulez me faire l’honneur, vous si expérimenté, de vous conduire par mes conseils, et surtout de ne jamais parler de notre pacte à personne, pas même à votre excellente sœur, à moins que je n’y consente, je me charge de vous faire décorer aux acclamations de tout le quartier…

— Oh ! si nous réussissions, s’était écrié Thuillier, vous ne savez pas ce que je serais pour vous…

Ceci explique pourquoi Thuillier venait de se rengorger, quand tout à l’heure Théodose avait eu l’audace de lui donner des opinions. CHAPITRE VIII LE FINALE DE LA SOIREE

Dans les arts, et peut-être Molière a-t-il mis l’hypocrisie au rang des arts, en classant à jamais Tartufe dans les comédiens, il existe un point de perfection au-dessous duquel vient le talent,

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et auquel atteint seul le génie ; il est si peu de différence entre l’œuvre du génie et l’œuvre du talent, que les hommes de génie peuvent seuls apprécier cette distance qui sépare Raphaël du Corrége, Titien de Rubens. Il y a plus, le vulgaire y est trompé. Le cachet du génie est une certaine apparence de facilité. Son œuvre doit paraître, en un mot, ordinaire au premier aspect, tant elle est toujours naturelle, même dans les sujets les plus élevés. Beaucoup de paysannes tiennent leurs enfants, comme la fameuse madone de Dresde tient le sien. Eh bien, le comble de l’art chez un homme de la force de Théodose, est de faire dire de lui plus tard : « Tout le monde y aurait été pris ! » Or, dans le salon Thuillier, il voyait poindre la contradiction, il devinait chez Colleville la nature assez clairvoyante et critique de l’artiste manqué. L’avocat se savait déplaisant à Colleville, qui, par suite de circonstances inutiles à rapporter, était payé pour croire à la science des anagrammes. Aucun de ses anagrammes n’avait failli. On s’était moqué de lui dans les bureaux, quand en lui demandant l’anagramme du pauvre Auguste-Jean-François Minard, il trouva : J’amassai une si grande fortune, et l’événement justifiait à dix ans de distance l’anagramme. Or, l’anagramme de Théodose était fatal. Celui de sa femme le faisait trembler, il ne l’avait jamais dit, car Flavie Minoret Colleville donnait : La vieille C. nom flétri vole.

Déjà plusieurs fois Théodose avait fait quelques avances au jovial secrétaire de la mairie, et il s’était senti repoussé par une froideur peu naturelle chez un homme si communicatif. Quand la bouillote fut finie, il y eut un moment où Colleville attira Thuillier dans l’embrasure d’une croisée, et lui dit :

— Tu laisses prendre trop de pied chez toi à cet avocat, il a tenu ce soir le dé de la conversation.

— Merci, mon ami, un homme averti en vaut deux, répondit Thuillier en se moquant intérieurement de Colleville.

Théodose qui, dans ce moment, causait avec madame Colleville, avait les yeux sur les deux amis, et il devina, par cette prescience dont font usage les femmes qui savent quand et en quel sens on parle d’elles d’un angle de salon à l’autre, que Colleville essayait de lui nuire dans l’esprit du faible et niais Thuillier.

— Madame, dit-il à l’oreille de la dévote, croyez que si quelqu’un est en état de vous apprécier ici, c’est moi. Vous êtes une perle tombée au milieu de la fange ; vous n’avez pas quarante-

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deux ans, car une femme n’a que l’âge qu’elle paraît avoir, et beaucoup de femmes de trente ans ne vous valant pas, seraient heureuses d’avoir votre taille et cette sublime figure où l’amour a passé sans jamais vous satisfaire. Vous vous êtes donnée à Dieu, je le sais, j’ai trop de piété pour vouloir être autre chose que votre ami ; mais vous vous êtes donnée à lui, parce que vous n’avez jamais trouvé personne digne de vous. Enfin, vous avez été aimée, mais vous ne vous êtes jamais sentie adorée, et j’ai deviné cela… Mais voici votre mari qui n’a pas su vous faire une position en harmonie avec votre valeur ; il me hait, comme s’il se doutait que je vous aime, et m’empêche de vous dire ce que je crois avoir trouvé pour vous mettre dans la sphère à laquelle vous étiez destinée. -- Non, madame, dit-il en se levant et à haute voix, ce n’est pas l’abbé Gondrin qui prêchera cette année le carême à notre pauvre Saint-Jacques du Haut-Pas ; c’est monsieur d’Estival, un de mes compatriotes, qui s’est voué à la prédication dans l’intérêt des classes pauvres, et vous entendrez un des plus onctueux prédicateurs que je connaisse, un prêtre d’un extérieur peu agréable, mais quelle âme !…

— Mes souhaits seront donc accomplis, dit la pauvre madame Thuillier ; je n’ai jamais pu comprendre les prédicateurs en renom.

Un sourire erra sur les lèvres sèches de mademoiselle Thuillier, et sur celles de plusieurs personnes.

— Ils s’occupent trop de démonstrations théologiques, il y a longtemps que je suis de cette opinion, dit Théodose ; mais je ne parle jamais religion, et sans madame Colleville…

— Il y a donc des démonstrations en théologie, demanda naïvement à brûle-pourpoint le professeur de mathématiques.

— Je ne pense pas, reprit Théodose en regardant Félix Phellion, que vous fassiez sérieusement cette question.

— Mon fils, dit le vieux Phellion arrivant pesamment au secours de son fils, en saisissant une expression douloureuse sur le pâle visage de madame Thuillier, mon fils sépare la religion en deux catégories ; il la considère au point de vue humain et au point de vue divin, la tradition et le raisonnement.

— Quelle hérésie, monsieur, répondit Théodose, la religion est une ; elle veut la foi avant tout.

Le vieux Phellion, cloué par cette phrase, regarda sa femme : « Il est temps, ma bonne amie », et il montra la pendule.

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— Oh ! monsieur Félix, dit Céleste à l’oreille du candide mathématicien, ne seriez-vous pas comme Pascal et Bossuet, savant et pieux ?…

Les Phellion, en se retirant en masse, entraînèrent les Colleville, il ne resta bientôt plus que Dutocq, Théodose et les Thuillier.

Les flatteries adressées par Théodose à Flavie ont les caractères du lieu commun ; mais il est à remarquer, dans l’intérêt de cette histoire, que l’avocat se tenait au plus près de ces esprits vulgaires, il naviguait dans leurs eaux, il leur parlait leur langage. Son peintre était Pierre Grassou, et non Joseph Bridau ; son livre était Paul et Virginie, le plus grand poëte actuel était Casimir Delavigne ; à ses yeux, la mission de l’art était avant tout l’utilité. Parmentier, l’auteur de la pomme de terre, valait trente Raphaël ; l’homme au petit manteau bleu lui paraissait une sœur de charité. Ces expressions de Thuillier, il les rappelait parfois.

— Ce jeune Félix Phellion est tout à fait l’universitaire de notre temps, le produit d’une science qui a mis Dieu de côté. Mon Dieu ! où allons-nous ? Il n’y a que la religion qui puisse sauver la France, car il n’y a que la peur de l’enfer qui nous préserve du vol domestique, accompli à toute heure au sein des ménages, et qui ronge les fortunes les mieux assises. Vous avez tous une guerre au sein de la famille.

Sur cette habile tirade, qui fit une vive impression à Brigitte, il se retira suivi de Dutocq, après avoir souhaité une bonne nuit aux trois Thuillier.

— Ce jeune homme est plein de moyens ! dit sentencieusement Thuillier.

— Oui, ma foi, répondit Brigitte en éteignant les lampes.

— Il a de la religion, dit madame Thuillier en s’en allant la première.

— Môsieur, disait Phellion à Colleville, en atteignant à la hauteur de l’École des mines et après s’être assuré qu’ils étaient seuls dans la rue, il est dans mes habitudes de soumettre mes lumières aux autres, mais il m’est impossible de ne pas trouver que ce jeune avocat fait bien le maître chez nos amis les Thuillier.

— Mon opinion à moi, répartit Colleville qui marchait avec Phellion en arrière de sa femme, de Céleste et de madame Phellion serrées toutes trois les unes contre les autres, est que c’est un

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jésuite, et je n’aime pas ces gens-là… le meilleur n’en vaut rien. Pour moi, le jésuite c’est la fourberie et la fourberie pour fourber, ils fourbent pour le plaisir de fourber, et comme on dit, pour s’entretenir la main. Voilà mon opinion, je ne la mâche pas…

— Je vous comprends, môsieur, répondit Phellion qui donnait le bras à Colleville.

— Non, monsieur Phellion, répondit Flavie en prenant une petite voix de tête, vous ne comprenez pas Colleville, mais je sais bien ce qu’il veut dire, et il fera bien d’en rester là… Ces sortes de sujets ne s’agitent pas dans la rue, à onze heures, et devant une jeune personne.

— Tu as raison, ma femme, dit Colleville.

En atteignant à la rue des Deux-Églises que Phellion allait prendre, on se souhaita le bonsoir, et Félix Phellion dit alors à Colleville :

— Monsieur votre fils François pourrait entrer à l’École polytechnique s’il était vivement poussé, je vous offre de le mettre en état de passer les examens cette année…

— Ceci n’est pas de refus, merci, mon ami, dit Colleville, nous verrons cela.

— Bien, dit Phellion à son fils.

— Ceci n’est pas maladroit, s’écria la mère.

— Que voyez-vous donc là ? demanda Félix.

— Mais c’est faire la cour aux parents de Céleste.

— Que je ne trouve pas mon problème si j’y pensais ! s’écria le jeune professeur, j’ai découvert en causant avec les petits Colleville que François a la vocation des mathématiques, et j’ai cru devoir éclairer son père…

— Bien ! mon fils, répéta Phellion, je ne te voudrais pas autrement. Mes vœux sont exaucés ; j’ai dans mon fils la probité, l’honneur, les vertus citoyennes et privées que je lui souhaitais.

Madame Colleville, une fois Céleste couchée, dit à son mari :

— Colleville, ne te prononce donc pas si crûment sur les gens sans les connaître à fond. Quand tu dis jésuites, je sais que tu penses aux prêtres, et fais-moi le plaisir de garder pour toi tes opinions sur la religion toutes les fois que tu seras en présence de ta fille. Nous sommes les maîtres de sacrifier nos âmes et non celles de nos enfants. Voudrais-tu pour ta fille d’une créature sans religion ?… Maintenant, mon chat, nous sommes à la merci de

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tout le monde, nous avons quatre enfants à pourvoir, peux-tu dire que dans un temps donné tu n’auras pas besoin de celui-ci, de celui-là ! Ne te fais donc pas d’ennemis, tu n’en as pas, tu es bon enfant ; et, grâce à cette qualité qui, chez toi, va jusqu’au charme, nous nous sommes assez bien tirés de la vie !…

— Assez ! assez ! dit Colleville qui jetait son habit sur une chaise et qui se débarrassait de sa cravatte, j’ai tort, tu as raison, ma belle Flavie !…

— A la première occasion, mon gros mouton, dit la rusée commère en tapotant les joues de son mari, tu tâcheras de faire une politesse à ce petit avocat ; c’est un finaud, il faut l’avoir pour nous. Il joue la comédie… eh ! joue la comédie avec lui ; sois sa dupe en apparence, et s’il a du talent, s’il a de l’avenir, fais-t’en un ami. Crois-tu que je veux te voir longtemps à ta mairie ?

— Venez, femme Colleville, dit en riant l’ancien haut-bois de l’Opéra-Comique en se tapant sur le genou pour indiquer à sa femme la place qu’il lui voulait voir prendre, chauffons nos petons et causons ?… Quand je te regarde, je suis de plus en plus convaincu de cette vérité que la jeunesse des femmes est dans leur taille…

— Et dans leur coeur…

— L’un et l’autre, reprit Colleville, la taille légère et le cœur lourd…

— Non, grosse bête ! profond.

— Ce que tu as de bien, c’est d’avoir conservé ta blancheur sans avoir recours à l’embonpoint… mais voilà… tu as des petits os… Tiens, Flavie, je recommencerais la vie, je ne voudrais pas d’autre femme que toi…

— Tu sais bien que je t’ai toujours préféré aux autres… Quel malheur que monseigneur soit mort ! Sais-tu ce que je te voudrais ?…

— Non.

— Une place à la ville de Paris, une place de douze mille francs, quelque chose comme caissier, ou à la caisse municipale, ou celle de Poissy, ou facteur.

— Tout cela me va.

