Les Petites Expositions de peinture

LES
PETITES EXPOSITIONS
DE PEINTURE

Le cercle de la place Vendôme. — Le cercle de la rue Volney. — Le cercle de la rue Vivienne. — Les deux expositions de la Société des aquarellistes français.

Depuis quelques années déjà qu’il est de bon ton de se montrer au Salon comme aux courses, les expositions des cercles se sont multipliées. On a dit que ces expositions sont à l’ouverture du Salon ce que les répétitions générales sont aux premières représentations. Il n’en fallait pas tant pour que le public élégant affluât dans les cercles. Être le premier à voir quelque chose que ce soit, n’est-ce pas un des termes de la félicité humaine ? La comparaison cependant n’est pas très juste ; les expositions des cercles sont moins les répétitions que les annexes des Salons. Si on retrouve au palais des Champs-Elysées quelques-unes des toiles des cercles de la place Vendôme et de la rue Volney, le nombre en est restreint. Notre époque est féconde en peintres qui sont eux-mêmes féconds en tableaux. Nous pourrions citer tel portraitiste renommé qui, bon an mal an, fait vingt grands portraits ; tel peintre de genre qui peint des tableaux à la série. Ces portraits, ces tableaux, le règlement sur les expositions, qui limite à deux les œuvres pouvant être envoyées au Salon, empêche de les exposer tous. De là pour les peintres l’utilité des expositions des cercles ; ils y mettent ce qu’ils ne peuvent mettre au Salon. Mais le malheur pour les cercles est que les peintres n’y exposent pas des tableaux pris au hasard dans l’atelier. Ils choisissent, non point en aveugles, et leurs meilleures choses sont réservées pour le Salon. Au Salon, les tableaux qui fondent la réputation, les œuvres les plus achevées et les plus durables; aux cercles, les portraits de commande ou de complaisance, les tableaux faits vite, les ébauches bien venues. Aussi, quoique les expositions des cercles soient des Salons de choix, car il y a peu de tableaux, et tous ces tableaux ont pour auteurs des artistes connus, la plupart hors concours, ces expositions n’ont pas un intérêt sérieux au point de vue de l’art. On n’y trouve pas l’ivraie, mais on n’y trouve pas non plus le meilleur grain. Les proportions relativement restreintes des salles en proscrivent la grande peinture. Enfin, les débutans n’y exposent point. Donc, pas la moindre surprise, pas la moindre révélation. Il est certain que l’exposition des envois de Rome, où il n’y a quelquefois que six toiles pleines de défauts, est souvent plus intéressante que l’exposition d’un cercle où il y a cent cinquante tableaux de vrai mérite.

Aux expositions des cercles, le critique ne se sent ni à sa place ni dans son rôle. Sa place est dans les musées, où il apprend sans cesse. Son rôle est de saluer les débuts et les promesses, de marquer les progrès et les défaillances, d’étudier les transformations qui s’opèrent dans la manière d’un maître; ce n’est pas de décrire dix fois de suite le même tableau du même peintre, de constater chaque année les grâces mièvres des portraits de M. Jacquet ni de bien préciser en 1880 que l’Espagnol de M. Worms est assis et porte une culotte bleue, comme il a bien précisé en 1879 que ce même Espagnol était debout et portait une culotte noire. L’écureuil qui tourne sans cesse dans sa cage ne fait pas un métier plus monotone et plus inutile. Quand un nouveau venu, comme M. Roll, expose en 1877 la grande toile dramatique de l’Inondation de Toulouse et en 1879 le Triomphe de Silène, d’une exécution si large et si puissante; quand un portraitiste comme M. Carolus Duran, qui pendant dix ans a été de succès en succès, se surpasse dans un chef-d’œuvre absolu : le portrait de Mme Vandal; quand un peintre comme M. Donnat, qui a traité tous les sujets avec un égal talent, donne l’expression la plus haute et la plus forte de ce talent dans le portrait de M. Thiers; quand enfin un maître comme M. Meissonier abandonne ses admirables petites figures de joueurs d’échecs, de reîtres François Ier, de raffinés Louis XIII et de gentilshommes Louis XV, et aborde le grand tableau d’histoire militaire dans 'Dix-huit cent quatorze' et dans Dix huit cent sept, alors on conçoit le rôle du critique. Mais, puisque nous sommes au cercle de la place Vendôme et que nous parlons de M. Meissonier, en quoi les deux tableaux qu’il expose, le Voyageur et la Vue d’escalier, intéressent-ils l’histoire de l’art et la critique? en quoi peuvent-ils ajouter à la grande réputation de M. Meissonier? Ses admirateurs connaissent de lui vingt, cinquante tableaux analogues, et dans le nombre ils se rappellent en avoir vu de meilleurs. On ne peut pas dire que M. Meissonier soit en progrès, on ne peut pas dire qu’il soit en décadence; mais il est permis de penser que, lorsqu’il a peint ces deux tableaux, il était moins bien inspiré que de coutume.

