Les Petites Religions de Paris/Une cérémonie bouddhique

Léon Chailley (p. 69-78).

III

UNE CÉRÉMONIE BOUDDHIQUE

C’était un spectable menu et mélancolique, ce mystère qu’un supérieur du temple de Singon, M. Horiou-Toki, a déclamé et joué le 13 novembre 1893 en plein Paris, au premier étage du Musée Guimet. Le matin filtrait dans la salle encombrée de Bouddhas aux étranges attitudes figées dans la contemplation ; et un recueillement étonné pénétrait l’âmes des jeunes femmes distraites, des messieurs âgés mais attentifs et des journalistes souriants ; tous s’assirent sur des banquettes improvisées, à droite et à gauche d’un prêtre grêle enveloppé, noyé j’oserai dire, dans une sorte de chasuble jaune pâle, étoilée de bouquets de fleurs éteintes. L’autel était installé contre l’immense piédouche où s’entassent de disparates et lumineuses idoles, autel grêle lui aussi, avec, au lieu de tabernacle, une miniature de pagode où reluit un minuscule Bouddha. Sur la nappe, huit coupes pleines de chrysanthèmes blancs, un brûle-parfum en forme de lotus, deux soucoupes pleines de riz, un petit plat de gâteaux et une assiette de fruits. Deux hauts cierges rouges où tremblote une lumière fanée et deux grands vases d’où débordent de larges fleurs couronnent ce discret repas offert aux dieux.

Huit fois la main maigre et jaune, comme l’antenne d’un long insecte, a agité la clochette sacrée, pour aviser les dieux et les hommes que le grand drame de l’union du prêtre et de la divinité est sur le point de s’accomplir. Entrée religieuse dans le temple. Le prêtre a les doigts joints et il salue Addi-Bouddha, le père abstrait de tous les Bouddhas, par cette invocation amoureuse : « Oh ! notre Nioraï ne peut se comparer à rien, oh qu’il est merveilleusement grand ! » Puis ce petit corps, qui a la couleur du thé et de ces excitants délicieux de l’Orient conduisant au rêve par l’ivresse, s’effondre, disparaît presque sous le manteau sacré ; il s’isole du monde entier afin de mieux s’élancer dans l’au-delà qui, autour de lui, palpite.

Or, tout le retient encore sur la terre, même ces instruments sacrés trop matériels sans doute, et jusqu’à l’attentive prière des assistants trop inquiétés de convoitises humaines. L’eau consacrée dort heureusement là dans une tasse de laque et la mince baguette qu’y trempe l’hiérophante se redresse au bout de ses doigts, devenue magique ; les gouttes répandues dans l’air, sur le sol et sur l’autel ont purifié la salle entière, prête désormais à accueillir les invisibles esprits. Quant aux offrandes, pures déjà comme les fruits de la terre que la main de l’homme à peine effleura, elles sont exorcisées par le Sangô, foudre à trois dards par lequel sont expulsés les infimes démons repliés sous les pétales des fleurs et dans l’interstice insaisissable qui sépare deux grains de riz.

Maintenant, ils peuvent venir les Bouddhas, âmes des sages qui ont déjà illuminé la terre de leur bienfaisante présence, et les Bodhisattvas, esprits glorieux, sortes d’anges gardiens des peuples qui peut-être s’incarneront un jour en quelque apôtre triomphant. M. Horiou-Toki les éveille et les appelle sur un ton de mélopée infiniment doux et triste, et il ne néglige pas non plus les plus humbles génies, les demi-dieux du foyer, et ces diables, bons au fond malgré leur visage terrible, car leur mission est de ramener les méchants au bien par la terreur.

Ils sont là tous maintenant, au nombre de mille soixante et un, visibles pour la foi de l’assistance — tant les divinités, même celles de l’Inde et du Japon, sont habituées à la passive indifférence des hommes ! Pour les remercier, le prêtre répand les chrysanthèmes blancs des six coupes et il récite : « Puissent ces fleurs remplir les dix mondes et être offertes à tous les Bouddhas et Bodhisattvas ! » Tout cela s’entremêle de volutes d’encens exhalés d’un encensoir de bronze dont la tige est immobile — de triples secousses de sonnette, baisée au moment d’être prise ou d’être quittée, et dont le rythme rappelle le catholique sanctus, enfin — ce qui impressionne plus longuement — les sons de gong arrachés à un bassin métallique pour ponctuer les mantras ou versets sacrés.