— Eh bien, si ce monstre d’avocat pouvait quelque chose, il a bien de l’entregent, ménageons-le… je le sonderai… laisse-moi faire… et surtout ne contrarie pas son jeu chez les Thuillier…

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Théodose avait touché le point douloureux dans le cœur de Flavie Colleville, et ceci mérite une explication qui, peut-être, aura la valeur d’un coup-d’œil synthétique sur la vie des femmes. CHAPITRE IX UNE FEMME DE QUARANTE ANS

A quarante ans, la femme, et surtout celle qui a goûté à la pomme empoisonnée de la passion, éprouve un effroi solennel, elle s’aperçoit qu’il y a deux morts pour elle, la mort du corps et celle du cœur. En faisant des femmes deux grandes catégories qui répondent aux idées les plus vulgaires, les appelant ou vertueuses ou coupables, il est permis de dire qu’à compter de ce chiffre redoutable, elles ressentent une douleur d’une vivacité terrible. Vertueuses et trompées dans les vœux de leur nature, soit qu’elles se soient soumises, soit qu’elles aient enterré leurs révoltes dans leur cœur ou au pied des autels, elles ne se disent pas sans effroi que tout est fini pour elles. Cette pensée a de si étranges et diaboliques profondeurs, que là se trouve la raison de quelques-unes de ces apostasies qui parfois surprennent le monde et qui l’épouvantent. Coupables, elles sont dans une de ces situations vertigineuses qui se traduisent souvent, hélas ! par la folie ou finissent par la mort, ou se terminent en passions aussi grandes que la situation même. Voici le sens dilemnatique de cette crise : ou elles ont connu le bonheur, s’en sont fait une voluptueuse vie, et ne peuvent que respirer cet air chargé d’encens, s’agiter dans cette atmosphère fleurie où les flatteries sont des caresses, et alors, comment y renoncer ? Ou, phénomène encore plus bizarre encore que rare, elles n’ont trouvé que de lassants plaisirs en cherchant un bonheur qui les fuyait, soutenues dans cette chasse ardente par les irritantes satisfactions de la vanité, se piquant à ce jeu comme un joueur à sa martingale, et pour elles ces derniers jours de beauté sont le dernier enjeu du ponte au désespoir.

« Vous avez été aimée, et non pas adorée ! » Ce mot de Théodose, accompagné d’un regard qui lisait, non pas dans le cœur, mais dans la vie, était le mot d’une énigme, et Flavie se sentit

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devinée. L’avocat avait répété quelques idées que la littérature a rendues triviales ; mais qu’importe de quelle fabrique ou de quelle espèce est la cravache quand elle atteint la plaie du cheval de race ?

La poésie était dans Flavie et non pas dans l’ode, de même que le bruit n’est pas l’avalanche, quoiqu’il la détermine. Un jeune officier, deux fats, un banquier, un maladroit petit jeune homme et le pauvre Colleville étaient de tristes essais. Une fois dans sa vie elle avait été le bonheur, mais elle ne l’avait ressenti ; puis la mort s’était hâtée de rompre la seule passion où Flavie avait trouvé du charme. Elle écoutait depuis deux ans la voix de la religion qui lui disait que ni l’Église, ni la société ne parlent de bonheur, d’amour, mais de devoirs et de résignation, que pour ces deux grandes puissances, le bonheur gît dans la satisfaction causée par l’accomplissement de devoirs pénibles ou coûteux, et que la récompense n’est pas en ce monde. Mais elle entendait en elle-même une voix autrement criarde, et comme sa religion était un masque nécessaire à porter et non une conversion, qu’elle ne le déposait pas en y voyant une ressource, et que la dévotion feinte ou vraie était une manière d’être appropriée à son avenir, elle restait dans l’Église comme dans le carrefour d’une forêt, assise : sur un banc, lisant les indications de route, et attendant un hasard, en attendant la grande nuit. Aussi sa curiosité fut-elle vivement excitée en entendant Théodose lui formuler sa situation secrète et n’en pas profiter, mais s’attaquer au côté purement intérieur de sa vie et lui promettre la réalisation d’un château en Espagne sept ou huit fois renversé. Dès le commencement de l’hiver, elle s’était vue, et à la dérobée, examinée à fond, étudiée par Théodose, elle avait plus d’une fois mis sa robe de moire grise, ses dentelles noires et sa coiffure de fleurs entortillée de Malines, pour se montrer à son avantage, et les hommes savent toujours quand une toilette a été faite pour eux. L’atroce beau de l’Empire l’assassinait de grosses flatteries, elle était la reine du salon, mais le provençal en disait mille fois plus par un fin regard. Flavie avait attendu de dimanche en dimanche une déclaration ; elle se disait : « Il me sait ruinée et n’a pas le sou ! Peut-être est-il réellement pieux. » Théodose ne voulait rien brusquer, et comme un habile musicien, il avait marqué l’endroit de sa symphonie où il devait donner le coup sur le tam-tam. Quand il se vit entamé par

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Colleville auprès de Thuillier, il avait lâché sa bordée habilement préparée depuis trois ou quatre mois employés à étudier Flavie. Et il avait réussi comme le matin auprès de Thuillier. En se couchant, il se disait : « La femme est pour moi, le mari ne peut pas me souffrir, à cette heure ils se disputent, et je serai le plus fort, car elle fait ce qu’elle veut de son mari. » Le provençal s’était trompé en ceci qu’il n’y avait pas eu la moindre dispute, et que Colleville dormait auprès de sa chère petite Flavie pendant qu’elle se disait : « Théodose est un homme supérieur. »

Beaucoup d’hommes, de même que la Peyrade, tirent leur supériorité de l’audace ou de la difficulté d’une entreprise, les forces qu’ils y déploient leur grossissent les muscles, ils y dépensent énormément ; puis, soit le succès obtenu, soit après la chute, le monde est étonné de les trouver petits, mesquins ou épuisés Après avoir jeté dans l’esprit des deux personnes de qui dépendait le sort de Céleste, une curiosité qui devait devenir fébrile, Théodose fit l’homme occupé pendant cinq à six jours ; il sortit depuis le matin jusqu’au soir, afin de ne revoir Flavie qu’au moment où le désir aurait atteint chez elle à ce point où l’on passe par-dessus toutes les convenances, et de forcer le vieux beau à venir chez lui. Le dimanche suivant, il fut à peu près certain de trouver madame Colleville à l’église, et ils sortirent en effet tous les deux au même moment, se rencontrèrent dans la rue des Deux-Églises, et Théodose offrit le bras à Flavie qui l’accepta, laissant sa fille aller en avant en compagnie d’Anatole [Erreur de Balzac. Cet enfant se nomme « Théodore ».]. Ce dernier enfant, alors âgé de douze ans, devant entrer au séminaire, était en demi-pension dans l’institution Barniol, où il recevait une instruction élémentaire et naturellement le gendre de Phellion avait restreint le prix de la demi-pension en perspective de l’alliance espérée entre le professeur Phellion et Céleste.

— M’avez-vous fait l’honneur et la faveur de penser à ce que je vous ai si mal dit l’autre jour, demanda d’un ton câlin l’avocat à la jolie dévote, en lui pressant le bras sur son cœur par un mouvement à la fois doux et fort, car il paraissait se contenir afin de paraître respectueux à contre-cœur. Ne vous méprenez pas sur mes intentions, reprit-il en recevant de madame Colleville un de ces regards que les femmes qui ont l’habitude des passions savent trouver, et dont l’expression peut également convenir et à une fâcherie sévère, et à une collusion de sentiments. Je vous

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aime comme on aime une belle nature aux prises avec le malheur ; la charité chrétienne embrasse aussi bien les forts que les faibles, et son trésor appartient à tous. Fine, gracieuse, élégante comme vous l’êtes, faite pour être l’ornement du monde le plus élevé, quel homme peut vous voir sans une immense compassion au cœur, roulant parmi ces odieux bourgeois qui ne savent rien de vous, pas même la valeur aristocratique d’une de vos poses, ou d’un de vos regards, ou d’une coquette inflexion de voix. Ah ! si j’étais riche. Ah ! si j’avais le pouvoir, votre mari qui, certainement est un bon diable, deviendrait receveur-général, et vous le feriez nommer député ! Mais moi, pauvre ambitieux, dont le premier devoir est de taire mon ambition en me trouvant au fond du sac comme le dernier numéro d’un lot de famille, je ne puis que vous offrir mon bras, au lieu de vous offrir mon cœur. J’espère tout d’un bon mariage, et croyez bien que je rendrai ma femme non-seulement heureuse, mais une des premières dans l’État, en recevant d’elle les moyens de parvenir… Il fait beau, venez faire un tour dans le Luxembourg, dit-il en arrivant à la rue d’Enfer, au coin de la maison de madame Colleville, en face de laquelle se trouve un passage qui conduit au jardin par l’escalier d’un petit édifice, le dernier débris du fameux couvent des Chartreux.

La mollesse du bras qu’il tenait indiqua le consentement tacite de Flavie, et comme elle méritait l’honneur d’une espèce de violence, il l’entraîna vivement en ajoutant :

— Venez ! nous n’aurons pas toujours un si bon moment. Oh ! dit-il, votre mari nous regarde, il est à la fenêtre, allons lentement.

— Ne craignez rien de monsieur Colleville, dit Flavie en souriant, il me laisse entièrement maîtresse de mes actions.

— Oh ! voilà bien la femme que j’ai rêvée ! s’écria le provençal avec cette extase et cet accent qui n’embrasent que des âmes, et ne sortent que des lèvres méridionales. Pardon, madame, dit-il en se reprenant et revenant d’un monde supérieur à l’ange exilé qu’il regarda pieusement. Pardon, je reviens à ce que je disais… Eh ! comment n’être pas sensible aux douleurs qu’on éprouve soi-même en les voyant le lot d’un être à qui la vie devrait n’apporter que joie et bonheur… Vos souffrances sont les miennes, je ne suis pas plus à ma place que vous n’êtes à la vôtre. Le malheur nous a fait sœur et frère. Ah ! chère Flavie ! le premier jour où il me fut donné de vous voir, c’était le dernier dimanche du mois

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de septembre 1838… Vous étiez bien belle ; je vous reverrai souvent dans cette petite robe de mousseline de laine aux couleurs d’un tartan de je ne sais quel clan d’Ecosse !… Ce jour-là, je me suis dit : « Pourquoi cette femme est-elle chez les Thuillier, et pourquoi surtout a-t-elle jamais eu des relations avec un Thuillier ?… »

— Monsieur !… dit Flavie effrayée de la pente rapide que le provençal donnait à la conversation.

— Eh ! je sais tout, s’écria-t-il en accompagnant ce mot d’un mouvement d’épaule, eh ! je m’explique tout… et je ne vous en estime pas moins. Allez, ce n’est jamais le péché d’une laide, ni d’une bossue… Vous avez à recueillir les fruits de votre faute, et je vous y aiderai ! Céleste sera très-riche, et là se trouve pour vous tout votre avenir ; vous ne pouvez avoir qu’un gendre, ayez le talent de le bien choisir. Un ambitieux deviendra ministre, un niais vous humiliera, vous tracassera, vous rendra votre fille malheureuse, et s’il en perd la fortune, il ne la retrouvera certes pas. Eh bien ! je vous aime, dit-il, et je vous aime d’une affection sans bornes, vous êtes au-dessus d’une foule de petites considérations où s’entortillent les sots. Entendons-nous ?…

Flavie était abasourdie ; elle fut néanmoins sensible à l’excessive franchise de ce langage, et se disait en elle-même : Il n’est pas cachotier celui-là !… » Mais elle s’avouait qu’elle n’avait jamais été si profondément émue et remuée que par ce jeune homme.

— Monsieur, je ne sais pas qui peut vous avoir induit en erreur sur ma vie, ni de quel droit vous…

— Ah ! pardon, madame, reprit-il avec une froideur pleine de mépris ; j’ai rêvé… je me suis dit : Elle est tout cela, ou n’a que des dehors. Je sais maintenant pourquoi vous resterez à jamais au quatrième étage, là-haut, rue d’Enfer, et il commenta sa phrase par un geste énergique en montrant les fenêtres de l’appartement de Colleville qui se voyaient de la grande allée du Luxembourg où ils se promenaient, seuls, dans cet immense champ labouré par tant de jeunes ambitions. J’ai été franc, j’attendais la réciprocité. Moi, j’ai eu des jours sans pain, madame, j’ai su vivre, faire mon droit, obtenir le grade de licencié dans Paris avec deux mille francs pour tout capital, et j’étais entré par la barrière d’Italie avec cinq cents francs dans ma poche, en me jurant, comme un de mes compatriotes, d’être un jour un des premiers hommes de mon pays… et l’homme qui souvent a ramassé sa nourriture dans

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les paniers où les restaurateurs mettent leurs rebuts et qu’ils vident à six heures du matin à leurs portes quand les regrattiers n’en veulent plus… cet homme ne reculera devant aucun moyen… avouable… Eh ! me croyez-vous l’ami du peuple ?… dit-il en souriant ; il faut un porte-voix à la Renommée, elle ne se fait guère entendre en parlant du bout des lèvres… et sans renom, à quoi sert le talent : L’avocat des pauvres sera celui des riches… Est-ce assez m’ouvrir les entrailles, ouvrez-moi votre cœur ?… Dites-moi : « Soyons amis », et nous serons tous heureux un jour…

— Mon Dieu ! pourquoi suis-je venue ici, pourquoi vous ai-je donné le bras ?… s’écria Flavie.

— Parce que c’est dans votre destinée ! répondit-il. Eh, ma chère et bien aimée Flavie, ajouta-t-il en lui pressant le bras sur son cœur, vous attendiez-vous à entendre de moi des vulgarités… Nous sommes sœur et frère… voilà tout.

Et il la reconduisait vers le passage pour retourner rue d’Enfer.