La petite toile de M. Gérôme ne révèle pas non plus une nouvelle face de son talent, mais elle en confirme la caractéristique, qui est l’exactitude de la couleur locale. Que M. Gérôme peigne des Grecs dans le gynécée ou des Romains dans l’amphithéâtre, des Turcs aux portes des bazars ou des Égyptiens aux portes des mosquées, ce sont bien des Grecs, des Romains, des Turcs et des Égyptiens qu’il nous représente, et non des modèles d’atelier drapés de la toge ou coiffés du turban. Costumes, architecture, paysage, attitudes, physionomies, tout est l’expression exacte de l’époque et de la contrée. Le voyageur, l’archéologue, l’ethnographe ne trouveraient pas un détail à reprendre. Dans le tableau exposé place Vendôme, M. Gérôme a appliqué à un sujet presque contemporain cette recherche juste et profonde de la vérité locale qui est sa qualité maîtresse. C’est une élégante antichambre du temps de la restauration, tendue d’un papier peint, violet pâle, à décor de lyres, où est accrochée dans sa large bordure d’or une lithographie de la Fontaine des Amours. Assis sur un canapé de velours d’Utrecht, un grave personnage (anno Glatis suæ L, comme aurait mis Holbein) commence à s’impatienter de la longue attente qu’on lui fait subir. Un bouquet qu’il a posé près de lui, sur le canapé, semble indiquer qu’il n’est pas venu pour une visite d’affaires. Mais, bien que la physionomie sévère et dure de ce galantin s’éclaire d’une expression de sentimentalité tout à fait dans le caractère de l’époque et bien que son habillement soit de la meilleure coupe et à la dernière mode du jour : carrick vert-bouteille à triple collet, gilet de Casimir, culottes courtes, bas de soie, souliers à boucles d’argent, large cravate blanche autour du cou et chapeau tromblon à la main, on comprend que la maîtresse du logis ne soit pas très pressée de le recevoir. Après cette heureuse excursion en plein XIXe siècle, pourquoi M. Gérôme ne peindrait-il pas un tableau tout contemporain? Personne ne laisserait sur notre époque un document aussi complet et aussi précis.

M. Georges Clairin ne prétend pas à la finesse de touche ni à la fermeté de modelé de M. Gérôme. Mais il est né coloriste. La couleur est un don merveilleux, à la condition qu’on n’en abuse pas. Dans son Jour de fête à Barcelone, M. Clairin a su résister à l’entraînement; il a fait un excellent tableau. Rien de plus charmant que cette terrasse peuplée de jeunes femmes babillant à l’ombre des glycines en fleurs. Quelle grâce sous les mantilles, sous l’éventail quels sourires! Les détails d’architecture, balustres ouvrés, corbeaux finement sculptés, guivres en têtes de bêtes et de grotesques, sont enlevés d’un pinceau alerte. Les tons gris et luisans des vieilles pierres s’harmonisent à merveille avec les couleurs vives et gaies des robes et des éventails. Quittons la Catalogne pour suivre au Maroc M. Benjamin Constant, un autre coloriste. On retrouve dans son Charmeur de serpens sa facilité de bon aloi et sa couleur brillante. Mais pourquoi a-t-il donné cette silhouette simiesque au nègre qui, debout à la droite du tableau, regarde les exercices du charmeur de serpens? A-t-il voulu apporter un nouvel argument aux théories de Darwin? M. Jundt a sacrifié mal à propos au « japonisme. » Est-ce de lui, de lui qui sait si admirablement envelopper ses silhouettes dans l’air ambiant, cette lourde figure de Japonaise dont les contours secs se détachent crûment sur le fond? que le peintre des herbes humides de rosée et des horizons vaporeux revienne bien vite à ses poétiques jeunes filles d’Alsace. Dans les peintures de genre, citons encore un panneau décoratif d’Alfred Stévens, d’un pénétrant sentiment de mélancolie, et la Joueuse de tympanon, un rêve rose et bleu de Charles Voillemot.