Une sorte de papyrus est déplié par le moine, des noms étranges sont proclamés avec le même accent plaintif, que le grave plain-chant des carmélites seul dépasse en beauté ; ce sont cent mots, appellations sacrées des dieux. Mais l’officiant vient de tomber sur ses genoux et, priant pour tous les assistants et tous les êtres de la terre et des étoiles, il s’écrie : « Les Bouddhas font des miracles dans tous les univers et ils s’y montrent sous des transformations multiples suivant les circonstances. Rien qui puisse vaincre cette force éternelle, capable d’accomplir tous les vœux. »

Trois coups de sonnette avertissent Bouddhas et Bodhisattvas qu’ils peuvent se retirer. De nouveau le prêtre disparaît sous le manteau sacré, cuirasse des tentations innombrables, et il s’éloigne de l’autel à reculons.

… Une anxiété me restait. M. Horiou-Toki semblait s’ingénier à voiler ses mains mouvantes sous la chasuble pâle. J’interrogeai M. de Milloué, alors que M. Guimet multipliait çà et là son amabilité et ses commentaires. M. de Milloué me répondit : « L’officiant a soin de cacher au peuple pendant la cérémonie les moudras, c’est-à-dire les signes mystiques de ses doigts qui, équivalant à la récitation d’un mantra ou verset, appellent les énergies célestes et conversent avec elles. »

Alors je me souvins des vieilles écoles de Kabbalistes, accordant, elles aussi, une puissance symbolique et effective à certains mots et à certaines attitudes du visage et de la main par lesquels les esprits sont contraints à leur obéir. En Occident comme en Orient, une même initiation semble avoir présidé aux pratiques de la magie. Il est vrai que cette science du verbe et du signe, si elle a quelque autorité dans l’invisible, n’a pas beaucoup de pouvoir sur le visible, et les Anglais et les Turcs, sabre en main, ont toujours asservi les doctes Kabbalistes de Judée ou les bouddhistes ésotéristes de l’Inde…

Aussi M. Horiou-Toki ne dédaigne pas les petits avantages que l’on obtient sans pantomime hiératique et sans marmottements sacrés, et c’est en bonne langue japonaise qu’il a expliqué à son interprète, le très Parisien M. Kawamoura, son vif désir d’être crayonné par M. Régamey.

La cérémonie terminée, je fis le tour de l’autel et remarquai tout près de lui, une petite table où s’étalait la statue en faïence de Kooboo-Daïshi, fondateur de la secte à laquelle appartient M. Horiou-Toki. On n’avait pas oublié de servir un petit repas à l’effigie de cet excellent religieux qui mourut vers l’an 835, mais je remarquai que les plats étaient moins nombreux et tout petits ; car jamais un homme, fût-il mort dans la plus odorante vénération, n’a l’estomac de mille soixante et un Bouddhas.

Au bas de l’autel étaient tombés l’éventail et le chapelet parmi des pétales en miettes.

Cependant, je ne sais quoi de nain s’imposait à mon âme, malgré les icônes flambantes du piédouche, où ricanent les bénévoles démons aux six mains armées de lances et de glaives et chevauchant des taureaux verts, tandis que derrière, en auréole, tourbillonne une énorme roue de torture. Je songeai aux temples du Japon, aux fines architectures ornées de tableaux et de statues d’une fantaisie délicate et somptueuse, au milieu de vastes et riants jardins, où scintillent, laquées et dorées, des chapelles semblables à des bibelots d’étagères cent fois grandis, qu’habitent des moines extatiques et végétariens. Ah ! l’Europe rétrécit le bouddhisme !… Aussi me suis-je expliqué le ton dégagé avec lequel M. Clémenceau, survenant à la fin de la cérémonie, le chapeau sur l’oreille, murmura, en touchant d’un doigt dégoûté les pieuses offrandes :

« Peuh… des dînettes de poupée ([1]). »


  1. Le rite de cette secte est imprégné d’un délicat mysticisme et d’une foi au surnaturel divin dont s’écartent tout, à fait d’autres Bouddhistes. M. de Bonnières qui, dans le Baiser de Maïna, évoqua avec les yeux d’un témoin et l’intuition d’un poète, Bénarès la Ville Sainte, m’expliqua ces différences profondes par la diversité des « véhicules » et la compréhension tout autre de la doctrine du Bouddha par les matérialistes littéraux du Sud et les mystiques du Nord.