Flavie éprouvait une terreur au fond du contentement que causent aux femmes les émotions violentes, et elle prit cette épouvante pour l’espèce d’effroi qu’une nouvelle passion occasienne ; mais elle se sentait charmée, et elle marchait en gardant un profond silence.

— A quoi pensez-vous ?… lui demanda Théodose au milieu du passage.

— A tout ce que vous venez de me dire, répondit-elle.

— Mais, dit-il, à nos âges on supprime les préliminaires ; nous ne sommes pas des enfants, et nous sommes l’un et l’autre dans une sphère où l’on doit s’entendre. Enfin, sachez-le, ajouta-t-il en débouchant rue d’Enfer, je suis tout à vous…

Et il salua profondément.

— Les fers sont au feu ! se dit-il en suivant de l’œil cette proie étourdie. CHAPITRE X LE MOT DE L’ENIGME

En rentrant chez lui, Théodose trouva sur le palier un personnage en quelque sorte sous-marin de cette histoire, qui s’y trouve comme l’assise enterrée sur laquelle repose la façade d’un palais.

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La vue de cet homme qui, sans doute avait sonné sans le trouver à sa porte et qui venait de sonner chez Dutocq, fit tressaillir l’avocat provençal, mais en lui-même et sans que rien pût trahir à l’extérieur cette émotion profonde. Cet homme était le Cérizet de qui Dutocq avait déjà parlé, comme de son expéditionnaire, aux Thuillier. Cérizet, qui n’avait que trente-neuf ans, paraissait être un homme de cinquante, tant il avait vieilli par tout ce qui peut vieillir les hommes. Sa tête, sans cheveux, offrait un crâne jaunâtre, mal couvert par une perruque que la décoloration avait jaunie. Son masque pâle et flasque, démesurément ridé semblait d’autant plus horrible qu’il avait le nez rongé, mais pas assez pour pouvoir le remplacer par un faux nez, car depuis la naissance, au front jusqu’aux narines, il existait comme la nature le lui avait fait ; la maladie, après avoir mangé les ailes du bout, n’y laissait que deux trous de formes bizarres qui viciaient la prononciation et gênaient la parole. Les yeux, primitivement bleus, affaiblis par des misères de tout genre, par des nuits consacrées aux veilles, devenus rouges sur les bords, présentaient des altérations profondes, et le regard, quand l’âme y envoyait une expression de malice, eût effrayé des juges ou des criminels, enfin ceux-là mêmes qui ne s’effrayent de rien. La bouche, démeublée, et où se voyaient quelques dents noires, était menaçante ; il y venait une salive écumeuse et rare qui ne dépassait point des lèvres pâlies et minces. Cérizet, petit homme, moins sec que desséché, tâchait de remédier aux malheurs de sa physionomie par le costume, et s’il n’était pas opulent, il le maintenait dans un état de propreté qui faisait ressortir sa misère. Tout semblait douteux chez lui, tout ressemblait à son âge, à son nez, à son regard. S’il avait aussi bien trente-huit que soixante ans, il était impossible de savoir si son pantalon bleu, déteint, mais étroitement ajusté, serait bientôt à la mode, ou s’il appartenait à celle de l’année 1835. Des bottes avachies, soigneusement cirées, remontées pour là troisième fois, fines autrefois, avaient peut-être foulé des tapis ministériels. La redingotte à brandebourgs lavée par des averses, et dont les olives avaient l’indiscrétion de laisser voir leurs moules, témoignait par sa forme d’une élégance disparue. Le col-cravatte en satin cachait assez heureusement le linge, mais par derrière on le voyait déchiré par l’ardillon de la boucle, et le satin était resatiné par une espèce d’huile distillée par la perruque, aux

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jours de sa jeunesse. Le gilet ne manquait pas de fraîcheur, mais c’était l’un de ces gilets achetés pour quatre francs et venu des profondeurs d’un étalage de marchand d’habits tout faits. Tout était soigneusement brossé, comme le chapeau de soie luisant et bossu, tout s’harmoniait et faisait accepter les gants noirs qui cachaient les mains de cet employé subalterne dont voici la vie antérieure en une seule phrase. C’était un artiste en Mal, à qui, dès le début, le mal avait réussi, et qui, trompé par de premiers succès, continuait à ourdir des infamies en restant dans les termes légaux. Devenu chef d’une imprimerie en trahissant son maître, il avait subi des condamnations comme gérant d’un journal libéral, et en province, sous la Restauration, il était alors devenu l’une des bêtes noires du gouvernement royal, l’infortuné Cérizet, comme l’infortuné Chauvet, comme l’héroïque Mercier ; et il avait dû à cette réputation de patriotisme une place de sous-préfet en 1830 ; six mois après, il fut destitué ; mais il prétendit être jugé sans avoir été entendu, et il cria tant que, sous le ministère Casimir Périer, il devint gérant d’un journal contre-républicain soldé par le Ministère ; il en sortit pour faire des affaires, au nombre desquelles se trouva l’une des plus malheureuses commandites condamnée par la police correctionnelle, et il accepta fièrement sa condamnation en la donnant pour une vengeance ourdie par le parti républicain qui, disait-il, ne lui pardonnait pas de lui avoir porté de rudes coups dans son journal, en lui rendant dix blessures pour une. Il avait fait son temps de prison dans une maison de santé. Le pouvoir eut honte d’un homme sorti de l’hospice des Enfants Trouvés, et dont les habitudes presque crapuleuses, dont les affaires honteuses, faites en société d’un ancien banquier nommé Claparon, avaient enfin amené la déconsidération la plus méritée. Aussi, Cérizet, tombé de chute en chute au plus bas degré de l’échelle sociale, eut-il besoin d’un reste de pitié pour obtenir la place d’expéditionnaire dans le greffe de Dutocq. Au fond de sa misère, cet homme rêvait une revanche, et comme il n’avait plus rien à perdre, il admettait tous les moyens. Dutocq et lui se trouvaient liés par leurs habitudes dépravées. Cérizet était, à Dutocq, dans le quartier, ce que le lévrier est au chasseur. Cérizet, au fait des besoins de tous les malheureux, faisait cette usure de ruisseau nommée le prêt à la petite semaine ; il partageait avec Dutocq, et cet ancien gamin de Paris, devenu

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le banquier des éventaires, l’escompteur des charrettes à bras était l’insecte rongeur des deux faubourgs.

— Ah bien, dit Cérizet en voyant Dutocq ouvrant sa porte puisque Théodose est de retour, allons chez lui…

Et l’avocat des pauvres laissa passer ces deux hommes devant lui. Tous trois, ils traversèrent une petite chambre carrelée, frottée, où le jour reluisait sur une couche d’encaustique rouge, en passant entre des rideaux de percale, et faisant voir une modeste table ronde en noyer, des chaises en noyer, un buffet en noyer sur lequel était une lampe. De là l’on passait dans un petit salon à rideaux rouges, à meuble en acajou et en velours d’Utrecht rouge, dont la paroi opposée aux fenêtres était occupée par une bibliothèque pleine de livres de jurisprudence. La cheminée était ornée d’une garniture vulgaire : une pendule à quatre colonnes de bois d’acajou, des flambeaux sous verre. Le cabinet où allèrent s’asseoir devant un feu de charbon de terre les trois amis, était le cabinet de l’avocat qui débute : un bureau, le fauteuil à bras, des rideaux de soie verte aux fenêtres, un tapis vert, des cartonniers, et un lit de repos, au-dessus duquel se voyait un Christ en ivoire sur un fond de velours. Evidemment la chambre à coucher et la cuisine de l’appartement, avaient vue sur la cour.

— Eh bien, dit Cérizet, ça va-t-il, marchons-nous.

— Mais oui, répondit Théodose.

— Avouez que j’ai eu, s’écria Dutocq, une fameuse idée en imaginant le moyen d’empaumer cet imbécile de Thuillier.

— Oui, mais je ne suis pas en reste, s’écria Cérizet, je viens ce matin vous donner les cordes pour mettre les poucettes à la vieille fille, et la faire aller comme un toutou… Ne nous abusons pas, mademoiselle Thuillier est tout dans cette affaire : l’avoir à soi, c’est avoir ville gagnée… Parlons peu, mais parlons bien, comme cela se doit entre gens forts. Mon ancien associé, Claparon, vous savez, est un imbécile, et il doit être toute sa vie ce qu’il fut, un plastron. Or, il sert en ce moment de prête-nom à un notaire de Paris, associé avec des entrepreneurs qui, notaire et maçons font la culbute ! C’est Claparon qui la gobe, il n’avait jamais fait faillite, il y a commencement à tout, et dans ce moment il est caché dans mon taudis de la rue des Poules où jamais on ne le trouvera. Mon Claparon enrage, il n’a pas le sou, et il y a, dans les cinq à six maisons qui vont se vendre, un bijou de maison, construite tout

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en pierres de taille, sise aux environs de la Madeleine, un devant brodé comme un melon, de sculptures ravissantes, mais qui, n’étant pas terminée, sera donnée pour tout au plus cent mille francs ; en y dépensant vingt cinq mille francs, on aura là peut-être quarante mille francs de rente d’ici à deux ans. En rendant un service de ce genre à mademoiselle Thuillier, on deviendra son amour, car on lui fera sous-entendre qu’il se rencontre tous les ans des occasions semblables. On s’empare des vaniteux en servant leur amour-propre ou en les menaçant, on tient les avares quand on s’attaque à leur bourse ou quand on la leur remplit. Et comme, après tout, travailler pour la Thuillier, c’est travailler pour nous, il faut la faire profiter de ce bon coup-là.

— Et le notaire… dit Dutocq, pourquoi laisse-t-il aller ça ?

— Eh ! Dutocq, c’est le notaire qui nous sauve ! Le notaire, forcé de vendre sa charge, ruiné d’ailleurs, s’est réservé cette part dans les débris du gâteau. Croyant à la probité de l’imbécile Claparon, il l’a chargé de lui trouver un acquéreur nominal, car il lui faut autant de confiance que de prudence ; noue lui laisserons croire que mademoiselle Thuillier est une honnête fille qui prête son nom au pauvre Claparon, et ils seront dedans tous deux Claparon et le notaire. Je dois bien ce petit tour à mon ami Claparon qui m’a laissé porter tout le poids de l’affaire dans sa commandite, et où nous avons été roués par Couture dans la peau duquel je ne vous souhaite pas d’être ! dit-il en laissant briller un éclat de haine infernal dans ses yeux flétris. J’ai dit, Messeigneurs, ajouta-t-il en grossissant sa voix qui passa toute par ses fosses nasales, et prenant une attitude dramatique ; car, dans un moment d’excessive misère, il s’était fait acteur.

Le profond silence par lequel ce dernier couplet de Cérizet fut accueilli permit d’entendre les accents de la sonnette et Théodose courut à sa porte.

— Etes-vous toujours content de lui ? dit Cérizet à Dutocq. Je lui trouve un air… enfin, je me connais en trahisons…

— Il est tellement dans nos mains, dit Dutocq, que je ne me donne pas la peine de l’observer ; mais, entre nous, je ne le croyais pas aussi fort qu’il l’est… Sous ce rapport, nous avons cru mettre un alezan entre les jambes d’un homme qui ne savait pas monter à cheval, et le mâtin est un ancien jockey ! voilà…

— Qu’il y prenne garde ! dit sourdement Cérizet, je puis souffler

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sur lui comme sur un château de cartes ! quant à vous, papa Dutocq, vous pouvez le voir à l’ouvrage et l’observer à tout moment ; surveillez-le ! D’ailleurs, j’ai le moyen de le tâter en lui faisant proposer par Claparon de se débarrasser de nous, et nous le jugerions…

— C’est assez bien, ça, dit Dutocq, et tu n’as pas froid aux yeux.

— On est de la manique, et voilà tout, dit Cérizet.

Ces paroles furent échangées à voix basse pendant le temps que Théodose mit à se rendre à sa porte et à en revenir. Cérizet examinait tout dans le cabinet quand l’avocat reparut.

— C’est Thuillier, j’attendais sa visite ; il est dans le salon, dit-il, et il ne faut pas qu’il voie la redingote de Cérizet, ajouta-t-il en souriant, ces brandebourgs-là l’inquiéteraient.

— Bah ! tu reçois des malheureux, c’est dans ton rôle… As-tu besoin d’argent ? ajouta Cérizet en sortant cent francs du gousset de son pantalon. Tiens, tiens, cela fera bien.

Et il posa la pile sur la cheminée.

— D’ailleurs, dit Dutocq, nous pouvons nous en aller par la chambre à coucher.

— Eh ! bien, adieu, dit le provençal en leur ouvrant la porte perdue par laquelle on communiquait du cabinet dans la chambre à coucher.

— Entrez, mon cher monsieur Thuillier, cria-t-il au beau de l’Empire, et quand il l’eut vu à la porte de son cabinet, il alla reconduire ses deux associés par sa chambre, par son cabinet de toilette et sa cuisine, dont la porte donnait sur le carré.

— Dans six mois, tu dois être le mari de Céleste, et te trouver sur le trottoir… tu es bien heureux, toi, tu ne t’es pas assis sur les bancs de la police correctionnelle deux fois… comme moi, la première en 1824 pour un procès en tendance… une suite d’articles que je n’avais pas faits, et la seconde fois pour les bénéfices d’une commandite qui nous a passé devant le nez ! Allons, chauffons ça, sac-à-papier, car Dutocq et moi nous avons crânement besoin, chacun, de nos trente mille francs, et bon courage, mon ami, ajouta-t-il en tendant sa main à Théodose en faisant de ce serrement de main une épreuve.