La vaillante escouade des peintres militaires est sous les armes. Aucun ne manque à l’appel. Voici, de Dupray, une Mise en batterie d’un furieux mouvement et une Revue d’inspection générale qui fait regretter les jolis uniformes du second empire, les lanciers avec leur shapska et leur plastron à la couleur du régiment, les chasseurs avec leur élégant talpach et leur dolman à brandebourgs noirs. Voici, de Berne-Bellecourt, deux cuirassiers au Jardin des Plantes en contemplation devant la cage des singes, et une Corvée de foin dans un paysage d’une crudité rare. M. de Neuville expose un petit portrait équestre du général Stroukof. Le général porte la tenue de campagne : longue capote verte, large pantalon à bande, grandes bottes, casquette plate à turban rouge, sur la poitrine et à la garde du sabre le ruban de Saint-George. Entre parenthèses, n’y a-t-il pas une grande et touchante idée dans cette coutume russe qui consiste à décorer le sabre en même temps que le soldat? Nous avons été agréablement surpris par le Parlementaire aux avant-postes, de M. Détaille. Le jeune peintre a agrandi ses figures et a grandi sa manière. Quand, en pleine période de succès, un peintre cherche une voie nouvelle, c’est le signe certain que c’est un véritable artiste. De telles tentatives ne sont pas toujours du goût du public, elles sont toujours à l’honneur du peintre. La composition du Parlementaire est conçue en hauteur. Au premier plan, trois chasseurs à pied, vus de dos, regardent avec curiosité la scène qui se passe devant eux. Au second plan, sur un terre-plein, un officier de hussards rouges, entouré d’un groupe de chasseurs, se fait bander les yeux par un sergent, tandis que le commandant de la grand’garde jette un coup d’œil sur les papiers que lui a remis le parlementaire. L’ordonnance de celui-ci, un cavalier portant le fanion blanc, est resté en selle et tient par la bride le cheval de l’officier. M. Détaille a traité des sujets plus dramatiques et plus animés, il a trouvé des compositions mieux liées; jamais il n’a peint avec cette largeur et cette fermeté. Nous saluons ce tableau comme une brillante promesse ; car il nous fait espérer que M. Détaille nous donnera bientôt quelque grande toile avec des figures de tiers de nature, où il s’élèvera du genre militaire à l’histoire militaire.

Il n’y a pas moins de cinquante portraits à l’exposition de la place Vendôme. Les deux meilleurs sont le portrait d’enfant et le portrait de femme de M. Carolus Duran. Debout, de face, le baby, vêtu d’une blouse de velours noir à manches de satin noir, tient dans ses bras un petit griffon écossais qui se laisse faire d’assez bonne grâce. L’opposition des noirs avec le rideau pourpre qui forme le fond est du plus beau et du plus franc effet de couleur. Le faire des mains et des jambes nues est sommaire, mais la petite tête aux grands yeux étonnés est vivante et charmante, et l’ensemble est superbe. Le portrait de Mme de B… est pourtant d’une qualité plus achevée. La jeune femme porte une robe blanche unie. Le corps se présente de face, les bras tombant gracieusement et les mains se réunissant au-dessous de la ceinture pour tenir un bouquet de roses. On ne saurait choisir une attitude qui ait plus de grâce et plus de naturel. La robe est brossée avec la maestria habituelle de Carolus Daran ; empreint d’une rare distinction et modelé avec autant de délicatesse que de puissante fermeté, le visage a toute l’apparence de la vie. On a été bien sévère pour le portrait de deux enfans de M. Bonnat. Il y a peut-être à cette sévérité une cause autre que les défauts du tableau. Nous, public et critiques, nous sommes sous la puissance de M. Bonnat ; nous ne sommes nullement sous le charme de M. Bonnat. Il est de ceux qui s’imposent, non de ceux qui séduisent. Aussi on ne lui passe aucune défaillance. On est presque heureux de le trouver en faute, et c’est avec plaisir qu’on constate ses sommeils, pour reprendre une expression d’Horace. Certes, cette peinture massive à force d’être solide, ces hachures et ces empâtemens, ces tons plâtreux ne sont pas faits pour rendre les chairs potelées, les membres délicats, les formes encore indécises et les fraîches carnations de l’enfant. De plus, le bas du tableau est mal composé. Le côté gauche de la toile est vide, et l’artifice du peintre qui a jeté là une draperie ne suffit pas à le remplir ; les jambes croisées de la petite fille forment un X parfait des plus disgracieux. Toutefois le haut du groupe est excellent. La poitrine blanche fouettée de rose du petit enfant, sa tête souriante, le visage expressif de la petite fille, ont un relief surprenant. Une telle peinture peut ne pas plaire, mais on ne peut nier la puissance d’un tel peintre. Si on regardait la tête d’enfant de M. Jalabert qui est placée tout à côté du portrait de M. Bonnat, on reconnaîtrait plus de qualités à celui-ci. D’autres portraits méritent un regard ; le portrait de M. X… par M. Roll, d’une touche trop brutale, mais plein de vie et de couleur ; deux bons portraits d’hommes, d’une correction un peu froide, dus au pinceau savant de M. Émile Lévy ; un joli portrait d’enfant, très vigoureux dans sa gamme claire, exposé par M. Saintin. Le portrait de l’acteur Worms, dans Hernani, par M. Maignan, est moins le portrait d’un homme que celui d’un costume. La tête, à peine faite, rentre dans la toile. Elle n’est pas en relief; elle est en retraite.

Des portraits aux bustes la transition est indiquée. Au premier aspect, on est séduit par l’originalité et l’élégance coquette et mutine de la Toinon de M. d’Épinay. Passons vite, sinon nous serions forcés de constater une insuffisance de modelé et une facture par à-peu-près que n’admet pas l’art de la sculpture. M. d’Épinay expose un haut-relief de marbre dont l’exécution est plus sérieuse. Le profil de la Leontina Bella se modèle en demi-relief dans un encadrement compliqué, imité du style de la renaissance, où s’entremêlent les guirlandes, les mascarons, les inscriptions et les rinceaux. M. de Saint-Marceaux a coiffé son buste d’enfant d’un feutre à larges bords qui n’est nullement sculptural. Dans les statues, dans les bas-reliefs, dans les bustes, les maîtres n’ont guère sculpté que des têtes nues. Les casques même qui, par leur matière massive et leurs formes arrêtées se prêtent mieux à la statuaire que les autres coiffures, ont été très rarement employés. Cette petite critique n’infirme pas la valeur du buste de M. de Saint-Marceaux. Le petit Jehan est une œuvre charmante. Le modelé en est un peu rond, mais le sculpteur avait à exprimer les chairs pleines de l’enfant. La céroplastique, hier encore abandonnée aux préparations d’anatomie, reprend une place d’honneur sous l’ébauchoir vital de M. Franceschi. La cire ne passe ni par le moule comme la terre et le bronze, ni par le ciseau du praticien comme le marbre ; on possède l’œuvre de l’artiste telle qu’elle est sortie de ses mains, toute chaude encore de son travail. La solidité de la cire défie le temps, et sa couleur chaude et ivoirine donne à la sculpture un aspect vivant. Dans le buste de Mme de F..., M. Franceschi a poussé à leur dernière puissance la précision du modelé et l’acuité de l’expression. Devant cette figure au regard profond, on songe à ces femmes-sphinx du grand Léonard qui n’ont pas encore donné leur secret. Si le haut et la partie postérieure de la tête se détachaient et ne laissaient subsister du buste que la face, on admirerait ce fragment comme une des œuvres les plus parfaites de la renaissance italienne.