Le provençal donna sa main droite à Cérizet et lui serra la sienne avec une chaleureuse expression.

— Mon enfant, sois sûr que, dans aucune position, je

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n’oublierai celle d’où tu m’as tiré pour me mettre à cheval ici… Je suis votre hameçon, mais vous me donnez la plus belle part, et il faudrait être plus infâme qu’un forçat qui se fait mouchard pour ne pas jouer franc jeu.

Dès que la porte fut fermée, Cérizet regarda par le trou de la serrure afin de voir la figure de Théodose ; mais le provençal s’était retourné pour aller retrouver Thuillier, et il ne put surprendre l’expression que prit la physionomie de son associé. Ce ne fut ni du dégoût ni de la douleur, mais de la joie qui se peignit sur cette figure devenue libre. Théodose voyait s’accroître les moyens du succès, et il se flattait de se débarrasser de ses ignobles compères, auxquels il devait tout d’ailleurs. La misère a des profondeurs insondables, à Paris surtout, des fonds vaseux, et quand un noyé revient de ce lit à la surface, il en ramène des immondices, attachées, à son corps ou à ses vêtements. Cérizet, l’ami jadis opulent, le protecteur de Théodose, était la fangeuse souillure, encore imprimée au provençal, et l’ancien gérant de la commandite devinait qu’il voulait se brosser en se trouvant dans une sphère où la mise décente était de rigueur. CHAPITRE XI LES HONNETES PHELLION

— Eh ! bien mon cher Théodose, dit Thuillier, nous avons espéré vous voir chaque jour de la semaine, et chaque soir nous avons vu nos espérances trompées… Comme ce dimanche est celui de notre dîner, ma sœur et ma femme m’ont chargé de vous prier de venir….

— J’ai eu tant d’affaires, dit Théodose, que je n’ai pas eu deux minutes à donner à qui que ce soit, pas même à vous que je compte au nombre de mes amis, et avec qui j’avais à causer….

— Comment, vous pensez donc bien sérieusement à ce que vous m’avez dit ? s’écria Thuillier en interrompant Théodose.

— Si vous ne veniez pas pour nous entendre, je ne vous estimerais pas autant que je vous estime, reprit la Peyrade en souriant. Vous avez été sous-chef, donc vous avez un petit reste d’ambition, et, chez vous, il est diantrement légitime ! Voyons !

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entre nous quand on voit un Minard, une cruche dorée, aller complimenter le Roi, pavaner aux Thuileries, un Popinot en train de devenir Ministre… et vous, un homme rompu au travail administratif, un homme qui a trente ans d’expérience, qui a vu six gouvernements, repiquant ses balsamines…. Allons donc !… Je suis franc, mon cher Thuillier, je veux vous pousser, parce que vous me tirerez après vous… Eh ! bien, voilà mon plan. Nous allons avoir à nommer un membre du Conseil général dans cet arrondissement, il faut que ce soit vous !… Et, dit-il, en appuyant sur ce mot, ce sera vous !… Un jour, vous serez le député de l’arrondissement, quand on réélira la chambre, et cela ne tardera pas… Les voix qui vous auront nommé au Conseil Municipal vous resteront quand il s’agira de la Députation. Fiez-vous à moi….

— Mais quels sont vos moyens ?… s’écria Thuillier fasciné.

— Vous le serez [Erreur probable de Balzac qui l’écrit à la place de « saurez ».], mais laissez-moi conduire cette longue et difficile affaire. Si vous commettez une indiscrétion sur ce qui se dira, se tramera, se conviendra entre nous, je vous laisse, et votre serviteur !

— Oh ! vous pouvez compter sur l’absolue discrétion d’un ancien sous-chef, j’ai eu des secrets…

— Bien, mais il s’agit d’avoir des secrets avec votre femme, avec votre sœur, avec monsieur et madame Colleville.

— Pas un muscle de ma figure ne jouera, dit Thuillier en se mettant au repos.

— Bien ! reprit la Peyrade, et je vais vous éprouver. Pour être éligible, il faut payer le cens, et vous ne le payez pas.

— C’est vrai…

— Eh ! bien, j’ai pour vous un dévouement qui va jusqu’à vous livrer le secret d’une affaire et vous faire gagner trente ou quarante mille francs de rentes avec un capital de cent cinquante mille francs au plus… Mais, chez vous, c’est votre sœur qui, depuis longtemps, et vous avez eu raison, a la direction des affaires d’intérêt ; elle a, comme on dit, la meilleure judiciaire du monde ; il faudra donc me laisser conquérir l’affection, l’amitié de mademoiselle Brigitte en lui soumettant ce placement, et en voici la raison. Si mademoiselle Thuillier n’avait pas foi en mes reliques, nous éprouverions des tiraillements ; puis est-ce à vous de dire à votre sœur de mettre l’immeuble en votre nom, il vaut mieux que je lui en donne l’idée. Vous serez d’ailleurs juges l’un et l’autre

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de l’affaire. Quant à mes moyens, eh ! bien, les voici : Phellion dispose d’un quart des voix du quartier, lui et Laudigeois y habitent depuis trente ans, on les écoute comme des oracles. J’ai un ami qui dispose d’un autre quart, et le curé de Saint-Jacques, qui ne manque pas d’une certaine influence due à ses vertus, peut avoir quelques voix. Dutocq, en relation ainsi que le juge de paix avec les habitants, me servira, surtout si je n’agis pas pour mon compte. Enfin Colleville, comme secrétaire de la mairie, représente un quart des voix.

— Mais vous avez raison, je suis nommé ! s’écria Thuillier.

— Vous croyez ? dit la Peyrade d’un son de voix effrayant d’ironie, eh ! bien, allez seulement prier votre ami Colleville de vous servir, vous verrez ce qu’il vous dira… Jamais le triomphe en matière d’élections ne s’enlève par le candidat, mais par ses amis. Il ne faut jamais rien demander soi-même pour soi-même, il faut se faire plier d’accepter, paraître sans ambition.

— La Peyrade ?… s’écria Thuillier en se levant et prenant la main du jeune avocat, vous êtes un homme très-fort…

— Pas autant que vous, mais j’ai mon petit mérite, répondit le provençal en souriant.

— Et si nous réussissons, comment vous récompenserai-je ? demanda naïvement Thuillier…

— Ah ! voilà… vous allez me trouver impertinent ; mais songez qu’il y a chez moi un sentiment qui fait tout excuser, car il m’a donné l’esprit de tout entreprendre ! J’aime, et je vous prends pour confident…

— Mais qui ? dit Thuillier.

— Votre chère petite Céleste, répondit la Peyrade, et mon amour vous répond de mon dévouement, que ne ferais-je pas pour mon beau-père ? C’est de l’égoïsme, c’est travailler pour moi…

— Chut ! s’écria Thuillier.

— Eh ! mon ami, dit la Peyrade en prenant Thuillier par la taille, si je n’avais pas pour moi Flavie, et si je ne savais pas tout, vous en parlerais-je ?… Seulement écoutez-la sur ce sujet, ne lui en touchez pas un mot. Ecoutez-moi, je suis du bois dont on fait les Ministres, et je ne veux pas Céleste sans l’avoir méritée ; aussi ne me la donnerez-vous que la veille du scrutin d’où votre nom sortira le nombre de fois nécessaire pour que ce soit celui d’un député de Paris. Pour être député de Paris, il faut l’emporter sur

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Minard, il faut donc annuler Minard, il faut garder vos moyens d’influence, et, pour obtenir ce résultat, laissez Céleste comme une espérance, nous les jouerons tous… Madame Colleville, vous et moi, nous serons un jour des personnages. Ne me croyez pas d’ailleurs intéressé, je veux Céleste sans fortune, avec des espérances seulement. Vivre en famille avec vous, vous laisser ma femme au milieu de vous, voilà mon programme. Vous me voyez : je suis sans aucune arrière-pensée. Quant à vous, six mois après votre nomination au Conseil général, vous aurez la croix, et quand vous serez député, vous vous ferez faire officier… Quant à vos discours à la chambre, eh ! bien, nous les écrirons ensemble ! Peut-être faudra-t-il que vous soyez l’auteur d’un livre grave sur quelque matière moitié morale, moitié politique, comme les établissements de charité considérés à un point de vue élevé, comme la réforme du Mont-de-Piété, dont les abus sont effroyables. Attachons une petite illustration à votre nom… Cela fera bien, surtout dans cet arrondissement. Je vous ai dit : vous pouvez avoir la croix et devenir membre du conseil général du Département de la Seine, eh bien, ne croyez en moi, ne pensez à me mettre dans votre famille que quand vous aurez un ruban à votre boutonnière et le lendemain du jour où vous reviendrez de l’hôtel de ville. Je ferai plus, cependant, je vous donnerai quarante mille francs de rentes…

— Pour chacune de ces trois choses-là, seulement, vous auriez notre Céleste…

— Quelle perle ! dit la Peyrade en levant les yeux au ciel, j’ai la faiblesse de prier Dieu pour elle tous les jours… Elle est charmante, elle tient de vous, d’ailleurs… Allons, est-ce à moi qu’il faut faire des recommandations ! Eh ! mon Dieu ! c’est Dutocq qui m’a tout dit. A ce soir, je vais chez les Phellion travailler pour vous. Ah ! il va sans dire que vous êtes à cent lieues de penser à moi pour Céleste… autrement vous me couperiez bras et jambes. Silence là-dessus, même avec Flavie, attendez qu’elle vous en parle. Phellion, ce soir, vous violera pour avoir votre adhésion à son projet et vous porter comme candidat.

— Ce soir ! dit Thuillier.

— Ce soir, répondit la Peyrade, à moins que je ne le trouve pas.

Thuillier sortit en se disant :

— Voilà un homme supérieur ! nous nous entendrons toujours

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bien ; et, ma foi, nous pourrions trouver difficilement mieux que lui pour Céleste ; ils vivraient avec nous, en famille, et c’est beaucoup. Il est brave garçon, bon homme.

Aux esprits de la trempe de Thuillier, une considération secondaire a toute l’importance d’une raison capitale. Théodose avait été de la plus charmante bonhomie.

La maison vers laquelle il se dirigea quelques moments après, avait été l’hoc erat in votis de Phellion pendant vingt ans ; mais c’était aussi la maison des Phellion, comme les brandebourgs de la redingote de Cérizet en étaient les ornements nécessaires.

Ce bâtiment plaqué contre une grande maison, sans autre profondeur que celle des chambres, une vingtaine de pieds, était terminé à chaque bout par une espèce de pavillon à une seule croisée. Il avait pour principal agrément un jardin large d’environ trente toises et plus long que la façade de toute l’étendue d’une cour sur la rue, et d’un bosquet planté de tilleuls au delà du second pavillon. La cour avait sur la rue, pour fermeture, deux grilles au milieu desquelles se trouvait une petite porte à deux battants. Cette construction, en moellons enduits de plâtre, élevée de deux étages, était badigeonnée en jaune, et les persiennes peintes en vert, ainsi que les volets du rez-de-chaussée. La cuisine occupait le rez-de-chaussée du pavillon qui donnait sur la cour, et la cuisinière, grosse fille forte, protégée par deux chiens énormes, faisait les fonctions de portière. La façade, composée de cinq croisées et des deux pavillons avancés d’une toise, était d’un style Phellion. Au-dessus de la porte, il avait mis une tablette en marbre blanc sur laquelle se lisait en lettres d’or : Aurea mediocritas. Sous le méridien tracé dans un tableau de cette façade, il avait fait inscrire cette sage maxime : Umbra mea vita sit ! Les appuis des fenêtres avaient été récemment remplacés par des appuis en marbre rouge du Languedoc trouvés chez un marbrier. Au fond du jardin, était une statue coloriée qui faisait croire à un passant qu’une nourrice allaitait un enfant. Phellion était son propre jardinier. Le rez-de-chaussée se composait uniquement d’un salon et d’une salle à manger que la cage de l’escalier séparait et dont le palier formait antichambre. Au bout du salon se trouvait une petite pièce qui servait de cabinet à Phellion. Au premier étage, les appartements des deux époux et celui du jeune professeur ; au-dessus, les chambres des enfants et des domes-

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tiques, car Phellion, vu son âge et celui de sa femme, s’était chargé d’un domestique mâle âgé d’environ quinze ans, surtout depuis que son fils avait percé dans l’enseignement. A gauche, en entrant dans la cour, on voyait de petits communs qui servaient à serrer le bois et où le précédent propriétaire logeait un portier. Les Phellion attendaient sans doute le mariage de leur fils le professeur pour se donner cette dernière douceur. Cette propriété, pendant longtemps guignée par les Phellion, avait coûté dix-huit mille francs en 1831. La maison était séparée de la cour par une balustrade à base en pierre de taille, garnie de tuiles creuses mises les unes sur les autres et couverte en dalles. Cette défense d’ornement était doublée d’une haie de rosiers de Bengale et il se trouvait au milieu une porte en bois, figurant une grille, placée en face de la double porte pleine de la rue. Ceux qui connaissent l’impasse des Feuillantines, comprendront que la maison Phellion, tombant à angle droit sur la chaussée, était exposée en plein midi et garantie du nord par l’immense mur mitoyen auquel elle était adossée. La coupole du Panthéon et celle du Val-de-Grâce ressemblent à deux géants et diminuent si bien l’air qu’en se promenant dans le jardin on s’y croit à l’étroit. Rien d’ailleurs n’est plus silencieux que l’impasse des Feuillantines. Telle était la retraite du grand citoyen inconnu qui goûtait les douceurs du repos, après avoir payé sa dette à la patrie en travaillant au Ministère des Finances, d’où il s’était retiré commis d’ordre au bout de trente-six ans de service. En 1832, il avait mené son bataillon de garde nationale à l’attaque de Saint-Merry, mais ses voisins lui virent les larmes aux yeux d’être obligé de tirer sur des Français égarés. L’affaire était décidée quand la légion franchissait au pas de charge le pont Notre-Dame, après avoir débouché sur le quai aux Fleurs. Ce trait lui valut l’estime de son quartier ; mais il y perdit la décoration de la Légion d’honneur. Le colonel dit à haute voix que sous les armes on ne devait pas délibérer, un mot de Louis-Philippe à la garde nationale de Metz. Néanmoins la pitié bourgeoise de Phellion et la profonde vénération dont il jouissait dans le quartier le maintenaient chef de bataillon depuis huit ans. Il atteignait à soixante ans et voyait approcher le moment de déposer l’épée et le hausse-col, il espérait que le (Roâ) Roi daignerait récompenser ses services en lui accordant la Légion d’honneur, et la vérité nous force à dire, malgré la tache que cette

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petitesse imprime à un si beau caractère, que le commandant Phellion se haussait sur la pointe des pieds aux réceptions des Thuileries, il se mettait en avant, il regardait en coulisse le Roi-citoyen quand il dînait à sa table, enfin il intriguait sourdement, et n’avait pas encore pu obtenir un regard du Roi de son choix. Cet honnête homme ne pouvait pas encore prendre sur lui de prier Minard de parler à cet égard pour lui. Phellion, l’homme de l’obéissance passive, était stoïque à l’endroit des devoirs, et de bronze en tout ce qui touchait la conscience. Pour achever ce portrait par celui du physique, à cinquante-neuf ans, Phellion avait épaissi, pour se servir du terme de la langue bourgeoise ; sa figure monotone et marquée de petite vérole était devenue comme une pleine lune, en sorte que ses lèvres, autrefois grosses, paraissaient ordinaires. Ses yeux, affaiblis, voilés par des conserves, ne montraient plus l’innocence de leur bleu clair, et n’excitaient plus le sourire, ses cheveux blanchis, tout avait rendu grave ce qui, douze ans auparavant, frôlait la niaiserie et prêtait au ridicule. Le temps, qui change si malheureusement les figures à traits fins et délicats, embellit celles qui, dans la jeunesse, ont des formes grosses et massives. Ce fut le cas Phellion. Il occupait les loisirs de sa vieillesse en composant un abrégé de l’histoire de France, car Phellion était auteur de plusieurs ouvrages adoptés par l’Université.

Quand la Peyrade se présenta, la famille était au complet ; madame Barniol venait donner à sa mère des nouvelles d’un de ses enfants qui se trouvait indisposé. L’élève des Ponts et chaussées passait la journée en famille. Endimanchés, tous, et assis devant la cheminée du salon boisé, peint en gris à deux tons, sur des fauteuils en bois d’acajou, tressaillirent en entendant Geneviève annoncer le personnage dont ils s’entretenaient à propos de Céleste que Félix Phellion aimait au point d’aller à la messe pour la voir. Le savant mathématicien avait fait cet effort le matin même et on l’en plaisantait agréablement, tout en souhaitant que Céleste et ses parents reconnussent le trésor qui s’offrait à eux.

— Hélas ! les Thuillier me paraissent entichés d’un homme bien dangereux, dit madame Phellion, il a pris ce matin madame Colleville sous le bras, et ils s’en sont allés ensemble dans le Luxembourg.

— Il y a, s’écria Félix Phellion, chez cet avocat quelque

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chose de sinistre, il aurait commis un crime cela ne m’étonnerait pas…

— Tu vas trop loin, dit Phellion père, il est cousin-germain de Tartufe, cette immortelle figure coulée en bronze par notre honnête Molière, car Molière, mes enfants, a eu l’honnêteté, le patriotisme pour base de son génie.

Ce fut là que Geneviève entra pour dire :

— Il y a là Monsieur de la Peyrade qui voudrait parler à monsieur.

— A moi ! s’écria Phellion ; faites entrer, ajouta-t-il avec cette solennité dans les petites choses qui lui donnait une teinte de ridicule ; mais qui, jusqu’alors, avait imposé à sa famille où il était accepté comme un roi.

Phellion, ses deux fils, sa femme et sa fille se levèrent et reçurent le salut circulaire que fit l’avocat.

— A quoi devons-nous l’honneur de votre visite, Môsieur, dit sévèrement Phellion.

— A votre importance dans le quartier, mon cher monsieur Phellion et aux affaires publiques, répondit Théodose.

— Passons alors dans mon cabinet, dit Phellion…

— Non, non, mon ami, dit la sèche madame Phéllion, petite femme plate comme une limande et qui gardait sur sa figure la sévérité grimée avec laquelle elle professait la musique dans les pensionnats de jeunes personnes, nous allons vous laisser.

Un piano d’Erard, placé entre les deux fenêtres et en face de la cheminée annonçait les prétentions constantes de la digne bourgeoise.

— Serais-je assez malheureux pour vous faire enfuir, dit Théodose en souriant avec bonhomie à la mère et à la fille. Vous avez une délicieuse retraite ici, reprit-il, et il ne vous manque plus qu’une jolie belle-fille pour que vous passiez le reste de vos jours dans cette aurea mediocritas, le vœu du poëte latin, et au milieu des joies de la famille. Vos antécédents vous méritent bien ces récompenses, car, d’après ce qu’on m’a dit de vous, cher monsieur Phellion, vous êtes à la fois un bon citoyen et un patriarche…

— Môsieur, dit Phellion embarrassé, Môsieur, j’ai fait mon devoir (devoâr) et voilà tout (toute).

Madame Barniol, qui ressemblait à sa mère, autant que deux

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gouttes d’eau se ressemblent entr’elles, regarda madame Phellion et Félix au mot de belle-fille quand Théodose exprima son vœu, de manière à dire : Nous tromperions-nous ? L’envie de causer sur cet incident fit envoler ces quatre personnages dans le jardin, car, en mars 1840, le temps fut presque sec, à Paris du moins.

— Monsieur le commandant, dit Théodose quand il fut seul avec le digne bourgeois que ce nom flattait toujours, car je suis un de vos soldats, il s’agit d’élection…

— Ah ! oui, nous nommons un Conseiller municipal, dit Phellion en interrompant.

— Et c’est à propos d’une candidature que je viens troubler vos joies du dimanche ; mais peut-être ne sortirons-nous pas en ceci du cercle de la famille.

Il était impossible à Phellion d’être plus Phellion que Théodose était Phellion ; il avait les gestes phellion, le parler phellion, les idées phellion.

— Je ne vous laisserai pas dire un mot de plus, répondit Phellion en profitant de la pause que fit Théodose qui attendait l’effet de sa phrase, car mon choix est fait.

— Nous avons eu la même idée ! s’écria Théodose, les gens de bien peuvent aussi bien que les gens d’esprit se rencontrer…

— Je ne crois pas, répliqua Phellion. Cet arrondissement eut pour représentant à la Municipalité le plus vertueux des hommes comme il était le plus grand des magistrats, dans la personne de Monsieur Popinot, décédé Conseiller à la Cour royale… Lorsqu’il s’est agi de le remplacer, son neveu, l’héritier de sa bienfaisance, n’était pas un habitant du quartier ; mais, depuis, il a pris et acheté la maison où demeurait son oncle, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, il est le médecin de l’École polytechnique et celui d’un de nos hôpitaux, c’est une illustration de notre quartier ; à ces titres et pour honorer dans la personne du neveu la mémoire de l’oncle, quelques habitants du quartier et moi, nous avons résolu de porter le docteur Horace Bianchon, membre de l’académie des Sciences, comme vous savez, et l’une des jeunes gloires de l’illustre École de Paris… Un homme n’est pas grand à nos yeux, uniquement parce qu’il est célèbre, et feu le conseiller Popinot a été, selon moi, presque saint Vincent de Paul.

— Un médecin n’est pas un administrateur, répondit Théodose, et d’ailleurs, il s’agit d’un homme à qui vos intérêts les plus chers

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vous commandent de faire le sacrifice de ces opinions entièrement indifférentes à la chose publique.

— Ah ! Môsieur ! s’écria Phellion en se levant et se posant comme Lafon se posait dans le Glorieux, me mésestimez-vous donc assez pour croire que des intérêts personnels pourront jamais influencer ma conscience politique. Dès qu’il s’agit de la chose publique, je suis citoyen, rien de moins, rien de plus.

Théodose sourit en lui-même à l’idée du combat qui s’allait passer entre le père et le citoyen.

— Ne vous engagez pas ainsi, vis-à-vis de vous-même, je vous en supplie, dit la Peyrade, car il s’agit du bonheur de votre cher Félix.

— Qu’entendez-vous par ces paroles ?… reprit Phellion en s’arrêtant au milieu de son salon et s’y reposant, la main passée dans son gilet de droite à gauche, un geste imité du célèbre Odilon Barrot.

— Mais je viens pour notre ami commun, le digne et excellent monsieur Thuillier dont l’influence sur les destinées de la belle Céleste Colleville vous est assez connue, et si comme je le pense votre fils, un jeune homme qui rendrait fières toutes les familles, et dont le mérite est incontestable, courtise Céleste dans des vues honorables, vous ne sauriez rien faire de mieux pour vous concilier l’éternelle reconnaissance de Thuillier que de le proposer aux suffrages de nos concitoyens. Quant à moi, nouveau venu dans le quartier, malgré l’influence que m’y donne quelque bien fait dans les classes pauvres, je pouvais prendre sur moi cette démarche, mais servir les pauvres gens vaut peu de crédit sur les plus forts imposés, et d’ailleurs la modestie de ma vie s’accommoderait peu de cet éclat. Je me suis consacré, Môsieur, au service des petits comme feu le conseiller Popinot, homme sublime, comme vous le disiez, et si je n’avais pas une destinée en quelque sorte religieuse et qui s’accommode peu des obligations du mariage, mon goût, ma seconde vocation serait pour le service de Dieu, pour l’Église… Je ne fais pas de tapage, comme font les faux philanthropes. Je n’écris pas, j’agis, car je suis un homme voué tout bonnement à la charité chrétienne… J’ai cru deviner l’ambition de notre ami Thuillier, et j’ai voulu contribuer au bonheur de deux êtres faits l’un pour l’autre en vous offrant les moyens de vous donner accès dans le cœur un peu froid de Thuillier.

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Phellion fut confondu par cette tirade admirablement bien débitée, il fut ébloui, saisi ; mais il resta Phellion, il alla droit à l’avocat, lui tendit la main et la Peyrade lui donna la sienne. Tous deux ils se donnèrent une de ces solides poignées de main comme il s’en est donné, vers août 1830, entre la Bourgeoisie et les hommes du lendemain.

— Môsieur, dit le Commandant ému, je vous avais mal jugé ! Ce que vous me faites l’honneur de me confier mourra là !… reprit-il en montrant son cœur. Vous êtes un de ces hommes comme il y en a peu, mais qui consolent de bien des maux, inhérents d’ailleurs à notre État social. Le bien se voit si rarement qu’il est dans notre faible nature de nous défier des apparences… Vous avez en moi, un ami, si vous me permettez de m’honorer en prenant ce titre auprès de vous… Mais, vous allez me connaître, monsieur, je perdrais ma propre estime si je proposais Thuillier. Non, mon fils ne devra pas son bonheur à une mauvaise action de son père… Je ne changerai pas de candidat, parce que mon Félix y trouve son intérêt… La vertu, Môsieur, c’est cela !

La Peyrade tira son mouchoir, se le fourra dans l’œil, y fit venir une larme, et dit en tendant la main à Phellion et détournant la tête :

— Voilà, Môsieur, le sublime de la vie privée et de la vie politique aux prises. Ne fussé-je venu que pour avoir ce spectacle, ma visite ne serait pas sans fruit… Que voulez-vous ?… à votre place j’agirais de même… Vous êtes ce que Dieu a fait de plus grand : un homme de bien ! Beaucoup de citoyens à la Jean-Jacques, car vous êtes un homme à la Jean-Jacques, et la France ! ô mon pays que ne deviendrais-tu… C’est moi, Môsieur, qui sollicite l’honneur d’être votre ami.

— Que se passe-t-il ? s’écria madame Phellion qui regardait la scène par la croisée, votre père et ce monstre d’homme s’embrassent…

Phellion et l’avocat sortirent et vinrent retrouver la famille dans le jardin.