Le joyau de l’exposition de la rue Saint-Arnaud, qui par le nombre sinon par l’importance des toiles, rivalise avec celle de la place Vendôme, c’est un petit tableau de M. Baudry. La Vérité qui vient de sortir de son puits traditionnel est assise ou plutôt à demi couchée sur la margelle, dans une de ces poses plafonnantes et quelque peu maniérées qu’affectionne M. Baudry. Forcément la ligne n’est pas d’un galbe très pur. Mais le corps prend son relief, palpite et s’anime sous les plus exquises caresses du modelé. La tête sourit avec un charme indicible et une adorable vénusté. Un enfant nu, frère de ces ravissans androgynes des médaillons de l’Opéra, regarde la magique apparition. Le bleu vif du ciel estompé de nuages blancs s’harmonise avec les figures dans une tonalité nacrée et lumineuse.

Une fois de plus, voici en présence les deux rivaux, Bonnat et Carolus Duran. L’un expose un portrait très ressemblant du peintre Gigoux; la tête est traitée par larges plans, avec de solides dessous accusant rigoureusement la structure de la face. L’autre expose un portrait non moins ressemblant de M. Sully-Prudhomme, qui a le relief et l’éclat de la vie; M. Bastien Lepage, lui, se garde bien de donner à ses portraits ce relief et cet éclat. Très décidément l’admiration de ce jeune peintre est un sens qui nous fait défaut. Après Léonard et Raphaël qui ont réussi à perdre dans la pâte tous leurs coups de pinceau, à dissimuler toute trace du métier, après Rubens et Rembrandt qui ont peint d’une façon si large, et si libre, au dix-neuvième siècle enfin, revenir au travail minutieux et laborieux et aux petites touches juxtaposées des primitifs allemands, cela nous semble prodigieux. Dans un des petits portraits mornes et figés de M. Bastien Lepage, les cheveux et la barbe sont faits poil par poil; on pourrait presque les compter. Ce travail à la loupe dénote certainement une admirable dextérité et une savante recherche des procédés archaïques; mais c’est de l’art primitif, c’est-à-dire de l’art rudimentaire. Si nous avons pour la peinture de M. Bastien Lepage une antipathie qui semblera excessive à plus d’un lecteur, nous avons pour la peinture de M. Henner une sympathie qui à quelques-uns semblera tout aussi étrange. Les moindres ébauches de Henner, cette Tête de femme, par exemple, dont la ligne du profil, les yeux et la bouche se noient dans l’ombre et dont on voit seulement l’ivoire du col et de la joue et l’or rutilant de la chevelure, portent la griffe du lion, la marque du maître-peintre.

On regarde avec d’autant plus de curiosité le portrait du sergent Hoff, par M. Bertier, que ce héros à la Cooper a passé quelque temps pour un personnage légendaire. Dans Paris assiégé, où pourtant on croyait à tant de choses, on ne voulait pas croire à l’existence de ce hardi chasseur d’hommes qui chaque matin rentrait aux avant-postes, portant comme un trophée un casque de Prussien. Invention de chroniqueur, disait-on. Or le sergent Hoff existe bel et bien. On peut le voir en personne place Vendôme, car il est maintenant gardien de la colonne, et en effigie à l’exposition de la rue Volney. M. Bertier a naturellement peint le soldat dans son vieil uniforme, la capote gris-bleuté du 7e de marche, où brille une croix bien gagnée. Il est vu de face, serrant dans sa main droite le canon de son redoutable chassepot. Malgré les épaisses moustaches châtain qui cachent la lèvre, la physionomie est très douce, si douce qu’on hésite à reconnaître le terrible tueur de Prussiens. Signalons encore quelques autres bons portraits, par MM. Baudry, Benjamin Constant, Ulmann, Gonzalès, Alphonse Hirsch, Parrot, Sain et Van Marke. Ce dernier n’est pas un des moins bons portraits de l’exposition, bien que ce ne soit qu’un portrait de chien.