— Mon cher Félix, dit le vieillard en montrant la Peyrade qui saluait madame Phellion, sois bien reconnaissant pour ce digne jeune homme, il te sera bien plus utile que nuisible.

— Ah ! madame, dit Théodose en emmenant madame Phellion, empêchez le Commandant de faire une faute capitale…

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Il alla se promener cinq minutes avec madame Barniol et madame Phellion, sous les tilleuls sans feuilles, et il leur donna, dans les circonstances graves que créait l’entêtement politique de Phellion, un conseil dont les effets devaient éclater dans la soirée, et dont la première vertu fut de faire de ces deux dames deux admiratrices de ses talents, de sa franchise, de ses qualités inappréciables. L’avocat fut reconduit par toute la famille en corps, au seuil de la porte sur la rue, et tous les yeux le suivirent jusqu’à ce qu’il eût tourné la rue du faubourg Saint-Jacques. Madame Phellion prit le bras de son mari pour revenir au salon, et lui dit :

— Eh ! quoi, mon ami, toi si bon père, irais-tu par excès de délicatesse, faire manquer le plus beau mariage que puisse faire notre Félix ?…

— Ma bonne, répondit Phellion, les grands hommes de l’antiquité, tels que Brutus et autres n’étaient jamais pères quand il s’agissait de se montrer citoyens… La Bourgeoisie a bien plus que la noblesse, qu’elle est appelée à remplacer, les obligations des hautes vertus. Monsieur de Saint-Hilaire ne pensait pas à son bras emporté devant Turenne mort… Nous avons nos preuves à faire, nous autres, faisons-les à tous les degrés de la hiérarchie sociale. Ai-je donné ces leçons à ma famille pour les méconnaître au moment de les appliquer !… Non, ma bonne, pleure si tu veux, aujourd’hui, tu m’estimeras demain !… dit-il en voyant sa sèche petite moitié les larmes aux yeux.

Ces grandes paroles furent dites sur le pas de la porte sur laquelle était : aurea mediocritas.

— J’aurais dû mettre : et digna ! ajouta-t-il en montrant la tablette ; mais ces deux mots impliqueraient un éloge.

— Mon père, dit Marie-Théodore Phellion, le futur ingénieur des Ponts-et-chaussées, quand toute la famille fut réunie au salon, il me semble que ce n’est pas manquer à l’honneur que de changer de détermination à propos d’un choix indifférent en lui-même à la chose publique.

— Indifférent, mon fils ! s’écria Phellion. Entre nous, je puis le dire, et Félix partage mes convictions : monsieur Thuillier est sans aucune espèce de moyens ! il ne sait rien ! monsieur Horace Bianchon est un homme capable, il obtiendra mille choses pour notre arrondissement et Thuillier pas une ! Mais, apprends, mon

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fils, que changer une bonne détermination pour une mauvaise, par des motifs d’intérêt personnel est une action infâme qui échappe au contrôle des hommes, mais que Dieu punit. Je suis, ou je crois être pur de tout blâme devant ma conscience, et je vous dois de laisser ma mémoire intacte parmi vous. Aussi rien ne me fera-t-il varier.

— Oh ! mon bon père, s’écria la petite Barniol en se jetant sur un coussin, aux genoux de Phellion, ne monte pas sur tes grands chevaux ! Il y a bien des imbéciles et des niais dans les conseils municipaux, et la France va tout de même, il opinera du bonnet, ce brave Thuillier, songe donc que Céleste aura cinq cent mille francs peut-être.

— Elle aurait des millions ! dit Phellion, je les verrais là… je ne proposerais pas Thuillier, quand je dois à la mémoire du plus vertueux des hommes de faire nommer Horace Bianchon. Du haut des cieux, Popinot me contemple et m’applaudit !… s’écria Phellion exalté. C’est avec de semblables considérations qu’on amoindrit la France et que la bourgeoisie se fait mal juger !

— Mon père a raison, dit Félix sortant d’une rêverie profonde, et il mérite nos respects, et notre amour, comme pendant tout le cours de sa vie modeste, pleine et honorée. Je ne voudrais pas devoir mon bonheur, ni à un remords dans sa belle âme, ni à l’intrigue ; j’aime Céleste autant que j’aime ma famille, mais je mets au-dessus de tout cela l’honneur de mon père, et du moment où c’est une question de conscience, chez lui, n’en parlons plus.

Phellion alla, les yeux pleins de larmes, à son fils aîné, le serra dans ses bras, et dit :

— Mon fils ! mon fils ! d’une voix étranglée.

— C’est des bêtises tout cela, dit madame Phellion à l’oreille de madame Barniol, viens m’habiller, il faut que cela finisse ; je connais ton père il s’est buté. Pour mettre à exécution le moyen donné par ce brave et pieux jeune homme, Théodore j’ai besoin de ton bras, tiens-toi prêt, mon fils.

En ce moment Geneviève entra et remit une lettre à monsieur Phellion père.

— Une invitation à dîner pour ma femme et moi chez les Thuillier, dit-il.

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CHAPITRE XII AD MAJOREM THEODOSI GLORIAM !

La magnifique et étonnante idée de l’avocat des pauvres avait tout aussi bien bouleversé les Thuillier qu’elle bouleversait les Phellion ; et Jérôme, sans rien confier à sa sœur, car il se piquait déjà d’honneur envers son Méphistophélès, était allé tout effaré chez elle, lui dire :

— Bonne petite (il lui caressait toujours le cœur avec ces mots), nous aurons des gros bonnets à dîner aujourd’hui ; je vais inviter les Minard, ainsi soigne ton dîner, j’écris à monsieur et à madame Phellion pour les inviter ; c’est tardif, mais, avec eux, on ne se gêne pas… Quand aux Minard, il faut leur jeter un peu de poudre aux yeux, j’ai besoin d’eux.

— Quatre Minard, trois Phellion, quatre Colleville, et nous, cela fait treize…

— La Peyrade, quatorze, et il n’est pas inutile d’inviter Dutocq, il va m’être utile ; j’y monterai.

— Que trafiques-tu donc ? s’écria sa sœur ; quinze à dîner, voilà quarante francs au moins à sortir de notre poche !

— Ne les regrette pas, ma bonne petite, et surtout sois adorable pour notre jeune ami la Peyrade. En voilà un ami… tu en auras des preuves !… Si tu m’aimes, soigne-le comme tes yeux.

Et il laissa Brigitte stupéfaite.

— Oh ! oui, j’attendrai des preuves ! se dit-elle. On ne me prend pas par de belles paroles, moi !… C’est un aimable garçon, mais avant de le mettre dans mon cœur, il me faut l’étudier un peu plus que nous ne l’avons fait.

Après avoir invité Dutocq, Thuillier, qui s’était adonisé, se rendit rue des Maçons-Sorbonne, à l’hôtel Minard, pour y séduire la grosse Zélie, déguiser l’impromptu de l’invitation. Minard avait acheté l’une de ces grandes et somptueuses habitations que les anciens ordres religieux s’étaient bâties autour de la Sorbonne, et, en montant un escalier à grandes marches de pierre, à rampe d’une serrurerie qui prouvait combien les arts du second ordre florissaient sous Louis XIII, Thuillier enviait et l’hôtel et la posi-

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tion de monsieur le maire. Ce vaste logis, entre cour et jardin, se recommande par le caractère à la fois élégant et noble du règne de Louis XIII, placé singulièrement entre le mauvais goût de la Renaissance expirant, et la grandeur de Louis XIV à son aurore. Cette transition est accusée en beaucoup de monuments. Les enroulements massifs des façades, comme à la Sorbonne, les colonnes rectifiées d’après les lois grecques, commencent à paraître dans cette architecture. Un ancien épicier, un heureux fraudeur, remplaçait là le directeur ecclésiastique d’une institution appelée autrefois l’Economat, et qui dépendait de l’agence générale de l’ancien clergé français, une fondation due au prévoyant génie de Richelieu. Le nom de Thuillier lui fit ouvrir les portes du salon où trônait, dans le velours rouge et l’or, au milieu des plus magnifiques chinoiseries, une pauvre femme qui pesait de tout son poids sur le cœur des princes et princesses aux bals populaires du château.

. Cela ne donne-t-il pas raison à la caricature ! dit un jour en souriant une pseudo-dame d’atours à une duchesse qui ne put retenir un rire à l’aspect de Zélie, harnachée de ses diamants, rouge comme un coquelicot, serrée dans une robe lamée, et roulant comme un des tonneaux de son ancienne boutique.

— Me pardonnerez-vous, belle dame, dit Thuillier en se tortillant et s’arrêtant à sa pose numéro deux de son répertoire de 1807, d’avoir laissé cette invitation sur mon bureau et d’avoir cru l’avoir envoyée… Elle est pour aujourd’hui, peut-être viens-je trop tard…

Zélie examina la figure de son mari, qui s’avançait pour saluer Thuillier, et elle répondit :

— Nous devions aller voir une campagne, dîner chez un restaurateur, à l’hasard ; mais nous renoncerons à nos projets, d’autant plus volontiers, que c’est, selon moi, diablement commun d’aller hors Paris le dimanche.

— Nous ferons une petite sauterie au piano pour les jeunes personnes, si nous sommes en nombre, et c’est à présumer ; j’ai mis un mot à Phellion, dont la femme est liée avec madame Pron, la successeur…

— La succeserice, dit madame Minard.

— Eh non, ce serait la succéresse, comme on dit la mairesse, reprit Thuillier, des demoiselles Lagrave, et qui est une Barniol.

— Faut-il faire une toilette, dit mademoiselle Minard.

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— Ah ! bien oui, s’écria Thuillier, vous me feriez joliment gronder par ma soeur… Non, nous sommes en famille ! Sous l’Empire, mademoiselle, c’était en dansant qu’on se connaissait… Dans cette grande époque, on estimait autant un beau danseur qu’un bon militaire… Aujourd’hui, l’on donne trop dans le positif…

— Ne parlons pas politique, dit le maire en souriant. Le roi est grand, il est habile, je vis dans l’admiration de mon temps et des institutions que nous nous sommes données. Le roi, d’ailleurs, sait bien ce qu’il fait en développant l’industrie ; il lutte corps à corps avec l’Angleterre, et nous lui causons plus de mal pendant cette paix féconde que par les guerres de l’Empire…

— Quel député fera Minard ! s’écria naïvement Zélie ; il s’essaye entre nous à parler, et vous nous aiderez à le faire nommer, pas vrai, Thuillier ?

— Ne parlons pas politique, répondit Thuillier ; venez à cinq heures…

— Ce petit Vinet y sera-t-il ? demanda Minard ; il venait sans doute pour Céleste.

— Il peut bien en faire son deuil, répondit Thuillier, Brigitte n’en veut pas entendre parler.

Zélie et Minard échangèrent un sourire de satisfaction.

— Dire qu’il faut s’encanailler avec ces gens-là pour notre fils, s’écria Zélie, quand Thuillier fut sur l’escalier où le reconduisit le maire.

— Ah ! tu veux être député ! se disait Thuillier en descendant. Rien ne les satisfait, ces épiciers ! Oh ! mon Dieu ! que dirait Napoléon en voyant le pouvoir aux mains de ces gens-là !… Moi, je suis un administrateur, au moins !… Quel concurrent ! Que va dire la Peyrade…

L’ambitieux sous-chef alla prier toute la famille Laudigeois, et passa chez Colleville afin que Céleste eût une jolie toilette. Il trouva Flavie assez pensive ; elle hésitait à venir, et Thuillier fit cesser son indécision.

— Ma vieille et toujours jeune amie, dit-il en la prenant par la taille, car elle était seule dans sa chambre, je ne veux pas avoir de secrets pour vous. Il s’agit d’une grande affaire pour moi… Je ne veux pas en dire davantage, mais je puis vous demander d’être particulièrement charmante pour un jeune homme…

— Qui ?

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— Le jeune de la Peyrade.

— Et pourquoi ? Charles [Lapsus de Balzac, car Charles semble être le prénom de Colleville et non de Louis-Jérôme Thuillier.] !…

— Il tient entre ses mains mon avenir ; c’est d’ailleurs un homme de génie. Oh ! je m’y connais… Il y a de ça ! dit Thuillier en faisant le geste d’un dentiste arrachant une dent du fond. Il faut nous l’attacher, Flavie !… et surtout ne lui faisons rien voir, ne lui donnons pas le secret de sa force… Avec lui, je serai donnant donnant.

— Comment ! dois-je être un peu coquette ?…

— Pas trop, mon ange ! répondit Thuillier d’un air fat.

Et il partit, sans s’apercevoir de l’espèce de stupeur à laquelle Flavie était en proie.

— C’est une puissance, se dit-elle, que ce jeune homme-là… Nous verrons.

Mais elle se fit coiffer avec des marabouts ; elle mit sa jolie robe gris et rose, laissa voir ses fines épaules sous sa mantille noire, et elle eut soin de maintenir Céleste en petite robe de soie à guimpe avec une collerette à grands plis, et de la coiffer en cheveux, à la Berthe.

A quatre heures et demie, Théodose était à son poste ; il avait pris son air niais et quasi servile, sa voix douce, et il alla d’abord avec Thuillier dans le jardin.

— Mon ami, je ne doute pas de votre triomphe, mais j’éprouve le besoin de vous recommander encore une fois un silence absolu. Si vous êtes questionné sur quoi que ce soit, surtout sur Céleste, ayez de ces réponses évasives qui laissent le solliciteur en suspens, et que vous avez su dire autrefois dans les bureaux.

— Entendu, répondit Thuillier. Mais avez-vous une certitude ?…

— Vous verrez le dessert que je vous ai préparé. Soyez modeste, surtout. Voici les Minard, laissez-moi les piper… Amenez-les ici, puis filez.

Après les salutations, la Peyrade eut soin de se tenir près de monsieur le maire ; et, dans un moment opportun, il le prit à part et lui dit :

— Monsieur le maire, un homme de votre importance politique ne vient pas sans quelques desseins s’ennuyer ici ; je ne veux pas juger vos motifs, je n’y ai pas le moindre droit, et mon rôle ici-bas n’est point de me mêler aux affaires des puissances de la terre ;

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mais pardonnez à mon outrecuidance, et daignez écouter un conseil que j’ose vous donner. Si je vous rends un service aujourd’hui, vous êtes dans une position à m’en rendre deux demain ; ainsi, au cas où je vous aurais servi, j’écoute en ce moment la loi de l’intérêt personnel. Notre ami Thuillier est au désespoir de n’être rien, et il s’est ingéré de devenir quelque chose, un personnage dans son arrondissement…

— Ah ! ah ! fit Minard.

— Oh ! peu de chose ; il voudrait être nommé membre du conseil municipal. Je sais que Phellion, devinant toute l’influence d’un pareil service, se propose de désigner notre pauvre ami comme candidat. Eh bien, peut-être trouverez-vous nécessaire à vos projets de le devancer en ceci. La nomination de Thuillier ne peut que vous être favorable, agréable, et il tiendra bien sa place au conseil général, il y en a de moins forts que lui… D’ailleurs, vous devant un tel appui, certes, il verra par vos yeux, il vous regarde comme un des flambeaux de la ville…

— Mon cher, je vous remercie, dit Minard ; vous me rendez un service que je saurai reconnaître, et qui me prouve…

— Que je n’aime pas ces Phellion, reprit la Peyrade en profitant d’une hésitation du maire, qui eut peur d’exprimer une idée où l’avocat pouvait voir du mépris ; je hais les gens qui font un état de leur probité, qui battent monnaie avec les beaux sentiments.

— Vous les connaissez bien, dit Minard, voilà des sycophantes. Cet homme-là, toute sa vie, depuis dix ans, s’explique par ce morceau de ruban rouge, ajouta le maire en montrant sa boutonnière.

— Prenez garde, dit l’avocat, son fils aime Céleste, et il est au cœur de la place.

— Oui, mais mon fils a douze mille francs de rente à lui…

— Oh ! dit l’avocat en faisant un haut-le-corps, mademoiselle Brigitte a dit l’autre jour qu’elle voulait au moins cela chez le prétendu de Céleste. Et, après tout, avant six mois vous apprendrez que Thuillier a un immeuble de quarante mille francs de rente.

— Ah ! diantre ; je m’en doutais, répondit le maire. Eh bien, il sera membre du conseil général.

— Dans tous les cas, ne lui parlez pas de moi, dit l’avocat des

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pauvres qui se pressa d’aller saluer madame Phellion. Eh bien, ma belle dame, avez-vous réussi ?

— J’ai attendu jusqu’à quatre heures, mais ce digne et excellent homme ne m’a pas laissé achever, il est trop occupé pour accepter une pareille charge, et monsieur Phellion a lu la lettre par laquelle le docteur Bianchon le remercie de ses bonnes intentions et lui dit que, quant à lui, son candidat est monsieur Thuillier. Il emploie son influence en sa faveur et prie mon mari d’en faire autant.

— Qu’a dit votre admirable époux ?…

— J’ai fait mon devoir, je n’ai pas trahi ma conscience, et maintenant je suis tout à Thuillier.

— Eh bien, tout est arrangé, dit la Peyrade. Oubliez ma visite, ayez bien tout le mérite de cette idée. Et il alla vers madame Colleville en se composant une attitude pleine de respect… Madame, dit-il, ayez la bonté de m’amener ici ce bon papa Colleville, il s’agit d’une surprise à faire à Thuillier, et il doit être dans le secret.

Pendant que la Peyrade se faisait artiste avec Colleville, et se laissait aller à de très-spirituelles plaisanteries en lui expliquant la candidature et lui disant qu’il devait la soutenir, ne fût-ce que par esprit de famille, Flavie écoutait au salon la conversation suivante qui la rendait stupide, les oreilles lui tintaient :

— Je voudrais bien savoir ce que disent messieurs Colleville et la Peyrade pour rire autant ? demanda sottement madame Thuillier en regardant par la fenêtre.

— Ils disent des bêtises comme les hommes en disent tous entre eux, répondit mademoiselle Thuillier qui souvent attaquait les hommes par un reste d’instinct naturel aux vieilles filles.

— Il en est incapable, dit Phellion gravement, car môsieur de la Peyrade est un des plus vertueux jeunes gens que j’aie rencontrés, on sait l’état que je fais de Félix ; eh bien, je le mets sur la même ligne, et encore je voudrais à mon fils un peu de la piété ornée de môsieur Théodose.

— C’est en effet un homme de mérite et qui arrivera, reprit Minard, quant à moi, mon suffrage (il ne convient pas de dire ma protection) lui est acquis…

— Il paie plus d’huile à brûler que de pain, dit Dutocq, voilà ce que je sais.

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— Sa mère, s’il a le bonheur de la conserver, doit être bien fière de lui, dit sentencieusement madame Phellion.

— C’est pour nous un vrai trésor, ajouta Thuillier, et si vous saviez combien il est modeste, il ne se fait pas valoir.

— Ce dont je puis répondre, reprit Dutocq, c’est que nul jeune homme n’a eu plus noble attitude dans la misère, et il en a triomphé ; mais il a souffert, cela se voit.

— Pauvre jeune homme ! s’écria Zélie, oh ! ces choses-là me font un mal !…

— On peut lui confier son secret et sa fortune, dit Thuillier. et, dans ce temps-ci, c’est tout ce qu’on peut dire de plus beau d’un homme.

— C’est Colleville qui le fait rire, s’écria Dutocq.

En ce moment Colleville et la Peyrade revenaient du fond du jardin les meilleurs amis du monde.

— Messieurs, dit Brigitte, la soupe et le roi ne doivent pas attendre : la main aux dames !… CHAPITRE XIII ATTENTAT A LA MODESTIE MUNICIPALE DE THUILLIER

Cinq minutes après cette plaisanterie issue de la loge de son père, Brigitte eut la satisfaction de voir la table bordée des principaux personnages de ce drame que d’ailleurs son salon allait contenir tous, à l’exception de l’affreux Cérizet. Le portrait de cette vieille faiseuse de sacs serait peut-être incomplet si l’on omettait la description d’un de ses meilleurs dîners. La physionomie de la cuisinière bourgeoise en 1840 est d’ailleurs un de ces détails nécessaires à l’histoire des mœurs, et les habiles ménagères y trouveront des leçons. On n’a pas fait pendant vingt ans des sacs vides, sans chercher les moyens d’en remplir quelques-uns pour soi. Or, Brigitte a ceci de particulier qu’elle unissait à la fois l’économie à laquelle on doit la fortune et l’entente des dépenses nécessaires. Sa prodigalité relative, dès qu’il s’agissait de son frère ou de Céleste, était l’antipode de l’avarice. Aussi se plaignait-elle souvent de ne pas être avare. A son dernier dîner,

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elle avait raconté comment, après avoir combattu pendant dix minutes et avoir souffert le martyre, elle avait fini par donner dix francs à une pauvre ouvrière du quartier qu’elle savait pertinemment être à jeun depuis deux jours.

— La nature, dit-elle naïvement, a été plus forte que la raison.

La soupe offrait un bouillon quasi blanc ; car, même dans une occasion de ce genre, il y avait recommandation à la cuisinière de faire beaucoup de bouillon ; puis, comme le bœuf devait nourrir la famille le lendemain et le surlendemain, moins il fournissait de sucs au bouillon, plus substantiel il était. Le boeuf, peu cuit, s’enlevait toujours à cette phrase dite par Brigitte pendant que Thuillier y plongeait le couteau :

— Je le crois un peu dur ; d’ailleurs va, Thuillier, personne n’en mangera, nous avons autre chose !

Ce bouillon était en effet flanqué de quatre plats montés sur de vieux réchauds désargentés et qui, dans ce dîner, dit de la candidature, consistaient en deux canards aux olives ayant en vis-à-vis une assez grande tourte aux quenelles et une anguille à la tartare répondant à un fricandeau sur de la chicorée. Le second service avait pour plat du milieu une sérénissime oie pleine de marrons, une salade de mâches ornée de ronds de betterave rouge faisait vis-à-vis à des pots de crème, et des navets au sucre regardaient une timbale de macaronis. Ce dîner de concierge qui fait noces et festins coûtait tout au plus vingt francs, les restes défrayaient la maison pendant deux jours, et Brigitte disait :

— Dame ! quand on reçoit l’argent file !… c’en est effrayant !

La table était éclairée par deux affreux flambeaux de cuivre argenté, à quatre branches et où brillait la bougie économique dite de l’ Aurore. Le linge resplendissait de blancheur, et la vieille argenterie à filets était de l’héritage paternel, le fruit d’achats faits pendant la révolution par le père Thuillier, et qui servirent à l’exploitation du restaurant anonyme qu’il tenait dans sa loge, et qui fut supprimé en 1816 dans tous les ministères. Ainsi, la chère était en harmonie avec la salle à manger, avec la maison, avec les Thuillier, qui ne devaient pas s’élever au-dessus de ce régime et de leurs mœurs. Les Minard, Colleville et la Peyrade échangèrent quelques-uns de ces sourires qui trahissent une communauté de pensées satyriques, mais contenues. Eux seuls connaissaient le luxe supérieur, et les Minard disaient assez leur

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arrière-pensée en acceptant un pareil dîner. La Peyrade, mis à côté de Flavie, lui dit à l’oreille :

— Avouez qu’ils ont besoin qu’on leur apprenne à vivre, et que vous et Colleville vous mangez ce qu’on nomme de la vache enragée, une vieille connaissance à moi ! Mais ces Minard, quelle hideuse cupidité ! Votre fille serait à jamais perdue pour vous ; ces parvenus ont les vices des grands seigneurs d’autrefois, sans en avoir l’élégance. Leur fils, qui a douze mille francs de rente, peut bien trouver des femmes dans la famille Potasse sans venir passer le râteau de leur spéculation ici… Quel plaisir de jouer de ces gens-là comme d’une basse ou d’une clarinette.

Flavie écoutait en souriant, et ne retira pas son pied quand Théodose mit sa botte dessus.

— C’est pour vous avertir de ce qui se passe, dit-il, entendons-nous par la pédale ; vous devez me savoir par cœur depuis ce matin, je ne suis pas homme à faire de petites malices…

Flavie n’avait pas été gâtée en fait de supériorité ; le ton tranchant de Théodose et l’Annonce éblouissaient cette femme, à qui l’habile prestidigitateur avait présenté le combat de façon à la mettre entre le oui et le non ; il fallait l’adopter ou le rejeter absolument ; et comme sa conduite était le résultat du calcul il suivait d’un œil doux, mais avec une intérieure sagacité les effets de sa fascination. Pendant qu’on enlevait les plats du second service, Minard, inquiet de Phellion, dit à Thuillier d’un air grave :

— Mon cher Thuillier, si j’ai accepté votre dîner, c’est qu’il s’agissait d’une communication importante à vous faire, et qui vous honore trop pour ne pas en rendre témoins tous vos convives…

Thuillier devint pâle.

— Vous m’avez obtenu la croix !… s’écria-t-il en recevant un regard de Théodose et voulant lui prouver qu’il ne manquait pas de finesse.

— Vous l’aurez quelque jour, répondit le maire ; mais il s’agit de mieux que cela. La croix est une faveur due à la bonne opinion d’un ministre, tandis qu’il est question d’une espèce d’élection due à l’assentiment de tous vos concitoyens. En un mot, un assez grand nombre d’électeurs de mon arrondissement ont jeté les yeux sur vous et veulent vous honorer de leur confiance en vous chargeant de représenter cet arrondissement au conseil

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municipal de Paris qui, comme tout le monde le sait, est le conseil général de la Seine…

— Bravo ! fit Dutocq.

Phellion se leva.

— Môsieur le maire m’a prévenu, dit-il d’une voix émue, mais il est si flatteur pour notre ami d’être l’objet de tous les bons citoyens à la fois, et de réunir la voix publique sur tous les points de l’arrondissement que je ne puis me plaindre de ne venir qu’en seconde ligne, et d’ailleurs : au pouvoir l’initiative !… Et il salua Minard respectueusement. -- Oui, môsieur Thuillier, plusieurs électeurs pensaient à vous donner leur mandat dans la partie de l’arrondissement où j’ai mes modestes pénates, et il y a cela de particulier pour vous que vous leur fûtes désigné par un homme illustre… (Sensation !) par un homme en qui nous voulions honorer l’un des plus vertueux habitants de l’arrondissement qui en fut pendant vingt ans le père, je veux parler ici de feu monsieur Popinot, en son vivant conseiller à la Cour royale et notre conseiller au conseil municipal, mais son neveu, le docteur Bianchon, l’une de nos gloires… a décliné, eu égard à ses fonctions absorbantes, la responsabilité dont il pouvait être alors chargé, tout en nous remerciant de nos hommages, et il a, remarquez ceci, il a désigné à nos votes le candidat de môsieur le maire, comme, à son sens, le plus capable, à raison de la place qu’il a naguères occupée, d’exercer la magistrature de l’édilité !…

Et Phellion se rassit au milieu d’une rumeur acclamative.