Les Derniers Momens de Chlodobert, page d’histoire de M. Maignan, égarée au milieu de ces portraits et de ces tableaux de genre, représente le jeune prince, étendu sur un brancard de forme archaïque, se tordant dans les suprêmes convulsions. Agenouillé près de l’agonisant, Chilpéric s’abîme dans la prière, tandis que Frédégonde se retourne vers le tombeau de saint Médard pour implorer un miracle de son intercession. C’est un tableau savant et bien peint où, comme dans tous les toiles de M. Maignan, se trahit l’influence de M. Jean-Paul Laurens. M. Jean Béraud, qui ne va pas chercher ses sujets dans l’époque mérovingienne, expose le Perron de Tortoni. Mais n’avons-nous pas vu ce tableau déjà quatre ou cinq fois? Du moins nous en avons vu qui y ressemblent singulièrement. M. Béraud change les décors, mais les figures, nous voulons dire les marionnettes, restent toujours les mêmes. Le peintre a trouvé deux ou trois attitudes, deux ou trois groupemens, et il les transporte de tableau en tableau. Qu’il regarde donc les grandes estampes de Moreau le jeune et de Debucourt, et il verra quelle vie intense, quel mouvement vrai, quelle variété de types et d’attitudes, quel esprit enfin il pourrait mettre dans ses compositions. M. Beyle a plus d’imagination. Ce qu’il appelle Fleurs de pommier, c’est une jolie femme en costume du directoire, perchée sur la grosse branche d’un pommier couvert de fleurs. Autour de l’arbre s’étend un frais paysage d’avril. Si tous les pommiers portaient de pareilles fleurs, il faudrait doubler le nombre des gardes champêtres.

Deux portraits d’homme de M. Cabanel, deux portraits de femme de M. Cot et un portrait d’enfant de M. Jean-Paul Laurens donnent de l’intérêt à l’exposition du cercle de la rue Vivienne. Le petit profil de M. Jean-Paul Laurens est de la bonne manière du peintre. On ne saurait trop louer le joli sentiment de la physionomie, le modelé gras des chairs et surtout la facture large et hardie de cette toison frisée, de ces cheveux couleur paille de la première enfance. Quel plaisir on aurait à caresser et à embrasser cette jolie chevelure! Nous avons souvent rendu justice à M. Cot. Nous retrouvons dans ses deux portraits ses qualités accoutumées de dessinateur et de coloriste. Le portrait du statuaire Perraud, par M. Cabanel, ne marquera pas dans l’œuvre du maître; mais l’autre portrait, dans lequel nous croyons reconnaître les traits de M. Cabanel à vingt ans, est d’un ordre tout à fait supérieur. Chez M. Cabanel on ne trouve pas les puissans reliefs et les touches vigoureuses de M. Bonnat, ni la belle couleur et l’originalité magistrale de M. Carolus Duran, mais quelle science du modelé, quelle sûreté de main, quelle force contenue se cachent sous cette tranquille exécution!

La société des aquarellistes français aura fait cette année deux expositions. La première, qui ne se composait que de peintures à l’huile, est fermée depuis un mois. Mais on conserve le souvenir de ces tableaux aujourd’hui dispersés. On n’a pas oublié le Bas-Meudon, de M. Heilbuth, cette yole qui vogue sur la Seine dans l’atmosphère laiteuse du matin, ni les Grandes Manœuvres de M. Détaille, ce groupe d’officiers étrangers qui ont arrêté leurs chevaux pour suivre de la lorgnette le tir d’une batterie canonnant la position ennemie, ni l’Aïeul de M. Louis Leloir, cette fillette juchée sur le fauteuil de son grand-père et s’efforçant de peigner avec un énorme peigne le crâne totalement chauve du vieux gentilhomme. On se rappelle aussi l’Atelier du soir et la spirituelle scène de l’Éminence en visite, de M. Vibert, les Catalans et les Andalouses, conformes à l’original, de M. Worms, le vigoureux portrait de jeune fille, de Mme Madeleine Lemaire, les paysages de style de M. Français, les sites fantastiques de M. Gustave Doré, enfin le Laboratoire d’alchimie, la Grand’messe et le Retour de la chasse de M. Isabey. Le mouvement endiablé, le pittoresque désordre, la chaude couleur, rappellent les tableaux de l’école romantique. Il paraît que cette peinture-là est aujourd’hui démodée. Qui sait si, quand les jeunes peintres en vogue auront atteint l’âge de M. Isabey, leur peinture aussi ne sera pas démodée?