— Thuillier, tu peux compter sur ton vieil ami, dit Colleville.

En ce moment les convives furent tous attendris par le spectacle que leur donna la vieille Brigitte et madame Thuillier. Brigitte, pâle comme si elle défaillait, laissait couler sur ses joues des larmes qui se succédaient lentement, larmes d’une joie profonde, et madame Thuillier restait comme foudroyée, les yeux fixes. Tout à coup, la vieille fille s’élança dans la cuisine en criant à Joséphine :

— Viens à la cave, ma fille !… il faut du vin de derrière les fagots.

— Mes amis, dit Thuillier d’une voix émue, voici le plus beau jour de ma vie, il est plus beau que celui de mon élection, si je puis consentir à me laisser désigner aux suffrages de mes concitoyens (Allons ! allons !), car je me sens bien usé par trente ans de service public, et vous penserez qu’un homme d’honneur doit

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consulter ses forces et ses capacités avant d’assumer sur soi les fonctions de l’édilité…

— Je n’attendais pas moins de vous, monsieur Thuillier, s’écria Phellion. Pardon ! voici la première fois de ma vie que j’interromps, et un ancien supérieur encore ! mais il y a des circonstances…

— Acceptez ! acceptez ! cria Zélie, et nom d’un petit bonhomme, il nous faut des hommes comme vous pour gouverner.

— Résignez-vous, mon chef ! dit Dutocq, et vive le futur conseiller municipal ! Mais nous n’avons rien à boire…

— Ainsi, voilà qui est dit, reprit Minard, vous êtes notre candidat.

— Vous présumez beaucoup de moi, répondit Thuillier.

— Allons donc ! s’écria Colleville, un homme qui a trente ans de galères dans les bureaux des finances, est un trésor pour la ville !

— Vous êtes par trop modeste ! dit le jeune Minard ; votre capacité nous est bien connue ; elle est restée comme un préjugé aux finances…

— C’est vous qui l’avez voulu… s’écria Thuillier.

— Le roi sera très-content de ce choix, allez ! fit Minard en se rengorgeant.

— Messieurs, dit la Peyrade, voulez-vous permettre à un jeune habitant du faubourg Saint-Jacques une petite observation qui n’est pas sans importance.

La conscience que chacun avait de la valeur de l’avocat des pauvres amena le plus profond silence.

— L’influence de monsieur le maire de l’arrondissement limitrophe, et qui est immense dans le nôtre, où il a laissé de si beaux souvenirs, celle de monsieur Phellion, l’oracle, disons la vérité, fit-il en apercevant un geste de Phellion, l’oracle de son bataillon ; celle non moins puissante que monsieur de Colleville doit à la franchise de ses manières, à son urbanité ; celle de monsieur le greffier de la justice de paix, laquelle ne sera pas moins efficace, et le peu d’efforts que je puis offrir dans ma modeste sphère d’activité, sont des gages de succès ; mais ce n’est pas le succès !… Pour obtenir un rapide triomphe, nous devons nous engager tous à garder la plus profonde discrétion sur la manifestation qui vient d’avoir lieu ici… Nous exciterions, sans le savoir et sans le vouloir,

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l’envie, les passions secondaires, qui nous créeraient plus tard des obstacles à vaincre. Le sens politique de la nouvelle question, la base même de son symptôme et la garantie de son existence est dans un certain partage, dans une certaine limite du pouvoir avec la classe moyenne, la véritable force des sociétés modernes, le siége de la moralité, des bons sentiments, du travail intelligent ; mais nous ne pouvons pas nous dissimuler que l’élection, étendue à presque toutes les fonctions, a fait pénétrer les préoccupations de l’ambition, la fureur d’être quelque chose, passez-moi le mot, à des profondeurs sociales qu’elles n’auraient pas dû agiter. Quelques-uns y voient un bien, d’autres y voient un mal ; il ne m’appartient pas de juger la question en présence d’esprits devant la supériorité desquels je m’incline ; je me contente de la poser pour faire apercevoir le danger que peut courir l’étendard de notre ami. Voyez, le décès de notre honorable représentant au conseil municipal compte à peine huit jours de date, et déjà l’arrondissement est soulevé par des ambitions subalternes. On veut être en vue à tout prix. L’ordonnance de convocation n’aura peut-être son effet que dans un mois. D’ici là, combien d’intrigues !… N’offrons pas, je vous en supplie, notre ami Thuillier aux coups de ses concurrents ! Ne le livrons pas à la discussion publique, cette harpie moderne qui n’est que le porte-voix de la calomnie, de l’envie, le prétexte saisi par les inimitiés, qui diminue tout ce qui est grand, qui salit tout ce qui est respectable, qui déshonore tout ce qui est sacré !… Faisons comme a fait le tiers-parti à la chambre, restons muets et votons !

— Il parle bien, dit Phellion à son voisin Dutocq.

— Et comme c’est fort de choses !…

L’envie avait rendu le fils de Minard jaune et vert.

— C’est bien dit et vrai, s’écria Minard.

— Adopté à l’unanimité, dit Colleville ; messieurs, nous sommes gens d’honneur, il nous suffit de nous être entendus sur ce point.

— Qui veut la fin veut les moyens, dit emphatiquement Phellion.

En ce moment, mademoiselle Thuillier parut suivie de ses deux domestiques ; elle avait la clef de la cave passée dans sa ceinture, et trois bouteilles de vin de Champagne, trois bouteilles de vin vieux de l’Hermitage, une bouteille de vin de Malaga, furent

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placées sur la table ; mais elle portait avec une attention presque respectueuse une petite bouteille, semblable à une fée Carabosse qu’elle mit devant elle. Au milieu de l’hilarité causée par cette abondance de choses exquises, fruit de la reconnaissance, et que la pauvre fille, dans son délire, versait avec une profusion qui faisait le procès à son hospitalité de chaque quinzaine, il arrivait de nombreux plats de dessert, des quatre-mendiants en monceaux, des pyramides d’oranges, des tas de pommes, des fromages, des confitures, des fruits confits venus des profondeurs de ses armoires, qui, sans les circonstances, n’auraient pas figuré sur la nappe.

— Céleste, on va t’apporter une bouteille d’eau-de-vie que mon père a eue en 1802 ; fais-en une salade d’oranges ! cria-t-elle à sa belle-soeur. -- Monsieur Phellion, débouchez le vin de Champagne ; cette bouteille est pour vous trois. -- Monsieur Dutocq prenez celle-ci ! -- Monsieur Colleville, vous qui savez faire partir les bouchons !…

Les deux filles distribuaient des verres à vin de Champagne, des verres à vin de Bordeaux et des petits verres, car Joséphine apporta trois bouteilles de vin de Bordeaux.

— De l’année de la comète, cria Thuillier ! Messieurs, vous avez fait perdre la tête à ma soeur.

— Et ce soir, du punch et des gâteaux ! dit-elle ; j’ai envoyé chercher du thé chez le pharmacien. Mon Dieu ! si j’avais su qu’il s’agissait d’une élection, s’écriait-elle en regardant sa belle-soeur j’aurais mis le dinde !…

Un rire général accueillit cette phrase.

— Oh ! nous avions une oie, dit Minard fils en riant.

— Les charrettes y versent ! s’écria madame Thuillier en voyant servir des marrons glacés et des meringues.

Mademoiselle Thuillier avait le visage en feu ; elle était superbe à voir, et jamais l’amour d’une sœur n’eut une expression si furibonde.

— Pour qui la connaît ! c’est attendrissant ! s’écria madame Colleville.

Les verres étaient pleins ; chacun se regardait ; on semblait attendre un toast, et la Peyrade dit :

— Messieurs, buvons à quelque chose de sublime !…

Tout le monde fut dans l’étonnement.

— A mademoiselle Brigitte !…

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On se leva, l’on trinqua, l’on cria : Vive mademoiselle Thuillier ! tant l’expression d’un sentiment vrai produit d’enthousiasme.

— Messieurs, dit Phellion en lisant un papier écrit au crayon, au travail, à ses splendeurs, dans la personne de notre ancien camarade, devenu l’un des maires de Paris, à monsieur Minard et à son épouse !

Après cinq minutes de conversation, Thuillier dit :

— Messieurs, au roi et à la famille royale !… Je n’ajoute rien, ce toast dit tout.

— A l’élection de mon frère, dit mademoiselle Thuillier.

— Je vais vous faire rire, dit la Peyrade, qui ne cessait de parler à l’oreille de Flavie, et il se leva : Aux femmes ! à ce sexe enchanteur à qui nous devons tant de bonheur, sans compter nos mères, nos sœurs et nos épouses !…

Ce toast excita l’hilarité générale, et Colleville, déjà gai, cria :

— Gredin, tu m’as volé ma phrase.

Monsieur le maire se lève ; le plus profond silence règne.

— Messieurs, à nos institutions ! de là vient la force et la grandeur de la France dynastique !

Les bouteilles disparaissaient au milieu d’approbations données de voisin à voisin sur la bonté surprenante, sur la finesse des liquides.

Céleste Colleville dit timidement :

— Maman, me permettrez-vous de faire un toast ?…

La pauvre jeune fille avait aperçu la figure hébêtée de sa marraine, oubliée, elle, la maîtresse de la maison, offrant presque l’expression du chien ne sachant à quel maître obéir, allant de la physionomie de sa terrible belle-soeur à celle de Thuillier, consultant les visages, s’oubliant elle-même ; mais la joie sur cette face d’ilote, habituée à n’être rien, à comprimer ses idées, ses sentiments, faisait l’effet d’un pâle soleil d’hiver sous une brume : elle éclairait à regret ces chairs molles et flétries. Le bonnet de gaze orné de fleurs sombres, la négligence de la coiffure, la robe couleur carmélite, dont le corsage offrait pour tout ornement une grosse chaîne d’or, tout, jusqu’à la contenance, stimula l’affection de la jeune Céleste, qui, seule au monde, connaissait la valeur de cette femme, condamnée au silence et qui savait tout autour d’elle, qui souffrait de tout et qui se consolait avec elle et Dieu.

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— Laissez-lui faire son petit toast, dit la Peyrade à madame Colleville.

— Va, ma fille, s’écria Colleville ; il y a le vin de l’Hermitage à boire, et il est chenu.

— A ma bonne marraine ! dit la jeune fille en inclinant son verre avec respect et le lui tendant.

La pauvre femme, effarouchée, regarda, mais à travers un voile de larmes, alternativement sa sœur et son mari ; mais sa position au sein de la famille était si connue, et l’hommage de l’innocence à la faiblesse avait quelque chose de si beau, que l’émotion fut générale ; tous les hommes se levèrent et s’inclinèrent devant madame Thuillier.

— Ah ! Céleste, je voudrais avoir un royaume à mettre à vos pieds, lui dit Félix Phellion.

Le bon Phellion essuyait une larme, et Dutocq lui-même était attendri.

— Quelle charmante enfant ! dit mademoiselle Thuillier en se levant et allant embrasser sa belle-soeur.

— A moi ! dit Colleville en se posant en athlète. Ecoutez bien ! A l’amitié ! -- Videz vos verres ! remplissez vos verres ! -- Bien. Aux beaux-arts ! la fleur de la vie sociale. Videz vos verres, remplissez vos verres. A pareille fête le lendemain de l’élection !

— Qu’est-ce que cette petite bouteille ?… demanda Dutocq à mademoiselle Thuillier.

— C’est, dit-elle, une des trois bouteilles de liqueur de madame Amphoux ; la seconde est pour le mariage de Céleste, et la dernière pour le jour du baptême de son premier enfant.

— Ma sœur a presque perdu la tête, dit Thuillier à Colleville !

Le dîner fut terminé par un toast porté par Thuillier, et qui lui fut soufflé par Théodose, au moment où la bouteille de Malaga brilla dans les petits verres comme autant de rubis.

— Colleville, messieurs, a bu à l’amitié ; moi, je bois, avec ce vin généreux, à mes amis !…

Un hourra plein de chaleur accueillit cette sentimentalité ; mais, comme dit Dutocq à Théodose :

— C’est un meurtre que de donner de pareil vin de Malaga à des gosiers du dernier ordre.

— Ah ! si l’on pouvait imiter ça, bon ami ! cria la mairesse en

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faisant retentir son verre par la manière dont elle suçait la liqueur espagnole, quelle fortune on ferait !

Zélie était arrivée à son plus haut degré d’incandescence ; elle était effrayante.

— Ah ! répondit Minard, la nôtre est faite !

— Votre avis, ma sœur, dit Brigitte à madame Thuillier, est-il de prendre le thé dans la salle ?…

Madame Thuillier se leva.