La seconde exposition des aquarellistes, celle-ci toute consacrée aux aquarelles, n’ouvrira que le 1er mars. Elle est encore dans le chaos de l’installation. Toutefois ce que nous en avons vu nous permet de dire que cette petite exposition sera la joie des yeux. Nous pressentons les paroles approbatives que provoqueront les cadres d’Eugène Lami et les convoitises féminines que fera naître le ravissant éventail où M. Louis Leloir a peint un nouvel épisode de la tentation de saint Antoine. Pour échapper aux épouvantables monstres et aux diables cornus de Callot, saint Antoine a quitté sa grotte et s’est réfugié sur un arbre. Mais voici que, sur chaque branche de l’arbre, se pose moitié oiseau et moitié fleur, une jolie femme demi-nue. L’enfer est devenu le paradis de Mahomet. Comment M. Leloir veut-il qu’on croie maintenant à la légende qui dit que saint Antoine triompha de la tentation ? M. Heilbuth expose les Fouilles de Pompéi, aquarelle d’une tonalité très chaude et d’une exécution très poussée, et des marines d’eau douce et d’eau salée d’une vive impression de fraîcheur. M. Détaillé a envoyé quatre aquarelles ou plutôt quatre gouaches dont le faire est également très vigoureux : tons solides et lumières empâtées. Ce sont des souvenirs de Londres. L’allure et la physionomie du soldat anglais sont admirablement rendues dans les horse-guards revenant de l’exercice par les allées verdoyantes de Hyde-Park et dans la parade d’infanterie au milieu d’une des cours de la Tour de Londres. Nous n’étonnerons personne en disant qu’on trouvera à l’exposition les jolis chats de M. Lambert et les sempiternels Espagnols de M. Worms. On s’amusera davantage aux deux tableaux de M. Vibert: le Bain et les Couvreurs. Le Bain, qui est placé sur la cymaise, représente une sorte de hammam à ciel ouvert où se groupent des jeunes femmes enveloppées dans leurs peignoirs. Or, comprenez la malice, immédiatement au-dessus de ce tableau est accroché le second tableau de M. Vibert: les Couvreurs, — des ouvriers sur un toit se penchent en dehors de la gouttière pour regarder un spectacle qui paraît les intéresser vivement. Cette idée de deux tableaux se complétant l’un l’autre ou plutôt d’un même tableau divisé en deux cadres, est assurément originale. M. Vibert a beaucoup d’esprit, trop d’esprit peut-être, mais son talent de peintre le lui fait pardonner. De remarquables aquarelles sont les paysages de M. Français, les Vues de Venise, de Mme de Rothschild, les Vues de Gênes, de M. Jules Jacquemart, qui, lavées à pleine eau, ont une limpidité lumineuse, et les fleurs éblouissantes de Mme Madeleine Lemaire. La réunion de toutes ces aquarelles forme comme un kaléidoscope où alternent dans un brillant éclat les plus vives couleurs et les nuances les plus délicates. Au risque d’être traité de fâcheux, nous ferons cependant une petite critique à la plupart des aquarellistes, non sur leurs œuvres même, mais sur leur procédé. Ce n’est plus de l’aquarelle, c’est de la gouache, et de la gouache poussée jusqu’à l’apparence de la peinture à l’huile. A quoi bon alors employer la détrempe? Pourquoi s’efforcer de faire avec des couleurs à l’eau ce qui se fait mieux et plus facilement avec des couleurs à l’huile? Nous admirons ces tons corsés, ces puissans rehauts de blanc, ces figures en relief, ces plans en vigueur. Mais où sont les fraîches colorations, les lointains fluides, les transparences vaporeuses de l’aquarelle?


HENRY HOUSSAYE.